L’Amour sublime

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Calmann Lévy, éditeur (p. 171-198).

L’AMOUR SUBLIME


M. Évariste Rousseau-Latouche, député de l’un de nos départements les plus éclairés, siégeait au centre-gauche de notre Parlement.

Au physique, c’était un de ces hommes qui ont toujours eu l’air d’un oncle.

Quarante-cinq ans, environ ; l’encolure un peu molle, résistante pourtant ; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures, l’âge ayant ses droits ; mais il en humectait chaque matin, de crèmes diverses, la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La lèvre inférieure franche, rouge, un peu épaisse : la supérieure très fine et formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix bien timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes « applications » de teinture qui sont de mode.

C’était le type de l’homme de nos jours, exempt de superstitions, ouvert à tous les aspects de l’esprit, peu dupe des grands mots, cubique en ses projets financiers, industriels ou politiques.

En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d’Allepraine ; la tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à cause de l’extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête homme ; — et puis les situations se convenaient…

Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s’était enrichi que par le travail — et, aussi, grâce à quelque peu de savoir-faire — sans parler de certaines circonstances dont il est convenu que les sots seuls négligent de profiter ; tout le monde l’estimait donc, de l’estime actuelle.

Au moral, il avait les idées françaises d’aujourd’hui, les idées ayant cours, — excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se résumaient en celles-ci :

1o Qu’en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses, ne devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette « mysticité » qui s’efface d’elle-même — brume traversée par le soleil levant de la Science.

2o Qu’en fait de politique, le régime royal, en France (et ailleurs), ayant fait son temps, s’annule également, de soi-même.

3o Qu’en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser vivre selon les règles salubres de l’honnêteté (ceci autant que possible), — sans être hostile au Bien, c’est-à-dire au Progrès.

4o Qu’en fait d’attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant, pérorer les gens en retard, dont le cerveau n’est pas d’une pondération calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les Peaux-Rouges.

Bref, c’était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos jours, presque tous ceux qui — les mains vides, mais ouvertes — sont doués d’assez d’empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer, non seulement sans rire, mais avec une sincérité d’accent convaincante le mot « Fraternité » ; — c’est-à-dire le mot le plus lucratif de notre époque.

Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d’Alepraine, en tant que nature, différait de son mari.

C’était une personne atteinte d’âme ; — un être d’au delà joint à un être de terre. Elle était d’un genre de beauté à la fois grave, exquis et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante, mais qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus éclairait, d’intérieurement, sa transparente pâleur ; et la grâce de son affabilité charmait, — bien qu’un peu glacée, à cause des gens dont le sourire trop volontiers s’affine.

En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les sentiments d’un amour auguste, d’une passion noble et profonde. Quelque surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il était difficile de ne pas se sentir moins qu’elle en sa présence, — et de ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de cet être d’exception perdu en un milieu d’individus affairés. Dans les soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère à son entourage, que les femmes la déclaraient « supérieure » avec un demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.

Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi, musicienne, elle n’aimait exclusivement et sans jamais une concession, que cette musique dont l’aile porte les intelligences bien nées vers ces régions suprêmes de l’Esprit qu’illumine la persistante notion de Dieu, — d’une espérable immortalité en cette incréée « Lumière » où toute souffrance mortelle est oubliée.

Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d’un style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c’était à peine si elle acceptait de figurer en d’inévitables ou officielles fêtes. Taciturne, elle préférait l’isolement, chez elle, dans sa chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à prier, en chrétienne simple, pénétrée d’espérance. Privée d’enfants, ses meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des pauvres, quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et en calculant de son mieux ces dépenses ; car Évariste, sans précisément l’entraver ici, serrait, devant toutes exagérations, et non sans sagesse, les cordons de la bourse.

M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très excusable, en sa chère Frédérique, cette « mysticité » qu’il qualifiait de féminine, mais, secrètement, n’en était point fâché. Ceci pour plusieurs motifs concluants.

