La Cathédrale (Huysmans)/II

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Plon-Nourrit (p. 40-61).
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II


Depuis trois mois déjà, Durtal habitait Chartres.

Revenu de la Trappe à Paris, il vécut dans un état d’anémie spirituelle, affreux. L’âme gardait la chambre, se levait à peine, traînait sur une chaise longue, somnolait dans la tépidité d’une langueur que berçait encore le ronronnement de prières toutes labiales, d’oraisons se dévidant comme une machine détraquée dont le déclic part seul et qui tourne d’elle-même dans le vide, sans qu’on y touche.

Quelquefois cependant, pris de révolte, il parvenait à se tenir, à arrêter l’horlogerie déréglée de ses suppliques et il essayait alors de s’examiner, de se voir d’un peu haut, d’embrasser, d’un coup d’œil, les perspectives confuses de son être.

Et devant ses demeures d’âme perdues dans les brumes, il songeait à une étrange association des Révélations de Sainte Térèse et des contes d’Edgar Poë.

Les salles de son château interne étaient vides et froides, cernées, de même que les chambres de la maison Usher, par un étang dont les brouillards finissaient par pénétrer, par fêler la coque usée des murs. Et il rôdait, solitaire et inquiet, dans ces réduits délabrés dont les portes closes n’ouvraient plus ; ses promenades en lui-même étaient donc circonscrites et le panorama qu’il pouvait contempler s’étendait, singulièrement rétréci, se rapprochait, presque nul. Il savait bien, d’ailleurs, que les pièces qui entouraient la cellule située au centre, celle réservée au Maître, étaient verrouillées, scellées par d’indévissables écrous, maintenues par de triples barres, inaccessibles. Il se bornait donc à errer dans les vestibules et dans les alentours.

A Notre-Dame de l’Atre, il était allé plus loin, s’était hasardé jusqu’aux enclos qui environnent la résidence du Christ ; il avait aperçu, à l’horizon, les frontières de la Mystique et, sans force pour continuer sa route, il était tombé ; maintenant c’était lamentable car, ainsi que le remarque Sainte Térèse, « dans la vie spirituelle, ne pas avancer, c’est reculer ». Et il était, en effet, revenu sur ses pas, gisait à moitié paralysé, non plus même dans les antichambres de ses domaines, mais dans leurs cours.

Jusque là les phénomènes décrits par l’inégalable Abbesse restaient exacts. Chez Durtal, les châteaux de l’âme étaient inhabités après un long deuil ; mais dans les pièces encore ouvertes, circulait, ainsi que la sœur de l’inquiétant Usher, le fantôme des péchés avoués, des fautes mortes.

Semblable au déplorable malade d’Edgar Poë, Durtal entendait avec terreur des frôlements de pas dans les escaliers, des cris plaintifs derrière les portes.

Et pourtant les revenants des vieux forfaits ne se formulaient qu’en des figures indécises, ne parvenaient pas à se coaguler, à prendre corps. Le méfait le plus obsédant de tous, celui qui l’avait tant torturé, le méfait des sens, se taisait enfin, le laissait calme. La Trappe avait déraciné les souches des anciennes luxures ; leur souvenir le hantait bien parfois, dans ce qu’il avait de plus affligeant, de plus ignoble, mais il les regardait passer, le cœur sur les lèvres, s’étonnant d’avoir été si longtemps la dupe de ces malpropres manigances, ne comprenant même plus la puissance de ces mirages, l’illusion de ces oasis charnelles, rencontrées dans le désert d’une existence, confinée à l’écart, dans la solitude et dans les livres.

Son imagination pouvait le supplicier, mais, sans mérite, sans lutte, par une grâce toute divine, il avait pu ne pas mésavenir depuis son retour du cloître.

Par contre, s’il était en quelque sorte éviré, s’il était absous du plus gros de ses peines, il voyait s’épanouir en lui une nouvelle ivraie dont la croissance s’était jusqu’alors dissimulée derrière les végétations plus touffues des autres vices. Au premier abord, il s’était jugé moins sous la dépendance des péchés, et moins vil ; et il était cependant aussi étroitement attaché au mal ; seulement, la nature et la qualité des liens différaient, n’étaient plus les mêmes.

Outre cet état de siccité qui faisait que, dès qu’il entrait dans une église ou s’agenouillait chez lui, il sentait le froid lui geler ses prières et lui glacer l’âme, il discernait les attaques sourdes, les assauts muets d’un ridicule orgueil.

