La Case de l’oncle Tom/Ch XX

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 285-312).

CHAPITRE XX

Suite des expériences et opinions de miss Ophélia.


« Tom, il est inutile de mettre les chevaux, je ne sortirai pas.

— Pourquoi, miss Éva ?

— Ces choses m’entrent dans le cœur, Tom, dit Éva ; elles m’y entrent si avant ! répéta-t-elle d’un air grave ; non, je ne sortirai pas. » Et laissant Tom, elle rentra dans la maison.

Peu de jours après, une autre femme vint à la place de Prue apporter des biscottes. Miss Ophélia était à la cuisine.

« Eh Seigneur ! s’écria Dinah, qu’est-ce que Prue a donc attrapé ?

— Prue ne reviendra plus, dit mystérieusement la femme.

— Pourquoi ? demanda Dinah ; elle n’est pas morte ?

— Nous ne le savons pas au juste. Elle est en bas, dans la cave, » répliqua la femme, jetant un coup d’œil du côté de miss Ophélia. Celle-ci choisit les biscottes, et Dinah suivit la porteuse dehors.

« Qu’a donc Prue ? »

La femme, qui semblait partagée entre le désir de parler et une certaine crainte, répondit à voix basse :

« Eh bien ! vous ne le direz à personne : Prue s’est encore grisée ; — ils l’ont descendue dans la cave ; ils l’y ont laissée tout le jour, — et je leur ai entendu dire que les mouches s’étaient mises après elle, et elle est morte ! »

Dinah leva les mains au ciel ; elle se retourna, et aperçut à ses côtés la figure aérienne d’Évangeline : ses grands yeux mystiques étaient dilatés d’horreur, et le sang avait abandonné ses joues et ses lèvres.

« Dieu nous bénisse ! miss Éva se trouve mal ! À quoi que je pensais de lui laisser entendre ça ! Son papa va être comme fou !

— Je ne me trouverai pas mal, dit l’enfant avec fermeté. Et pourquoi ne l’entendrais-je pas ? Ce n’est pas si douloureux pour moi de l’entendre que pour la pauvre Prue de l’endurer.

— Seigneur bon Dieu ! de pareilles histoires sont pas faites pour de gentilles et délicates demoiselles comme vous ! — y aurait de quoi les tuer ! »

Éva soupira et remonta l’escalier à pas lents.

Miss Ophélia s’enquit de ce qui était arrivé : Dinah le lui conta à sa façon prolixe, et Tom ajouta ce qu’il avait appris de la malheureuse femme, le matin où il l’avait suivie.

« C’est une chose abominable, horrible ! s’écria-t-elle, comme elle entrait dans le salon où Saint-Clair lisait le journal.

— Quelle nouvelle iniquité y a-t-il encore sous le soleil ? demanda-t-il.

— Quelle iniquité ?… ces misérables ont fait mourir Prue sous le fouet ! » Et elle commença le récit avec vivacité, en insistant sur les détails.

« Je pensais que cela finirait ainsi un jour ou l’autre, dit Saint-Clair, continuant de lire son journal.

— Vous le pensiez !… et n’allez-vous pas faire quelque chose ? N’y a-t-il pas des magistrats qui puissent intervenir, faire une enquête ?

— On suppose généralement que l’intérêt du propriétaire est une garantie suffisante pour la propriété. S’il plaît aux gens de se ruiner, je ne sais trop qu’y faire. Il parait que la pauvre créature s’enivrait et volait, ce qui ne contribuera pas à exciter les sympathies en sa faveur.

— Mais c’est infâme ! — c’est odieux, Augustin ! cela crie vengeance contre vous !

— Ma chère cousine, je n’y suis pour rien, et n’y puis rien. La chose eût-elle dépendu de moi, je l’aurais empêchée. Si des gens bornés et brutaux suivent leurs instincts grossiers, que voulez-vous que j’y fasse ? Ils ont un pouvoir absolu : ce sont des despotes irresponsables. À quoi servirait d’intervenir ? Il n’y a pas de lois applicables à de pareils cas. Le mieux est donc de fermer les yeux et les oreilles, et de laisser passer. C’est l’unique ressource qui nous reste.

— Comment pouvez-vous fermer vos yeux et vos oreilles ? Comment pouvez-vous laisser passer de pareilles choses !

— Ma chère enfant, comment espérer mieux ? voilà toute une classe avilie, irritante, indolente par nature, livrée, sans contrat ni conditions, aux mains de ceux dont se compose la majorité de notre monde : gens peu scrupuleux, sans nulle habitude de se dominer, qui ne sont pas même éclairés sur leurs propres intérêts, — et c’est le cas de la plus grande moitié du genre humain. Dans une république ainsi organisée, que peut faire un homme d’honneur, sinon fermer les yeux tant fort qu’il peut, et se cuirasser le cœur ? Je ne peux pas acheter chaque pauvre misérable que je rencontre. Je ne puis pas m’ériger en chevalier errant, et entreprendre de redresser chaque tort individuel dans une ville comme celle-ci. Tout ce que je puis, c’est de m’en tenir à l’écart. »

La belle figure de Saint-Clair s’assombrit un moment, il prit l’air soucieux ; mais, évoquant presque aussitôt un gai sourire, il dit :

« Allons, cousine, ne restez pas là debout comme une des inflexibles parques. — Vous n’avez fait qu’appliquer votre œil au trou du rideau, qu’entrevoir ce qui se passe, sous une forme ou sous l’autre, dans le monde entier. Si nous voulions sonder toutes les lugubres profondeurs de la vie, nous n’aurions plus le cœur à rien. Je vous l’ai déjà dit, c’est aussi périlleux que d’examiner de trop près les mystères de la cuisine de Dinah. » Saint-Clair se rejeta en arrière sur le sofa, et se replongea dans son journal.

Miss Ophélia s’assit, tira son ouvrage, et se mit à tricoter avec la verve de l’indignation : elle se taisait ; mais le feu couvait au dedans ; enfin, il éclata :

« Je vous dis, Augustin, que si vous pouvez prendre votre parti de semblables choses, moi, je ne le puis. C’est abominable à vous de défendre un pareil système ! — voilà mon avis.

— Quoi ? dit Saint-Clair en levant les yeux. Encore !…

— Je répète que c’est tout à fait abominable à vous de défendre un tel système ! s’écria miss Ophélia avec une chaleur croissante.

Moi, le défendre ! qui a jamais dit que je le défendais ?

— Certainement, vous le défendez, — vous tous, — vous autres gens du Sud ! sinon pourquoi auriez-vous des esclaves ?

