L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Vues générales

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ESSAI
SUR LE VIN,
Par le C. CHAPTAL.

Vues Générales.


Il est peu de productions naturelles que l’homme se soit appropriées comme aliment, sans les altérer ou les modifier par des préparations qui les éloignent de leur état primitif : les farines, la viande, les fruits, tout reçoit, par ses soins, un commencement de fermentation avant de servir de nourriture ; il n’est pas jusqu’aux objets de luxe, de caprice ou de fantaisie, tels que le tabac, les parfums, auxquels l’art ne donne des qualités particulières.

Mais c’est sur-tout dans la fabrication des boissons que l’homme a montré le plus de sagacité : à l’exception de l’eau et du lait, toutes sont son ouvrage. La nature ne forma jamais de liqueurs spiritueuses : elle pourrit le raisin sur le cep, tandis que l’art en convertit le suc en une liqueur agréable, tonique et nourrissante, qu’on appelle Vin.

Il est difficile d’assigner l’époque précise où les hommes ont commencé à fabriquer le vin. Cette précieuse découverte paraît se perdre dans la nuit des tems ; et l’origine du vin a ses fables, comme celle de tous les objets qui sont devenus pour nous d’une utilité générale.

Athénée prétend qu’Oreste, fils de Deucalion, vint régner en Etna, et y planta la vigne. Les historiens s’accordent à regarder Noé comme le premier qui a fait du vin dans l’Illyrie ; Saturne, dans la Crète ; Bacchus, dans l’Inde ; Osiris, dans l’Égypte ; et le roi Gérion, en Espagne. Le Poëte, qui assigne à tout une source divine, aime à croire qu’après le déluge, Dieu accorda le vin à l’homme pour le consoler dans sa misère, et s’exprime ainsi sur son origine :

Omnia vastatis ergo cum cerneret arvis
Desolata Deus, nobis felicia vini
Dona dedit ; tristes hominum quo munere fovit
Reliquias ; mundi solatus vite ruinam.

Præd. Rust.

Il n’est pas jusqu’à l’étymologie du mot vin sur laquelle les auteurs n’aient produit des opinions différentes : mais, à travers cette longue suite de fables dont les poëtes, presque toujours mauvais historiens, ont obscurci l’origine du vin, il nous est permis de saisir quelques vérités précieuses ; et, dans ce nombre, nous pouvons placer, sans crainte, les faits suivans :

Non seulement les premiers écrivains attestent que l’art de fabriquer le vin leur était connu, mais ils avoient déjà des idées saines sur ses diverses qualités, ses vertus, ses préparations, etc. : les dieux de la fable sont abreuvés avec le Nectar et l’Ambroisie. Dioscoride parle du Cœcubum dulce, du Surrentinum austerum, etc. : Pline décrit deux qualités de vin d’Albe ; l’un doux, et l’autre acerbe. Le fameux Falerne étoit aussi de deux sortes, au rapport d’Athénée. Il n’est pas jusqu’aux vins mousseux dont les anciens avoient connoissance : il suffit du passage suivant de Virgile pour s’en convaincre :

……………Ille impiger hausit
Spumantem pateram…………

En lisant ce que les historiens nous ont laissé sur l’origine des vins que possédoient les anciens Romains, il paroîtra douteux que leurs successeurs aient ajouté aux connoissances qu’ils avoient en ce genre. Ils tiroient leurs meilleurs vins de la Campanie (aujourd’hui Terre de Labour), dans le royaume de Naples. Le Falerne et le Massique étoient le produit de vignobles plantés sur des collines tout autour de Mondragon, au pied duquel coule le Garigliano, anciennement nommé Liris. Les vins d’Amiela et de Fondi se récoltoient près de Gaëte ; le raisin de Suessa croissoit près de la mer, etc. Mais, malgré la grande variété de vins que produisoit le sol d’Italie, le luxe porta bientôt les Romains à rechercher ceux d’Asie ; et les vins précieux de Chio, de Lesbos, d’Ephèse, de Cos et de Clazomène, ne tardèrent pas à surcharger leurs tables.

Les premiers historiens dans lesquels nous pouvons puiser quelques faits positifs sur la fabrication des vins, ne nous permettent pas de douter que les Grecs n’eussent singulièrement avancé l’art de faire, de travailler et de conserver les vins : ils les distinguoient déjà en Protopon et Deuterion, suivant qu’ils provenoient du suc qui s’écoule du raisin avant qu’il ait été foulé, ou du suc qu’on extrait par le foulage lui-même. Les Romains ont ensuite désigné ces deux qualités sous les dénominations de vinum primarium et vinum secundarium.