Il avait beau se tenir sur ses gardes, chaque fois il était surpris sans même avoir le temps de se reconnaître.

Cela commençait sous le couvert des réflexions les plus modérées, les plus bénignes.

A supposer, par exemple, qu’il eût, en se privant, rendu à son prochain service, ou qu’il n’eût pas nui à une personne contre laquelle il se croyait des griefs, une personne qu’il n’aimait point, aussitôt se glissait, s’insinuait, en lui, une certaine satisfaction et une certaine gloriole, aboutissant à cette inepte conclusion qu’il était supérieur à bien d’autres ; et, sur ces sentiments de basse vanité, se greffait encore l’orgueil d’une vertu qu’il n’avait même pas conquise au prix d’efforts, la superbe de la chasteté, si insidieuse, celle-là, que la plupart des gens qui la pratiquent ne s’en doutent même pas.

Et il ne se rendait compte du but de ces agressions que trop tard, lorsqu’elles s’étaient précisées, lorsqu’il s’était oublié à les subir ; et il se désespérait de trébucher toujours dans le même piège, se disant que le peu de bien qu’il pouvait acquérir était rayé du bilan de sa vie, par les insolentes dépenses de son vice.

Il s’exaspérait, se ratiocinait les vieilles démences, se criait, à bout de forces :

La Trappe m’a brisé ; elle m’a sauvé de la concupiscence, mais pour m’encombrer de maladies que j’ignorais avant d’avoir été opéré chez elle ! Elle qui est si humble, elle m’a augmenté la vanité et décuplé l’orgueil ; puis elle m’a laissé partir, si faible et si las, que jamais, depuis, je n’ai pu supporter cette exinanition, jamais je n’ai pu prendre goût à la Réfection mystique qui m’est nécessaire, si je ne veux pas mourir à Dieu, pourtant !

Et pour la centième fois, il se questionnait : suis-je plus heureux qu’avant ma conversion ? et il devait cependant bien, pour ne pas se mentir, répondre oui ; il menait une vie chrétienne en somme, priait mal, mais priait sans relâche au moins ; seulement… seulement… ah ! ses pauvres demeures d’âme étaient-elles assez vermoulues, assez arides ! — Et il se demandait avec angoisse si elles ne finiraient pas, comme le manoir d’Edgar Poë, par s’effondrer subitement, un jour de crise, dans les eaux noires de cet étang de péchés qui minait les murs !

Arrivé à ce point de ses rabâchages, forcément il déviait sur l’abbé Gévresin qui l’obligeait, malgré ses indésirs, à communier. Depuis son retour de Notre-Dame de l’Atre, ses relations avec ce prêtre s’étaient resserrées, étaient devenues tout intimes.

Il connaissait maintenant l’intérieur de cet ecclésiastique, émigré en plein Moyen Age, loin de la vie moderne. Autrefois quand il sonnait chez lui, il ne prêtait aucune attention à la servante, une femme âgée qui saluait, silencieuse, en ouvrant la porte.

Maintenant il fréquentait la singulière et l’affectueuse bonne.

La première entrevue eut lieu, un jour qu’il était allé voir l’abbé souffrant. Installée près du lit, elle avait des lunettes en vigie sur le bout de son nez et elle baisait, une à une, des images de piété insérées dans un livre vêtu de drap noir. Elle l’avait invité à s’asseoir puis, fermant le volume et remontant ses lunettes, elle avait pris part à la conversation et il était sorti de cette chambre, abasourdi par cette personne qui appelait l’abbé « père » et parlait, très simplement, ainsi que d’une chose naturelle, de son commerce avec Jésus et avec les Saints ; elle paraissait vivre en parfaite amitié avec eux, en causait ainsi que de compagnons avec lesquels on bavarde sans aucune gêne.

Puis la physionomie de cette femme, que le prêtre lui présenta sous le nom de Mme Céleste Bavoil, était pour le moins étrange. Elle était maigre, élancée et néanmoins petite. De profil, avec le nez busqué, la bouche dure, elle avait le masque désempâté d’un César mort, mais de face, la rigidité du profil s’émoussait dans une familiarité de paysanne, se fondait dans une mansuétude de placide nonne, en complet désaccord avec la solennelle énergie des traits.

