La Case de l’oncle Tom/Ch XXXVI

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 487-495).


CHAPITRE XXXVI.

Les souvenirs.


Et légères parfois peuvent être les choses
Qui ramènent soudain sur le cœur oppressé
Le poids que, pour jamais, il croyait repoussé ;
C’est un son, — c’est un chant, — un soir d’été, — la brise,
Une fleur, — l’Océan, qui, dans l’âme surprise,
Vient, de l’obscure chaîne où chacun est lié,
Toucher un seul chaînon, — et tout l’être a crié.
________Childe Harold


Le salon de l’habitation de Legris était une vaste pièce, ornée d’une haute et spacieuse cheminée. Un papier coûteux, à couleurs tranchantes, le décorait jadis, et se détachait aujourd’hui des murs humides, en lambeaux moisis et décolorés. Une odeur nauséabonde et malsaine, mélange d’humidité, de poussière et de pourriture, odeur particulière aux vieilles maisons désertes et longtemps fermées, s’y faisait sentir. Des taches de bière et de vin souillaient le papier, barbouillé de notes et d’additions à la craie, comme si là quelqu’un se fût livré à l’étude de l’arithmétique. On avait placé sur l’âtre un brasier plein de charbons ardents, quoique le temps fût doux, car dans cette vaste pièce les soirées paraissaient toujours nébuleuses et glaciales : d’ailleurs, il fallait à Legris du feu pour allumer ses cigares et faire bouillir l’eau de son punch. La lueur rougeâtre du charbon dévoilait le repoussant et confus aspect de la salle, — encombrée du haut en bas de selles, de harnais de toutes formes, de fouets, de manteaux et autres vêtements amoncelés, au milieu desquels campaient les bouledogues, s’en accommodant à leur guise, et se mettant à l’aise.

Legris s’apprêtait un bol de punch, et tout en versant de l’eau chaude d’une cruche ébréchée, grommelait entre ses dents :

« Peste soit de ce maudit Sambo ! qu’avait-il besoin de me mettre aux prises avec les nouveaux venus ! Voilà ce drôle hors d’état de travailler pour une semaine ! — juste au moment où la besogne presse le plus !

— Oui, et c’est bien de vous ! dit une voix derrière sa chaise. Cassy venait d’entrer et avait surpris son monologue.

— Ah ! c’est toi, démon-femelle ! tu mets les pouces ? tu reviens ?

— Oui, je reviens, dit-elle froidement, mais pour en faire à ma tête.

— Tu mens, sorcière ! Je te tiendrai parole. Ainsi marche droit, ou reste aux cases, à travailler et à manger avec le troupeau.

— J’aimerais dix mille fois mieux, répondit la femme, vivre là-bas dans le plus sale trou, que d’être ici sous votre griffe.

— Mais tu y es sous ma griffe, après tout, lui dit-il, se tournant vers elle avec une grimace sauvage, et c’est ce qui m’en plaît. Ainsi, assieds-toi là, sur mes genoux, ma belle, et entends raison. Et de sa main de fer il lui saisit le poignet.

— Simon Legris, prenez garde ! » s’écria la femme. Son œil darda un éclair si foudroyant, un regard si aigu et si égaré, qu’elle était effrayante à voir.

— Vous avez peur de moi, Simon, dit-elle d’un ton résolu, et vous avez raison d’avoir peur. Soyez sur vos gardes, car le démon me possède et me pousse ! » Elle lui siffla ces derniers mots à l’oreille.

« Va-t’en ! sur mon âme, je crois que tu l’es, possédée ! Et Legris la repoussa loin de lui, et l’examina avec malaise.

« Après tout, Cassy, reprit-il, pourquoi ne serions-nous pas bons amis, comme par le passé ?

— Comme par le passé ! » répéta-t-elle avec amertume. Elle s’arrêta court, — un monde de sentiments surgit dans son cœur, l’étouffa, la rendit muette.

