La Bibliothèque de mon oncle (Nerval)

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Œuvres complètes de Gérard de Nerval
Michel Lévy frères (IV. Les Illuminés. Les Faux Saulniersp. 1-2).


LA BIBLIOTHÈQUE DE MON ONCLE


Il n’est pas donné à tout le monde d’écrire l’Éloge de la Folie ; mais sans être Érasme, ou Saint-Evremond, on peut prendre plaisir à tirer du fouillis des siècles quelque figure singulière qu’on s’efforcera de rhabiller ingénieusement, à restaurer de vieilles toiles, dont la composition bizarre et la peinture éraillée font sourire l’amateur vulgaire.

Dans ce temps-ci, où les portraits littéraires ont quelque succès, j’ai voulu peindre certains excentriques de la philosophie. Loin de moi la pensée d’attaquer ceux de leurs successeurs qui souffrent aujourd’hui d’avoir tenté trop follement ou trop tôt la réalisation de leurs rêves. Ces analyses, ces biographies furent écrites à diverses époques, bien qu’elles dussent se rattacher à la même série.

J’ai été élevé en province, chez un vieil oncle qui possédait une bibliothèque formée en partie à l’époque de l’ancienne révolution. Il avait relégué depuis dans son grenier une foule d’ouvrages, — publiés la plupart sans noms d’auteur sous la Monarchie, ou qui, à l’époque révolutionnaire, n’ont pas été déposés dans les bibliothèques publiques. — Une certaine tendance au mysticisme, à un moment où la religion officielle n’existait plus, avait sans doute guidé mon parent dans le choix de ces sortes d’écrits : il paraissait avoir depuis changé d’idées, et se contentait, pour sa conscience, d’un déisme mitigé.

Ayant fureté dans sa maison jusqu’à découvrir la masse énorme de livres entassés et oubliés au grenier, — la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles, — j’ai, tout jeune, absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l’âme ; et, plus tard même, mon jugement a eu à se défendre contre ces impressions primitives.

Peut-être valait-il mieux n’y plus penser : mais il est bon, je crois, de se délivrer de ce qui charge et qui embarrasse l’esprit. Et puis, n’y a-t-il pas quelque chose de raisonnable à tirer même des folies, ne fût-ce que pour se préserver de croire nouveau ce qui est très ancien ?

Ces réflexions m’ont conduit à développer surtout le côté amusant et peut-être instructif que pouvait présenter la vie et le caractère de mes excentriques. — Analyser les bigarrures de l’âme humaine, c’est de la physiologie morale ; — cela vaut bien un travail de naturaliste, de paléographe, ou d’archéologue ; je ne regretterais, puisque je l’ai entrepris, que de le laisser incomplet.

L’histoire du xviiie siècle pouvait sans doute se passer de cette annotation ; mais elle y peut gagner quelque détail imprévu que l’historien scrupuleux ne doit pas négliger. Cette époque a déteint sur nous plus qu’on ne le devait prévoir. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? — Qui le sait ?

Mon pauvre oncle disait souvent : « Il faut toujours tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. »

Que devrait-on faire avant d’écrire ?