La journée d’Iéna/02

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La journée d’Iéna
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 762-784).
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LA JOURNÉE D’IÉNA

II[1]


IV. — BATAILLE D’IENA

L’Empereur comptait donner le signal de l’attaque à la pointe du jour. Mais il y avait un brouillard si épais qu’à six heures régnait encore une obscurité absolue. Pressé de commencer ses mouvemens, Napoléon donna cependant l’ordre de se porter vers l’ennemi. Le 5e corps (Lannes), qui devait former l’avant-garde générale, s’ébranla. En tête s’avancèrent en bataille, avec deux pièces d’artillerie à cheval dans l’intervalle, le 17e léger et le bataillon d’élite (brigade Claparède). Immédiatement derrière, marchait la brigade Reille, le 34e déployé et le 40e en colonne ; puis venait la brigade Vedel (88e et 64e en colonnes serrées parallèles). À la gauche et un peu en arrière de la division Suchet, la division Gazan formait échelon.

La brume était telle que l’on pouvait à peine distinguer les objets à quatre ou cinq pas. La vue du point de direction (Closewtiz) faisant défaut, on marchait un peu au hasard en suivant la déclivité naturelle du terrain. Les tirailleurs du 17e étaient parvenus à petite portée de fusil des avant-postes prussiens, établis sur la lisière du bois qui couvre Closewitz au Sud et à l’Est ; et de part et d’autre on ne s’était pas encore aperçu. Pas un coup de feu n’avait été tiré. Un aide de camp de Suchet, qui portait un ordre à Claparède, entendit très distinctement des commandemens en allemand dans le bois qu’il ne distinguait pas. Il en informa ce général qui interrompit sa marche et fit aussitôt ouvrir le feu dans la direction indiquée. La ligne prussienne riposta, et les deux pièces de Claparède et une batterie prussienne entrèrent en action. Aux premiers coups de canon, on entendit dans les rangs de la Garde, qui s’avançait en troisième ligne, cette réflexion d’un vieux soldat d’Egypte : « Voilà les Prussiens qui toussent. Il faut leur porter du vin sucré. » On se fusilla sur place pendant près de cinq quarts d’heure. On tirait au jugé en se repérant mutuellement sur les feux de l’adversaire ; mais, à si courte portée, la mousqueterie était néanmoins très meurtrière. Pour en finir, Suchet avait voulu lancer quelques bataillons à la baïonnette ; la charge avait même battu. Mais le long arrêt du 17e léger devant la fusillade des Prussiens et l’obscurité qui continuait de régner avaient produit parmi les troupes un extrême resserrement d’où résultait une confusion déplorable. « Il fallait tâter comme des aveugles, dit Coignet, on se heurtait les uns contre les autres. » Dans ces conditions, Suchet dut se résigner à différer l’attaque, et l’on recommença à tirailler de pied ferme. Enfin, vers sept heures trois quarts, le brouillard se dissipant, Suchet vit le bois tout proche et y lança la brigade Claparède qui le nettoya et du même élan en repoussa les défenseurs jusqu’à Closewitz où ils ne tinrent pas. Le 17e léger, déjà très éprouvé à Saalfeld, avait subi de grosses pertes, et les hommes n’avaient plus de cartouches. Suchet fit relever ce vaillant régiment par le 34e (brigade Reille). À ce moment, Suchet aperçut trois bataillons de grenadiers saxons qui s’avançaient de Lutzeroda, menaçant sa gauche. Il les fit charger par les 2e et 3e bataillons du 34e, bientôt soutenus par un bataillon du 88e (brigade Vedel) et le 21e léger (division Gazan). Les trois bataillons saxons et deux autres qui marchaient à leur droite en échelon résistèrent bien d’abord, mais finirent par battre en retraite au-delà de Lutzeroda en abandonnant leurs canons.

Tauenzien rassembla sur les versans et le sommet du Dornberg ses troupes en retraite. Bien qu’il n’eût fait jusqu’alors qu’une défense faible et décousue, négligeant d’occuper en forces les villages de Closewitz et de Lutzeroda, redoutes naturelles qui flanquaient le passage, il était résolu, paraît-il, à tenter la résistance sur le Dornberg, mais il reçut une dépêche de Hohenlohe lui commandant de se porter à Kleinsromstedt (une lieue au nord-ouest du Dornberg) où il serait en seconde ligne et trouverait des munitions pour se ravitailler. Tauenzien mit incontinent ses troupes en retraite, abandonnant sans combat sa deuxième position aux tirailleurs de Lannes.

Il était environ neuf heures et demie. Jusqu’alors, la division Suchet et un régiment de la division Gazan avaient été seuls engagés contre les onze bataillons et les huit escadrons de Tauenzien, et l’on avait franchi les débouchés, occupé les hauteurs et l’on était maître de tout ce terrain en avant du Landrafenberg. C’était déjà un beau résultat.

Partout, d’ailleurs, dans les lignes françaises, les mouvemens se prononçaient et s’accéléraient. Toujours pressé de combattre, Ney s’était mis en marche avec sa seule avant-garde (2 bataillons d’élite, le 25e léger, 10e chasseurs et 3e hussards) dès que l’offensive du corps de Lannes lui avait laissé libres les pentes du Landgrafenberg. Il déboucha entre neuf heures et neuf heures un quart à la hauteur de Lutzeroda, prolongeant la gauche de Lannes.

Pendant cette phase préparatoire de la bataille, Soult, avec la division et les brigades de cavalerie légère Margaron et Guyot (les seules troupes du 4e corps qu’il eût encore dans la main), assaillait l’extrême gauche de Tauenzien. Après avoir suivi la route de Naumbourg et les chemins qui contournent le Landgrafenberg à l’Est, il s’était porté sur la partie orientale du bois de Closewitz et en avait chassé, ainsi que du bois contigu de Zwätsen, les tirailleurs de deux bataillons saxons en position derrière les bois. Ces bataillons furent également assaillis et repoussés vers Krippendorf. Pour attendre la cavalerie qui avait dû contourner la lisière Est du bois, la division Saint-Hilaire prit alors position, sur une hauteur, face à Lehesten. Ses éclaireurs qui s’avançaient vers ce village furent reçus par une vive fusillade et quelques coups de canon. On avait affaire au détachement de 4500 hommes formé la veille par Holenlohe et posté à Naumbourg et aux environs sous le commandement de Hollzendorf. Ce général, entendant le bruit du combat de Clozewitz, avait marché au canon et, voyant se déployer devant lui la tête de colonne de Soult, il prenait ses dispositions pour la refouler. Au premier moment, il dispersa les tirailleurs français, mais bientôt l’offensive de Saint-Hilaire avec ses deux brigades le contraignit à se replier. Pour couvrir sa retraite, il fit vainement donner ses vingt escadrons de chevau-légers et de cuirassiers. Chargée à trois et quatre reprises par le 8e hussards et les 11e et 16e chasseurs, cette cavalerie s’enfuit, bousculant sur son passage plusieurs bataillons d’infanterie prussienne. Les troupes de Holtzendorf se retirèrent en grand désarroi par Sleebritz sur Nerkewitz, puis sur Stobra où elles se rallièrent vers onze heures et demie. Soult ne les fit poursuivre que jusqu’à Nerkewitz, en fidèle exécuteur des ordres de Napoléon, qui lui prescrivaient de « se tenir toujours là pour tenir la droite de l’armée : » Par un changement de front, sa droite en avant, il porta la division Saint-Hilaire et la cavalerie face à l’Est et se mit en marche vers Altengonna-Krippendorf, afin de continuer son vaste mouvement enveloppant.

