La Case de l’oncle Tom/Ch XXVI

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 368-374).


CHAPITRE XXVI.

La petite évangéliste.


On était au dimanche après midi. Saint-Clair, étendu sur un canapé de bambou, savourait son cigare dans la véranda. En face, devant la fenêtre ouverte du salon, défendue des atteintes des moustiques par un rempart de gaze hermétiquement fermé, sa femme, ensevelie dans les coussins d’un sofa, tenait à la main, vu le jour, un livre de prières élégamment relié. Elle s’imaginait avoir lu, — quoique par le fait elle eût seulement laissé le livre ouvert devant elle, pendant une succession de siestes.

Miss Ophélia, parvenue enfin à découvrir, à peu de distance, une petite congrégation méthodiste, s’était rendue en voiture à l’assemblée, accompagnée d’Éva et conduite par Tom.

« Décidément, Augustin, dit Marie, après s’être assoupie un moment, il faut envoyer en ville chercher mon vieux docteur Posey. J’ai une maladie de cœur, je le sens.

— Mais pourquoi le docteur Posey ? Le médecin qui soigne Éva me semble fort habile.

— Oh ! je ne me fierais pas à lui en pareil cas. C’est grave : je ne puis me faire illusion ! Je n’ai fait qu’y songer ces deux ou trois dernières nuits. Ce sont de telles angoisses, des sensations si extraordinaires !

— Oh ! Marie, vous broyez du noir ! Je n’ai pas foi à cette maladie de cœur !

— Je le savais d’avance, je m’y attendais, je vous assure ! Si Éva tousse le moins du monde, si elle a le plus léger bobo, vous êtes tout alarmes ; mais moi, que vous importe !

— Si vous tenez absolument à avoir une maladie de cœur, soit ; je ne veux que ce qui peut vous être agréable, dit Saint-Clair ; seulement, prévenez-moi.

— Je souhaite qu’un jour vous ne vous affligiez pas lorsqu’il sera trop tard ! mais, que vous le croyiez ou non, mes inquiétudes pour Éva, les fatigues au-dessus de mes forces, prises pour la chère enfant, ont développé ce que depuis longtemps j’avais tout lieu de craindre. »

Il eût été difficile de préciser les fatigues dont se plaignait Marie. Ce fut la réflexion que se permit secrètement Saint-Clair, et, comme un être impitoyable qu’il était, il continua de fumer son cigare jusqu’au retour de la voiture, d’où Éva et miss Ophélia descendirent.

Celle-ci, selon sa coutume invariable, avant de prononcer une parole, marcha droit à sa chambre pour y serrer son châle et son chapeau.

Éva, appelée par son père, courut s’asseoir sur ses genoux, et lui conter tout ce qu’elle avait vu et entendu.

Bientôt, de vives exclamations et une grêle de reproches, tombant on ne savait sur qui, firent explosion dans la chambre de miss Ophélia, qui donnait sur la galerie.

« Quelle nouvelle diablerie nous aura brassé ce lutin de Topsy ? demanda Saint-Clair. Elle est l’origine de cette tempête, je le parierais ! »

La minute d’après miss Ophélia parut, traînant la coupable, et dans un violent accès d’indignation :

« Arrivez ici, s’écria-t-elle, venez ; je veux le dire à votre maître.

— Qu’y a-t-il, cousine ?

— Il y a, que je ne puis être plus longtemps harcelée par cette enfant ; c’est passé toute constance : la chair et le sang n’y sauraient tenir. Je l’enferme là, je lui donne un hymne à apprendre par cœur, et de quoi s’avise-t-elle ? de m’épier quand je cache ma clef, d’ouvrir mon chiffonnier, d’y prendre ma plus belle garniture de bonnet, et de la couper en morceaux pour en faire des robes de poupées ! Je n’ai, de ma vie, rien vu de pareil !

— Je vous l’avais assez dit, cousine, reprit Marie, de pareilles créatures ne se gouvernent pas avec des paroles. Si j’étais libre d’agir, — et Marie lança sur Saint-Clair un regard de reproche, — j’enverrais cette enfant à la calabouse[1] pour qu’on la fouette d’importance, et jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus se tenir sur ses jambes.

