L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Chapitre 2

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CHAPITRE II.

Du moment le plus favorable pour la vendange, et des moyens d’y procéder.


Olivier de Serres observe, avec beaucoup de raison, que, si la vigne, au cours de son manîment, requiert beaucoup de science et d’intelligence, c’est en ce point de la vendange, où ces choses sont nécessaires pour, en perfection de bonté et d’abondance, tirer les fruits que Dieu par-là nous distribue. Ce célèbre agronome ajoute que les récoltes de tous les autres fruits peuvent se faire par procureur, où autre intérêt ne peut advenir qu’en la quantité, demeurant toujours la qualité semblable à elle-même ; mais que la récolte du vin demande l’œil et la présence du propriétaire. C’est à la nécessité bien sentie de diriger et de surveiller toutes les opérations de la vendange, qu’il rapporte l’habitude où l’on est d’abandonner les villes pour se porter dans les campagnes, à l’époque de la récolte des vins.

Les tems ne sont pas éloignés, où nous avons vu que, dans presque tous les pays de vignobles, l’époque des vendanges étoit annoncée par des fêtes publiques célébrées avec solennité. Les magistrats, accompagnés d’agriculteurs intelligens et expérimentés, se transportoient dans les divers cantons de vignobles pour juger de la maturité du raisin ; et nul n’avoit le droit de le couper, que lorsque la permission en étoit solennellement proclamée. Ces usages antiques étoient consacrés dans les pays renommés par leurs vins : leur réputation étoit regardée comme une propriété commune. Et malgré qu’un tel usage entraînât quelque inconvénient, c’est peut-être à sa religieuse observation que nous devons d’avoir conservé dans toute son intégrité la réputation des vins de Bordeaux, de Bourgogne et autres pays de la France. On appellera si l’on veut un tel règlement servitude ; on invoquera, pour le proscrire, le droit sacré de propriété de liberté, etc. ; on fera reposer la garantie de l’intérêt général sur l’intérêt du propriétaire. Je n’entreprendrai pas de discuter en ce moment une question aussi sérieuse ; mais j’observerai seulement que l’établissement de tels usages en paroît démontrer la nécessité, parce qu’il suppose des causes qui l’ont rendu nécessaire. J’ajouterai que leur abolition a mis la fortune publique à la merci de quelques particuliers ; que l’individu qui coupe prématurément ses raisins, force ses voisins à l’alternative d’une vendange précoce ou d’une spoliation assurée ; que l’étranger, n’ayant plus de garantie pour ses achats, retire ses ordres, parce qu’il ne sait plus où reposer sa confiance. L’individu ne voit jamais que le moment : il appartient à la société de prévoir l’avenir ; elle seule peut conserver et perpétuer cette confiance sans laquelle le commerce n’est qu’une lutte pénible entre le fabricant et le consommateur.

Tout le monde convient que le moment le plus favorable à la vendange est celui de la maturité du raisin ; mais cette maturité ne peut être connue que par la réunion des signes suivans :

1.o La queue verte de la grappe devient brune ;

2.o La grappe devient pendante ;

3.o Le grain de raisin a perdu sa dureté ; la pellicule en est devenue mince et translucide, comme l’observe Olivier de Serres ;

4.o La grappe et les grains de raisin se détachent aisément ;

5.o Le jus du raisin est doux, savoureux, épais et gluant ;

6.o Les pépins des grains sont vides de substance glutineuse, d’après l’observation d’Olivier de Serres.

La chûte des feuilles annonce plutôt le retour de l’hiver que la maturité du raisin : aussi regardons-nous ce signe comme très-fautif, de même que la pourriture, que mille causes peuvent décider, sans qu’aucune nous permette d’en déduire une preuve de la maturité. Cependant, lorsque les gelées forcent les feuilles à tomber, il n’est plus permis de différer la vendange, parce que le raisin n’est plus susceptible de mûrir. Un plus long séjour sur le cep ne pourroit qu’en décider la putréfaction.

En 1769, les raisins encore verts, dit Rozier, ont été surpris par les gelées des 7, 8 et 9 octobre. Ils n’ont plus rien gagné à rester sur le cep jusqu’à la fin du mois, et le vin a été acide et mal coloré.

Il est des qualités de vin qu’on ne peut obtenir qu’en laissant dessécher sur le cep les raisins qui doivent le fournir. C’est ainsi qu’à Rivesaltes, dans les îles de Candie et de Chypre, on laisse faner le raisin avant de le couper. On dessèche le raisin qui fournit le Tokay. On procède de même pour quelques autres vins liquoreux d’Italie. Les vins d’Arbois et de Château-Châlons, en Franche-Comté, proviennent de raisins qu’on ne vendange que vers les premiers jours de nivôse. À Condrieu, où le vin blanc est renommé, on ne vendange que vers le milieu de brumaire. En Touraine, et ailleurs, on fait le vin de paille, en cueillant les raisins par un tems sec et un soleil ardent ; on les étend sur des claies, sans qu’ils se touchent ; on expose ces claies au soleil, et on les enferme lorsqu’il est passé ; on enlève avec soin les grains qui pourrissent ; et lorsque le raisin est bien fané, on le presse et on le fait fermenter.