— Êtes-vous assez innocente, ma chère cousine, pour supposer que personne en ce monde ne fait que ce qu’il croit être bien ? vous-même n’avez-vous jamais rien fait, ne faites-vous jamais rien qui s’écarte de la droite ligne ?

— Si cela m’arrive, je m’en repens, j’espère, dit miss Ophélia faisant jouer ses aiguilles avec énergie.

— Moi aussi, reprit Saint-Clair en pelant une orange ; je passe ma vie à me repentir.

— Pourquoi continuez-vous alors ?

— N’avez-vous jamais continué de faire mal, après vous être repentie, ma bonne cousine ?

— Peut-être ; quand la tentation était très-forte, dit miss Ophélia.

— Eh bien ! pour moi aussi la tentation est forte, reprit Saint-Clair. C’est là que gît la difficulté.

— Mais, du moins, je suis toujours résolue à rompre avec le mal, et j’y tâche.

— J’ai pris la même résolution plus de cent fois depuis dix ans ; mais je ne sais comment cela se fait, je n’en suis pas plus avancé. Vous êtes-vous débarrassée de tous vos péchés, vous, cousine ?

— Cousin Augustin, dit miss Ophélia avec sérieux en interrompant son tricot, vous avez sans doute raison de réprouver mes erreurs. Je sais que tout ce que vous dites est vrai, — personne ne le sent plus que moi ; mais il me semble, cependant, qu’il y a quelque différence entre nous. Je crois que je me couperais la main droite plutôt que de continuer à faire, de jour en jour, ce que je juge être mal. Ma conduite, il est vrai, n’est pas toujours d’accord avec ma profession de foi, et c’est en quoi je mérite votre blâme.

— Maintenant, cousine, dit Augustin s’asseyant sur le parquet, et posant sa tête sur les genoux de miss Ophélia, n’y mettez pas tant de solennité ! Vous savez que j’ai toujours été un impertinent garçon, un franc vaurien, j’aime à vous taquiner, — voilà tout, — pour vous voir un peu en colère. Je vous crois parfaite, d’une bonté désespérante ! Rien que d’y penser, m’énerve, me tue presque !

— Mais il s’agit d’un sujet grave, mon cher enfant, mon Auguste, reprit miss Ophélia posant sa main sur le front du jeune homme.

— Dites lugubre ! et je ne peux jamais parler sérieusement quand il fait chaud. Avec les moustiques et le reste, impossible de prendre l’essor vers les sublimes hauteurs de la morale. Mais, j’y pense, dit Saint-Clair se relevant tout à coup, voilà une théorie toute trouvée ! Je comprends maintenant pourquoi les peuples du Nord sont plus vertueux que ceux du Sud, — je saisis les causes et les effets.

— Oh ! Augustin, vous êtes un vrai brise-raison !

— Le suis-je ? eh bien, je l’admets. Mais, par extraordinaire, je veux être sérieux ; passez-moi cette corbeille d’oranges. — Si je fais cet effort, tenez-vous prête à me « faire revenir le cœur avec du vin, et faites-moi une couche de pommes[1]. » — À présent, dit Augustin en tirant à lui la corbeille, je commence : Lorsque, dans le cours des événements humains, un homme juge nécessaire de tenir captifs deux ou trois douzaines de ses semblables, vers de terre comme lui, une certaine déférence pour les préjugés de la société exige…

— Je ne vois pas que vous deveniez plus sérieux, dit miss Ophélia.

— Attendez ! j’y arrive. Vous allez voir. Le fait est, cousine, dit-il, sa belle figure prenant tout à coup une expression grave et réfléchie, que, sur cette question abstraite de l’esclavage, il ne peut y avoir, à mon sens, qu’une seule opinion. Les planteurs, qui en tirent de l’argent, — les hommes d’église, qui veulent plaire aux planteurs, — les politiques, qui s’en servent pour gouverner, — peuvent fausser la langue et plier la morale à un degré qui émerveillera le monde ; ils peuvent enrôler à leur service la nature, la Bible, et qui sait encore quoi ! mais, après tout, ni eux ni le monde n’en croient une syllabe. Bref, la chose vient du diable ; et, à mon avis, c’est un assez joli échantillon de ce qu’il sait faire. »

Miss Ophélia cessa de tricoter et le regarda toute surprise. Saint-Clair paraissait jouir de son étonnement.

« Vous ouvrez de grands yeux ! Puisque vous m’avez mis sur ce chapitre, j’en aurai le cœur net. Cette institution maudite, maudite de Dieu, maudite de l’homme, quelle est-elle ? Dépouillez-la de tous ses ornements, pénétrez à la racine et au cœur, qu’y trouvez-vous ? parce que mon frère Quashy[2] est ignorant et faible — et que je suis intelligent et fort, — parce que je sais comment m’y prendre, et que je le peux, il m’est loisible de lui voler tout ce qu’il a, de le garder, et de ne lui donner que ce qui me convient. Ce qui est trop pénible, trop sale, trop déplaisant pour moi, sera de droit la besogne de Quashy. Parce que je n’aime pas à travailler, Quashy travaillera ; — parce que le soleil me brûle, Quashy endurera l’ardeur du soleil. Quashy gagnera l’argent, je le dépenserai. Quashy se couchera dans les mares du chemin, afin que je passe à pied sec. Quashy fera ma volonté, non la sienne, tous les jours de sa vie, avec la chance de gagner le ciel à la fin, si je le juge convenable. Voilà, en résumé, tout ce qu’est l’esclavage. Je défie qui que ce soit de lire notre Code noir, tel qu’il existe dans nos livres de lois, et d’en tirer autre chose. On parle des abus de l’esclavage ! hâblerie. La chose elle-même est l’essence de tout abus. Et si la terre ne s’enfonce pas sous nous, comme Sodome et Gomorrhe, c’est que nous en usons encore d’une façon discrète. Moitié par pitié, moitié par honte, parce que nous sommes des hommes nés de femmes, et non des bêtes sauvages, la plupart d’entre nous ne se servent pas, — n’osent pas se servir du terrible pouvoir que nos impitoyables lois mettent entre nos mains. Celui qui va le plus loin, celui qui fait le pire, reste encore dans les limites que la loi lui assigne. »

Saint-Clair s’était levé, et cédant à son exaltation, il marchait à pas précipités. Son beau visage, d’une pureté de ligne grecque, brûlait du feu de l’indignation. Ses grands yeux bleus flamboyaient, et ses gestes se passionnaient à son insu. Miss Ophélia ne l’avait jamais vu ainsi ; elle le contemplait en silence.