— Je n’en doute pas, reprit Saint-Clair ; parlez-moi des femmes et de leurs chaînes de fleurs ! Je n’en ai pas connu une douzaine, je crois, qui ne fussent prêtes à éreinter, à tuer à demi, cheval ou domestique, pour peu qu’on les laissât faire ! Un homme n’est rien à côté d’elles !

— Vos sornettes sentimentales, Saint-Clair, sont hors de saison tout à fait. Notre cousine est une femme sensée, et maintenant elle voit assez que j’étais dans le vrai. »

Miss Ophélia n’avait que juste la dose d’indignation qui appartient à la maîtresse de maison accomplie, et que justifiaient de reste les nombreuses malices, les gaspillages sans fin de Topsy ; mais l’énergie de Marie dépassait de trop loin sa colère, et toute son effervescence tomba.

« Pour le monde entier, je ne voudrais pas que l’enfant fût traitée de la sorte, dit-elle ; mais le fait est, Augustin, que je suis à bout de patience et d’expédients. J’ai enseigné, remontré, parlé, grondé jusqu’à m’enrouer ; je l’ai fouettée, je l’ai punie, et je suis juste aussi avancée que le premier jour !

— Ici, singe, venez-là ! » dit Saint-Clair appelant l’enfant près de lui.

Topsy s’avança. Une certaine terreur, mêlée à sa drôle d’expression habituelle, faisait briller et clignoter ses yeux perçants et ronds.

« Qui t’a poussée à te conduire ainsi, voyons ? dit Saint-Clair, qui avait peine à s’empêcher de rire en la regardant.

— Pour sûr, c’est mon mauvais cœur, dit solennellement Topsy ; miss Phélie l’a dit.

— Ne vois-tu pas toute la peine que se donne miss Ophélia ? elle ne sait plus que faire de toi ; tu l’entends ?

— Seigneur, oui, maître ! Vieille maîtresse disait tout d’même ; elle me fouettait, ah ! elle me fouettait autrement dru ! elle m’arrachait les cheveux, elle me cognait la tête cont’ la porte, et ça n’y faisait rien du tout ; ça ne me faisait pas aucun bien. Pour sûr, elle m’aurait ôté par poignées tous les cheveux de ma tête que ça ne m’aurait pas fait aucun bien non plus. — Je suis si méchante, Seigneur ! et puis, je ne suis qu’une nèg’ après tout !

— J’abandonne la partie, reprit miss Ophélia ; j’en ai assez : je ne puis en endurer davantage.

— Permettez-moi une toute petite question seulement, dit Saint-Clair.

— Une question ! laquelle ?

— Si votre Évangile n’a pas la force de réformer, et de sauver une seule petite païenne que vous gouvernez absolument à votre guise, à quoi bon expédier un ou deux pauvres missionnaires, pour porter ce même livre au loin, à des milliers d’êtres de même espèce ? car l’enfant, je le présume, n’est qu’un bon échantillon de ce que sont tous vos autres païens de par delà les mers. »

Miss Ophélia ne répondit pas immédiatement. Éva, qui jusque-là avait écouté en silence, fit signe à Topsy de la suivre, et les deux enfants se glissèrent ensemble dans un petit cabinet vitré, au coin de la véranda, où Saint-Clair allait quelquefois lire.

« Que va faire Êva ? demanda Saint-Clair ; il faut que je le voie. »

Marchant sur la pointe des pieds, il s’avança doucement, écarta un peu le rideau de la porte, et presque aussitôt, posant le doigt sur ses lèvres, il appela d’un geste silencieux miss Ophélia près de lui. Les deux enfants étaient assises l’une vis-à-vis de l’autre sur le plancher : Topsy, avec son air mutin, comique et insouciant, Éva, la figure animée, attendrie, et les yeux pleins de larmes.

« Qu’est-ce qui te rend si mauvaise, Topsy ? : Pourquoi ne veux-tu pas essayer d’être bonne ? Est-ce que tu n’aimes rien, Topsy ? disait Éva.

— Sais pas. — Moi, bien aimer le suc’ candi et les aut’ bonnes choses, c’est tout.

— Mais, tu aimes quelqu’un, ton papa, ta maman ?

— Moi avoir jamais eu ni maman, ni papa, vous savez. Moi vous l’avoir déjà dit, miss Éva.

— Ah ! je sais, dit tristement la petite fille ; mais n’as-tu ni frère, ni sœur, ni tante, ni…

— Oh ! jamais eu rien, jamais eu personne, personne du tout.