Il semblait qu’avec le nez impérieux, le visage régulier, les dents blanches et menues, l’œil noir, tout en lumières, trottinant, fureteur, tel que celui d’une souris, sous de magnifiques cils, cette femme dût, malgré son âge, rester belle ; il semblait au moins que l’union de pareils éléments dût marquer ce visage d’une étampe de distinction, d’une empreinte vraiment noble ; et pas du tout, la conclusion démentait les prémisses ; l’ensemble leurrait l’adhésion réunie des détails. Evidemment, ce déni provient, pensait-il, d’autres particularités qui contredisent l’entente des principales lignes ; d’abord, de la maigreur de ces joues couleur de vieux bois, semées, çà et là, de gouttes d’éphélides, de taches paisibles d’ancien son ; puis de ces bandeaux de cheveux blancs, couchés à plat sous un bonnet à ruches, enfin de cette modeste tenue, de cette robe noire mal fagottée, ondant sur la gorge et laissant voir l’armature du corset imprimée, au dos, en relief sur l’étoffe.

Il y a peut-être aussi, en elle, moins une mésalliance des traits qu’un contraste résolu entre la toilette et la mine, entre la figure et le corps, se disait-il.

En somme, en essayant de la condenser, elle sentait et la chapelle et les champs. Elle tenait donc de la sœur et de la paysanne. Oui c’est presque exact, mais ce n’est cependant pas encore cela, reprenait-il ; car elle est moins digne et moins vulgaire, moins bien et mieux. Vue de derrière, elle est plus loueuse de chaises dans une église que nonne ; vue de devant, elle est beaucoup au-dessus de la terrienne. Il faut bien noter aussi que lorsqu’elle célèbre des Saints, elle s’élève et diffère ; alors elle s’exhausse dans une flambée d’âme ; mais toutes ces suppositions sont vaines, conclut-il, car je ne puis la définir sur une brève impression, sur un rapide aspect. Ce qui s’atteste certain, c’est que, tout en ne ressemblant pas à l’abbé, elle se dimidie, elle aussi, et se dédouble. Lui, a l’œil ingénu, des prunelles de première communiante et la bouche parfois amère d’un vieil homme ; elle, est hautaine d’apparence et humble d’âme ; et par de signes opposés, par des traits autres, ils obtiennent le même résultat, un identique ensemble d’indulgence paternelle et de bonté mûre.

Et Durtal était retourné bien souvent les voir. L’accueil ne variait point, Mme Bavoil le saluait par l’invariable formule : « voilà notre ami », tandis que le prêtre riait des yeux et lui pressait la main. Toujours, lorsqu’il voyait Mme Bavoil, elle priait ; devant ses fourneaux, lorsqu’elle ravaudait, lorsqu’elle époussetait le ménage, lorsqu’elle ouvrait la porte, partout, elle égrenait son rosaire, sans trêve.

La joie de cette servante, plutôt taciturne, consistait à glorifier la Vierge pour laquelle elle professait un culte ; et, d’autre part, elle citait, de mémoire, des morceaux d’une mystique un peu bizarre de la fin du XVIe siècle, Jeanne Chézard de Matel, la fondatrice de l’ordre du Verbe Incarné, de cet institut où les moniales arborent un voyant costume, une robe blanche serrée par une ceinture de cuir écarlate à la taille, un manteau rouge et un scapulaire couleur de sang portant, brodé en soie bleue, dans une couronne d’épines, le nom de Jésus qu’accompagnent, avec un cœur en flammes percé de trois clous, ces mots : « amor meus ».

Durtal jugeait tout d’abord Mme Bavoil un peu toquée, regardait, tandis qu’elle débitait un passage de Jeannne de Matel sur Saint Joseph, le prêtre qui ne bronchait point.

— Mais alors, Mme Bavoil est une sainte ? lui dit-il, un matin qu’ils étaient seuls.

— La chère Mme Bavoil est une colonne de prières, répondit gravement l’abbé.

Et, une après-midi, alors que Gévresin était à son tour absent, Durtal interrogea cette femme.

Elle raconta ses longs pèlerinages à travers l’Europe, des pèlerinages où elle s’était rendue pendant des années, à pied, en demandant l’aumône, le long des routes.

Partout où la Vierge possédait un sanctuaire, elle s’y transféra, un paquet de linge dans une main, un parapluie dans l’autre, une croix de fer blanc sur la poitrine, un chapelet pendu à la ceinture. D’après un carnet qu’elle avait tenu à jour, elle avait ainsi fait dix mille cinq cents lieues à pied.