« Je vous déclare, dit-il, s’arrêtant tout à coup devant sa cousine, — mais que sert de sentir, que sert de parler ? — je vous déclare qu’il y a eu des moments où j’ai pensé que si le pays venait à être englouti, avec toutes ses iniquités et toutes ses misères, je disparaîtrais de bon cœur avec lui. Lorsque, pendant mes tournées de propriétaire, pendant mes voyages sur les fleuves à bord de nos bateaux, j’ai rencontré quelque brute, ignoble, dégoûtante, indigne du nom d’homme, et que je me suis dit : Nos lois l’autorisent à devenir le despote absolu d’autant de créatures humaines qu’il en peut acheter avec l’argent du vol, de la fraude ou du jeu, — quand j’ai vu de pareils êtres en souveraine possession de faibles enfants, de jeunes filles, de femmes, — j’ai été tenté de maudire mon pays, de maudire ma race !

— Augustin ! Augustin ! vous en avez assez dit, certes. De ma vie je n’ai rien entendu de semblable, même dans le Nord.

— Dans le Nord, dit Saint-Clair changeant tout à coup d’expression, et reprenant son ton habituel d’insouciance. Pouah ! vos gens du Nord ont le sang glacé. Vous êtes froids en tout. Vous ne pouvez vous décider à maudire à tort et à travers comme nous, une fois que nous nous y mettons.

— Mais, reprit miss Ophélia, la question est…

— Oui, assurément, la question est — et c’est une diable de question ! — comment en êtes-vous venus à cet excès de souffrance et de mal ? Eh bien, je vous répondrai avec les bonnes vieilles paroles que vous aviez coutume de m’enseigner les dimanches : « J’y suis venu par le péché originel. » Mes esclaves étaient ceux de mon père, et qui plus est, ceux de ma mère ; maintenant ils sont miens, eux et leur descendance, qui ne laisse pas que d’être un item assez considérable. Mon père, vous le savez, arriva du Nord : il était précisément de la même trempe que le vôtre, — un vieux Romain, énergique, droit, doué d’une âme noble et d’une volonté d’acier. Votre père s’établit dans la Nouvelle-Angleterre pour régner sur des rocs, des pierres, et forcer la nature de pourvoir à son existence ; le mien s’établit dans la Louisiane pour régner sur des hommes, des femmes, et les forcer de pourvoir à sa vie.

« Ma mère, poursuivit Saint-Clair se levant, et s’arrêtant à l’autre bout de la chambre devant un portrait, qu’il contempla avec une vénération fervente, ma mère était divine ! Ne me regardez pas ainsi ! — Vous savez ce que je veux dire. Elle pouvait être de race mortelle, mais jamais je n’ai pu découvrir en elle une trace de faiblesse humaine ou d’erreur ; et tous ceux qui se la rappellent, esclaves ou hommes libres, serviteurs ou amis, en disent autant. Eh bien, cousine, depuis des années cette mère s’est dressée, seule, entre moi et l’abîme d’une complète incrédulité. Elle était une incarnation de l’Évangile ; une preuve vivante de sa vérité, un être inexplicable et inexpliqué, autrement que par la foi. Ô mère ! mère ! » dit Saint-Clair, joignant les mains avec transport : puis, réprimant son émotion, il revint s’asseoir sur l’ottomane et continua :

« Nous étions jumeaux mon frère et moi. On prétend que les jumeaux doivent se ressembler ; nous, nous différions de tous points. Il avait les yeux noirs et ardents, des cheveux d’ébène, un profil romain très-accentué, un teint brun et robuste. J’avais les yeux bleus, les cheveux blonds, la ligne grecque, le teint blanc et délicat. Il était actif et observateur ; j’étais rêveur et indolent. Généreux envers ses amis et ses égaux, il était orgueilleux, dominateur, arrogant avec les inférieurs, et impitoyable pour tout ce qui prenait parti contre lui. Tous deux nous avions le respect de la vérité : lui, par hauteur et par courage ; moi, par amour de l’idéal. Nous nous aimions comme s’aiment les garçons, par accès et par éclipses. Il était le favori de mon père ; j’étais celui de ma mère.

« J’avais sur tous les sujets possibles une sensibilité maladive, une intensité de sensations, que mon père et mon frère ne comprenaient pas le moins du monde, et avec lesquelles ils ne pouvaient sympathiser. Il en était autrement de ma mère. Quand je m’étais querellé avec Alfred, et que mon père me regardait d’un œil sombre, j’avais coutume d’aller la trouver dans sa chambre, et de m’asseoir près d’elle. Je me rappelle son attitude, ses joues pâles, ses yeux profonds, doux et sérieux, ses vêtements blancs ; — elle portait toujours du blanc, — et je pensais à elle quand je lisais, dans l’Apocalypse, la description des saints revêtus de robes de fin lin d’une blancheur éblouissante. Elle avait du génie pour beaucoup de choses, mais surtout en musique. Souvent assise devant son orgue, elle jouait les beaux et majestueux airs de l’Église catholique ; elle les chantait de sa voix d’ange ; et j’appuyais ma tête sur ses genoux, je pleurais, je sentais, je rêvais, — sans bornes ni mesure, — des choses pour lesquelles je n’avais point de mots.

« En ces jours-là, cette question de l’esclavage n’avait jamais été soulevée, discutée, comme maintenant. Personne n’y voyait de mal.

« Mon père était né aristocrate. Je me figure que, dans quelque préexistence, il avait occupé un haut rang parmi les esprits qui composent la hiérarchie céleste, et qu’il en avait gardé l’orgueil ; tant cet orgueil de cœur était inné et incarné en lui, quoiqu’il fût originairement d’une famille pauvre et nullement noble. Mon frère était créé à son image.

« Or, un aristocrate, comme vous savez, n’a, dans le monde entier, aucune sympathie humaine, par delà une certaine limite sociale. En Angleterre, cette limite s’arrête à certain point ; dans l’empire Birman à tel autre ; en Amérique, à un autre encore ; mais l’aristocrate de ces divers pays ne la franchit jamais. Ce qui serait abus, détresse, injustice dans sa propre classe, devient dans une autre une froide nécessité. La ligne de démarcation de mon père était la couleur. Jamais il n’y eut homme plus juste, plus généreux parmi ses égaux ; mais il considérait le nègre, à travers toutes les dégradations possibles de nuance, comme un lien intermédiaire entre l’homme et la brute, et basait sur cette hypothèse toutes ses idées de justice et de générosité. Je présume que si on lui eût demandé, à brûle-pourpoint : « Croyez-vous que ces gens-là aient des âmes immortelles ? » il eût fini, après quelques « hem ! ha ! » par répondre : « Oui. » Mais mon père n’était pas homme à se troubler beaucoup de spiritualisme. Tous ses sentiments religieux se bornaient à vénérer Dieu, comme le chef suprême et accepté des hautes classes.