Tandis que Soult manœuvrait si bien contre la gauche prussienne, Augereau venait en menacer la droite. La division Desjardins et la cavalerie Durosnel, bivouaquée à Lichtenhain, s’étaient ébranlées aux premiers coups de canon, se dirigeant vers les plateaux du nord d’Iéna. Elle franchit le Muhlthal, mais sans en suivre les longs défilés et s’engagea dans le Cospedaer-Grund. Le chemin était étroit et rude. Pour abréger la durée de la marche, la brigade Lapisse contourna les flancs de la montagne à travers les vignes, et la brigade Heudelet, l’artillerie et la cavalerie cheminèrent dans le ravin. Vers dix heures, les deux brigades débouchèrent sur le terrain et se formèrent en deux lignes, face au bois d’Isserstedt, prolongeant la gauche de Lannes et de Ney.

La poursuite serrée des troupes de Tauenzien, qui s’étaient repliées vers le Nord, puis vers l’Ouest, avait eu pour conséquence une vaste conversion à gauche de toute la ligne française. Vers dix heures, ce changement de front total était à peu près opéré. Au lieu de faire face au Nord comme au début de l’action, l’armée impériale faisait face à l’Ouest. Ce grand mouvement s’était, il semble, exécuté naturellement, automatiquement. En suivant de tout près les pas de l’ennemi en fuite, les tirailleurs l’avaient imprimé à l’armée. Il ne paraît pas qu’il y ait eu pour ce changement de direction aucun ordre précis de l’Empereur ni des commandans de corps d’armée. Les tirailleurs marchaient, et lignes de bataille, colonnes, artillerie, cavalerie, généraux, grand état-major, tout suivait.

Dans cette nouvelle direction, l’armée impériale ne tarda pas à atteindre des crêtes de vallons d’où elle voyait devant sa droite, sur la crête même, le village et le moulin de Krippendorf ; devant son centre, un peu en arrière, sur le versant de la hauteur opposée le village de Vierzenheiligen ; devant sa gauche, et au loin à son extrême gauche, le grand bois d’Isserstedt, qui couvrait le village de ce nom. Sur cette seconde ligne de bataille, absolument perpendiculaire à sa première, Tauenzien venait de reprendre désespérément et stoïquement position avec ses troupes décimées et quatre bataillons frais (des Saxons) qui, bivouaques beaucoup plus en arrière, avaient deux-mômes marché au canon. Tauenzien établit les Saxons et une batterie sur les pentes Sud de Vierzenheiligen et les débris de son corps, présentant encore la valeur de 5 bataillons et de 6 escadrons, au Nord de ce village, avec un fort détachement avancé au village et au moulin de Krippendorff.

Claparède (corps Suchet), qui formait l’aile marchante, attaqua le village et le moulin, s’en empara vite et commença de gravir le plateau opposé. L’Empereur, arrivé en première ligne, fait mettre en batterie 44 pièces de 12 de la Garde pour combattre les pièces saxonnes, et il lance sur Vierzenheiligen le 40e d’infanterie qui s’avançait en échelon à la gauche de Claparède. Les Saxons sont refoulés jusqu’au village ; mais là ils résistent énergiquement, arrêtent les assaillans et les repoussent. Ce succès anime Tauenzien à une contre-attaque. Il dirige ses fantassins et ses hussards contre le 40e en retraite et contre le 34e et reprend Krippendorf et le moulin.

À ce moment, l’Empereur entendit le canon derrière lui. C’était le bruit du combat que menait victorieusement vers Lehesten Soult contre le petit corps d’Holtzendorff. Mais Napoléon était sans renseignemens ; il ne pouvait savoir si Soult avait l’avantage ou s’il était ramené par des forces très supérieures, auquel cas le gros de son armée risquait d’être pris entre deux feux. Ses craintes à cet égard étaient sans doute très modérées ; car il avait dans la main le corps de Lannes et la Garde, et les têtes de colonnes de Ney et d’Augereau débouchaient à sa gauche. Obéissant toutefois aux suggestions de la prudence, il arrêta Lannes qui se préparait à une nouvelle attaque sur Vierzenheiligen et fit faire demi-tour à la brigade Vedel pour qu’elle se portât en observation dans la direction du point où tonnait le canon. Il pressa aussi l’arrivée sur le terrain de la division Desjardins (corps d’Augereau).

Jusqu’alors (il était environ dix heures et demie), le corps de Tauenzien avait été tout seul opposé aux attaques françaises. En vain, de Kappellendorf où il avait couché, Hohenlohe entendait le canon à 10 kilomètres ; en vain il avait reçu des demandes d’ordres de plusieurs de ses généraux, il semblait frappé d’apathie. Au général Zechwitz, il fit répondre de rester dans sa position, qu’il n’y avait pas lieu de penser qu’aucun combat sérieux se livrât dans la journée, au général Grawert que Tauenzien ne devait pas battre en retraite parce qu’il devait conserver le débouché d’Iéna. Entre huit et neuf heures, il vint, sans avoir encore pris aucun parti, au camp du général Grawert. Sur l’ordre personnel de celui-ci, toute la cavalerie était montée à cheval et déployait ses escadrons, la gauche vers Romstedt, la droite vers Holstedt ; l’infanterie se tenait derrière les faisceaux, prête à marcher. Hohenlohe improuva d’abord ces dispositions comme prématurées, et commanda à Muffling de suspendre tout mouvement. Mais Grawert survenu le convainquit de l’urgence d’agir. Le Prince se détermina alors à écrire à Ruchel, cantonné près de Weimar, de lui envoyer des renforts, et à Tauenzien de se replier sur Klein-Ramstedt, et il mit ses troupes en mouvement sur Vierzenheiligen, l’infanterie à la droite, la cavalerie un peu en avant à la gauche. La marche fut assez lente, car on n’arriva que vers dix heures abonne portée de canon de Vierzenheiligen. Là on fit halte. C’était l’instant où Napoléon, voyant l’attaque sur Vierzenheiligen du 40e de ligne (Gazan) repoussée, Krippendorf repris par Tauenzien au 34e de ligne, et entendant derrière lui le combat soutenu par Soult, avait en quelque sorte interrompu l’action.

De son côté, Tauenzien, en voyant avancer l’armée de Hohenlohe destinée à le relever, crut pouvoir, selon les ordres mêmes du Prince, replier sur Klein-Romstedt ses troupes décimées et exténuées ; Vierzenheiligen et ses abords immédiats furent évacués. Le village resta inoccupé.