Cassy avait toujours eu sur Legris l’espèce d’influence qu’une femme énergique et passionnée exerce sur l’homme le plus brutal ; mais depuis peu, elle était devenue de plus en plus irritable, de plus en plus impatiente du joug hideux de sa servitude, et son irritation allait parfois jusqu’au délire : ces accès en faisaient un objet de terreur pour Legris, qui avait des fous cet effroi superstitieux, fréquent chez les esprits grossiers et ignorants. Quand il avait amené Emmeline à l’habitation, tous les sentiments féminins, toutes les douleurs couvées longtemps sous les cendres, se ranimèrent dans le cœur usé de Cassy, et elle prit parti pour la jeune fille : il s’ensuivit une querelle farouche entre elle et Legris. Dans sa fureur, il jura que, si elle ne voulait se tenir en paix, il l’enverrait à la cueille du coton avec les esclaves. Cassy déclara, dans son orgueilleux dédain, qu’elle irait. Elle y alla et accomplit sa tâche, pour montrer le cas qu’elle faisait de la menace.

Legris avait été secrètement mal à l’aise tout le jour, car il ne pouvait s’affranchir de l’empire de Cassy.

Il avait espéré, lorsqu’elle apporta son panier au pesage, obtenir quelque concession, et il lui avait parlé d’un ton demi conciliant, demi impérieux : elle lui avait répondu avec le plus outrageant mépris.

L’indigne traitement infligé au pauvre Tom l’avait encore exaspérée, et elle n’avait suivi Legris qu’afin de lui reprocher sa brutalité.

« Je te conseille, Cassy, dit-il, de te conduire avec un peu plus de modération.

— C’est vous qui parlez de modération, après ce que vous avez fait ! Vous qui n’avez pas même le bon sens de vous retenir, qui mettez hors de service un de vos meilleurs manœuvres, juste au plus fort de la besogne, et cela grâce à votre caractère diabolique !

— J’ai été un sot, c’est le fait, de laisser s’allumer la poudre, dit Legris ; mais le drôle s’entêtait, il fallait bien le rompre.

— Je vous avertis que vous ne le romprez pas.

— Je ne le romprai pas ? s’écria Legris se levant en fureur. Je voudrais bien voir cela ! Il serait le premier nègre qui me tint tête. Je lui broyerai, s’il le faut, tous les os du corps, mais il pliera ! »

À ce moment la porte s’ouvrit, et Sambo parut : il s’avança avec force saluts, et présenta quelque chose dans un papier.

« Qu’est cela, chien ?

— C’est une sorcellerie, maître.

— Une quoi ?

— Une chose que les sorciers donnent aux nèg’ ! Ça les empêche de sentir le fouet quand on les bat. Il avait ça pendu au cou avec un ruban noir.

Legris, comme beaucoup d’hommes cruels et impies, était superstitieux. Il prit le papier et l’ouvrit avec répugnance.

Il en sortit un dollar d’argent, et une longue et brillante mèche de beaux cheveux blonds et bouclés, — qui, comme choses vivantes, s’enroulèrent autour des doigts de Legris.

« Damnation ! s’écria-t-il dans un soudain accès de colère, frappant du pied le plancher et arrachant de ses doigts les cheveux avec fureur, comme s’ils le brûlaient : d’où ça vient-il ? Ôtez-les ! — jetez-les au feu ! — au feu ! — au feu ! »

Il criait, jurait, les tiraillait et les jeta enfin dans le brasier : « Pourquoi diable m’apporter ça ? »

Sambo, abasourdi, demeurait immobile, la bouche béante, et Cassy, qui se disposait à laisser la salle, s’arrêta et le considéra tout étonnée.

« Ne t’avise plus de m’apporter de tes diaboliques sortilèges ! » dit-il en menaçant du poing Sambo, qui battit vivement en retraite du côté de la porte ; et, prenant le dollar, Legris le lança dans l’obscurité à travers les vitres qui volèrent en éclats.

Sambo s’esquiva au plus vite. Après son départ, Legris sembla honteux de son accès d’alarme. Il se rassit dans sa chaise d’un air hargneux, et se mit à déguster avec lenteur son bol de punch.

Cassy, se glissant inaperçue hors de la salle, profita de ce moment pour aller porter secours au pauvre Tom.