— Mais, Topsy, — il ne tiendrait qu’à toi d’être bonne.

— Je puis être qu’une nèg, — rien aut’, — bonne ou pas bonne, dit Topsy. Si je pouvais m’ôter ma peau noire et venir tout blanc, oh ! je dis pas !

— Mais les gens peuvent t’aimer, quoique noire, Topsy ; miss Ophélia t’aimerait, si tu étais bonne. »

Le rire court, brusque, saccadé, habituelle expression de l’incrédulité de Topsy, fut sa seule réponse.

« Tu ne le crois pas ?

— Non ; elle peut pas me souffrir parce que je suis une nèg’. — Elle, aimer mieux un crapaud que moi la toucher ! Personne aimer nèg’s, nèg’s pouvoir rien faire de bon ; — mais tant pis, — moi m’en moque ! Et Topsy se mit à siffler.

— Oh ! Topsy, ma pauvre enfant, moi je t’aime ! s’écria Éva avec un élan d’âme passionné ; et elle appuya avec tendresse sa main transparente sur l’épaule noire de Topsy ; — je t’aime parce que tu n’as ni père, ni mère, ni amis, parce que tu es une pauvre petite fille malheureuse et abandonnée ! je t’aime et je te voudrais bonne ! Vois-tu, Topsy, je suis bien malade, je ne vivrai pas longtemps, et j’ai tant de chagrin de te voir méchante ! Sois bonne pour l’amour de moi, j’ai si peu de temps à rester avec toi, Topsy ! »

Les yeux ronds et perçants de la petite négresse se voilèrent tout à coup ; de larges gouttes brillantes roulèrent lentement une à une, et tombèrent sur la petite main blanche. Oui, en ce moment, un rayon de foi, de céleste charité, avait traversé les ténèbres de cette âme païenne, et Topsy cacha sa tête entre ses genoux, elle pleura, elle sanglota, tandis que la belle enfant, courbée avec amour sur elle, semblait l’ange brillant penché sur le pécheur qu’il vient racheter.

« Pauvre chère Topsy, dit Éva, ne sais-tu pas que Jésus nous aime tous de même ? toi tout autant que moi ? Il t’aime comme je t’aime ; mais beaucoup, beaucoup plus, parce qu’il est bien plus grand, bien meilleur. Il t’aidera à devenir bonne, et tu peux aller au ciel à la fin, pour être un ange à jamais, tout comme si tu étais blanche. — Penses-y un peu ! Songe, Topsy, il ne tient qu’à toi d’être un de ces esprits bienheureux et brillants que chante l’oncle Tom !

— Oh ! chère miss Éva ! chère ! chère ! moi vouloir, moi tâcher être bonne. — Je m’en souciais pas avant, pas du tout. »

Saint-Clair laissa retomber le rideau.

« La douce enfant me rappelle ma mère, dit-il à miss Ophélia ; ce qu’elle me disait est vrai. Si nous voulons rendre la vue à l’aveugle, nous devons, comme Jésus, l’appeler à nous et lui imposer les mains.

— J’ai toujours eu une sorte de dégoût des nègres, c’est un fait, dit miss Ophélia ; je n’aimais pas que l’enfant me touchât ; mais je n’allais pas imaginer qu’elle s’en aperçût.

— Fiez-vous aux enfants pour ces découvertes-là, répondit Saint-Clair. Impossible de leur dissimuler l’impression qu’ils produisent. Les efforts les plus bienveillants, les services, les bienfaits, rien ne saurait exciter en eux une ombre de gratitude, tant que cette répugnance existe. Cela peut sembler étrange, mais cela est.

— Qu’y faire ? dit miss Qphélia ; ils me sont si désagréables, — cette petite surtout ; je ne puis changer mes impressions, au bout du compte !

— Éva en a de différentes.

— Oh ! Éva, c’est autre chose ; elle est si aimante ! — Et ce n’est qu’être chrétienne, après tout, ajouta miss Ophélia d’un ton réfléchi. — Je voudrais de bon cœur lui ressembler, et je crois qu’elle m’a donné là une salutaire leçon.

— Peut-être bien, fit observer Saint-Clair. Ce ne serait pas la première fois qu’un petit enfant serait envoyé pour instruire un vieux disciple »


  1. Calaboose, maison de châtiment.