C’était le moment pour Hohenlohe de faire occuper cette clé de sa nouvelle position. Mais, au lieu d’y pousser incontinent deux ou trois bataillons, il s’avisa de la faire d’abord flanquer à la droite et à la gauche par sa cavalerie qui fut à cet effet divisée en deux grandes masses : 17 escadrons à la gauche et 10 escadrons à la droite avec la batterie à cheval Steinwehr. Dès que la tête de la cavalerie d’aile droite (régimens Priwitz dragons, et Henckel cuirassiers) déboucha à la droite de Vierzenheiligen, entre ce village et le petit bois de Holschen, elle fut vivement fusillée par les tirailleurs du 40e qui s’étaient ralliés. Le major Loucy proposa de les charger, mais on préféra les disperser par le feu de la batterie de Steinwehr, immédiatement établie au sud de Vierzenheiligen. De là elle mitraillait les tirailleurs et contrebattait à coups de boulets la batterie de la Garde.

De part et d’autre, le combat très ralenti se bornait encore à cette canonnade et à des tireries. Ney, de sa propre inspiration, recommença la bataille. Arrivé, on le sait, à la gauche de Lannes vers neuf heures et demie, il avait poussé au-delà de Lutzeroda. Voyant les nouvelles positions prises par les Prussiens, il pensa à couper leur droite de leur centre en venant occuper le terrain entre Vierzenheiligen et le petit bois de Holschen. Bien qu’il eût avec lui seulement 2 bataillons d’élite et la cavalerie de Colbert (10e chasseurs et 3e hussards), il se détermina à attaquer incontinent, et lança sur la batterie Steinwehr le 10e chasseurs. Un escadron sabra les servans et les conducteurs, s’empara des pièces, tandis que les deux autres escadrons chargeaient les cuirassiers Holtzendorf soutenus de la batterie et les refoulaient assez loin sur les cuirassiers Henckel que les fuyards mirent en désordre et qui se rejetèrent avec eux jusque sur l’infanterie de Grawert. Mais les Priwitz-dragons prennent de flanc les chasseurs français bientôt chargés aussi par les cuirassiers Henckel vite ralliés. Le 10e chasseurs est rompu et, laissant à l’ennemi plus de 100 blessés et prisonniers, est vivement ramené dans le vallon jusque sur l’infanterie de Ney. Les deux bataillons d’élite se forment en carré et laissent arriver les cuirassiers à vingt pas sans tirer un coup de feu. « Cette contenance, dit Ney, et l’apparition sur leur flanc du 3e hussards les firent rebrousser. »

Ney, cependant, craignait pour lui et pour l’armée une offensive de l’ennemi, dont il apercevait les masses derrière Vierzenheiligen. « En attendant l’arrivée des renforts, il était de la plus grande importance, dit-il, de faire des démonstrations qui empochassent l’ennemi de faire un mouvement offensif. » Il se hâta de pousser son bataillon de grenadiers sur le petit bois de Holtz, son bataillon de voltigeurs sur Vierzenheiligen et un bataillon du 25e léger, qui venait de le rejoindre, sur le grand bois d’Isserstedt.

Cette seconde attaque de Ney fut tentée comme la première, sur sa seule initiative, sans ordre de l’Empereur. Selon une tradition, l’Empereur en aurait été même surpris et mécontent. C’était, en effet, le moment où, attendant la totalité de son infanterie sur ses flancs, et sa cavalerie de réserve à portée de son commandement immédiat, et préoccupé, d’autre part, du bruit du combat mené sur ses derrières par le maréchal Soult, il avait interrompu l’action. Il était alors devant sa garde à pied, dont il avait arrêté les têtes de colonnes sur les pentes Nord-Ouest du Dornberg. Il envoya un officier d’ordonnance pour s’informer. « Il était en colère, » dit Coignet, passant son irritation en piétinant et en prenant coup sur coup des prises de tabac. L’officier rapporta que Ney était engagé avec sa seule avant-garde contre des masses de cavalerie ; l’Empereur jugea vite que, prématurée ou non, l’attaque de Ney devait être soutenue ; d’après ses ordres, rapidement transmis, les 9e et 10e hussards et le 21e chasseurs (brigade Treilhard, corps de Lannes) s’élancent au secours de Ney. Le 40e de ligne (division Suchet) et le 21e léger (division Gazan) marchent sur Vierzenheiligen, et la première division d’Augereau qui débouche enfin du Cospedaer-Grund, se porte, la 2e brigade à la droite de la Garde pour y remplacer la brigade Vedel détachée précédemment vers l’Est, la 1re brigade dans la direction de la forêt d’Isserstedt.

Grâce à l’extraordinaire inertie du prince de Hohenlohe qui continuait de maintenir ses masses d’infanterie à 800 mètres des positions que les Français avaient pour objectif, cette attaque générale réussit d’abord. Le bataillon de voltigeurs de Ney, secondé par le 40e de ligne et le 21e léger (corps de Lannes), occupe sans coup férir Vierzenheiligen non défendu ; le bataillon de grenadiers (corps de Ney) s’empare aussi facilement du petit bois de Holzchen ; le 25e léger (corps de Ney) pénètre dans le bois d’Isserstedt, le traverse de l’Est à l’Ouest, chasse chemin faisant les tirailleurs de deux bataillons, et pousse une compagnie jusqu’au village même d’Isserstedt où elle s’établit.

Alors le prince de Hohenlohe pensa à reprendre les positions que peu auparavant il aurait pu occuper à peu de frais et qu’il venait de laisser sous ses yeux à huit cents mètres de ses canons muets et de son armée immobile. Il passa devant le front de la division Grawert, haranguant les fantassins, leur rappelant la vieille gloire prussienne, les victoires de leurs pères au siècle passé. Les soldats étaient résolus et animés ; ils recueillirent les paroles de leur chef par des cris : En avant ! et des hurrahs enthousiastes. Les onze bataillons s’ébranlèrent en échelons, la gauche en avant vers Vierzenheiligen, la droite, sur le bois de Holschen et la forêt d’Isserstedt. Prolongeant leur droite, les deux bataillons Erichsen et Rosen se portaient sur le village d’Isserstedt. En seconde ligne et en réserve, s’avançaient les 9 bataillons des brigades Dyherrn et Cerrini ainsi que 38 escadrons, dont la plupart, sur l’ordre de Hohenlohe, venaient de se replier des abords de Vierzenheiligen, où ils essuyaient sans utilité le feu des tirailleurs français.

Ces masses marchent sous la mitraille et sous les balles, plus meurtrières encore, des tirailleurs, avec le même ordre, la même régularité, la même superbe qu’à la parade. À la droite, les bataillons Erichsen et Rosen reprennent Isserstedt et refoulent à travers bois le bataillon du 26e léger jusqu’à la lisière Est du bois de ce nom, et les bataillons Hahn et Sack chassent du bois de Holschen les grenadiers de Ney. Les échelons d’infanterie de l’extrême droite débordent Vierzenheiligen au Nord. Le centre gravit les pentes de ce village au pas accéléré.