Olivier de Serres nous dit expressément que l’expérience a prouvé que le point de la lune pour vendanger est toujours le meilleur en sa descente qu’en sa montée, pour la garde du vin. Néanmoins il convient qu’il vaut mieux consulter le tems que la lune, lorsque le raisin est mûr ; et nous sommes parfaitement de son avis.

Mais il est des climats où le raisin ne parvient jamais à maturité : tels sont presque tous les pays du nord de la France ; et alors on est forcé de vendanger un raisin vert pour ne pas l’exposer à pourrir sur le cep : l’automne humide et pluvieux ne pourroit qu’ajouter à la mauvaise qualité du suc. Tous les vignobles des environs de Paris sont dans ce cas ; aussi les vendanges y sont-elles plus avancées que dans le midi, où le raisin ne discontinue pas de mûrir, quoique la chaleur du soleil aille toujours en décroissant.

Lorsqu’on a reconnu et constaté la nécessité de commencer la vendange, il y a encore bien des précautions à prendre avant d’y procéder. En général, il ne faut en risquer le travail que lorsque le sol et les raisins sont secs, et que, d’un autre côté, le tems paroît assez assuré pour que les travaux ne soient pas interrompus. Olivier de Serres recommande de ne vendanger que lorsque le soleil a dissipé la rosée que la fraîcheur des nuits dépose sur le raisin : ce précepte, quoique généralement vrai, n’est pas d’une application générale ; car en Champagne on vendange avant le lever du soleil, et on suspend les travaux vers les neuf heures du matin, à moins que le brouillard n’entretienne l’humidité toute la journée : ce n’est que par ces soins qu’on y obtient des vins blancs et mousseux. Il est connu en Champagne qu’on obtient vingt-cinq tonneaux de vins au lieu de vingt-quatre, lorsqu’on vendange avec la rosée, et vingt-six avec le brouillard. Ce procédé est généralement utile par-tout où l’on desire des vins très-blancs et bien mousseux.

À l’exception des cas ci-dessus, on ne doit couper le raisin que lorsque le soleil a dissipé toute l’humidité de dessus la surface.

Mais, s’il est des précautions à prendre pour s’assurer du moment le plus convenable à la vendange, il en est encore d’indispensables pour pouvoir y procéder. Un agriculteur intelligent ne livre point à des mercenaires peu exercés ou maladroits la coupe du raisin ; et comme cette partie du travail de la vendange n’est pas la moins importante, nous nous permettrons quelques réflexions à ce sujet.

1.o Il convient de prendre un nombre suffisant de vendangeurs pour terminer la cuvée dans le jour ; c’est le seul moyen d’obtenir une fermentation bien égale.

2.o Il faut préférer les femmes de l’endroit même, et n’employer que celles qui ont déjà contracté l’habitude de ce travail. Les élèves qu’on fait en ce genre doivent être peu nombreux.

3.o Les travaux doivent être dirigés et surveillés par un homme sévère et intelligent.

4.o Il doit être défendu de manger dans la vigne, tant pour éviter que des débris de pain et autres alimens ne se mêlent à la vendange, que pour conserver à la cuve les raisins les plus mûrs et les plus sucrés.

5.o Il convient de couper très-court les queues des raisins, et c’est avec de bons ciseaux qu’il faut faire cette opération. Dans le pays de Vaud on détache la grappe avec l’ongle du pouce droit ; en Champagne on se sert d’une serpette : mais ces deux derniers moyens ont l’inconvénient d’ébranler la souche.

6.o Il ne faut couper que les raisins sains et mûrs ; tout ce qui est pourri doit être rejeté avec soin, et ceux qui sont encore verts doivent être abandonnés sur la souche.