Que s’était-il donc passé dans l’esprit de Legris ? Qu’y avait-il dans une simple boucle de cheveux blonds pour exaspérer cet homme brutal, familiarisé depuis longtemps avec tous les raffinements de la cruauté ? Endurci et réprouvé comme le paraissait aujourd’hui cet impie, il avait été autrefois bercé sur le sein d’une mère, — endormi au chant des hymnes et des prières, ce front, maintenant marqué du sceau de l’enfer, avait été arrosé des eaux saintes du baptême. Dans sa première enfance une femme, aux cheveux blonds, l’avait conduit, au son de la cloche du dimanche, prier et adorer. Au fond d’une partie reculée de la Nouvelle-Angleterre, cette femme avait élevé son fils unique avec un patient et fervent amour. Né d’un homme au cœur dur, pour lequel la douce femme avait dépensé un monde de tendresses incomprises, Legris avait suivi les traces de son père. Violent, sans frein, tyrannique, il méprisa les conseils de sa mère, se rit de ses reproches, et, tout jeune encore, se sépara d’elle pour aller tenter la fortune sur l’Océan. Depuis, il n’était revenu qu’une fois au logis. Elle, avec l’élan passionné d’un cœur qui a besoin d’aimer, et qui n’a rien autre à aimer, se cramponna à lui, le supplia avec d’ardentes prières, pour le bien éternel de son âme, de rompre avec sa vie de péché.

Ce fut le jour de grâce accordé à Legris. Les anges le sollicitèrent ; il fut presque gagné ; la miséricorde divine lui tendait la main. Son cœur s’amollit — il y eut lutte — le péché l’emporta. Il opposa l’énergie de son âpre et mauvaise nature aux convictions de sa conscience. Il but, il jura, il devint plus féroce, plus brutal que jamais. Un soir que sa mère, dans l’agonie du désespoir, s’était jetée à ses genoux, il la repoussa rudement ; elle tomba sans connaissance sur le parquet, et il s’enfuit, avec de sauvages imprécations, rejoindre son vaisseau. Legris n’entendit plus parler de sa mère qu’une fois. C’était la nuit, il s’enivrait avec ses compagnons de débauche ; on lui remit une lettre, il l’ouvrit : une longue mèche de cheveux se déroula, s’enlaça autour de ses doigts. La lettre lui annonçait la mort de sa mère : mourante, elle l’avait béni et lui avait pardonné.

Il y a dans le mal une puissance magique et impie, qui change en fantômes d’horreur et d’effroi les plus saintes, les plus douces choses. Cette mère aimante, au pâle visage, — ces prières, — ce pardon plein d’amour, envoyé de son lit de mort, — ne furent pour ce cœur endurci par le péché qu’une sentence de damnation, effrayant avant-coureur du jugement de Dieu et de l’irrévocable châtiment. Legris brûla la lettre, brûla les cheveux, et quand il les vit se tordre et siffler dans les flammes, il frissonna en pensant aux feux éternels. Il but, il festoya, il s’efforça de conjurer ce souvenir ; mais souvent, au profond de la nuit, dont le calme solennel cite l’âme devant son propre tribunal, il avait vu cette pâle figure se dresser à ses côtés ; il avait senti, autour de ses doigts, les enlacements de ces cheveux, jusqu’à ce qu’une sueur froide lui inondât la face, et qu’il s’enfuit de son lit en proie à l’épouvante.

Vous qui vous êtes étonnés de lire dans le même Évangile : « Dieu est amour, et Dieu est un feu dévorant ; » ne comprenez-vous pas que, pour l’âme vouée au mal, l’amour est la plus cruelle torture, l’arrêt et le sceau du plus horrible désespoir !

« Malédiction ! se disait Legris en buvant son punch ; où diable a-t-il déniché cela ? — C’est que c’était tout juste pareil… Ouf ! — je croyais l’avoir oublié. Mais le diable m’emporte si l’on oublie rien, quoi qu’on fasse ! Peste soit de la mémoire et de ses tours ! Je suis seul comme un hibou ! Je vais appeler Em. Elle me hait, — la macaque ! C’est égal, — il faudra bien qu’elle vienne ! »

Legris sortit dans un grand vestibule qui communiquait avec l’étage supérieur par un escalier tournant, autrefois splendide. Le palier était sale, délabré, encombré de caisses et de toutes sortes d’ignobles rebuts. Les marches montaient et tournoyaient dans l’obscurité, conduisant on ne savait où. La pâle lueur de la lune filtrait par un judas brisé au-dessus de la porte : l’air était malsain et glacial comme celui d’une cave.