Cette belle marche au feu et ces premiers succès raniment la confiance de l’état-major prussien. On croit à la victoire. Peut-être est-elle possible, mais il faudrait un prompt et vigoureux élan de l’infanterie sur Vierzenheiligen, et une charge en trombe de la cavalerie au Nord de ce village. Selon la remarque de Von der Goltz, « il s’agissait de reprendre à l’ennemi Vierzenheiligen, clé de la position, par la supériorité du choc sur un seul point. Mais, ajoute-t-il, on manquait pour cela de l’élan qui donne l’impulsion en avant. Cette manière de combattre n’était ni dans les tendances, ni dans les habitudes des Prussiens. »

En effet, à une petite portée de fusil de Vierzenheiligen, la belle ligne prussienne fit halte et commença des feux de pelotons méthodiques contre les tirailleurs français, tandis que les batteries de 12 couvraient de boulets le village. Ce feu était plus bruyant que meurtrier. Les boulets faisaient des brèches dans les maisons, mais sans causer grand mal aux soldats embusqués derrière les haies et les clôtures ; les salves de mousqueterie étaient aussi sans effet sur des tirailleurs bion abrités, tandis qu’au contraire, le tir à volonté et à coups sûrs de ceux-ci décimaient les épais bataillons ennemis qui se déployaient devant eux comme une vaste cible. Le régiment Sanitz subit de telles pertes qu’il quitta la ligne et dut y être ramené à coups de bâton et de plats de sabre. Et selon Von der Goltz, Hohenlohe laissa sa brave infanterie « immobile, pendant deux heures, » sous ce feu meurtrier. C’est à n’y pas croire !

Les Français, cependant, profitaient des temporisations de Hohenlohe : des troupes fraîches arrivaient sur le terrain et secondaient celles qui étaient déjà engagées. À la gauche, la brigade Desjardins (Augereau) pénétrait à son tour dans le bois d’Isserstedt dont le 25e léger (Ney) venait d’être déposté. Lannes, sur l’ordre de l’Empereur, conduit les 100e et 103e de ligne au Nord de Vierzenheiligen contre la droite de Hohenlohe. Le combat est très disputé. D’abord un régiment d’infanterie prussienne est rompu. Mais Hohenlohe rassemble vingt-huit escadrons et en lance les premiers échelons contre le 100e et le 103e qui, sous cette avalanche de chevaux, lâchent pied et se replient en ordre, mais très rapidement jusqu’au point d’où ils sont partis. De la hauteur où se trouvait Hohenlohe, on ne découvrait d’autres troupes françaises que celles qui se repliaient sous les charges de cavalerie, et les tirailleurs établis aux abords de Vierzenheiligen. Encore le feu de ceux-ci semblait se ralentir. Sans doute ils ménageaient les cartouches qui commençaient à leur manquer.

Ce succès rend l’espérance à l’état-major prussien. Grawert s’approche de Hohenlohe pour le féliciter. La victoire paraît certaine. Hohenlohe pensa à la brusquer par une charge à la baïonnette de son infanterie sur Vierzenheiligen. Mais Grawert, si confiant quelques minutes auparavant, objecta que sa ligne d’infanterie était décimée, épuisée, démoralisée par sa longue halte sous le feu. « Dans cette situation, conclut-il, nous devons nous borner à tenir notre position jusqu’à l’arrivée du corps de Ruchel. Nous pourrons alors attaquer le village et achever la victoire. » Hohenlohe consulta Massenbach, son chef d’état-major. Celui-ci conseilla l’attaque à la baïonnette de Vierzenheiligen et, en même temps, une charge générale de toute la cavalerie entre ce village et Krippendorf. Hohenlohe hésita, puis se rendit à l’avis de Grawert. Il décida d’attendre Ruchel. Massenbach, désespéré, dit : « Attendre, c’est la mort ! »

Jusqu’alors, les Français n’avaient procédé que par attaques partielles, chaque brigade, chaque régiment, chaque bataillon même déployé en tirailleurs agissant pour son compte contre ce qu’on trouvait devant soi. Sauf quelques ordres à la batterie de la Garde, à la brigade Vedel, à la brigade Couroux, à la brigade Lapisse, Napoléon n’avait pas positivement commandé. Il avait laissé marcher ses têtes de colonnes qui s’étaient attachées pour ainsi dire instinctivement aux pas des Prussiens en retraite et avaient deux fois mordu sur la nouvelle position que ceux-ci avaient prise. Par l’envoi successif de petits renforts, l’Empereur veillait à l’entretien du combat, mais pour passera l’action décisive, il attendait plus de troupes. Il n’avait encore au feu que le corps de Lannes : 19 000 fantassins et cavaliers ; l’avant-garde de Ney : 3 500 ; la brigade Lapisse (corps d’Augereau) : 2 000 ; en réserve, la brigade Couroux (corps d’Augereau) : 2 700 ; et la garde à pied : 5 000 ; en tout, 32 000 fantassins et cavaliers. C’était plus que le corps de Hohenlohe réuni aux Saxons et aux débris de Tauenzien. Mais le front de l’armée prussienne, couvert par des bois et des villages, s’étendait sur plus de quatre kilomètres et paraissait bien garni. L’Empereur devait ou pouvait supposer que l’ennemi lui était supérieur en nombre. Il ne voulait donc rien risquer de décisif avant l’arrivée de grosses fractions des troupes qu’il savait en mouvement pour le rejoindre.

On canonnait et on tiraillait sur toute la ligne, mais chacun retardait de porter le coup décisif jusqu’à l’arrivée des renforts. Hohenlohe attendait Ruchel, Napoléon attendait ses divisions restées en arrière et sa réserve de cavalerie, et il attendait surtout la venue ou au moins un avis rassurant de Soult dont il entendait depuis longtemps le canon en arrière de sa droite.

Le malheur pour Hohenlohe, c’est que le corps de Ruchel était bien loin et que, au contraire, la concentration des Français allait s’opérer sans plus de délai. Soult, après avoir refoulé au-delà de Nerkewitz le corps de Holtzendorf, l’avait jugé en si grand désarroi qu’il n’y avait plus à s’en inquiéter. Laissant donc un simple détachement pour l’observer, il avait fait tête de colonne à gauche et marché à travers champs dans la direction de Hermstedt-Krippendorf, de façon avenir prolonger la droite de l’Empereur dont il entendait le canon. Quand il arriva, vers 1 h. 15, au Nord de Krippendorff, les 100° et 103e se repliaient. Sans hésiter, il porta toute son infanterie et toute sa cavalerie contre le flanc gauche de l’ennemi, l’arrêta et le lit même légèrement reculer. Ranimés par l’arrivée de Soult, les 100e et 103e s’arrêtèrent et se reportèrent en avant. Entraînés par ce mouvement, les 40e et 21e léger qui tiennent les débouchés de Vierzenheiligen marchent aussi en avant et s’avancent des deux côtés du village que viennent d’incendier les obus prussiens. Plus au Sud, le 25e léger (Ney) et la brigade Lapisse (16e léger et 14e de ligne) gagnent du terrain vers Isserstedt.