Puis l’âge était venu et elle avait, suivant son expression, « perdu de ses anciennes valeurs ». Le Ciel, qui lui fixait jadis, par des voix internes, l’époque de ces excursions, n’ordonnait plus maintenant ces déplacements. Il l’avait envoyée près de l’abbé Gévresin pour se reposer ; mais sa manière de vivre lui avait été indiquée une fois pour toutes ; en tant que coucher, une paillasse étendue sur des ais de bois ; en guise de nourriture un régime champêtre et monacal comme elle, du lait, du miel et du pain — et encore, par les temps de pénitence, devait-elle substituer de l’eau au lait.

— Et vous ne consommez jamais d’autres aliments ?

— Jamais.

Et elle reprenait :

— Ah ! notre ami, c’est que l’on me met en pénitence, Là-Haut, et gaiement elle se moquait d’elle-même et de son allure.

— Si vous m’aviez vue, lorsque je revenais d’Espagne où j’étais allé visiter Notre-Dame del Pilar, à Saragosse, j’étais une négresse ; avec mon grand crucifix sur la poitrine, ma robe qui ressemblait à celle d’une religieuse, on se disait de tous les côtés : Qu’est-ce que cette bigote-là ? — J’avais l’air d’une charbonnière endimanchée ; on n’apercevait que du blanc de bonnet, de manchettes et de col ; le reste, la figure, les mains, les jupes, tout était noir.

— Mais vous deviez vous ennuyer à voyager ainsi seule ?

— Que non, notre ami, les Saints ne me quittaient pas le long de la route ; ils me désignaient la maison où je recevais, pour la nuit, un gîte ; et j’étais sûre d’être bien accueillie.

— Jamais on ne vous a refusé l’hospitalité ?

— Jamais ; il est vrai que j’étais peu exigeante ; en voyage, je sollicitais simplement un morceau de pain et un verre d’eau — et, pour reposer, une botte de paille, dans l’étable.

— Et le père, comment l’avez-vous connu ?

— C’est toute une histoire ; imaginez que le Ciel me priva, par pénitence, de la communion, pendant un an et trois mois, jours pour jours. Lorsque je me confessais à un abbé, je lui avouais mes relations avec Notre-Seigneur, avec la Vierge, avec les Anges ; aussitôt il me traitait de folle quand il ne m’accusait pas d’être possédée par le démon ; en fin de compte, il refusait de m’absoudre ; bien heureuse encore lorsqu’il ne me fermait pas brutalement, dès les premiers mots, le guichet du confessionnal, au nez.

Je crois bien que je serais morte de chagrin, si le Sauveur n’avait pas fini par avoir pitié de moi. Un samedi que j’étais à Paris, Il m’envoya à Notre-Dame des Victoires où le père était prêtre habitué. Lui, m’écouta, me soumit à de rudes, à de longues épreuves, puis il me permit de communier. je retournai souvent le voir, en qualité de pénitente, puis la nièce qui tenait son ménage étant entrée en religion, je l’ai remplacée et voilà déjà près de dix ans que je suis sa gouvernante…

A plusieurs reprises, elle avait complété ces renseignements. Depuis qu’elle ne vagabondait plus à l’étranger et en province, elle fréquentait à Paris les pèlerinages qui avaient lieu en l’honneur de la Sainte Vierge et elle nommait les sanctuaires achalandés : Notre-Dame des Victoires, Notre-Dame de Paris. Notre-Dame de BonneEspérance à Saint-Séverin ; de Toute Aide à l’Abbaye aux bois ; de Paix, chez les religieuses de la rue Picpus ; des Malades à l’église Saint-Laurent ; de Bonne Délivrance, une Vierge noire provenant de l’église Saint-Etienne des Grès, chez les dames Saint-Thomas de Villeneuve, rue de Sèvres ; et hors Paris, les madones de banlieue : Notre-Dame des Miracles à Saint-Maur ; des Anges à Bondy ; des Vertus à Aubervilliers ; de Bonne Garde à Longpont ; Notre-Dame de Spire, de Pontoise, etc… Une autre fois encore, comme il doutait de la sévérité des règlements que lui imposait le Christ, elle répliqua :

— Rappelez-vous, notre ami, ce qui advint à une grande servante du Seigneur, à Marie d’Agréda ; étant bien malade, elle céda aux instances de ses filles spirituelles et suça une bouchée de volaille ; mais elle en fut aussitôt réprimandée par Jésus qui lui dit : « Je n’aime pas que mes épouses soient délicates. »

Eh bien, je risquerais de m’attirer de pareils reproches si j’essayais de toucher à un morceau de viande ou de boire une goutte de café ou de vin !