« Mon père occupait environ cinq cents nègres. Il était inflexible, exigeant, pointilleux en affaires : tout devait marcher par système, avec une exactitude rigoureuse. Maintenant, si vous mettez en ligne de compte que cette précision mathématique était exigée d’une bande d’esclaves paresseux, pillards, désordonnés, qui, de leur vie, n’avaient eu pour stimulant que le désir d’esquiver le travail et « d’escroquer le temps, » comme vous dites, vous autres gens de Vermont, vous comprendrez qu’il dut se passer sur la plantation nombre de choses des plus horribles et des plus douloureuses pour un enfant sensitif comme moi.

« De plus, il y avait un commandeur, — grand, efflanqué, muni de deux poings vigoureux, renégat de l’État de Vermont (pardonnez, chère cousine), qui, après avoir fait un apprentissage régulier d’endurcissement et de brutalité, prenait ses degrés dans la pratique. Ma mère n’avait jamais pu le souffrir, ni moi non plus ; mais il exerçait sur mon père un très-grand ascendant, et cet homme était le despote absolu du domaine.

« J’étais alors un petit garçon ; j’avais le même amour que j’ai encore pour toutes choses humaines, — une sorte de passion pour l’étude de l’humanité, sous n’importe quelle forme. Je fréquentais les cases, je me glissais dans les cultures, parmi les travailleurs, dont j’étais naturellement le grand favori : toute espèce de plaintes, de griefs, m’arrivaient aux oreilles ; je les rapportais à ma mère, et à nous deux nous formions une sorte de comité pour le redressement des torts. Nous avions empêché et réprimé beaucoup de cruautés, et nous nous félicitions d’avoir fait tant de bien, lorsque, comme il arrive souvent, mon zèle outrepassa les bornes. Stubbs se plaignit de ne pouvoir plus gouverner les esclaves, et menaça d’abandonner son poste. Bien que tendre et indulgent mari, mon père ne reculait jamais devant ce qu’il jugeait nécessaire. Il posa son pied, comme un roc, entre nous et les travailleurs des champs. Il signifia à ma mère, dans un langage parfaitement respectueux, mais très-positif, qu’elle était entièrement maîtresse des serviteurs du dedans, mais qu’elle n’eût pas à se mêler de ceux du dehors. Il la respectait plus qu’aucun être vivant ; mais il en eût dit autant à la Vierge Marie si elle eût entravé son système.

« J’entendais quelquefois ma mère raisonner avec lui, et s’efforcer d’éveiller ses sympathies. Il écoutait ses plus touchants appels avec une politesse désespérante. « Tout aboutit à ceci, disait-il : dois-je renvoyer Stubbs ou le garder ? Stubbs est la ponctualité, l’honnêteté même, un homme d’affaires essentiel, et aussi humain que la plupart des gens. Nous ne pouvons avoir la perfection ; si je le garde, je dois maintenir son administration dans son ensemble, quand même il se passerait, de temps à autre, des choses exceptionnelles. Tout gouvernement implique une sévérité nécessaire. On ne peut juger les règles générales d’après les cas particuliers. » Mon père semblait considérer cette dernière maxime comme une décision souveraine en matière de cruauté. Après l’avoir prononcée, il s’étendait ordinairement sur le sofa, en homme qui en a fini des affaires, et qui se dispose à faire un somme, ou à lire le journal, selon l’occasion.

« Le fait est que mon père avait de la vocation pour être homme d’État. Il eût partagé la Pologne aussi aisément qu’une orange, ou foulé systématiquement aux pieds la pauvre Irlande, sans le moindre scrupule. Enfin, ma mère céda, en désespoir de cause. On ne saura qu’au jour du Jugement Dernier ce que de nobles et sensitives natures comme la sienne ont souffert de leur impuissance, plongées dans ce gouffre d’injustice et de cruauté, dont elles comprennent seules les ténébreuses horreurs. Pour ces âmes d’élite, notre monde est un enfer anticipé ! Que lui restait-il, à elle ? ses enfants, et la consolation de les élever dans ses vues, avec ses sentiments. Eh bien, après tout ce qu’on a dit de l’éducation, l’homme demeure ce qu’il est par nature, et rien de plus. Alfred était aristocrate au berceau ; à mesure qu’il grandit, toutes ses sympathies, tous ses raisonnements prirent cette direction, et les exhortations de ma mère furent jetées aux vents. Elles pénétrèrent, au contraire, profondément en moi. Jamais elle ne contredisait ouvertement ce que disait mon père ; jamais elle ne semblait différer d’avis avec lui ; mais elle burinait au fond de mon âme, en caractères de feu, de toute la force de sa noble et ferme conviction, l’idée de l’excellence suprême de l’âme humaine. Je la regardais en face avec un respect mêlé d’effroi, lorsque, me montrant le ciel étoilé, elle me disait : « Vois-tu, Auguste ! toutes ces étoiles s’éteindront, mais l’âme du plus pauvre, du dernier de nos esclaves, leur survivra. — L’âme vit autant que Dieu ! »

« Elle avait quelques vieux tableaux, un entre autres qui représentait Jésus guérissant un aveugle. Ils étaient très-beaux, et me faisaient une vive impression. « Regarde, Auguste, disait-elle ; l’aveugle était un mendiant, pauvre, repoussant à voir ; c’est pourquoi il ne voulut pas le guérir de loin ! il l’appela, et apposa ses mains sur lui. Rappelle-toi cela, mon enfant. » Ah ! s’il m’eût été donné de grandir près d’elle, elle m’eût élevé à je ne sais quel degré d’enthousiasme. — J’aurais pu devenir un saint, un réformateur, un martyr. — Mais, hélas ! hélas ! je la quittai que je n’avais que treize ans, et je ne l’ai plus revue ! »

Saint-Clair se cacha la figure dans ses mains, et se tut pendant quelques minutes. Enfin il releva la tête, et poursuivit :

« Quelle pauvre et mesquine prétention que la vertu humaine ! Affaire de latitude, de longitude, de position géographique, jointe aux instincts naturels : un hasard, pour la plupart d’entre nous. Votre père, par exemple, s’établit dans l’État de Vermont, où, par le fait, tous sont égaux et libres ; il devient membre régulier d’une église, diacre ; il fait partie, avec le temps, d’une Société Abolitionniste, et nous regarde tous à peu près comme des païens. Cependant, de constitution, d’habitudes, c’est le duplicata de mon père. Je vois pointer de cinquante façons le même esprit, orgueilleux et dominateur. Vous savez à merveille qu’il serait impossible de persuader à quelques-uns des gens de votre village, que le squire Saint-Clair se croit de la même pâte qu’eux. Le fait est que, bien qu’il soit tombé à une époque de démocratie, et qu’il ait embrassé la théorie démocratique, il est aristocrate de cœur, tout autant que mon père, qui régnait sur cinq à six cents nègres. »

Miss Ophélia eût envie de contester la vérité de cette peinture ; elle posa son tricot pour commencer : Saint-Clair ne lui en laissa pas le temps.