L’Empereur voit cet élan spontané de la première ligne. Il sait l’arrivée de Soult et d’autres renforts lui sont parvenus. En même temps qu’apparaît Soult, la brigade Vedel (du corps Lannes) revient victorieuse de son petit engagement en arrière de la ligne avec les deux bataillons saxons. D’autres troupes, les divisions Marchand et Gardanne (corps de Ney), la division Heudelet (corps d’Augereau) commencent à déboucher : les 2 500 dragons de Klein et 1000 cuirassiers d’Hautpoul viennent se ranger près de la Garde. Il juge l’instant décisif, lance la brigade Vedel (64e et 88e) et la brigade Couroux (44e et 105e) dans l’espace compris entre Isserstedt et Vierzenheiligen. Lui-même s’avance, en seconde ligne, avec la Garde, le reste de la division Marchand (corps de Ney), les 2 500 dragons de Klein et 1 000 cuirassiers d’Hautpoul, qui viennent de rejoindre et que Murât prend sous son commandement immédiat. Tout s’ébranle, tout s’élance. La charge résonne. Les musiques se font entendre ; sur tout le front, les colonnes d’attaque s’avancent précédées d’épaisses lignes de tirailleurs. Dans les intervalles de l’infanterie, des batteries, la cavalerie légère des corps de Lannes, Ney et Augereau s’avance pour seconder l’assaut.

Sous cette poussée terrible, la mince ligne ennemie, déjà décimée et démoralisée par les deux heures qu’elle a passées sous le feu des tirailleurs, chancelle, et sur plusieurs points faiblit. La division Desjardins, soutenue par la brigade Vedel et la cavalerie légère du corps d’Augereau enlèvent Isserstedt et, malgré une vigoureuse contre-attaque, refoule au loin, à l’Ouest et au Nord-Ouest, les bataillons saxo-prussiens de la première ligne et les brigades en réserve Dyherrn et Cerrini. Devant Vierzenheiligen, Hohenlohe veut d’abord enrayer les attaques de Lannes qui a dépassé ce village où l’incendie continue. Mais trois de ses régimens lâchent pied. Le Prince se voit coupé de sa droite en fuite ; à sa gauche, Soult s’avance pour le déborder. Il commande la retraite sur Klein-Romstedt où il sait que se reforment les débris de Tauenzien. La retraite s’opéra pied à pied et en très bon ordre. On en trouve la preuve dans ce fait que, bien que pressée par les tirailleurs et la cavalerie, la division Grawert mit une heure et demie pour faire les 2 kilomètres qui séparent Vierzenheiligen de Klein-Romstedt.

À Klein-Romstedt, Hohenlohe arrêta ses troupes, et, renforcé par les débris de Tauenzien et la brigade Cerrini, qui s’était repliée dans cette direction avant d’avoir subi trop de pertes, il s’efforça de prendre une nouvelle position en opérant un changement de front en arrière. Mais, vivement attaqué sur trois points par le corps de Lannes, la première division de Soult et les cuirassiers et dragons de Murât, il ne put résister. Les bataillons de Grawert, tout à fait démoralisés, lâchèrent pied les premiers et s’enfuirent en désordre. Les débris de Tauenzien et la brigade de Cerrini tinrent un peu plus longtemps et protégèrent ainsi temporairement la fuite des soldats de Grawert vers Obernsdorf et Gross-Romstedt. Mais cette résistance fut courte, et bientôt, selon l’expression de Von der Goltz, l’armée de Hohenlohe fut transformée en un ouragan de fuyards.

Cavaliers et fantassins français suivaient en sabrant et en fusillant, s’animant à la chasse à l’homme, et ne croyant plus à aucune résistance. Mais dans cette bataille, succession de combats partiels livrés sur une étendue en largeur de neuf kilomètres, on n’en avait jamais fini. Les avant-lignes de Lannes et de Soult venaient de dépasser Gross-Romstedt, quand apparut dans le vallon de Kapellendorf, au bas des crêtes qu’elles commençaient de couronner, une masse ennemie dont le bel ordre et la fière attitude indiquaient des troupes fraîches.

C’était le corps de Ruchel. À la réception, à dix heures du matin, de la dépêche d’Hohenlohe, Ruchel avait incontinent levé son camp près de Weimar et marché au canon. Arrivé près de Kapellendorf au milieu du flot grossissant des fuyards, il rencontra le quartier-maître général Massenbach. « Où puis-je être utile ? dit Ruchel. — À présent, seulement par Kapellendorf. » Ruchel continua sa marche, dépassa Kapellendorf, et au lieu de prendre position pour opposer pendant un temps plus ou moins long aux Français une digue de feux et de baïonnette, à l’abri de quoi les Prussiens en fuite pourraient se rallier, il s’avisa qu’une offensive résolue et vigoureuse aurait meilleur résultat. Il avait 26 bataillons et 28 escadrons. Il en laissa le quart en réserve, fit déployer le gros, l’infanterie au centre, la cavalerie aux deux ailes et commanda l’attaque. Malgré la fusillade des tirailleurs et la mitraille de quelques pièces de canon qui garnissaient les crêtes, les fantassins prussiens gravirent les hautes rampes de Gross-Romstedt dans un ordre admirable, au pas de parade, comme indifférons à la mort ; les premières crêtes atteintes, ils prirent quelques pièces et refoulèrent jusqu’au-delà de Gross-Romstedt, dont ils s’emparèrent, les nombreux tirailleurs de Lannes. La cavalerie prussienne de l’aile gauche, qui avait en même temps atterri sur le plateau, s’engagea contre les 1er et 2e dragons de la réserve de cavalerie et trois régimens de hussards et de chasseurs de Soult, les repoussa et ne fut arrêtée que par les baïonnettes de la division Saint-Hilaire. « Ce choc, dit le rapport de Soult, fut certainement un des plus violens de la journée. »

Cet effort, désespéré et superbe, de la défaite contre la victoire ne pouvait avoir d’autre résultat que de sauver l’honneur de l’armée prussienne. Sur le plateau, les vaillans soldats de Ruchel sont débordés, cernés, assaillis, submergés par toutes les forces françaises. De front, c’est Lannes, et partie du corps de Ney, à leur gauche, c’est Soult, avec son infanterie, sa cavalerie et les dragons de Klein ; à leur droite, ce sont des régimens de Ney et d’Augereau, les hussards et chasseurs des 5e, 6e et 7e corps, la deuxième brigade des dragons de Klein et 1 000 cuirassiers d’Hautpoul à la tête desquels charge Murat, heureux de pouvoir enfin déchaîner l’ouragan de la cavalerie. La lutte s’engage sur tous les points, si acharnée que l’on vit des hommes s’entre-tuer de pied ferme à la baïonnette. Ruchel tombe grièvement blessé d’une balle à la poitrine. En moins d’une demi-heure, toute la masse prussienne se rompt, s’écroule, et les débris roulent en avalanche dans le ravin de Kapellendorf.

