La Monnaie et le mécanisme de l’échange/1

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Germer Baillière (p. 1-6).

CHAPITRE PREMIER

le troc.

Il y a quelques années, mademoiselle Zélie, chanteuse du théâtre Lyrique à Paris, fit autour du globe une tournée artistique, et donna un concert aux Îles de la Société. En échange d’un air de la Norma et de quelques autres morceaux, elle devait recevoir le tiers de la recette. Quand on fit les comptes, on trouva qu’il lui revenait pour sa part trois porcs, vingt-trois dindons, quarante-quatre poulets, cinq mille noix de coco, sans compter une quantité considérable de bananes, de citrons et d’oranges. À la Halle de Paris, ainsi que le fait remarquer la prima-donna dans une lettre spirituelle publiée par M. Wolowski, la vente de ces animaux et de ces végétaux aurait pu rapporter quatre mille francs, ce qui aurait été pour cinq airs une assez jolie rémunération. Mais dans les Îles de la Société les espèces étaient rares ; et, comme mademoiselle Zélie ne put consommer elle-même qu’une faible partie de sa recette, elle se vit bientôt obligée d’employer les fruits à nourrir les porcs et la volaille.

Lorsque M. Wallace voyageait dans l’archipel de la Malaisie, il souffrait plus souvent, à ce qu’il semble, de la rareté que de la surabondance des provisions. Dans le récit si intéressant qu’il a fait de ses voyages, il nous dit que, dans certaines îles, où l’on ne se servait pas de monnaie, il ne pouvait se procurer les provisions nécessaires au dîner que moyennant un échange spécial qui exigeait chaque fois de longs débats. Si l’on ne pouvait offrir au possesseur du poisson ou des autres comestibles convoités l’objet contre lequel il voulait échanger sa marchandise, il s’en allait, et M. Wallace et son monde se passaient de dîner. On reconnut donc qu’il était très-commode d’avoir toujours sous la main un approvisionnement d’articles divers, couteaux, pièces d’étoffe, arack, gâteaux de sagou ; il y avait ainsi beaucoup de chances pour qu’un article ou l’autre convînt à ces négociants de passage.

Dans la société civilisée d’aujourd’hui, les inconvénients de la méthode primitive des échanges sont tout à fait inconnus, et pourraient presque paraître imaginaires. Accoutumés dès nos plus tendres années à l’usage de la monnaie, nous n’avons pas conscience des services inappréciables qu’elle nous rend ; c’est seulement quand nous nous reportons à des états de société tout différents, que nous pouvons nous faire une idée exacte des difficultés que l’absence de monnaie entraîne. On se trouve même surpris quand on constate que le troc est aujourd’hui encore le seul mode de commerce pratiqué par quelques races non civilisées. Il y a quelque chose de singulièrement absurde en apparence dans ce fait qu’une société par actions, — appelée Compagnie africaine du troc, à responsabilité limitée, — existe à Londres, et que ses opérations consistent uniquement à échanger sur la côte occidentale de l’Afrique des produits manufacturés de l’Europe contre l’huile de palme, la poudre d’or, l’ivoire, le coton, le café, la gomme, et d’autres matières brutes.

La forme primitive de l’échange consista sans doute à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir ceux dont on avait besoin. Ce trafic élémentaire est ce que nous appelons barter ou truck, en français troc ; nous le distinguons de la vente et de l’achat dans lequel on ne veut garder que peu de temps l’un des articles échangés, pour s’en défaire ensuite en procédant à un second échange. L’objet qui intervient ainsi temporairement dans la vente et dans l’achat est la monnaie. Il semble tout d’abord que l’usage de la monnaie ne peut que donner une double peine, puisqu’il rend deux échanges nécessaires là où un seul suffisait ; mais une rapide analyse des difficultés inhérentes au troc simple nous montrera qu’à ce point de vue l’avantage est tout entier du côté de la monnaie. Une telle analyse peut seule nous montrer que l’argent ne nous rend pas un service unique, mais plusieurs services différents dont chacun est indispensable. La société moderne ne pourrait exister, dans sa forme actuelle si complexe, sans les moyens que nous fournit la monnaie pour évaluer, distribuer, négocier les denrées les plus diverses.

défaut de coïncidence dans le troc.

La première difficulté, dans le troc, est de trouver deux personnes dont chacune possède et peut céder les objets qui conviennent aux besoins de l’autre. Il peut y avoir beaucoup d’hommes qui éprouvent des besoins et beaucoup d’autres qui possèdent ce dont manquent les premiers ; mais pour qu’un échange soit possible, il faut qu’il se produise une double coïncidence, et c’est ce qui arrivera rarement. Un chasseur, au retour d’une chasse heureuse, a beaucoup plus de gibier qu’il ne lui en faut, et manque peut-être d’armes et de munitions pour recommencer sa chasse. Mais ceux qui ont des armes sont peut-être aussi fort bien pourvus de gibier, de telle sorte qu’un échange direct entre eux est impossible. Dans une société civilisée, le propriétaire d’une maison peut la trouver incommode et par suite jeter les yeux sur une autre maison qui ferait exactement son affaire. Mais, au cas même où le propriétaire de cette seconde maison souhaite s’en défaire, il est fort peu probable que ses désirs répondent exactement à ceux du premier propriétaire, et qu’il veuille échanger les maisons. Vendeurs et acheteurs ne peuvent arriver à s’accorder que par le moyen de quelque denrée, de quelque marchandise banale, comme disent les Français, que tous en même temps sont disposés à recevoir, de sorte qu’après l’avoir obtenue par une vente, on peut toujours ensuite l’employer à un achat. Cette marchandise banale est appelée un moyen d’échange, parce qu’elle forme un troisième et moyen terme dans toutes les opérations de commerce.

