La Case de l’oncle Tom/Ch XXXII

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 443-451).


CHAPITRE XXXII.

La traversée.


Tu as les yeux trop pur pour voir le mal, et tu ne saurais prendre plaisir à regarder le mal qu’on fait à autrui. Pourquoi regarderais-tu les perfides, et te tairais-tu quand le méchant dévore son prochain qui est plus juste que lui.
____Habacuc, ch. I, verset 13.


Tom, assis au fond d’un mauvais petit bateau, les fers aux pieds et aux mains, a sur le cœur un poids plus lourd que ses chaînes. Tout s’est effacé du ciel, — étoiles et lune ; tout a fui pour ne plus revenir, comme fuient maintenant les arbres et les rives de chaque côté du fleuve. Sa case du Kentucky, avec sa femme, ses enfants, sa bonne maîtresse madame Shelby, Saint-Clair et sa splendide demeure ; la tête dorée d’Éva et ses yeux célestes ; son jeune maître, si fier, si gai, si beau, si affectueux sous ses dehors insouciants ; les heures faciles, les doux loisirs, — tout a disparu ! et que reste-t-il à la place ?

C’est là une des plus grandes misères de l’esclavage. Le noir dont la nature sympathique s’assimile aisément à tout ce qui l’entoure est sans cesse exposé, après avoir vécu au sein d’une bonne famille, et y avoir puisé un certain raffinement de goûts et de sensations, à devenir l’esclave du plus grossier, du plus brutal manant ; de même qu’une chaise ou une table, qui ornait jadis un splendide salon, finit boiteuse et déformée dans quelque sale bouge ou dans quelque hideux repaire de débauche. L’énorme différence c’est que la table et la chaise sont insensibles, et que l’homme ne l’est pas ; car l’acte légal qui le déclare « propriété personnelle, » saisissable, vendable et taillable à merci, ne saurait lui enlever son âme et tout ce qu’elle contient de souvenirs, d’espérances, d’amour, de craintes, de désirs.

M. Simon Legris avait acheté, à la Nouvelle-Orléans, huit esclaves, qu’il conduisait pieds et poings liés, accouplés deux à deux, à bord du vapeur le Pirate, qui stationnait à la levée, prêt à remonter la rivière Rouge.

Après avoir embarqué sa marchandise et congédié le bateau, il vint faire sa ronde avec l’air de grossière activité qui le caractérisait. Il s’arrêta vis-à-vis de Tom, qui avait revêtu, par ordre, pour paraître à la vente, son meilleur habit de drap, son linge le plus blanc, ses bottes les plus propres, et lui dit :

« Lève-toi ! »

Tom se leva.

« Ôte-moi cette cravate ! » Gêné par ses menottes, Tom procédait lentement à l’opération ; Legris l’y aida, il la lui arracha brusquement du cou, et la mit dans sa poche.

Il revint à la malle qu’il avait déjà fouillée, il en tira un vieux pantalon et une veste déchirée qui servait à Tom pour le travail de l’écurie ; puis, lui dégageant les mains, et lui montrant du doigt un recoin parmi les bagages :

« Va-t’en là changer d’habits ! »

Tom obéit, et revint au bout d’un moment.

« Ôte tes bottes. »

Tom ôta ses bottes.

« Tiens, mets ça ! » Il lui jeta une grosse paire de souliers comme en portent les esclaves.

Heureusement que, malgré sa hâte, Tom n’avait pas oublié dans son habit sa chère Bible ; car, après lui avoir remis ses menottes, M. Legris commença l’inventaire des poches ; il en tira un foulard, qu’il s’appropria, et quelques petits jouets, pauvres reliques que Tom gardait comme un trésor, parce que Éva s’en était amusée. Legris les considéra avec un sourd grognement de mépris, et les lança par-dessus son épaule à la rivière. Un recueil d’hymnes méthodistes était resté : il prit le volume et le feuilleta.

« Hum ! nous sommes dévot, à ce qu’il paraît ! — Ainsi — comment t’appelle-t-on ? — tu tiens à l’Église ? hein ?

— Oui, maître, dit Tom d’un ton ferme.

— Je te la ferai bientôt lâcher ! Je ne veux point chez moi de nègres beuglant, priant, psalmodiant, je t’en avertis. Prends garde à toi ! Écoute ! dit-il en frappant du pied et dirigeant sur Tom le regard farouche de ses yeux gris : c’est moi qui suis ton Église, à présent ! Tu entends ? — tu seras ce que je voudrai que tu sois. »

Le noir garda le silence ; mais au dedans de lui quelque chose disait non ! et les paroles d’une antique prophétie qu’Éva lui avait souvent lue, revenaient à son esprit, comme répétées par une voix invisible.

« Ne crains pas ; car je t’ai racheté. Je t’ai appelé par mon nom, tu es à moi ! »

Simon Legris n’entendit pas la voix ; jamais il ne l’entendra. Il regarda une minute la figure abattue de Tom, puis s’éloigna.