« Je sais d’avance ce que vous m’allez dire. Je ne prétends pas qu’ils se ressemblassent exactement. L’un se trouva placé dans une position où tout réagissait contre sa tendance naturelle ; l’autre, dans une situation où tout la favorisait : en sorte que l’un tourna au vieux démocrate, passablement volontaire et têtu ; l’autre, au vieux despote inflexible et arrogant. Si tous deux eussent possédé des plantations à la Louisiane, ils auraient été aussi semblables que deux balles jetées au même moule.

— Quel garçon irrévérencieux vous faites ! dit miss Ophélia.

— Je ne veux pas leur manquer de respect, reprit Saint-Clair ; d’ailleurs, vous savez que le respect n’est pas mon fort. Mais, pour en revenir à mon histoire :

« Mon père en mourant légua toute sa propriété à ses fils jumeaux, mon frère et moi, pour être partagée comme nous l’entendrions. Il n’y a pas sous le soleil une âme plus noble, un homme plus généreux qu’Alfred, en ce qui touche ses égaux. Aussi cette question de propriété fût-elle vidée entre nous sans un seul mot d’aigreur ou de dissentiment. Nous convînmes de faire valoir ensemble ; et Alfred, dont la vie extérieure et les occupations avaient doublé les forces, devint un planteur enthousiaste et des plus prospères.

« Mais deux ans d’épreuve me convainquirent que l’association ne pourrait durer. Posséder un troupeau de sept cents êtres humains, sans les connaître personnellement, sans y prendre un intérêt individuel ; les voir achetés, vendus, parqués, nourris, dressés à une précision militaire, exploités comme autant de bêtes à cornes ; — le problème, sans cesse renaissant, d’en obtenir tout le travail possible en réduisant le plus possible les jouissances les plus communes de la vie ; la nécessité de surveillants, de commandeurs ; l’indispensable fouet, premier, dernier et unique argument : — tout cela m’était nauséabond ; et quand je pensais à l’estime que faisait ma mère d’une pauvre âme humaine, oh ! alors, c’était effroyable !

« Qu’on ne vienne pas me dire que les esclaves jouissent de cet état de choses ! je n’ai pas la patience d’entendre les incroyables sottises que débitent quelques-uns de vos protectionnistes du Nord, dans leur zèle à justifier nos péchés. Nous savons à quoi nous en tenir. Oser prétendre qu’un homme vivant peut se complaire à travailler tous les jours, depuis l’aube jusqu’à la nuit, sous l’œil constant d’un maître, sans pouvoir se permettre un seul acte de sa volonté propre, sans cesse appliqué à la même fatigante et stérile besogne, le tout pour deux pantalons et une paire de souliers par an, et juste assez de nourriture et d’abri pour le maintenir sur pied : c’est par trop abuser aussi de la parole ! Un homme qui soutient que des créatures humaines peuvent, en général, s’accommoder de cette façon de vivre tout aussi bien que d’une autre, mérite d’en essayer. Pour mon compte, j’achèterais le misérable, et le mettrais à la tâche, sans le moindre remords.

— J’avais toujours supposé, dit miss Ophélia, que vous autres gens du Sud approuviez ces choses, et les croyiez justifiées par la sainte Écriture.

— Mensonges ! nous n’en sommes pas encore réduits là. Alfred, qui est un despote des plus déterminés, n’a jamais eu recours à ce genre de défense. Non ; dans son orgueil il se tient de pied ferme sur ce bon, vieux et respectable terrain, le droit du plus fort. Il dit, avec assez de justesse, à mon sens, que le planteur américain ne fait, sous une autre forme, que ce que l’aristocratie et les capitalistes font en Angleterre pour les classes inférieures : à savoir, les approprier, os et chair, âme et corps, à leur usage et convenance. Il défend son système et le leur au moins d’une façon logique. Il dit qu’il ne peut y avoir de haute civilisation sans l’esclavage des masses, nominal ou réel. Il faut (toujours selon lui) une classe subalterne, adonnée aux travaux physiques et bornée à la vie animale, afin de ménager à la classe supérieure des richesses et du loisir pour se cultiver, développer son intelligence, et devenir l’âme dirigeante des infimes. Il raisonne ainsi, parce que, comme je vous l’ai dit, il est né aristocrate ; moi, je n’en crois rien, parce que je suis né démocrate.

— Comment comparer deux choses si différentes ? reprit miss Ophélia. Le travailleur anglais n’est ni acheté, ni vendu, ni séparé de sa famille, ni fouetté.

— Il dépend autant de celui qui l’emploie que s’il lui était vendu. Le planteur peut faire mourir l’esclave réfractaire sous le fouet ; le capitaliste peut l’affamer. Quant à la sécurité de la famille, il est difficile de décider lequel vaut le mieux, de voir vendre ses enfants, ou de les voir mourir de faim au logis.

— Mais, prouver que l’esclavage n’est pas pire que tel autre abus, ce n’est pas le justifier.

— Ce n’est pas non plus ce que je prétends faire ; je dirai même que notre violation des droits humains est la plus audacieuse et la plus flagrante. Acheter un homme comme on achèterait un cheval, examiner ses dents, faire craquer ses jointures, essayer son pas, et le payer à beaux deniers comptants, autoriser des spéculateurs, des nourrisseurs, des marchands, des courtiers, à brocanter d’âmes et de corps humains, — c’est traduire aux yeux du monde civilisé, sous sa forme la plus saisissante, ce qui n’est au fond que la même chose, la confiscation d’une classe au profit de l’autre, sans grand souci du bien-être de la classe confisquée.

— Je n’avais jamais envisagé la question de ce point de vue.