D’abord, parce que, si ce genre de goûts témoignait, en elle, d’une race « noble », le mieux est, aujourd’hui, d’absoudre, avec une indulgence discrète (une déférence, même), ces particularités d’atavisme destinées à s’atténuer avec les générations. On ne peut extirper, sans danger, ces espèces de taches de naissance, — qui, d’ailleurs, donnent du piquant à une femme. Puis, — tout en reconnaissant, en soi-même, la fondamentale frivolité de pareilles inclinations, on doit ne pas oublier qu’en de certains milieux influents encore, et dont les préjugés sont par conséquent ménageables, on peut être fier, négligemment, de laisser constater, en sa femme, ces travers sacrés, flatteurs même, et qu’ainsi l’on utilise. C’est une parure distinguée.

Ensuite, cela présente — en attendant qu’il soit trouvé mieux — des garanties d’honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux surtout d’un homme d’État, absorbé par des labeurs d’affaires, de législature, etc., — qui, enfin, « n’a pas le temps » de veiller avec soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances d’un tempérament imaginatif constituant, à son estime, en sa chère femme, une sorte de préservatif organique, une égide naturelle contre les nombreuses tentations si fréquentes de l’existence moderne, Évariste, — bien qu’hostile, en principe, à leur essence, — avait fait, en bon opportuniste, la part du feu. — Que lui importait, après tout ? Ne vivons-nous pas en un siècle de pensée libre ? Eh bien ? du moment où cela non seulement ne le gênait pas, mais — redisons-le — lui pouvait être utile, flatteur même, entre temps, pourquoi ce clairvoyant époux eût-il risqué sa quiétude, en essayant, sans profit, de guérir sa femme de cette maladie incurable et natale qu’on appelle l’âme ?… Tout pesé, ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument rédhibitoire.

Presque toute l’année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle maison de l’avenue des Ternes. L’été, aux vacances de la Chambre, Évariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux environs de Sceaux. Comme on n’y recevait pas, les soirées étaient, parfois, un peu longues ; mais on se levait de meilleure heure. Un peu de solitude, cela retrempe et rassoit l’esprit.

De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances, entouraient cette propriété d’agrément. N’étant pas insensible aux charmes de la nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures, en veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d’un panama contre les feux de l’aurore, ne se refusait pas, tout comme un simple mortel, à parcourir, le sécateur officiel en main, ses allées bordurées de rosiers, d’arbres fruitiers et de melonnières. Puis, jusqu’à l’heure du déjeuner, il s’enfermait en son cabinet, y dépouillait sa correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du jour, et songeait mûrement à des projets de loi — qu’il s’efforçait même de trouver urgents, étant un homme de bonne volonté.

Pendant la journée, madame s’occupait des nécessiteux que le curé de la localité lui avait recommandés ; — ce qui, avec un peu de musique et de lecture, suffisait à combler les six semaines que l’on passait en cet exil.

Vers la fin de juillet, l’an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent, à l’improviste, la visite exceptionnelle d’un jeune parent venu de Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris — sans autre motif. Peut-être s’y fixerait-il, selon des circonstances — si difficiles à prévoir aujourd’hui.

M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être le cousin germain de Frédérique. Il était plus jeune qu’elle d’environ six années. Ils avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents ; et, sans s’être revus depuis l’adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant l’un à l’autre. C’était un jeune homme assez beau, peu parleur, d’une douceur tout à fait grave et charmante, de grande distinction d’esprit et de manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât (mais avec sympathie) un peu « provinciales ».

Or par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée la rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle de M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être pareille à celle de Frédérique. Oui, le tour essentiellement pensif de son esprit l’avait malheureusement conduit à certain dédain des choses terre à terre et à l’amour assez exclusif des choses d’en haut ; ceci au point que sa fortune, bien que des plus modestes, lui suffisait et qu’il ne s’ingéniait en rien pour l’augmenter, ce qui confinait à l’imprévoyance.

Ce n’était pas qu’il fût né poète ; il l’était plutôt devenu, par un ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des plus solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent, jusqu’à la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S’il acceptait de « croire » un peu par force, aux réalités relatives dont nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c’était avec un enjouement qui laissait deviner la mince estime qu’il professait pour la tyrannie bien momentanée de ces choses. Bref, il s’était, de très bonne heure — et ceci grâce à des instincts natals — détaché de bien des ambitions, de bien des désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de sérieux, que ce qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.