Lorsqu’on lit avec attention tout ce qu’Aristote et Galien nous ont transmis de connoissances sur la préparation et les vertus des vins les plus renommés de leur tems, il est difficile de se défendre de l’idée que les anciens possédoient l’art d’épaissir et de dessécher certains vins pour les conserver très-long-tems : Aristote nous dit expressément que les vins d’Arcadie se desséchoient tellement dans les outres, qu’il falloit les racler et les delayer dans l’eau pour les disposer à servir de boisson : ita exsiccatur in utribus ut derasum bibatur. Pline parle de vins gardés pendant cent ans, qui s’étoient épaissis comme du miel, et qu’on ne pouvoit boire qu’en les délayant dans l’eau chaude et les coulant à travers un linge : c’est ce qu’on appeloit saccatio vinorum. Martial conseille de filtrer le Cécube :

Turbida sollicito transmittere Cœcuba sacco.

Galien parle de quelques vins d’Asie qui, mis dans de grandes bouteilles qu’on suspendoit au coin des cheminées, acquéroient par l’évaporation la dureté du sel. C’étoit là l’opération qu’on appeloit fumarium.

C’étoit sans doute des vins de cette nature que les anciens conservoient au plus haut des maisons et dans des expositions au Midi : ces lieux étoient désignés par les mots : horreum vinarium, apotheca vinaria.

Mais tous ces faits ne peuvent appartenir qu’à des vins doux, épais, peu fermentés, ou à des sucs non-altérés et rapprochés ; ce sont des extraits plutôt que des liqueurs ; et peut-être n’étoit-ce qu’un résiné très-analogue à celui que nous formons aujourd’hui par l’épaississement et la concentration du suc du raisin.

Les anciens connoissoient encore des vins légers qu’ils buvoient de suite : quale in Italiâ quod Gauranum, vocant et Albanum, et quæ in Sabinis et Tuscis nascuntur.

Ils regardoient le vin récent comme chaud au premier degré ; le plus vieux passoit pour le plus chaud.

Chaque espèce de vin avoit une époque connue et déterminée, avant laquelle on ne l’employoit point pour la boisson : Dioscoride détermine la septième année comme un terme moyen pour boire le vin. Au rapport de Galien et d’Athénée, le Falerne ne se buvoit, en général, ni avant qu’il eût atteint l’âge de dix ans ni après celui de vingt. Les vins d’Albe exigeoient vingt ans d’ancienneté ; le Surrentinum, vingt-cinq, etc. Macrobe rapporte que Cicéron étant à souper chez Damasippe, on lui servit du Falerne de quarante ans, dont le convive fit l’éloge en disant qu’il portoit bien son âge : bene, inquit, ætatem fert. Pline parle d’un vin servi sur la table de Caligula, qui avoit plus de cent soixante ans. Horace a chanté un vin de cent feuilles, etc.

Depuis les historiens grecs et romains, on n’a pas cessé de publier des écrits sur les vins ; et, si nous considérons que cette boisson est une des branches de commerce les plus considérables de l’Europe, en même tems qu’elle fait la principale source de la richesse de plusieurs nations situées sous divers climats, nous serons moins étonnés du grand nombre d’écrits publiés sur ce sujet, que de la foiblesse avec laquelle on a traité une matière si intéressante. J’avoue que j’ai été frappé moi-même de cet excès de médiocrité ; et j’ai cru en trouver la cause dans la fureur qu’ont eu presque tous les auteurs de ne voir jamais qu’un pays, qu’un climat, qu’une culture ; et de prétendre convertir en principe général ce qui n’est souvent qu’un procédé essentiellement dépendant d’une localité.

D’un autre côté, la science qui devoit perfectionner les arts, en les éclairant, n’existoit pas encore ; la théorie de la fermentation, l’analyse des vins, l’influence des climats, n’étoient pas rigoureusement calculées ; et c’est néanmoins à ces connoissances que nous devons les principes invariables qui doivent assurer les pas de l’agriculteur dans les procédés de la vinification ; c’est à elles seules que nous devons cette langue scientifique à l’aide de laquelle tous les hommes, tous les pays, comuniquent entr’eux.

Il me paroît que dans l’art de fabriquer le vin, comme dans tous ceux qui doivent être éclairés par les vérités fondamentales de la physique, on doit commencer par connoître parfaitement la nature de la matière même qui fait la base de l’opération, et calculer ensuite avec précision l’influence qu’exercent sur elle les divers agens qui sont successivement employés.

Alors on se fait des principes généraux qui dérivent de la nature bien approfondie du sujet ; et l’action variée du sol, du climat, des saisons, de la culture, les variétés apportées dans les procédés des manipulations, l’influence marquée des températures, etc., tout vient s’établir sur ces bases. Ainsi je n’irai pas proposer aux agriculteurs du midi les procédés de culture et les méthodes de vinification pratiquées dans le nord ; mais je déduirai de la différence des climats la cause de la différence que présentent les raisins sur ces divers points ; et la nature bien connue des raisins de chaque pays me fera sentir la nécessité d’en varier la fermentation.