La malle contenait encore une garde-robe bien montée : il la porta sur le gaillard d’arrière, où elle fut aussitôt entourée d’une partie de l’équipage. Les effets furent rapidement vendus, à l’un, à l’autre, avec force plaisanteries aux dépens des nèg’s qui veulent faire les messieurs, enfin le coffre vide fut aussi mis à l’encan. C’était, aux yeux de tous, une excellente plaisanterie, d’autant meilleure que Tom assistait à la saisie et à la vente de tout ce qu’il possédait. La criée de la malle avait surtout excité la gaieté et les bons mots.

Cette petite affaire terminée, Simon revint à ses emplettes.

« À présent, Tom, te voilà soulagé d’un supplément de bagages, vois-tu ! Prends soin de tes vêtements ; de longtemps tu n’en auras d’autres. Je m’entends à rendre les nègres soigneux. Il faut qu’un habillement leur dure au moins un an chez moi. »

Il s’approcha de l’endroit où était assise Emmeline, enchaînée à une autre femme.

« Eh bien ! pouponne, dit-il en lui passant la main sous le menton, tiens-toi le cœur gai ! »

L’expression involontaire d’horreur, d’effroi, qu’exprimait le visage de la jeune fille en le regardant, ne lui échappa point : il fronça le sourcil d’un air féroce.

« Pas de tes simagrées, la fille ! Veille à prendre l’air riant quand je te parle, — entends-tu ? — Et toi, vieille macaque, couleur de la lune, dit-il en poussant du poing la mulâtresse, à laquelle Emmeline était accouplée, ne t’avise pas de me faire cette face de carême ! Arrange-toi pour avoir la mine plus éveillée, je te le conseille.

« Je vous le dis à tous, — il se retira en arrière d’un pas ou deux, — regardez-moi bien ! — regardez-moi là, — dans l’œil, — face à face ! » dit-il en frappant du pied à chaque pause.

Tous les yeux, comme fascinés, fixèrent l’œil luisant et verdâtre de Simon.

« À présent, dit-il en fermant sa grosse et lourde main en manière de marteau de forge, voyez-vous ce poing ? — Pesez-le ! — et il l’abattit sur la main de Tom. — Regardez-moi ces os !… Eh bien, je vous déclare que ce poing est devenu aussi dur que du fer à terrasser les nègres ! Je n’en ai pas encore vu un, que je n’aie pu jeter bas d’un seul coup. Il ramena ce redoutable poing si près du visage de Tom, que celui-ci sourcilla et se recula un peu. Je ne m’amuse pas à payer de vos damnés commandeurs ; je commande moi-même ; et j’y ai l’œil et la main. Vous n’aurez donc qu’à emboîter le pas, — à marcher vite et droit, dès que je parle. C’est le seul moyen de vous en tirer. Vous ne trouverez pas un seul point mou dans toute ma personne ; non, pas un. Ainsi, prenez garde à vous ! car je suis impitoyable ! »

Les femmes retenaient leur souffle, et toute la bande demeura consternée. Simon tourna sur le talon, et alla se faire servir un verre de rhum à la buvette.

« C’est là ma façon de débuter avec mes nègres, dit-il s’adressant à un homme, d’une tournure distinguée, qui avait assisté à son discours. J’ai pour système de commencer par le plus fort, afin qu’ils sachent à quoi s’en tenir.

— En vérité ! dit l’étranger, le regardant avec la curiosité d’un naturaliste qui étudie quelque rare spécimen.

— Oui, vraiment. Je ne suis point de vos gentilshommes planteurs, à doigts de lis, qui se laissent mener et flouer par quelque vieux renard de commandeur ! Tâtez seulement mes charnières ; — et il présenta ses articulations à l’examen. — Regardez-moi ce poing ! voyez plutôt si la chair n’en est pas devenue comme de la pierre, à force de s’escrimer sur les nègres. — Tâtez ! tâtez !

L’étranger toucha du bout du doigt le formidable outil, et dit simplement :

« Fort dur, en effet. Je suppose, ajouta-t-il, que la pratique a rendu votre cœur pour le moins aussi dur ?

— Oui, je m’en flatte, dit Simon avec un gros rire. Je ne crois pas que là-dessus personne puisse me damer le pion. Il n’y a pas de jérémiades ou de câlineries de nègres qui me fassent broncher d’un pouce ; — c’est un fait.

— Vous avez là un beau lot.

— Beau et bon, reprit Simon. Il y a un certain Tom, qu’ils m’ont dit être quelque chose de rare. Je l’ai payé un peu cher, parce que j’en veux faire un gardien, une espèce de régisseur. Une fois qu’il sera purgé des sottes idées qu’il a prises en se voyant traité comme les nègres ne doivent jamais l’être, il fera fameusement l’affaire ! Quant à la femme jaune, j’ai été attrapé. Je la crois maladive ; mais je m’arrangerai pour en tirer ce qu’elle me coûte. Ce sera bien le diable si elle ne dure pas un an ou deux ! Je ne suis pas pour épargner le nègre, moi. Usez et achetez, c’est ma maxime. Ça donne beaucoup moins de tracas, et en résumé je suis sûr qu’il y a économie ; et Simon sirota son rhum.

— Combien durent-ils, en général ? demanda l’étranger.