Hâtons-nous d’ajouter que, dans ses relations, c’était un cœur d’une droiture excessive, incapable d’un adultère, d’une lâcheté, d’une simple indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d’une étoile, transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu’il se jugeât quant à l’action violente, s’il eût découvert, au monde, telle belle cause à défendre qui ne fût illusoire qu’à demi, certes, il se fût donné la peine d’être ce que les passants appellent un homme, et de façon, même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant, l’incapacité de ceux qui l’eussent raillé sur les nuages de ses idées généreuses ; mais, cette belle cause il ne l’entrevoyait guère au milieu du farouche conflit d’intérêts qui, de nos jours, étouffe d’avance, sous le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi ce soit d’élevé, de désintéressé, de digne d’être. — S’isolant donc en soi-même, avec une grande mélancolie, c’était comme s’il se fût fait naturaliser d’un autre monde.

Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche ; on s’ennuyait, parfois ; ce jeune homme représentait, au moins pour Évariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il était de la famille. M. d’Allepraine dut céder à l’invitation formelle de passer les vacances avec eux.

En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s’étant reconnus du même pays, se mirent, naturellement, à s’aimer d’un amour idéal, aussi chaste que profond, et que sa candeur même légitimait presque absolument. Certes ils n’étaient pas sans tristesse ; mais leur sentiment était plus haut que ce qui leur causait cette tristesse. — Oh ! cependant, ne pas s’être épousés ! Quel éternel soupir ! Quel morne serrement de cœur !

L’épreuve était lourde. — Sans doute ils expiaient quelque ancestral crime ! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur accordait, douleur si rude qu’ils pouvaient se croire des élus.

Rousseau-Latouche, en homme de tact, s’aperçut très vite de ce nébuleux sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les rendaient victimes. Comment l’eussent-ils dissimulé ? C’était lisible en leur innocence même — en la réserve qu’ils se témoignaient.

Évariste, — nous l’avons donné à entendre, — était un de ces hommes qui s’expliquent les choses sans jamais s’emporter, son calme énergique lui conférant le don d’étiqueter toujours, d’une manière sérielle, un fait quelconque, sans l’isoler de son ambiance, — et, par conséquent, de le dominer, en l’utilisant même, s’il se pouvait, — dans la mesure du convenable, bien entendu.

Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après réflexion : — tout autre !

Étant données, en effet, ces deux natures « phénoménales », il fallait bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en ayant même l’air de le remarquer, cette sorte d’ « angélisme » futile, ce cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d’être jaloux, du moment où il en tenait solidement l’objet réel. Leur honnêteté, qu’il sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait qu’être flatté, dans sa vanité d’homme de quarante-cinq ans, d’avoir pour femme une personne, qu’un jeune homme aimait — et aimerait — en vain ! La qualité de leur inclination réciproque, il la comprenait exactement. C’était une sorte d’affectif, de morbide et vague penchant, éclos de trop mystiques aspirations et sans plus de consistance matérielle que le vertige résulté d’un duo de musique allemande, chanté avec une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui, Rousseau-Latouche, d’un peu de circonspection pour circonscrire ce prétendu « amour » dans ces mêmes nuages d’où il émanait, et paralyser, d’avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes réalités. Il était bon de temporiser. Rien d’alarmant, en cette fumée juvénile, qui se dégageait — d’un couple de cerveaux ébriolés par une manière de tour de valse, — dans l’azur, et qui se disséminerait de soi-même au vent des désillusions de chaque jour.