— Eh bien, j’ai voyagé quelque peu en Angleterre, j’ai parcouru bon nombre de documents sur l’état de ses classes inférieures, et je ne crois pas qu’on puisse contester l’assertion d’Alfred, que ses esclaves sont mieux traités qu’une grande portion de la population anglaise. Il ne faut pas conclure de ce que je vous ai dit qu’Alfred soit ce qu’on appelle un dur maître ; c’est un despote impitoyable pour toute insubordination. Il tirerait sur un nègre qui lui tiendrait tête, avec aussi peu de remords que sur un daim ; mais, en général, il met une sorte d’orgueil à ce que ses esclaves soient bien nourris et bien logés.

« Lorsque nous étions associés, j’insistai pour qu’il leur fit donner de l’instruction. Dans son désir de me complaire il eut un chapelain, et les fit catéchiser le dimanche ; mais je suis convaincu, qu’à part lui, il pensait qu’autant eût valu donner un aumônier à ses chiens et à ses chevaux. De fait, que peuvent quelques heures d’enseignement, un jour sur sept, pour la réforme d’une créature stupéfiée, abrutie, livrée à toutes sortes de mauvaises influences depuis sa naissance, et courbée toute la semaine sous le poids d’un écrasant travail ? Les instituteurs des écoles du dimanche dans les districts manufacturiers de l’Angleterre, et sur nos plantations, pourraient peut-être témoigner des mêmes résultats, ici et . Cependant il y a chez nous quelques exceptions frappantes, qui tiennent au sentiment religieux, plus développé chez le nègre que chez le blanc.

— Enfin, dit miss Ophélia, comment en êtes-vous venu à renoncer à votre vie de planteur ?

— Nous cheminions ensemble tant bien que mal, poursuivit Saint-Clair ; mais Alfred s’aperçut que je ne pouvais me faire à cette vie. Après avoir réformé, changé, amélioré selon mes idées, il trouvait absurde que je ne fusse jamais content. — Après tout, c’était la chose même que je haïssais : le servage de ces hommes, de ces femmes ! l’ignorance, la brutalité, le vice à perpétuité, battant monnaie pour moi !

« De plus, j’intervenais toujours dans les détails. Moi, le plus paresseux des mortels, je compatissais trop aux paresseux ; et quand les pauvres diables, en cherche d’expédients, mettaient des pierres au fond des paniers de coton pour les faire peser davantage, ou remplissaient leurs sacs de terre, masquée d’une légère couche de duvet, je me disais que j’en aurais fait tout autant à leur place ; et je ne pouvais pas, je ne voulais pas permettre, qu’on les fouettât. C’était naturellement la ruine de toute discipline : et Alfred et moi nous en vîmes précisément au même point où j’en étais venu avec mon digne père, plusieurs années auparavant. Il me dit que j’étais sentimental, efféminé, que je n’entendrais jamais rien à la vie active ; il me conseilla de placer mes fonds dans la banque, de me retirer dans la maison patrimoniale, à la Nouvelle-Orléans, de faire de la poésie, et de lui laisser gérer la plantation. C’est ainsi que nous nous séparâmes, et que je vins ici.

— Pourquoi n’avoir pas alors affranchi vos esclaves ?

— Je n’étais pas à cette hauteur. En faire des outils à gagner de l’argent me répugnait ; — mais les avoir pour aider à le dépenser n’avait pas un si vilain aspect. Quelques-uns étaient de vieux serviteurs de la maison, auxquels j’étais attaché, et les plus jeunes étaient les enfants des vieux. Tous étaient satisfaits de leur sort. » Il fit une pause, et se promena de long en large d’un air pensif. « Il y a eu un temps de ma vie, reprit-il, où j’avais des projets, et l’espérance de faire autre chose en ce monde, que d’y flotter à la dérive. J’aspirais vaguement à être une sorte d’émancipateur — à purger ma terre natale de cette tache, de cette souillure ! Tous les jeunes gens ont eu de ces accès de fièvre, à ce que je suppose — Mais alors…

— Pourquoi ne pas essayer ? dit miss Ophélia. Vous deviez mettre la main à la charrue et ne pas regarder en arrière.

— Oh ! les choses ne tournèrent pas selon mon attente, et, comme Salomon, je pris la vie en dégoût. J’imagine que c’était une conséquence nécessaire de notre sagesse à tous deux. Quoi qu’il en soit, au lieu d’être acteur et régénérateur dans l’ordre social, je devins un bâton flottant, et j’ai toujours depuis surnagé et tournoyé au gré des courants. Alfred me gronde, chaque fois que nous nous revoyons, et il a bon marché de moi ; car lui, il accomplit quelque chose. Sa vie est le résultat logique de ses opinions, tandis que la mienne n’est qu’un méprisable avortement.

— Mon cher cousin, pouvez-vous être satisfait de passer de la sorte ce temps d’épreuve ?

— Satisfait ! ne viens-je pas de vous dire que je m’en méprisais ? Mais, où en étions-nous ?… Ah ! à la grande affaire de l’affranchissement. Je ne crois pas que mes sentiments sur l’esclavage me soient particuliers. Beaucoup d’hommes, au fond de leur cœur, pensent comme moi. La terre gémit sous le poids de cette iniquité : fatale à l’esclave, elle est, pour le moins, aussi funeste au maître. Il n’est pas besoin de lunettes pour voir qu’une classe nombreuse d’êtres vicieux, imprévoyants, avilis, est un double fléau, pour elle et pour nous. Le capitaliste, l’aristocrate anglais ne sentent pas de même, parce qu’ils ne se mêlent pas à la classe qu’ils dégradent. Nous, au contraire, nous l’avons dans nos maisons ; ce sont les compagnons de nos enfants, et ils exercent plus d’influence que nous sur leurs jeunes esprits, car c’est une race à laquelle l’enfance s’attache et s’assimile. Si Éva ne tenait pas de la nature des anges, elle serait déjà perdue. Nous pourrions tout aussi bien laisser circuler la petite vérole dans nos familles, et nous flatter que nos enfants ne l’attraperont pas, que de les croire à l’abri des dangers du contact impur de créatures ignorantes et vicieuses. Cependant, nos lois interdisent formellement un système d’éducation générale, et elles font sagement ; car du jour où une génération sera élevée, il y aura explosion jusqu’aux nues. Si nous ne leur donnions pas la liberté, ils la prendraient.

— Et comment pensez-vous que cela doive finir ?

— Je ne sais. Une chose certaine, c’est que dans le monde entier les masses s’entendent et s’appellent, et que tôt ou tard viendra un Dies iræ. Le même travail s’opère en Europe, en Angleterre et dans ce pays-ci. Ma mère avait coutume de me parler de l’accomplissement prochain des temps, alors que régnerait le Christ, alors que tous les hommes seraient libres et heureux. Elle m’enseigna quand j’étais enfant à dire : « Que votre règne arrive. » Je me prends quelquefois à penser que tous ces soupirs, tous ces gémissements, tout ce fracas frémissant d’ossements desséchés, sont les avant-coureurs de ce qu’elle croyait proche. Mais qui pourra soutenir sa présence ? qui pourra résister au jour de sa venue ?