On vendange en deux ou trois reprises dans tous les lieux où l’on est jaloux de soigner la qualité des vins. En général, la première cuvée est toujours la meilleure. Il est néanmoins des pays où l’on recueille presque tous les raisins indistinctement et en un seul tems ; on exprime le tout sans trier, et l’on a des vins très-inférieurs à ce qu’ils pourroient être, si de plus grandes précautions étoient apportées dans l’opération de la vendange. Le Languedoc et la Provence nous offrent partout des exemples de cette négligence ; et je ne vois d’autre cause de cette conduite que la trop grande quantité de vin, qui repousse des soins minutieux, lesquels deviendroient au reste inutiles pour la très-grande partie des vins qu’on destine à la distillation. On doit aux agriculteurs de ces climats, la justice de convenir que les vins destinés à la boisson sont traités avec bien plus de précautions. Il est même des cantons où l’on vendange en plusieurs reprises, sur-tout lorsqu’il est question de fabriquer des vins blancs. Cette méthode se pratique dans plusieurs vignobles des environs d’Agde et de Béziers. Ces réflexions nous confirment encore dans l’idée que chaque localité doit avoir des procédés propres, qu’il est toujours dangereux d’ériger en principes généraux.

Mourgues a consigné une observation dans les journaux de physique, qui établit la nécessité, dans plusieurs cas, de vendanger en deux tems. En 1773, les vins furent très-verts en Languedoc, parce qu’un vent d’est très-violent et très-humide, qui souffla les 12, 13 et 14 juin, fit couler la vigne qui étoit en fleur, les brouillards qui survinrent les 16 et 17, et la chaleur qui leur succédoit, dès les sept heures du matin, finirent par dessécher et brûler la fleur fatiguée ou rompue. Les vents chauds qui régnèrent à la fin de juin, firent sortir une infinité de nouveaux raisins ; la vendange fut faite du 8 au 15 octobre ; la fermentation fut prompte et vive, mais de courte durée ; le vin fut vert et peu abondant. Le volume ne rendoit pas. On eût obvié à cette mauvaise récolte en triant le raisin, et vendangeant en deux reprises.

Lorsqu’il est question de trier les raisins mûrs, on peut généralement se conduire d’après les principes suivans : ne couper que les raisins les mieux exposés, ceux dont les grains sont également gros et colorés ; rejeter tout ce qui est abrité et près de la terre ; préférer les raisins mûris à la base des sarmens, etc.

Dans les vignobles qui fournissent les diverses qualités de vins de Bordeaux, on trie les raisins avec soin ; mais la manière de trier les raisins rouges diffère de celle qu’on suit pour trier les raisins blancs : dans le triage des rouges, on ne ramasse les grains ni pourris ni verts : dans celui des blancs, on ramasse le pourri et le plus mûr ; et le triage ne recommence que quand il y a beaucoup de grains pourris. Cette opération est tellement minutieuse dans certains cantons, tels que Sainte-Croix, Loupiac, etc., que les vendanges y durent jusqu’à deux mois. Dans le Médoc, on fait deux triages pour les vins rouges ; à Langon, on en fait trois ou quatre pour le raisin blanc ; à Sainte-Croix, cinq à six ; à Langoiran, deux à trois, et deux dans tous les Graves. C’est ce qui résulte des renseignemens qui m’ont été fournis par le citoyen Labadie.

Dans quelques pays on redoute une vendange composée de raisins parfaitement mûrs. On craint alors que le vin ne soit trop doux ; et on y remédie en y mêlant de gros raisins moins mûrs. En général, le vin n’est mousseux et piquant que lorsqu’on travaille des raisins qui n’ont pas acquis une maturité entière ; c’est ce qu’on pratique dans la Champagne et ailleurs.

Il est encore des pays où le raisin ne parvenant jamais à une maturité absolue, et ne pouvant par conséquent développer cette portion de principe sucré, nécessaire à la formation de l’alkool, on procède à la vendange avant même l’apparition des frimas, parce que le raisin jouit encore d’un principe acerbe qui donne une qualité toute particulière au vin. On a observé, dans tous ces endroits, qu’un degré de plus vers la maturité produit un vin de qualité très-inférieure.

7.o Lorsque le raisin est coupé, on doit le mettre dans des panniers, et avoir l’attention de ne pas les employer d’une trop grande capacité, pour éviter que les raisins ne se tassent, et que le suc ne coule à pure perte. Néanmoins comme il est bien difficile que le raisin soit transporté de la vigne dans la cuve, sans l’altérer par la pression, et conséquemment sans l’exprimer plus ou moins, on ne doit se servir du panier que pour recevoir les raisins à mesure qu’on les coupe ; et dès qu’il est plein, on doit le vider dans un baquet ou une hotte, pour en effectuer commodément le transport jusqu’à la cuve. Ce transport se fait sur charrette, à dos d’homme, ou à dos de mulet : les localités décident de l’emploi de l’un ou de l’autre de ces trois moyens. La charrette, plus économique, sans doute, a l’inconvénient de fouler les raisins par une suite nécessaire des secousses qu’elle éprouve ; le mouvement du cheval est plus doux, plus régulier, et ne fatigue pas sensiblement la vendange ; la hotte est employée dans tous les pays où le raisin est peu mûr, et ne risque pas de s’écraser.