Tous deux étaient, à n’en pas douter, d’une intégrité de conscience aussi évidente que la transparence du cristal de roche ; ils étaient incapables d’un abus de confiance, d’une déshonnête chute en nos grossièretés sensuelles, — enfin d’un adultère, pourvu, bien entendu, que le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur était aussi désespérant que sacré, — car leur nature était de prendre au sérieux ces sortes de choses au point qu’ils eussent rougi de s’embrasser en cachette comme d’une insulte mutuelle ! Dès lors, tous deux ne méritaient, au fond — (avec son estime !) — qu’un doux sourire. Il était l’homme, — eux étaient des enfants, — des « bébés » ivres d’intangible ! — Conclusion : la ligne de conduite que lui dictaient la plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle supériorité, devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer, de laisser, enfin, s’user faute d’aliment physique, ce platonique « amour » qui, — supposait-il, — si nulle absolvable occasion, nulle circonstance… irrésistible… ne leur était offerte, pour ainsi de force, n’avait rien de vraiment sérieux, — et qu’au surplus les souffles hivernaux de la rentrée à Paris (en admettant, par impossible, qu’il durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il n’en resterait entre eux trois qu’un innocent souvenir de villégiature, — agréable, même, à tout prendre.

Cependant, les soirs, — dans les promenades aux jardins, — au déjeuner, au dîner, surtout dans le salon, lorsqu’on s’y attardait en causerie, — quelle que fût la retenue froide qu’ils se témoignaient, Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que d’« idéalités », de surexistence par delà le trépas, d’unions futures, de nuptiales fusions célestes, — ou de choses d’un art très élevé, — choses qui, pour M. Rousseau-Latouche, n’étaient, au fond, que des rêveries, des jeux d’esprit, du clinquant.

En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation sur un terrain plus solide, — le terrain politique par exemple : — on l’écoutait, certes, avec la déférence qui lui était due : mais, s’il s’agissait de lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop peu versés en ces questions graves, et aussi d’une intelligence trop insuffisamment pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette matière. — De sorte que, par d’insensibles fissures, la conservation glissait entre les mains (cependant bien serrées) du conservateur, et s’enfuyait en rêves mystiques. Bref, ils avaient l’air de fiancés que séparait un tuteur opiniâtre, et qui, à force d’ennuis, devenus insoucieux de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre, pour les sphères éthérées.

C’était l’absurde s’installant dans la vie réelle.

Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Évariste, tout en n’ayant qu’à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue des convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme étranger chez lui. Il ne pouvait s’expliquer ce phénomène, trouvant au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l’impalpable. Bien souvent il avait eu, de nouveau, la violente démangeaison de congédier Bénédict, — poliment, mais en ayant soin d’isoler Frédérique de cette scène d’adieux qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans tiédeur. Et toujours le motif qui l’avait maintenu dans l’espèce de neutralité modérée dont il avait préféré l’option dès le principe, n’était autre que la dédaigneuse pitié qu’il ressentait, disons-nous, pour cet immatériel amour, et qu’il eût eu l’air de reconnaître, comme valable, en s’en effarouchant. Oui, c’était un homme trop soucieux de sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.

À de certains moments, il en venait à regretter de ne pouvoir, vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre inconséquence de leur part. C’est qu’il avait affaire non pas à des amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. À la fin, ceci l’énerva jusqu’à refroidir l’amour que Frédérique lui avait inspiré si longtemps. Les êtres trop équilibrés ne pardonnent pas volontiers l’âme, lorsque, par des riens inintelligibles pour eux (mais très sensibles), elle les humilie de son inviolable présence. L’âme prend, alors, à leurs yeux, les proportions d’un grief : et, même amoureux, cela les dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.

C’est pourquoi l’idée vint à Évariste, — l’idée étrange et cependant naturelle ! — de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur prouver qu’ils étaient, « au fond », des êtres de chair et d’os comme lui, et comme « tout le monde » !… Et que, sous les dehors de leurs belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses qu’idéales, se cachaient les sens purement humains d’une passion très banale !… Et que ce n’était pas la peine de le prendre de si haut avec les choses terrestres, quand après tout, l’on n’en faisait fi qu’en paroles !

Il se mit donc — sans trop se rendre compte de la vilenie compassée d’un tel procédé — à leur tendre des pièges ! à les laisser seuls, aux jardins, par exemple, — alors qu’il les observait de loin, muni d’une forte jumelle marine. — (Oh ! certes, dès le premier baiser, par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant, fait constater leur hypocrite faiblesse !)… Malheureusement pour lui, Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en ces occasions, aucune prise à ses remontrances, ne réalisèrent pas son singulier espoir. Ils se parlèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans affectation par simple convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites à des pauvres, Bénédict lui remettait un peu d’or, pour l’aider en ces futilités toutes féminines. De là les quelques paroles entre eux échangées. Évariste les trouvait au moins imbéciles.