— Augustin, il me semble parfois que vous n’êtes pas loin du royaume céleste, dit miss Ophélia. Elle interrompit son travail et le regarda avec anxiété.

— Merci de votre bonne opinion ! — J’ai mes hauts et mes bas, — à la porte du ciel en théorie et rampant dans la poussière en pratique. Mais j’entends la cloche du déjeuner. — Allons, venez ! — Vous ne direz pas maintenant que je n’ai pu avoir, de ma vie, une conversation vraiment sérieuse. »

À table, Marie fit allusion à l’incident de Prue. « Je suppose, cousine, dit-elle, que vous nous prenez tous pour des barbares.

— L’acte me paraît d’une révoltante barbarie, répliqua miss Ophélia, mais je n’en conclus pas que vous soyez tous des barbares.

— Quant à moi, reprit Marie, je sais qu’il est impossible de venir à bout de quelques-unes de ces créatures. Elles sont si mauvaises qu’elles ne méritent pas de vivre. Je n’ai pas l’ombre de sympathie pour des malheurs de ce genre. Cela ne leur arriverait pas, si elles voulaient se bien conduire.

— Mais, maman, dit Éva, la pauvre femme était trop malheureuse : c’est ce qui la poussait à boire.

— Sottises ! Bah ! comme si c’était là une excuse ! Est-ce que je ne suis pas malheureuse, moi, bien souvent ! Certes, dit-elle d’un air pensif, j’ai eu de plus rudes épreuves qu’elle n’en a jamais eues ! C’est de la méchanceté toute pure. Il y a de ces gens-là qu’on ne peut rompre par aucune espèce de sévérité. Je me rappelle que mon père avait un nègre si paresseux, qu’il s’enfuyait, rien que pour échapper au travail : il couchait dans les marais, volait, et faisait toutes sortes de choses horribles. Il fut rattrapé et fouetté, je ne sais combien de fois, et ne s’en amenda pas davantage. Après la dernière correction, quoiqu’il put à peine marcher, il se traîna jusqu’au marais et y mourut. Il n’y avait pour cela aucun motif, car les nègres de mon père étaient toujours humainement traités.

— Une fois, dit Saint-Clair, j’ai rompu un homme sur lequel tous les surveillants et contre-maîtres s’étaient essayés en vain.

— Vous ! se récria Marie, je serais charmée de savoir quand vous avez jamais fait pareil exploit.

— Je vais vous le dire. C’était un géant d’une force prodigieuse, Africain de naissance, et qui avait au suprême degré l’instinct sauvage de la liberté. Un véritable lion d’Afrique ! On le nommait Scipion. Personne n’en pouvait rien faire. Il fut vendu et revendu, passa de surveillant en surveillant, jusqu’à ce qu’enfin Alfred l’acheta, persuadé qu’il pourrait le dompter. Un beau jour, le noir terrassa le contre-maître, et décampa dans les marais. J’étais en visite sur la plantation, car nous avions déjà cessé d’être associés mon frère et moi. Alfred était exaspéré : je lui dis qu’il y avait de sa faute, et j’offris de parier que je materais ce terrible rebelle ; bref, il fut convenu que si je l’attrapais, on me le livrerait pour expérimenter dessus. Une bande de six ou sept hommes se mit en campagne avec chiens et fusils. Les gens, comme vous savez, peuvent apporter juste autant d’ardeur à chasser un homme qu’un daim : c’est affaire de coutume ; j’étais moi-même passablement excité, quoique je ne m’en mêlasse que comme médiateur, au cas où il serait pris.

« Eh bien ! les chiens aboyèrent, hurlèrent. Nous galopions à leur suite, et nous finîmes par faire lever le gibier. Il bondit, courut comme un cerf, et nous distança pendant quelque temps ; mais, à la fin, il se fourvoya dans un épais fourré de roseaux, et là, réduit aux abois, je vous assure qu’il tint vaillamment tête aux chiens. Il les lançait à droite, à gauche, et en avait assommé trois avec ses poings, quand un coup de fusil le jeta bas : il tomba presque à mes pieds, blessé et saignant. Le pauvre diable me regardait avec des yeux pleins de courage et de désespoir. Je fis reculer les chiens et les hommes qui accouraient à la curée ; je le réclamai comme mon prisonnier. C’est tout ce que je pus faire que de les empêcher de l’achever dans le feu du triomphe : mais je tenais à mon marché, et Alfred me le vendit. Eh bien, je me mis à l’œuvre, et au bout d’une quinzaine, il fut apprivoisé : il devint aussi soumis, aussi souple, qu’on pouvait le désirer.

— Que lui aviez-vous donc fait ? demanda Marie.

— Mon procédé était des plus simples. Je l’installai dans ma propre chambre, je lui fis faire un bon lit ; je pansai ses blessures et le soignai moi-même, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau sur pied. Puis, en temps voulu, je fis dresser son acte d’affranchissement, et lui déclarai qu’il pouvait aller où bon lui semblerait.

— S’en alla-t-il ? dit miss Ophélia.

— Non. Le pauvre niais déchira le papier en deux, et refusa absolument de me quitter. Je n’ai jamais eu un plus brave et meilleur garçon — fidèle et franc comme l’acier. Il embrassa plus tard le christianisme, et devint doux comme un enfant. Je lui avais confié la surveillance de mon habitation sur le lac ; il s’en acquittait admirablement. Je le perdis à la première invasion du cholera. De fait, il donna sa vie pour moi. J’étais à la mort, et lorsque, cédant à une terreur panique, tout le monde fuyait, Scipion resta, et s’escrima sur moi comme un géant, si bien qu’il me ramena de fort loin. Mais, pauvre garçon ! il fut pris à son tour, et il n’y eut pas moyen de le sauver. Jamais perte ne m’a été plus amère. »

Pendant ce récit, Éva s’était peu à peu rapprochée de son père ; les lèvres entr’ouvertes, les prunelles dilatées, elle l’écoutait avec un intérêt passionné.

Quand il eut fini, elle jeta ses deux bras autour de son cou, fondit en larmes et sanglota convulsivement.

« Éva, chère fille ! qu’as-tu ? qu’y a-t-il ? dit Saint-Clair, comme le petit corps de l’enfant tremblait de la violence de ses émotions. Il ne faut pas, ajouta-t-il, qu’elle écoute ces sortes d’histoires. Elle est trop nerveuse.

