Le Parnasse contemporain/1869/La Canotière

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 185-188).




ANTONY VALABRÈGUE

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LA CANOTIÈRE


Quand le canot partit, en laissant un frisson
Aux feuillages du bord qui pendaient sur l’eau claire,
Elle chantait un air indolent de chanson,
Et nos voix répétaient le refrain populaire.

Elle semblait, dans son costume rouge & noir,
Vêtue étrangement & mise en canotière,
Une baigneuse au corps lassé qui vient s’asseoir
Sur le bateau tremblant qu’elle incline à l’arrière.

Autour de nous tombaient des filets de pêcheurs ;
On entendait les bruits d’un tir couvert de planches ;
Près du mur peint en bleu d’un débit de liqueurs,
Des bains flottants longeaient le rang des maisons blanches.


Elle dit tout d’un coup : « J’étais hier au bal ;
Je portais en dansant ma robe violette ;
J’avais un éventail pailleté de métal ;
Je cachais des parfums de musc dans ma toilette.

On ne trouve donc plus parmi ses cavaliers
Quelqu’un que l’on attire à des offres discrètes ;
Je n’ai rien bu dans les bosquets particuliers,
À peine si l’on m’a roulé des cigarettes.

Ah ! les bals sont finis, & je pars volontiers.
J’ai quitté ce matin Paris pour la campagne ;
Je suis avec des gens qui font les canotiers ;
Ils vont à Bougival, & je les accompagne.

Hé ! vous, mes mariniers, quand viendra le dîner,
J’ai grand’peur du repas qu’on cherche à l’aventure,
Quel festin délicat me ferez-vous donner ?
Il ne me suffit pas d’avoir une friture.

Boirons-nous au dessert du champagne frappé ?
Quelque fine liqueur me sera-t-elle offerte ?
Pour vous suivre en bateau, mon jupon est trempé,
Et je vais me tacher en foulant l’herbe verte. »

Le fleuve où nous glissions, conduits par le courant,
Mêlait à ses fraîcheurs un parfum de la rive ;
Un vent léger sur l’eau passait, nous pénétrant
De quelque odeur de fleurs lointaine & pourtant vive.


Nos rames rejetaient de leur sourd battement
Comme un bruit qui s’afflige au sillon que l’eau creuse ;
Le fleuve, qui souffrait, sonnait plaintivement ;
Nos avirons semblaient meurtrir l’eau douloureuse.

Et le large silence épars autour de nous,
Dans le ciel assoupi, dans la plaine dormante,
Comme en un bercement mélancolique & doux,
Portait ce bruit souffrant de l’eau qui se lamente.

Elle reprit d’un ton plus aigre dans la voix :
« Qu’ai-je donc aujourd’hui ? je ne sais quoi m’oppresse ;
Quelque chose m’irrite & m’énerve à la fois ;
Quand je suis en canot, j’éprouve une tristesse.

J’étais mieux à Paris ; je veux partir ce soir.
Ramenez-moi, messieurs, au bal que je regrette ;
Au bruit des instruments, je veux encor me voir
Entrer dans une danse en robe violette.

J’emporterai d’ici des fleurs pour mes cheveux :
J’aime les fleurs dans mes cheveux, quand je m’habille.
Je ne mettrai qu’un peu de noir près de mes yeux :
L’air m’a fait le teint vif sans que je me maquille.

Les danseurs me diront, penchés en m’invitant :
Danseras-tu ce soir avec nous, belle fille ?
Et moi, n’écoutant pas, distraite & m’éventant,
J’accepterai parfois seulement un quadrille.


À moi, les jeunes gens ! qui me fait vis-à-vis ?
Je vous reviens de loin : retour de canotage !
Mais consolez-moi donc des gens que j’ai suivis,
Et je ne repars plus ; c’est mon dernier voyage ! »

Sa toque retombait sur ses yeux ennuyés ;
Son col blanc chiffonnait les plis de sa dentelle ;
Sa main gauche étendait sur l’eau ses doigts mouillés.
Et l’autre nous frappait du bout de son ombrelle.

Nous la laissions parler, étant peu soucieux
D’arrêter le caprice expansif d’une femme ;
Nous nous sentions saisis, dans nos rêves joyeux,
D’un amour pour l’eau pure où plongeait notre rame.

L’eau semble jeune encore ; elle est restée enfant.
Depuis qu’elle a jailli de sa source divine
Couchée en son lit clair, sa fraîcheur la défend ;
Elle ne vieillit pas, dans sa course enfantine.

Et cette pureté dure sans se ternir :
Le sol vert se flétrit sous le froid qui le blesse.
L’arbre d’avril jaunit quand l’hiver va venir ;
L’eau conserve toujours sa limpide jeunesse.