Il est pourtant bien évident, pensait Durtal, que cette femme n’est pas folle. Elle n’a rien, ni d’une hystérique, ni d’une démente ; elle est bien frêle et sèche, mais à peine nerveuse et, en dépit du laconisme de ses repas, elle se porte très bien, n’est même jamais souffrante ; elle est de plus, femme de bon sens et ménagère admirable. Levée dès l’aube, après s’être approchée du Sacrement, elle savonne et blanchit elle-même le linge, fabrique les draps et les chemises, raccommode les soutanes, vit avec une économie incroyable, tout en veillant à ce que son maître ne manque de rien. Cette sagace entente de la vie pratique n’a aucun rapport avec les vésanies et les délires. Il savait encore qu’elle n’avait jamais voulu accepter de gages. Il est vrai qu’aux yeux d’un monde qui ne rêve que de larcins permis, le désintéressement de cette femme pouvait suffire pour attester sa déraison ; mais, contrairement à toutes les idées reçues, Durtal ne pensait pas que le mépris de l’argent impliquât nécessairement la folie et plus il y réfléchissait, plus il demeurait convaincu qu’elle était une sainte pas bégueule, indulgente et gaie !

Ce qu’il pouvait constater aussi, c’est qu’elle était très complaisante pour lui ; dès sa rentrée de la Trappe, elle l’avait, de toutes les manières, aidé, lui raccordant le moral quand elle le voyait triste, allant, malgré ses protestations, passer en revue ses vêtements lorsqu’elle soupçonnait qu’il y avait des sutures à opérer, des boutons à coudre.

Cette intimité était devenue encore plus complète, depuis l’existence mitoyenne qu’ils avaient, tous les trois, menée en voyage, alors que Durtal les avait, sur leurs instances, accompagnés à La Salette. Et subitement, cet affectueux train-train faillit cesser. L’abbé s’éloignait de Paris.

L’évêque de Chartres venait de mourir et son successeur était l’un des plus vieux amis de Gévresin. Le jour où l’abbé Le Tilloy des Mofflaines fut promu à l’épiscopat, il supplia Gévresin de le suivre. Ce fut, pour le vieux prêtre, un rude débat. Il se sentait malade, fatigué, propre à rien, désirait, au fond, ne plus bouger et, d’un autre côté, il manquait de courage pour refuser à Mgr des Mofflaines son pauvre concours. Il tenta d’attendrir, sur sa vieillesse, le prélat qui ne voulut rien entendre, concéda seulement qu’il ne le nommerait pas vicaire général, mais simple chanoine. Gévresin secouait toujours doucement la tête. Enfin l’évêque eut le dessus, en faisant appel à la charité de son ami, en affirmant qu’il devait accepter, au besoin, ce poste, ainsi qu’une mortification, qu’une pénitence.

Et quand le départ fut résolu, ce fut au tour de l’abbé à investir Durtal, à le décider de quitter Paris pour aller s’installer auprès de lui, à Chartres.

Encore qu’il fût navré de ce départ qu’il avait d’ailleurs combattu de son mieux, Durtal regimbait, refusait de s’ensevelir dans cette ville.

— Mais voyons, notre ami, fit Mme Bavoil, je me demande pourquoi vous vous entêtez à vouloir vous enterrer ici ; vous y vivez en pleine solitude, dans vos livres. Vous vivrez de même avec nous.

Et, comme à bout d’arguments, après une charge à fond de train contre la province, Durtal répliquait :

— Mais à Paris, il y a les quais, il y a Saint-Séverin, Notre-Dame, il y a de délicieux couvents…

L’abbé riposta :

— Vous trouverez aussi bien à Chartres ; vous y aurez la plus belle cathédrale qui soit au monde, des monastères tels que vous les aimez et, quant aux livres, votre bibliothèque est si bien fournie qu’il me paraît difficile que vous puissiez, en flânant sur les quais, l’accroître. D’ailleurs, vous le savez mieux que moi, l’on ne déniche aucun livre de la catégorie de ceux que vous cherchez, dans les boîtes. Ces volumes-là ne figurent que sur des catalogues de librairie et, dès lors, rien n’empêche qu’on vous les envoie partout où vous serez.

— Je ne vous dis pas…mais il y a autre chose sur les quais que des bouquins ; il y a des bibelots à regarder, la Seine, il y a un paysage…

—Eh ! bien, si la nostalgie vous vient de cette promenade, vous prendrez le train et longerez, pendant toute une après-midi, les parapets du fleuve ; il est facile d’aller de Chartres à Paris ; vous avez, soir et matin, des express qui effectuent le trajet en moins de deux heures.