— Ma foi, je ne sais pas ; c’est selon leur constitution. Les plus robustes vont de six à sept ans ; les plus faibles sont à bout après deux ou trois années. Au commencement, je me donnais un mal du diable pour tâcher de les faire durer ; — c’étaient des médecines quand ils étaient malades, des couvertures, des habits, tout un tremblement, pour les tenir un peu propres. Eh bien, ça ne servait absolument à rien : j’y perdais des masses d’argent, sans compter ma peine. À présent, voyez-vous, je les fais marcher malades ou bien portants. Quand un nègre crève, j’en achète un autre ; et, en définitive, c’est meilleur marché et plus simple. »

L’étranger s’éloigna, et alla s’asseoir près d’un monsieur qui avait écouté la conversation avec un malaise évident.

« Il ne faut pas prendre cet homme pour un échantillon des planteurs du Sud, dit le dernier.

— J’espère que non, répliqua le jeune homme avec emphase.

— C’est un misérable, brutal, grossier, ignoble !

— Cependant vos lois lui permettent de tenir un nombre indéfini d’êtres humains courbés sous sa volonté absolue, sans l’ombre de protection ; et, tout ignoble qu’il est, vous ne pouvez nier qu’il n’est pas le seul de son espèce.

— Il se rencontre aussi parmi les planteurs des hommes humains et modérés.

— Je l’accorde ; mais, selon moi, vous autres, hommes humains et modérés, vous êtes responsables de toutes les brutalités, de tout le mal que font ces misérables. Sans votre sanction et votre influence, le système ne tiendrait pas une heure. S’il n’y avait de planteurs que les pareils de cet homme, dit-il, en désignant du doigt Legris, qui leur tournait le dos, la chose croulerait d’elle-même. C’est votre considération, c’est votre humanité qui autorisent et protègent sa barbarie.

— Vous avez, en tout cas, une haute opinion de mon bon naturel, dit le planteur en souriant ; mais je vous conseille de ne pas parler si haut, car il se trouve à bord des gens qui ne seraient pas tout à fait aussi tolérants que moi. Vous ferez mieux d’attendre notre arrivée à ma plantation ; là, vous pourrez nous injurier tous, à votre bon plaisir. »

Le jeune homme rougit et sourit ; tous deux se mirent à faire une partie de trictrac. Pendant ce temps, une autre conversation avait lieu à l’extrémité opposée du bateau, entre Emmeline et la mulâtresse enchaînée avec elle. Elles échangeaient naturellement quelques détails de leur histoire.

« À qui étiez-vous ? demanda Emmeline.

— À M. Ellis. C’était le nom de mon maître ; — il demeurait dans la rue de la Levée. Peut-être bien que vous avez vu la maison ?

— Était-il bon pour vous ?

— Assez bon, avant de tomber malade ; mais il a été couché près de six mois ; ça allait, ça venait, et il était terriblement difficile. Il ne voulait pas qu’on dorme ni nuit ni jour : ça l’agaçait ; il ne s’arrangeait de personne, et toujours il empirait. J’ai resté des nuits et des nuits debout ; je ne pouvais plus me tenir éveillée ; et parce qu’une fois je m’étais endormie, il se mit si fort en colère ! il dit qu’il me vendrait pour sûr au plus méchant maître qui se pourrait trouver. Il m’avait pourtant promis que j’aurais ma liberté après sa mort.

— Aviez-vous des parents ? reprit Emmeline.

— Oui, mon mari ; c’est un forgeron. Le maître l’envoyait à loyer au dehors. Ils m’ont emmenée si vite que je n’ai pas eu le temps de le voir : et j’ai quatre petits enfants. Oh ! Seigneur, Seigneur ! » dit la femme, se couvrant la figure de ses mains.

C’est un sentiment naturel chez tous, en entendant un douloureux récit, de chercher quelques paroles consolantes. Emmeline eût voulu dire quelque chose, mais elle ne trouvait rien… De quoi eût-elle pu parler ? Toutes deux, comme d’un commun accord, évitaient avec terreur la moindre allusion à l’homme horrible qui était devenu leur maître.

Même aux heures les plus sombres, la foi religieuse nous reste. Membre de l’Église méthodiste, la mulâtresse avait une piété peu éclairée, mais sincère. Emmeline lui était fort supérieure en intelligence ; elle avait appris à lire, à écrire, et une maîtresse éclairée et pieuse lui avait enseigné les vérités de la Bible. Mais n’est-ce pas une bien rude épreuve pour la foi du plus ferme chrétien que de se sentir, en apparence abandonné de Dieu, à la merci d’une impitoyable violence ? Comment la foi de ces pauvres, de ces « petits » du Christ, ignorants, faibles, jeunes, y pourrait-elle résister ?

Le bateau remontait — avec son lourd fret d’angoisses et de douleur — le courant fangeux et trouble qui serpente à travers les brusques sinuosités de la rivière Rouge ; et des yeux tristes et fatigués contemplaient l’argile rougeâtre des berges abruptes qui se prolongent avec une sombre monotonie. Enfin le bateau s’arrêta devant une petite ville, où débarquèrent Legris et sa vivante cargaison.