De la malheureuse armée de Hohenlohe dont, par l’impéritie de son chef, pas un corps n’avait agi en liaison avec l’autre, restait encore une fraction intacte, la division saxonne de Zeschwitz. Cette division, forte de huit ou neuf bataillons, avait été postée, de grand matin, sur la forte position du Colimaçon aux débouchés du Muhlthal, afin de couvrir la droite prussienne en arrêtant au passage du défilé les troupes françaises qui s’avanceraient d’Iéna. Mais, au lieu de suivre le Muhlthal, le corps d’Augereau, on l’a vu, avait passé par le Cospedaer Grund, à deux kilomètres des Saxons, les laissant bien tranquilles et non moins inutiles. Vers onze heures, Zeschwitz reçut une dépêche de Hohenlohe l’invitant à se préparer à prendre l’offensive, mais à attendre pour commencer son mouvement que l’infanterie de Grawert fût arrivée à sa hauteur. Mais comme, par suite des attaques des Français, l’infanterie de Grawert n’arriva pas au point indiqué, Zeschwitz continua de rester immobile jusqu’après la défaite de Ruchel. L’Empereur ayant appris à Kapellendorf la présence en arrière de sa gauche de cette troupe isolée, fit marcher contre elle la 2e division de Ney (Marchand) et la 2e division d’Augereau (Heudelet) qui n’avaient pas encore donné et quelques régimens de cavalerie. D’abord, les Saxons se défendirent intrépidement, mais assaillis de front, de flanc et à revers et écrasés par le nombre, ils se débandèrent, s’enfuirent et allèrent grossir la nappe de fuyards qui s’étendait jusqu’à l’Ilm.

Là, aux abords de Weimar, le prince de Hohenlohe, décidément plus obstiné dans la résistance, qu’ardent à l’attaque, réussit à rallier quelques milliers d’hommes. Il espéra tenir assez longtemps dans cette dernière position pour protéger l’écoulement, par Weimar, des colonnes en fuite. Une vingtaine de coups de canon, la fusillade des tirailleurs, une charge de cavalerie disloquèrent vite cette barrière humaine. Le Prince fut blessé ; ses hommes reculèrent, firent demi-tour, et s’engouffrèrent en pleine fuite dans les rues de Weimar, poursuivis par les soldats de Ney, de Lannes et de Murat.

À trois heures, tout le champ de bataille était abandonné. Les Prussiens laissaient environ 12 000 tués ou blessés, 15 000 prisonniers, 200 pièces de canon et des centaines de drapeaux. À quatre heures, l’Empereur entra à Weimar occupé par le corps de Ney, puis revint coucher à Iéna.


VI. — LA BATAILLE D’AUERSTÆDT

En rentrant à Iéna le soir du 14 octobre, l’Empereur croyait à une victoire sur l’armée prussienne tout entière. C’était exact. Mais il ignorait que cette armée avait été vaincue dans deux batailles simultanées et distinctes : celle qu’il venait de livrer lui-même aux corps de Hohenlohe entre Iéna et Weimar, et celle que Davout avait livrée, en même temps, à quatre lieues plus au Nord, sur la rive gauche de l’Ilm, à l’armée royale.

Depuis le début des opérations, Davout formait avec Bernadotte et Murât la tête de l’armée française dans le grand mouvement débordant entrepris par Napoléon. Le 12 octobre dans la soirée, il arrivait à Naumbourg, et ce même soir, et dans la journée du 13, il poussait par le pont de Kosen, sur la rive gauche de la Saale, des reconnaissances de cavalerie qui furent ramenées par plusieurs escadrons prussiens. Le 13, il resta dans ses positions, attendant de nouveaux ordres de l’Empereur qui lui étaient annoncés. Pour les transmettre sans perdre une minute à ses généraux, le maréchal avait gardé ceux-ci chez lui toute la soirée et une partie de la nuit. À trois heures du matin, la dépêche de Berthier arriva. Elle portait : « L’Empereur qui, dans la soirée, a reconnu une armée prussienne qui s’étend depuis une lieue en avant depuis les hauteurs d’Iéna jusqu’à Weimar, a le projet de l’attaquer demain. Il ordonne à M. le maréchal de se porter sur Apolda afin de tomber sur les derrières de l’ennemi. Il laisse M. le maréchal libre de tenir la route qui lui conviendra, pourvu qu’il prenne part au combat. »

Dans un second paragraphe, Berthier ajoutait : « Si M. le maréchal Bernadotte se trouve avec vous, vous pourrez marcher ensemble, mais l’Empereur espère qu’il sera dans la position qu’il lui a indiquée à Dornburg. »

Il est manifeste que l’Empereur, quand il fit écrire ces dépêches, le 13 à dix heures du soir, croyait avoir devant lui et devoir combattre le lendemain toute l’armée prussienne. Il voulait donc que les corps de Davout et de Bernadotte prissent part à la bataille en se portant dans la direction d’Apolda sur les derrières du gros de l’ennemi.

Bernadotte, cette nuit-là, se trouvait, non pas à Dornburg, mais à Naumburg, ses troupes bivouaquées au Sud de la ville, au long de la route qui mène à Camburg et à Dornburg. Davout l’alla trouver en personne et lui communiqua l’ordre de l’Empereur. Bernadotte, qui jalousait et détestait Davout, ne tenait pas à partager avec lui l’honneur d’une action de guerre. Il dit qu’il irait à Dornburg. Sans doute, il prétexta pour cela le texte même de l’ordre de Berthier : « L’Empereur espère qu’il sera dans la position qu’il lui a indiquée à Dornburg. » Mais le prétexte était pitoyable, car Bernadotte alors se trouvait fort loin de Dornburg. Pour s’y rendre, il lui fallait une marche de six lieues. C’était un faux mouvement qui risquait de le mettre hors de cause pour une partie du lendemain. Napoléon l’en blâma très sévèrement, et eut même, a-t-il dit, la pensée de le déférer à un conseil de guerre pour désobéissance à ses ordres.

Au point du jour, le 14 octobre, Davout se mit donc en marche vers Apolda avec son seul corps d’armée formé des 1er, 2e et 3e chasseurs à cheval et de trois divisions d’infanterie. Mais c’étaient les trois divisions fameuses : Morand, Priant, Gudin. On sait ce qu’elles valaient.

À six heures et demie du matin, la division Gudin, précédée par un escadron du 1er chasseurs, après une marche au Sud-Ouest de 8 kilomètres, passait la Saale sur le pont situé entre le Vieux Kosen et le Nouveau Kosen, franchit l’étroit défilé de Kosen et commença l’ascension du plateau où s’élève entre deux mamelons, dont il commande le col, le village de Hassenhausen (15 kilomètres de Dornburg et 7 de la Saale). Comme aux abords d’Iéna, il régnait un brouillard si dense que l’on ne pouvait distinguer un homme à petite portée de pistolet. Pour éclairer sa marche, Davout envoya en avant le colonel Burke, son premier aide de camp, avec un détachement du 1er chasseurs à cheval. Les chasseurs vinrent donner, à la hauteur et au Sud de Hassenhausen, contre un gros de cavalerie ennemie qui, après un échange de coups de sabre, les ramena vivement.