— Et puis, s’écria Mme Bavoil, il s’agit bien de cela ! Ce dont il s’agit, c’est d’abandonner une ville semblable à une autre pour habiter le territoire même de la Vierge. Songez que Notre-Dame de Sous Terre est la plus antique chapelle que Marie ait en France ; songez que l’on vit près d’Elle, chez Elle et qu’Elle vous comble de grâces !

— Enfin, reprit l’abbé, cet exil ne peut contrarier en rien vos projets d’art. Vous voulez écrire des vies de Saints ; ne les travaillerez-vous pas mieux dans le silence de la province que dans le brouhaha de Paris ?

— La province…la province ! d’avance, elle m’accable, s’écria Durtal. Si vous vous doutiez de l’impression qu’elle me suggère et sous quelle apparence d’atmosphère et sous quel aspect d’odorat elle se présente ! Tenez, vous connaissez, dans les vieilles maisons, ces grands placards à deux battants dont l’intérieur est tendu de papier bleu toujours humide. Eh ! bien, je m’imagine, au seul mot de province, en ouvrir un et recevoir en plein visage la bouffée de renfermé qui en sort ! — et si je veux parachever cette évocation, par la saveur, par le flair, je n’ai qu’à mâcher ces biscuits que l’on fabrique maintenant avec je ne sais quoi et qui sentent la colle de poisson et le plâtre sur lequel il a plu, dès qu’on y goûte ! que je mange de cette pâte fade et froide, en reniflant un relent d’armoire et aussitôt la cinéraire image d’un district perdu, me hante ! Evidemment votre Chartres pue ça !

— Oh ! oh ! s’exclama Mme Bavoil — mais vous n’en savez rien puisque vous n’avez jamais visité cette ville !

— Laissez-le dire, fit l’abbé qui riait. Il reviendra de ces préventions. Et il ajouta :

— Expliquez ces inconséquences ; voici un Parisien qui aime si peu sa cité qu’il choisit, pour y habiter, le coin le moins bruyant, le plus obscur, celui qui ressemble le plus à un quartier de province. Il a horreur des boulevards, des promenades fréquentées, des théâtres ; il se confine en un trou et se bouche les oreilles pour ne pas entendre les rumeurs qui l’entourent ; et alors qu’il convient de perfectionner ce système d’existence, de mûrir dans un silence authentique, loin des foules, alors qu’il importe de renverser les termes de sa vie, de devenir, au lieu d’un provincial de Paris, un Parisien de province, il s’ébaubit et s’indigne !

— Le fait est, pensait Durtal, une fois seul, le fait est que la capitale m’est sans profit. Je n’y vois plus personne et je serai réduit à une solitude encore plus absolue quand mes amis l’auront quittée. Au fond, je serais tout aussi bien à Chartres ; j’y étudierais à l’aise, dans un milieu paisible, dans les parages d’une cathédrale autrement intéressante que Notre-Dame de Paris et puis… une autre question dont l’abbé Gévresin ne parle pas mais qui m’inquiète, moi, se pose. Si je demeure seul, ici, il me faudra chercher un nouveau confesseur, errer dans les églises, de même que j’erre dans la vie matérielle, à la recherche des restaurants et des tables d’hôte. Ah ! non ! j’ai assez à la fin de ces au jour le jour de nourritures corporelles et morales ! j’ai mis mon âme dans une pension qui lui plaît, qu’elle y reste !

Enfin il y a encore un argument. je vivrai à meilleur compte à Chartres et là, en ne dépensant pas plus qu’ici, je pourrai m’installer confortablement, manger les pieds sur mes chenêts, être servi !

Et il avait fini par se résoudre à suivre ses deux amis, avait arrêté un assez vaste logement en face de la cathédrale — et lui, qui avait toujours été si à l’étroit dans de minuscules pièces, il savourait enfin la joie provinciale des vastes chambres, des livres étalés sur les murs, à l’aise.

De son côté, Mme Bavoil lui avait découvert une servante familière et bavarde, mais brave femme au fond et pieuse. Et il avait commencé sa nouvelle existence dans l’étonnement continu de cette extraordinaire basilique, la seule qu’il ne connût point, sans doute parce qu’elle était située près de Paris et que semblable à tous les Parisiens, il ne se dérangeait guère que pour effectuer de plus longs voyages. Quant à la ville même, elle lui parut dénuée d’intérêt, ne possédant qu’une promenade intime, un petit quai où, dans le bas des faubourgs, près de la porte Guillaume, des lavandières chantent, en savonnant, devant un cours d’eau qu’elles fleurissent avec des touffes irisées de bulles.