Legris s’arrêta au pied de l’escalier, et entendit une voix qui chantait. Elle résonnait d’une façon étrange et surnaturelle dans la déserte et sombre demeure. Peut-être aussi ses nerfs surexcités lui prêtaient-ils un accent lugubre. Écoutez !

Une voix, inculte et mélancolique, chante un hymne familier aux esclaves :

« On versera des pleurs, des pleurs, des pleurs, des pleurs,
Au tribunal du Christ, on versera des pleurs ! »

« Maudit soit la fille ! s’écria Legris. Je l’étranglerai. — Em ! Em ! » appela-t-il d’un ton dur ; mais l’écho moqueur des vieilles murailles lui répondit seul. La douce voix continua :

« Vous serez séparés pour la vie éternelle,
Mères, enfants, frères et sœurs,
Vous serez séparés pour la vie éternelle ! »

Et le lugubre refrain résonna, haut et clair, à travers les salles vides :

« On versera des pleurs, des pleurs, des pleurs, des pleurs,
Au tribunal du Christ, on versera des pleurs ! »

Legris s’arrêta. Il eût rougi d’avouer que de larges gouttes de sueur perlaient sur son front ; que son cœur, oppressé, alourdi, battait de peur. Il crut même voir une ombre blanche s’élever et se glisser devant lui dans les ténèbres. Il frissonna à la pensée que la figure de sa mère morte allait peut-être lui apparaître.

« Je sais ce que je ferai, se dit-il, comme il rentrait en chancelant dans le salon et s’affaissait sur sa chaise, je laisserai le drôle en repos ! Qu’avais-je besoin de son maudit papier ? Je crois, le diable m’emporte ! que je suis ensorcelé ! Je n’ai fait que suer et trembler depuis ! Où a-t-il attrapé ces cheveux ? Ce ne peut être les mêmes ! je les ai brûlés — les autres, — j’en suis sûr ! Il serait curieux que des cheveux pussent ressusciter ! »

Ah ! Legris ! ces boucles dorées avaient en elles un charme magique ! Chaque cheveu t’apportait une terreur, un remords ; envoyés par un pouvoir divin, ils auraient dû lier tes mains cruelles, et t’empêcher de torturer le faible sans défense.

« Allons ! dit Legris, frappant du pied et sifflant ses chiens, éveillez-vous, vous autres, et tenez-moi compagnie ! » Mais les chiens ouvrirent un œil, le regardèrent d’un air somnolent, et se rendormirent.

« Je vais faire venir Sambo et Quimbo : leurs chants, leurs danses infernales chasseront de ma tête ces horribles cauchemars. » Legris mit son chapeau, s’avança sur la véranda, et donna du cor pour appeler ses deux noirs piqueurs.

Quand il était en gracieuse humeur, il faisait souvent venir ces dignes satellites ; et, après les avoir échauffés de whisky, s’amusait à les faire chanter, danser ou s’entre-battre, selon son caprice du moment.

Cassy rentrait, après sa visite au pauvre Tom : il pouvait être une heure ou deux du matin ; elle entendit partir du salon des cris sauvages, des hurlements, des chants barbares, mêlés aux aboiements des chiens, sorte de tintamarre diabolique.

Elle franchit les marches de la véranda, et regarda dans l’intérieur. Legris et ses deux compagnons, ivres et furieux, criaient, vociféraient, tourbillonnaient, renversaient les chaises, et se faisaient les uns aux autres de hideuses et repoussantes grimaces.

Sa petite main délicate posée sur la persienne, elle les considérait d’un œil fixe. Tout un monde d’angoisse, de mépris, de farouche amertume passa dans ses yeux noirs.

« Serait-ce donc péché que de débarrasser la terre d’un pareil misérable ? » se demanda-t-elle.

Elle se détourna précipitamment, et, faisant le tour pour gagner une entrée dérobée, elle se glissa dans l’escalier, et alla frapper à la porte d’Emmeline.