Cette cavalerie formait l’avant-garde de l’armée du duc de Brunswick. On a vu que, dans la nuit du 12 au 13 octobre, l’état-major prussien, changeant encore une fois son plan, avait décidé de replier ses forces vers l’Elbe. En conséquence, le 13 au matin, l’armée de Brunswick leva ses bivouacs de Weimar et commença sa retraite vers Magdebourg. La tête de colonne, avec laquelle se trouvaient le Roi, Brunswick, Mollendorf, bivouaqua, la nuit du 13 au 14, autour d’Auerstaedt. Le lendemain matin, Blücher avec 25 escadrons, soutenus par la division Schmettau, se mit en marche vers Kosen. Schmettau devait occuper les hauteurs de Kosen, tandis que le gros de l’armée ainsi protégé irait passer l’Unstrut à Freibourg et à Aucha. Schmettau resterait en position devant Kosen tant qu’il n’aurait pas été rejoint par l’armée d’Hohenlohe qui devait se replier de Kapellendorf, Vierzenheiligen et Iéna sur la basse Saale.

Pendant l’engagement de cavalerie où les cavaliers prussiens, d’abord victorieux, furent bientôt repoussés par les carrés du 25e de ligne, le Roi tint une courte conférence militaire avec les principaux généraux présens. Brunswick émit l’avis que, pour entamer sérieusement l’action par ce temps de brouillard, (car il régnait la même brume qu’aux environs d’Iéna), il convenait d’attendre de grosses fractions de l’armée, forte en tout de 56 000 hommes. Mais Mollendorf objecta qu’on n’avait devant soi que des forces peu considérables et qu’il fallait poursuivre incontinent la marche pour rejeter les Français dans le défilé de Kosen. Le Roi approuva l’opinion du vieux général. L’ordre d’attaque fut donné à la division Schmettau soutenue par 25 escadrons sous les ordres de Blücher.

Davout n’avait encore, lui aussi, dans la main que la moins nombreuse de ses divisions (Gudin) et le 1er chasseurs à cheval. Mais le 25e de ligne, qui avait pris position à la droite de la route en avant d’Hassenhausen, reçut si bien la première colonne ennemie qu’elle l’arrêta net et que, dans une contre-attaque, elle la dispersa et prit deux batteries. Davout, voyant cependant croître les forces ennemies, se prépara à la bataille. Il établit le 21e dans Hassenhausen, le 25e et le 12e à la droite de ce village sur un mamelon, et le 85e à la gauche, la division Schmettau entra tout entière en ligne. Tandis qu’elle s’épuise en telles attaques, à rangs serrés contre le front de tirailleurs de Gudin, Blücher avec ses 25 escadrons s’avise de passer entre Spillberg et Sunscherau pour tomber sur le flanc droit et les derrières de la division française. Bien qu’opérées à la faveur du brouillard, ces charges ne surprennent ni n’émeuvent les fantassins de Gudin. Les 25e et 12e de ligne ont le temps de se former en carrés par bataillon en échiquier et ils opposent aux torrens des chevaux les feux de trois rangs et l’acier des baïonnettes. Dans l’intervalle, entre les charges, Davout, Gudin et son brigadier Gautier passent de carrés en carrés pour animer les soldats. Il n’en est pas besoin. Ces hommes sont résolus et ardens. Pas un carré n’est entamé et l’on fait un si beau carnage de la cavalerie ennemie qu’elle a renoncé au combat. Blücher, monté sur un cheval de trompette (il a eu son cheval tué sous lui), replie le gros en arrière de la division Schmettau, mais quelques escadrons, qui ont beaucoup souffert, s’enfuient à vive allure. Ils ne se rallient que vers Eckardtberge.

Pendant les dernières charges de Blücher, la division Wartensleben est arrivée sur le champ de bataille. Brunswick en porte aussitôt les dix bataillons au soutien de la division Schmettau sur les pentes des deux mamelons qui encadrent Hassenhausen, et active en personne cette attaque combinée. Il était environ huit heures et demie. La division Gudin, seule encore en ligne et depuis plus d’une heure et demie, risquait d’être écrasée lorsque déboucha la division Friant. D’après l’ordre de Davout, elle se porta sur le mamelon Nord d’Hassenhausen, de façon à prolonger la droite de Gudin. Friant rétablit le combat, et bientôt, par une brusque offensive, pousse jusqu’à Spielberg et déborde la droite ennemie.

Mais à la gauche française, le 85e qui se trouve seul au Sud d’Hassenhausen est en grand péril, vivement pressé de front par un régiment de Schmettau et attaqué de flanc par toute une brigade de Warstenleben. Davout n’a aucune réserve. Mais sa droite tenant ferme et même prenant de l’avance, il n’hésite pas à en détacher le 12e de ligne pour l’envoyer au soutien du 85e et le 21e pour lui faire occuper solidement Hassenhausen, clé de sa position. Le mouvement est urgent, car, entre dix heures et demie et onze heures, de gros renforts arrivent à Brunswick : la division Orange et la cavalerie de réserve du prince Guillaume.

Brunswick, reconnaissant que toutes ses attaques contre la droite française échouaient, s’avisa de porter son effort contre la gauche beaucoup plus faible. S’il la débordait, ce qui lui semblait probable, en raison des nouvelles masses dont il disposait désormais, il pourrait prendre de flanc et à revers le petit corps de Davout et lui couper la retraite vers la Saale. Il fit donc soutenir face à Hassenhausen et au mamelon qui domine ce village au Nord la division Schmettau par la division Orange, et il dirigea toute l’action de la division Wartensleben, six bataillons de Schmettau et de la cavalerie du prince Guillaume contre les deux régimens français. Ceux-ci durent céder au nombre. Ils abandonnèrent le terrain au Sud d’Hassenhausen et se replièrent, partie dans le village, partie dans les chemins creux qui y donnent accès.

Davout commençait de se juger en péril quand la division Morand déboucha au pas de course par la route de Kosen. Elle se forma aussitôt en colonnes par division, et son attaque résolue arrêta l’élan de l’infanterie assaillante. Mais le prince Guillaume qui n’avait pas encore pu faire donner ses nombreux escadrons contre des fantassins embusqués derrière des haies et des remblais de chemins creux, lança ses cavaliers sur les belles colonnes de Morand. C’était renouveler la manœuvre tentée par Blücher, une heure auparavant, contre la division Gudin. Le prince Guillaume n’eut pas plus de succès. Les 13e et 17e léger, les 51e et 61e, formés incontinent en carrés par bataillon en échiquier, repoussèrent toutes les charges aux cris de : Vive l’Empereur ! Malgré l’ordre de faire feu, un carré du 17e léger plaça ses bicornes au bout des baïonnettes en criant : « Vive l’Empereur ! » « Mais tirez donc ! commanda le colonel Lancesse. — Oh ! nous avons le temps, répondit un carabinier. Nous verrons ça à quinze pas ! » Davout, qui s’était porté avec Morand au plus fort du feu, se tenait dans un carré. Il eut son habit déchiré par des balles et son chapeau enlevé par un boulet. C’est pourquoi dans des images populaires d’Auerstaedt, on le représente nu-tête.

Pendant ces charges au Sud de Hassenhausen, la lutte continuait acharnée devant ce village, que Brunswick jugeait avec raison comme la clé de la position et dont il voulait s’emparer coûte que coûte. Ses soldats cependant commençaient à ralentir leurs attaques, décimés qu’ils étaient par le feu des tirailleurs. Des bataillons prussiens plièrent, les officiers durent les ramener à coups de canne et de plat de sabre. Pour entraîner ses troupes par un acte plus noble, Brunswick se mit à la tête d’un bataillon de, grenadiers et le mena l’épée à la main contre les maisons d’Hassenhausen. Une balle le renversa blessé à mort. Presque au même moment, le général Schmettau, qui déjà grièvement blessé avait voulu rester au feu, fut tué, le vieux maréchal Mollendorf reçut une blessure et le général Wartensleben eut son cheval tué sous lui.