Aussi prit-il la décision de ne sortir que le matin dès l’aube ou le soir ; alors, il pouvait rêvasser, seul, dans une ville qui était, l’après-midi déjà, à peu près morte.

L’abbé et sa gouvernante étaient, eux, installés dans l’évêché même, à l’ombre de l’abside de la cathédrale. ils occupaient, au-dessus d’écuries abandonnées, un premier et unique étage, composé d’une série de pièces froides et carrelées, que l’évêque avait fait remettre à neuf.

Quelque temps après leur arrivée à Chartres, l’abbé avait répondu à Durtal qui le voyait soucieux :

— Oui sans doute, je traverse un moment difficile ; j’ai à dissiper des préventions… je m’y attendais d’ailleurs ; et c’était encore là un des motifs pour lesquels je désirais ne point quitter Paris… mais la Sainte Vierge est si bonne… déjà tout s’arrange…

Et Durtal insistant :

— Vous pensez bien, dit-il, que la nomination d’un chanoine étranger au diocèse n’a pas été considérée d’un œil indifférent par le clergé de Chartres. Cette méfiance envers le prêtre inconnu qu’un nouvel évêque amène est bien naturelle, en somme ; l’on craint forcément qu’il ne joue auprès du prélat le rôle plus ou moins occulte d’une Eminence grise ; aussi tous se tiennent sur leurs gardes et ils filtrent au tamis ses moindres paroles, épluchent ses moindres actes.

— Puis, fit Durtal, n’est-ce pas une bouche de plus à nourrir sur la maigre pitance que l’Etat concède ?

— Pour cela, non. je ne touche aucun bénéfice et par conséquent je ne lèse les intérêts de personne ; je ne l’eus pas accepté, d’ailleurs. le seul avantage que je retire de ma présence auprès de Sa Grandeur c’est de ne point avoir de loyer à payer, puisque je suis logé gratuitement dans les dépendances de l’évêché.

Je n’aurais pu être salarié, du reste, car le traitement dévolu par le Gouvernement aux chanoines n’existe plus depuis une loi de finance du 22 mars 1885 qui a décidé la suppression de ces émoluments par voie d’extinction. N’émargent donc sur les fonds destinés aux besoins du culte, que ceux qui étaient titulaires avant la promulgation de la loi ; ils vont, s’éteignant peu à peu, et l’on prévoit aisément le moment où aucun chanoine ne sera plus rétribué par l’Etat. Dans certains diocèses, l’on remplace ces subsides perdus par l’argent d’une fondation pieuse ou, si vous aimez mieux, d’une prébende. Il n’y en a point à Chartres. Tout au plus, le chapitre dispose-t-il d’une vague pécune qu’il partage entre ceux auxquels on ne confie aucun emploi, ce qui leur fournit, bon an, mal an, par tête, une somme d’environ trois cents francs et c’est tout.

— Il n’y a donc pas de casuel pour les chanoines ?

— Pas.

— Je me demande alors de quoi ils vivent ?

— S’ils n’ont aucune fortune, ils vivent plus pauvres que les derniers des ouvriers à Chartres. La plupart végètent ; les uns célèbrent la messe dans des communautés, sont aumôniers des couvents, mais cela ne rapporte presque rien, deux cents, deux cent cinquante francs peut-être. Un autre remplit les fonctions de secrétaire général de l’évêché, ce qui lui vaut un appartement et des gages qui peuvent s’élever à six cents francs. Un autre encore dirige la Semaine religieuse, « la Voix de Notre-Dame de Chartres », et est supérieur de la maîtrise ; quelques uns enfin sont commis dans les bureaux de l’ordinaire. Chacun s’ingénie, en résumé, à se procurer un gîte et à manger du pain.

— Au fond, qu’est-ce, au juste, qu’un chanoine, en quoi consistent ses attributions, quelles sont ses origines ?

— Ses origines ? elle s’égarent dans la nuit des âges. On croit savoir que des collèges de chanoines existaient sous Pépin le Bref ; on n’ignore pas, du moins, que, sous le règne de ce roi, saint Chrodegang, évêque de Metz, assembla tous les clercs de son église, les obligea de demeurer ensemble, dans une maison commune, ainsi que dans un cloître et les assujettit à une règle que Charlemagne rappela dans ses Capitulaires. — Ses attributions ? elles consistent à célébrer solennellement les offices canoniaux et à diriger les processions. En conscience, tout chanoine est forcé d’abord de résider dans le lieu où est située l’église dont il est un des mandataires ; ensuite d’assister aux heures canoniales qui s’y célèbrent ; enfin de participer aux réunions que tient le chapitre, à certains jours.