Dans ces dernières années on a essayé une curieuse tentative pour faire revivre la pratique de l’échange à l’aide d’avis mis en circulation. Le Exchange and Mart est un journal destiné à annoncer tous les objets dépareillés dont leurs propriétaires veulent se défaire en échange de quelque article désiré. Une personne a quelques vieilles monnaies et un vélocipède, et veut les changer contre une bonne concertina. Une jeune dame désire posséder « Middlemarch, » et offre pour l’avoir quelques vieux morceaux de musique dont elle ne veut plus. À en juger par les dimensions et le succès du journal, ainsi que par quelques autres journaux hebdomadaires qui lui ont emprunté son idée, nous devons présumer que ces offres sont quelquefois acceptées, et que la presse peut amener, jusqu’à un certain degré, la double coïncidence nécessaire à la pratique du troc.

nécessité d’une mesure de valeur.

Dans le troc nous rencontrons une seconde difficulté. À quel taux doit-on faire un échange quelconque ? Si l’on donne une certaine quantité de bœuf pour une certaine quantité de blé ; si l’on échange de la même façon le blé pour du fromage, le fromage pour des œufs, les œufs pour la cire, et ainsi de suite, nous aurons encore à résoudre cette question : Combien de bœuf pour combien de cire ? c’est-à-dire combien faut-il donner de chaque denrée pour une quantité déterminée d’une autre marchandise ? Avec le système de l’échange, la liste des prix courants serait un document singulièrement compliqué, car chaque denrée y devrait être évaluée en termes de chaque autre denrée ; autrement on serait réduit sans cesse à des applications très-incommodes de la règle de trois. Entre cent articles il n’y a pas moins de 4950 échanges possibles, et tous ces échanges doivent être ramenés soigneusement les uns aux autres, sinon le commerçant rusé fera des bénéfices trop aisés en achetant aux uns pour revendre aux autres. Toutes ces difficultés disparaissent si l’on choisit une des marchandises, et si l’on fixe le taux auquel elle doit s’échanger contre chacune des autres. Sachant combien de blé on peut acheter pour une livre d’argent, et d’autre part combien de cire pour la même quantité d’argent, nous savons sans autre difficulté combien il faut de blé en échange de cette même quantité de cire. La marchandise choisie devient ainsi un commun dénominateur, ou une commune mesure de valeur, elle nous fournit les termes dont nous nous servons pour évaluer tous les autres objets, de sorte que leurs valeurs respectives peuvent se comparer sans difficulté.

nécessité des moyens de subdivision.

Un troisième inconvénient de l’échange, moins grave peut-être, vient de ce qu’une foule d’objets ne peuvent se diviser. Un tas de blé, un sac de poudre d’or, une certaine quantité de viande peuvent se partager, et l’on peut en donner une partie plus ou moins considérable en échange de ce qu’on veut obtenir. Mais le tailleur, ainsi que nous le rappellent plusieurs traités d’économie politique, a beau avoir un habit tout prêt pour l’échange ; cet habit dépasse peut-être de beaucoup en valeur le pain que le tailleur demande au boulanger, ou la viande du boucher. Il ne peut couper son habit en morceaux sans détruire la valeur de son ouvrage. Il est évident qu’il a besoin de quelque moyen d’échange, d’une marchandise contre laquelle il cèdera l’habit, de sorte qu’il pourra céder ensuite une partie de la valeur de cet habit pour du blé ; d’autres parties pour de la viande, du combustible, pour les choses dont il a besoin chaque jour, tout en en conservant peut-être une partie pour des besoins à venir. Cet exemple suffit : il est clair qu’il nous faut un moyen de diviser et de distribuer la valeur selon nos différents besoins.

De nos jours le troc se pratique encore quelquefois, même dans les pays les plus avancés au point de vue du commerce, mais seulement dans les cas où l’on n’en sent pas les inconvénients. Les domestiques reçoivent une partie de leurs gages sous forme de nourriture et de logement ; les ouvriers agricoles peuvent recevoir une partie de leur paiement en cidre, en orge, ou on leur concède l’usage d’une pièce de terre. L’usage a toujours été de payer le meunier en lui laissant une partie du grain qu’il s’est chargé de moudre. Le système du truck, avec lequel on payait les ouvriers en nature, est à peine éteint dans quelques parties de l’Angleterre. Parfois des propriétaires dont les champs sont limitrophes échangent entre eux quelques pièces de terre ; mais tous ces cas sont relativement insignifiants. Presque toujours, dans les échanges, l’argent intervient de façon ou d’autre, et, même quand il ne passe pas de main en main, il n’en est pas moins la mesure dont on se sert pour estimer les valeurs données ou reçues. Le commerce commence par l’échange, et, dans un certain sens revient à l’échange ; mais, ainsi que nous le verrons, la dernière forme de l’échange est bien différente de la première. La plus grande part sans contredit des paiements commerciaux se fait aujourd’hui en Angleterre, en apparence du moins, sans l’aide d’espèces monnayées ; mais si ces affaires se concluent si aisément, c’est que l’argent y sert de commun dénominateur, et les achats opérés d’un côté sont balancés par les ventes qui se font de l’autre.