Les Prussiens plièrent sur tous les points et se reformèrent en ligne à environ 1 500 mètres à l’Ouest-Sud de Hassenhausen, la gauche à Poppel, le centre à Tauchwitz, la droite en avant de Rehausen. Il semble qu’il y eut un court arrêt dans l’action. Davout rassemblait ses troupes. Le roi de Prusse, devenu par la mort de Brunswick commandant effectif de son armée, allait-il reprendre l’attaque avec ses trois divisions décimées et démoralisées et deux divisions de réserve qui approchaient, ou employer ces forces nouvelles à couvrir sa retraite ? Comme il hésitait, sa résolution fut brusquée par Davout, qui passa très vite de la défensive à l’offensive. Il pousse ses troupes qui sont toutes de cœur avec lui pour aller de l’avant. La division Morand s’avance la gauche vers Rehausen ; au centre, Gudin débouchant de Hassenhausen chasse les derniers défenseurs du hameau de Tauchwitz. Priant, à la droite, assaille Poppel où il fait mettre bas les armes à un millier d’hommes.

Nouveau recul de l’armée prussienne, dont le gros se replie en bon ordre et à pas comptés dans la direction Sud-Ouest vers Auerstædt. À peu près à mi-chemin d’Hassenhausen à Auerstapdt, le terrain s’incline vers un vallon où coule un ruisseau et se relève au-delà en deux collines jumelles dont la ville de Gernstadt occupe le col. Sur ces hauteurs, la réserve prussienne de Kalkreuth se tenait déployée en bataille, sa droite à l’Est du village, sa gauche à l’Ouest se prolongeant jusque vers Lissorf. C’étaient deux fortes divisions d’infanterie et vingt-cinq escadrons de cuirassiers et de dragons à qui Blücher venait de rallier une assez grosse fraction de sa cavalerie en retraite. La position était favorable et, en réunissant à la réserve de Kalkreuth les troupes qui se repliaient de Hassenhausen, l’état-major prussien aurait pu mettre encore en ligne une troupe deux fois supérieure à celle de Davout. L’action de troupes fraîches contre le petit corps français qui marchait et combattait depuis le point du jour donnait aussi une probabilité de succès. Les Prussiens pouvaient prendre la revanche des défaites subies le matin et changer leur retraite en victoire. Blücher conseilla de recommencer la bataille et s’offrit à l’engager par une attaque à fond de toute la cavalerie. Le Roi acquiesça à l’idée de Blücher qui partit pour former ses escadrons, mais presque aussitôt il le fit rappeler. Frédéric-Guillaume était brave. Comme tous ses généraux, il avait donné maintes fois dans cette journée l’exemple du plus grand courage en se portant souvent au plus fort du feu. Mais il était démoralisé par la mort de Brunswick, par les échecs de son infanterie devant Hassenhausen et surtout par l’infractuosité des charges de sa cavalerie qu’il avait toujours jugée irrésistible. Il se résigna à prescrire une retraite sur Weimar par Auerstaedt. Le général Kalkreuth, avec ses deux divisions fraîches et sa cavalerie, resterait en position le plus longtemps possible pour couvrir le mouvement. D’ailleurs le Roi croyait la défaite réparable. Sans nulle nouvelle encore du prince de Hohenlohe, il ne savait rien de ce qui se passait aux abords d’Iéna, et il espérait livrer une seconde bataille en avant de Weimar, le lendemain ou le surlendemain, avec ses deux armées réunies.

La réserve de Kalkreuth (divisions Kuhnheim et Arnim, et 25 escadrons) ne tarda pas à être assaillie. Davout et ses soldats poursuivaient leur offensive avec un élan égal à la fermeté qu’ils avaient mise dans leur défensive. Ils voulaient avoir le plus qu’ils pourraient de l’ennemi. La division Arnim, formant la gauche prussienne à Gernstadt et au Nord-Ouest de ce village, est débordée par Friant et attaquée de front par Gudin. Elle cède le terrain en abandonnant 22 pièces de canon et est poursuivie jusqu’à Eckardtsberge. La division Kuhnheim, en position au Sud-Est de Gernstadt, est attaquée de flanc par Morand surgissant du vallon de Rehaussen, et, après une rude résistance, se replie avec une grosse fraction de la cavalerie. C’est au cours de ce terrible assaut que le général Dobilly fut tué d’un coup de mitraille. C’est là aussi qu’un soldat du 61e, nommé Péré et que ses camarades, sans doute à cause de sa ressemblance physique avec Napoléon, avaient surnommé l’Empereur, vit sa compagnie hésiter à gravir les rampes sous le feu ardent. Il se porta seul en avant, criant : « Mes amis, suivez l’Empereur, » et entraîna tout le monde. Ce trait, dit Davout, lui valut la Légion d’honneur et le grade de caporal.

Les Prussiens de Kuhnheim tentèrent de tenir dans Auerstædt. Mais Davout fit incendier le village à coups d’obus, et ils durent l’évacuer. Le combat cessa vers cinq heures. Le maréchal bivouaqua au milieu de ses troupes près d’Auerstædt en flammes.

Jusque vers cette heure-là, la retraite de l’armée de Brunswick dont les différens corps se repliaient sur Weimar, par Auerstædt, Reussdorf, Wiekerstedt, s’était opérée en assez bon ordre, sinon sans très grosses pertes, puisque Davout avait fait plus de 3 000 prisonniers, pris presque toute l’artillerie et tué ou blessé 10 000 hommes, dont 324 officiers. Mais au Sud-Ouest d’Apolda, où Bernadotte venait seulement d’arriver de Dornburg en se promenant tranquillement, ils se heurtèrent aux débris de l’armée de Hohenlohe poursuivis par la cavalerie de Murat. La rencontre des deux masses prussiennes causa parmi elles une abominable confusion. Ironie du destin, ces deux armées dont les chefs n’avaient pas su préparer la concentration pour la bataille se réunirent dans la déroute, mais elles étaient en miettes. Sous les sabres de la cavalerie acharnée contre eux, les Prussiens coururent éperdument vers Weimar, où Murat entra en même temps queux, et d’où ils continuèrent leur fuite rapide les ans sur Erfurth, les autres sur Buttelstedt. Le Roi, avec quelques escadrons, réussit à gagner Sommerda, à8 lieues au Nord de Weimar. La reine Louise, jalouse de parader au milieu des troupes, avait quitté Weimar le matin avec lui et avait été acclamée par les officiers et les soldats. Mais, sur les représentations et les instances de Brunswick qui craignait qu’elle ne s’exposât à trop de dangers, elle consentit à rentrer à Weimar, d’où elle s’enfuit tout en larmes, vers quatre heures de l’après-midi, aux premières nouvelles de la terrible défaite.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Voyez la Revue du 1er août.