Le fait est qu’aux yeux d’un jeune homme ordinaire, de ce que l’on appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et Frédérique pour une coquette s’amusant d’un provincial. Rien de plus. Cependant le lien qui les unissait, pour vague qu’il fût, était, positivement, plus solide que… s’ils eussent été coupables. Évariste, qui tout d’abord s’était épuisé, en manifestations tendres, pour Frédérique (la sentant comme s’échapper), avait renoncé à la lutte devant le dévoué sourire de sa femme. Il semblait n’en être plus, à présent, que le propriétaire ; une dédaigneuse aversion pour cette malheureuse insensée s’aigrissait en son raisonnable cœur centre-gauche. Cette énigmatique passion que Bénédict et Frédérique paraissaient n’éprouver que sous condition perpétuelle d’un sublime Futur, il finissait par la reconnaître pour la plus vivace de toutes, pour l’indéracinable, celle sur quoi s’émoussent tous les sarcasmes. Il sonda le mal d’un coup d’œil : le divorce était l’unique issue ! — Il fallait le rendre inévitable, le forcer, — car Frédérique, en bonne chrétienne, s’y fût refusée à l’amiable, le divorce étant défendu. — L’indifférente résignation qu’elle avait mise à supporter les cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d’avance, outre mesure, et celui-ci ne s’illusionnait pas à cet égard.

En ces conjectures, le mieux d’en finir était le plus tôt : la situation devenant intolérable.

L’épisode avait duré cinq semaines ; c’était trop ! Il en avait par-dessus les oreilles ! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions normales de teinture, sa barbe et ses cheveux étaient devenus réellement gris. Il fallait agir, sans le moindre retard, car l’excellent homme comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s’il se pouvait, après le prononcé du Tribunal.

Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et simula, comme dans les romans et pièces de théâtre les plus rudimentaires, — un départ de deux ou trois jours : il allait, disait-il, jeter un coup d’œil sur l’état de son hôtel en l’avenue des Ternes.

M. Rousseau-Latouche avait, tout justement, pour ami d’enfance, non point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police des environs, qu’il avait fait nommer à ce poste.

Il alla donc le trouver et s’ouvrit à lui, ne lui taisant rien, lui précisant les choses telles qu’elles étaient, avec une clarté d’élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu’il trouvait quand il s’agissait d’élucider ses affaires personnelles. — Tout fut raconté à dîner, en tête à tête.

Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se rendît un compte exact de la situation, qu’il finit par entrevoir, à la longue, grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette profession.

On arriva donc, en tapinois, le lendemain « du départ », afin de ne rien brusquer, d’endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier train du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles d’Évariste, dont toutes les mesures étaient prises.

Il faisait une nuit d’automne, superbe, douce, bien étoilée.

On monta l’escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d’une heure du matin : le point capital était de les surprendre, comme on dit, flagrante delicto.

La porte du salon n’était pas fermée, on parlait à l’intérieur. Le commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure grinçât. Quel spectacle écœurant s’offrit alors, à leurs yeux hagards !

Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes sur le balcon d’une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu’en plein midi, contemplaient, l’un vers l’autre, l’auguste nuit de lumière, avec des regards d’espérance, et récitaient ensemble, à l’unisson, leur prière du soir, d’une voix lente, mais dont la terrible simplicité d’accent semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.

À ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d’une sorte d’hébétement grave : sur le moment, il eut, même, comme un vertige et craignit pour sa raison ! — Son ami, le froid commissaire de police, reçut, entre ses bras, cet homme d’État chancelant, et d’un ton de commisération profonde lui dit alors naïvement à l’oreille ce peu de mots :

— Pauvre ami ! Pas mêmetrompé !…

La légende nous affirme (hâtons-nous de l’ajouter) qu’il se servit d’une expression plus technique, chère à Molière.

Le fait est que pour l’honorable M. Rousseau-Latouche, ç’avait été jouer de malheur d’être tombé sur deux êtres aussi… intraitables !