— Non, papa, je ne suis pas nerveuse, dit Éva, se dominant tout à coup, avec une force de résolution peu commune à cet âge. Je ne suis pas nerveuse, mais ces choses-là m’entrent dans le cœur.

— Que veux-tu dire, Éva ?

— Je ne sais pas l’expliquer, papa. Je pense beaucoup, beaucoup de choses ! Je vous les dirai peut-être un jour.

— Eh bien, pense tant que tu voudras, ma chérie, — mais surtout un pleure pas, et ne tourmente pas papa, dit Saint-Clair. Regarde ! quelle belle pêche j’ai cueillie pour toi ! »

Éva la prit et sourit, quoique les coins de sa bouche fussent encore agités d’un tressaillement nerveux.

« Allons voir les poissons dorés, » ajouta-t-il en lui donnant la main ; et ils se dirigèrent vers la véranda.

Peu de moments après, on entendait de joyeux rires derrière les courtines de soie ; Éva et Saint-Clair, courant l’un après l’autre dans les allées du jardin, se lapidaient avec des roses.


**********


Entraînée par les aventures de gens du monde, peut-être avons-nous trop négligé notre humble ami Tom. Mais si le lecteur veut bien nous suivre dans une petite soupente, au dessus de l’écurie, nous le remettrons au courant. C’est une chambrette propre, contenant un lit, une chaise et une grossière petite table, sur laquelle est posée la Bible de Tom, auprès de son livre d’hymnes ; il est assis devant, et, penché sur son ardoise, il s’applique, de toutes ses forces, à une chose qui semble lui causer une grande anxiété.

Le fait est que les aspirations de Tom vers sa case étaient devenues si fortes, qu’il avait demandé à Éva une feuille de papier. Rassemblant tout le petit fonds de savoir littéraire qu’il devait aux instructions de Georgie, il avait conçu l’idée audacieuse d’écrire tout seul à tante Chloé, et il s’essayait à faire un brouillon sur son ardoise. Il y était fort empêché, car il avait complètement oublié la forme de certaines lettres, et il ne savait trop comment se servir de celles qu’il se rappelait. Tandis qu’il travaillait et que, dans son labeur, il respirait haut et péniblement, Éva se percha comme un oiseau sur le dossier de sa chaise, et regarda par dessus son épaule.

« Oh ! oncle Tom, quelles drôles de petites choses vous faites-là !

— Je tâche d’écrire à ma pauvre chère femme, miss Éva, et aux petits, dit Tom, passant le revers de sa main sur ses yeux : mais j’ai peur de pas en venir à bout.

— Si je vous aidais, Tom ? J’ai appris à écrire un peu. L’année dernière je savais faire toutes les lettres, mais j’ai peur aussi d’avoir oublié. »

Éva mit sa petite tête dorée à côté de celle de Tom, et tous deux entamèrent une grave discussion, chacun également plein de zèle et d’ignorance. Après s’être consultés et avoir pesé chaque mot, la composition commença, grâce à leur ardente bonne volonté, à ressembler presque à de l’écriture.

« Oui, oncle Tom, c’est tout à fait joli à regarder ! dit Éva ; elle contempla le griffonnage d’un air ravi. Comme votre femme va être contente et vos pauvres petits enfants ! C’est pitié qu’on vous les ait fait quitter. Je demanderai à papa de vous laisser retourner là-bas.

— Maîtresse a dit qu’elle enverrait l’argent pour me racheter dès qu’elle pourrait, dit Tom, et j’espère que ça ne tardera pas. Il y a aussi le jeune maître, massa Georgie, qui a promis de venir me chercher ; et il m’a donné pour gage le dollar que voilà ! » Tom tira la précieuse petite pièce de dessous ses habits.

« Oh ! alors il viendra, bien sûr ! dit Éva. Que je suis donc contente !

— Je voulais leur envoyer une lettre, voyez-vous, miss Éva, pour leur faire savoir où je suis, et dire à pauvre Chloé que je me trouve bien ; elle avait pris la chose si fort à cœur, pauvre âme ! »

« Tom ! » C’était la voix de Saint-Clair qui appelait ; au moment même il parut à la porte.

Tom et Éva tressaillirent.

« Qu’est ceci ? dit Saint-Clair en s’approchant et regardant l’ardoise.

— C’est la lettre de Tom. Je lui aide à l’écrire, dit Éva. N’est-ce pas qu’elle est bien ?

— Je ne voudrais pas vous décourager tous deux, reprit Saint-Clair ; mais je crois, Tom, qu’il vaudra mieux que j’écrive la lettre pour toi ; et c’est ce que je ferai à mon retour de la promenade.

— Il est très-important qu’il écrive, s’écria Éva, parce que, vous saurez, papa, que sa maîtresse va envoyer de l’argent pour le racheter. Il m’a dit qu’on le lui avait promis. »

Saint-Clair pensa, à part lui, que c’était une de ces promesses en l’air que des maîtres affectueux font à leurs esclaves, pour leur alléger l’horreur d’être vendus, sans nulle intention de remplir l’attente qu’ils ont éveillée ; mais il n’en dit rien, et commanda seulement à Tom de lui amener les chevaux pour sortir.

Ce soir-là même la lettre fut régulièrement écrite par lui, et jetée à la poste.

Cependant, miss Ophélia persévérait toujours dans ses labeurs de ménagère, et toute la maison, depuis Dinah jusqu’au dernier marmiton, s’accordait à dire que c’était décidément une personne curieuse, terme par lequel un domestique du Sud témoigne de son antipathie pour ses supérieurs.

La haute compagnie de l’office, Adolphe, Jane et Rosa, déclarèrent que ce ne pouvait être une dame, vu que les dames ne travaillaient pas ainsi sans relâche ; de plus, miss Ophélia n’avait pas de belles façons : ils s’étonnaient vraiment qu’elle pût être parente des Saint-Clair. Marie, elle-même, assurait qu’elle était harassée de voir la cousine Ophélia toujours à l’ouvrage. Il est vrai que son activité était assez incessante pour justifier ces plaintes. Du matin au soir, elle ourlait, piquait, cousait avec l’énergie de quelqu’un qui se sent aiguillonné par la nécessité ; quand le jour baissait et que la couture avait disparu, l’inévitable tricot la remplaçait, et elle y allait du même train. La voir était un vrai labeur



  1. Cantique des Cantiques de Salomon, ch 9, verset 5.
  2. Sobriquet donné au noir, qui vient du verbe anglais quash, écraser, faire pâtir, et qui correspond à l’épithète familière de pâtiras.