Pour dire la vérité, leur rôle est maintenant à peu près nul. Le Concile de Trente les nommait « Senatus Ecclesiae », le Sénat de l’Eglise ; ils étaient alors le conseil nécessaire de l’évêque. Aujourd’hui, les prélats ne les consultent même plus. Ils ne retrouvent une parcelle de leurs anciennes prérogatives que lorsque le siège pastoral devient vacant.

Alors, le chapitre supplée l’évêque et encore ses droits sont-ils singulièrement restreints !

Comme il n’a point le caractère épiscopal, il ne peut exercer aucun des pouvoirs qui en dépendent. Il ne saurait par conséquent conférer les ordres ou donner la confirmation.

— Et si la vacance se prolonge ?

— Alors il prie l’évêque d’un diocèse voisin d’ordonner les séminaristes ou de confirmer les enfants qu’il lui présente. En somme, vous le voyez, ce n’est pas un seigneur de grande importance qu’un chanoine !

Je ne parle pas ici, bien entendu, des chanoines honoraires ou des chanoines d’honneur. Ceux-là n’ont aucune obligation à remplir ; ils sont pourvus d’un simple tire honorifique qui leur permet de porter la mosette, avec l’agrément de leur évêque, dans le cas très fréquent où ils font partie d’un autre diocèse.

Quant au chapitre même de Chartres, il aurait été fondé au VIe siècle, par saint Lubin. Il était alors composé de soixante-douze chanoines et le nombre s’accrut encore, car lorsque la Révolution survint, il s’élevait au chiffre de soixante-seize et comptait dix-sept dignitaires : le doyen, le sous-doyen, le chantre, le sous-chantre, le grand archidiacre de Chartres, les archidiacres de Beauce-en-Dunois, de Dreux, du Pincerais, de Vendôme, de Blois, le chambrier, le chancelier, les prévôts de Normandie, de Mézangey, d’Ingré, d’Auvers, et le chefcier. Nobles et riches, pour la plupart, ces prêtres formaient une pépinière d’évêques et possesseurs de toutes les maisons qui entourent la cathédrale, ils vivaient indépendants dans leur cloître, étudiant l’histoire, la théologie, le droit canon… à l’heure actuelle c’est une vraie déchéance… l’abbé se tut et secouant la tête, il reprit :

Pour en revenir à mes moutons, j’ai naturellement un peu souffert de la froideur que l’on me montra, dès mon arrivée dans cette ville. Je vous l’ai dit, j’avais bien des appréhensions à rassurer. J’y suis parvenu, je crois. Puis je loue Dieu de m’avoir prêté un auxiliaire précieux, en la personne d’un vicaire de la cathédrale qui m’a vaillamment servi auprès de mes confrères, l’abbé Plomb, vous le connaissez ?

— Non.

— C’est un prêtre très intelligent, très lettré, qui adore la mystique, qui est très au courant de la cathédrale dont il raffole et dont il a scruté tous les coins.

— Ah mais ! il m’intéresse ce vicaire-là ! voyons, il figure peut-être parmi ceux que j’ai déjà remarqués ; comment est-il ?

— Un petit, jeune, pâle, un peu grêlé, coiffé de cheveux coupés en brosse, ayant des lunettes, reconnaissable à cette particularité : la branche, posée sur le nez, a la forme d’une anse, ou, si vous aimez mieux, dessine l’arc des deux jambes d’un cavalier chevauchant sa monture.

— C’est celui-là ! — Et quand il fut seul, Durtal rumina, songeant à ce vicaire qu’il avait aperçu souvent dans l’église ou sur la place.

Certes, fit-il, on risque toujours de se tromper lorsqu’on apprécie les gens sur les apparences, mais combien la vérité de ce lieu commun apparaît extraordinaire, quand il s’agit du clergé !

Cet abbé Plomb, il a l’air d’un sacriste effaré ; il bâille à l’on ne sait quelles corneilles ; et il semble si mal à l’aise, si jean-jean, si gauche… et il serait un lettré, aimant la mystique et amoureux de la cathédrale !

Décidément, il est sage de ne pas peser un ecclésiastique sur sa mine. Maintenant que je suis destiné à vivre dans ce monde-là, il importe que je m’allège de tout préjugé, que j’attende de bien connaître les prêtres de ce diocèse, avant de me permettre de les juger.