Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux/La Chemise

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LA CHEMISE


C’était un jeune berger nonchalamment étendu sur l’herbe de la prairie et charmant sa solitude aux sons du chalumeau… On lui avait enlevé de force ses habits, mais… (Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, article Chemise ; t. IV, p. 5 ; col. 4.)

CHAPITRE PREMIER

le roi christophe, son gouvernement, ses mœurs, sa maladie


Christophe V n’était pas un mauvais roi. Il observait exactement les règles du gouvernement parlementaire et ne résistait jamais aux volontés des Chambres. Cette soumission ne lui coûtait pas beaucoup, car il s’était aperçu que, s’il y a plusieurs moyens d’arriver au pouvoir, il n’y en a pas deux de s’y maintenir ni deux façons de s’y comporter, que ses ministres, quels que fussent leur origine, leurs principes, leurs idées, leurs sentiments, gouvernaient tous d’une seule et même façon et que, en dépit de certaines divergences de pure forme, ils se répétaient les uns les autres avec une exactitude rassurante. Aussi portait-il sans hésitation aux affaires tous ceux que les Chambres lui désignaient, préférant toutefois les révolutionnaires comme plus ardents à imposer leur autorité.

Pour sa part, il s’occupait surtout des affaires extérieures. Il faisait fréquemment des voyages diplomatiques, dînait et chassait avec les rois ses cousins et se vantait d’être le meilleur ministre des affaires étrangères qu’on pût rêver. À l’intérieur, il se soutenait aussi bien que le permettait le malheur des temps. Il n’était ni très aimé ni très estimé de son peuple, ce qui lui assurait l’avantage précieux de ne jamais donner de déceptions. Exempt de l’amour public, il n’était point menacé de l’impopularité assurée à quiconque est populaire.

Son royaume était riche. L’industrie et le commerce y florissaient sans toutefois s’étendre de façon à inquiéter les nations voisines. Ses finances surtout commandaient l’admiration. La solidité de son crédit semblait inébranlable ; les financiers en parlaient avec enthousiasme, avec amour et les yeux mouillés de larmes généreuses. Quelque honneur en rejaillissait sur le roi Christophe.

Le paysan le rendait responsable des mauvaises récoltes ; mais elles étaient rares. La fertilité du sol et la patience des laboureurs faisaient ce pays abondant en fruits, en blés, en vins, en troupeaux. Les ouvriers des usines, par leurs revendications continues et violentes, effrayaient les bourgeois qui comptaient sur le roi pour les protéger contre la révolution sociale ; les ouvriers, de leur côté, ne pouvaient point le renverser, car ils étaient les plus faibles, et n’en avaient guère envie, ne voyant pas ce qu’ils gagneraient à sa chute. Il ne les soulageait point ni ne les opprimait davantage, afin qu’ils fussent toujours une menace et jamais un danger.

Ce prince pouvait compter sur l’armée : elle avait un bon esprit. L’armée a toujours un bon esprit ; toutes les mesures sont prises pour qu’elle le garde ; c’est la première nécessité de l’État. Car, si elle le perdait, le gouvernement serait aussitôt renversé. Le roi Christophe protégeait la religion. À vrai dire, il n’était pas dévôt, et, pour ne point penser contrairement à la foi, il prenait l’utile précaution de n’en examiner jamais aucun article. Il entendait la messe dans sa chapelle et n’avait que des égards et des faveurs pour ses évêques, parmi lesquels se trouvaient trois ou quatre ultramontains qui l’abreuvaient d’outrages. La bassesse et la servilité de sa magistrature lui inspiraient un insurmontable dégoût. Il ne concevait pas que ses sujets pussent supporter une si injuste justice ; mais ces magistrats rachetaient leur honteuse faiblesse envers les forts par une inflexible dureté à l’égard des faibles. Leur sévérité rassurait les intérêts et commandait le respect.

Christophe V avait remarqué que ses actes ou ne produisaient pas d’effet appréciable ou produisaient des effets contraires à ceux qu’il en attendait. Aussi agissait-il peu. Ses ordres et ses décorations étaient son meilleur instrument de règne. Il les décernait à ses adversaires, qui en étaient avilis et satisfaits.

La reine lui avait donné trois fils. Elle était laide, acariâtre, avare et stupide, mais le peuple, qui la savait délaissée et trompée par le roi, la poursuivait de louanges et d’hommages. Après avoir recherché une multitude de femmes de toutes les conditions, le roi se tenait le plus souvent auprès de madame de la Poule, avec laquelle il avait des habitudes. En femmes il eût toujours aimé la nouveauté ; mais une femme nouvelle n’était plus une nouveauté pour lui et la monotonie du changement lui pesait. De dépit, il retournait à madame de la Poule et ce « déjà vu » qui lui était fastidieux chez celles qu’il voyait pour la première fois, il le supportait moins mal chez une vieille amie. Cependant elle l’ennuyait avec force et continuité. Parfois, excédé de ce qu’elle se montrât toujours fadement la même, il essayait de la varier par des déguisements et la faisait habiller en Tyrolienne, en Andalouse, en capucin, en capitaine de dragons, en religieuse, sans cesser un moment de la trouver insipide.

Sa grande occupation était la chasse, fonction héréditaire des rois et des princes qui leur vient des premiers hommes, antique nécessité devenue un divertissement, fatigue dont les grands font un plaisir. Il n’est plaisir que de fatigue. Christophe V chassait six fois par semaine.

Un jour, en forêt, il dit à M. de Quatrefeuilles, son premier écuyer :

— Quelle misère de courre le cerf !

— Sire, lui répondit l’écuyer, vous serez bien aise de vous reposer après la chasse.

— Quatrefeuilles, soupira le roi, je me suis plu d’abord à me fatiguer, puis à me reposer. Maintenant je ne trouve d’agrément ni à l’un ni à l’autre. Toute occupation a pour moi le vide de l’oisiveté, et le repos me lasse comme un pénible travail.

Après dix ans d’un règne sans révolutions ni guerres, tenu enfin par ses sujets pour un habile politique, érigé en arbitre des rois, Christophe V ne goûtait nulle joie au monde. Plongé dans un abattement profond, il lui arrivait souvent de dire :

— J’ai constamment des verres noirs devant les yeux, et, sous les cartilages de mes côtes, je sens un rocher où s’assied la tristesse.

Il perdait le sommeil et l’appétit.

— Je ne puis plus manger, disait-il à M. de Quatrefeuilles, devant son couvert auguste de vermeil. Hélas ! ce n’est pas le plaisir de la table que je regrette, je n’en ai jamais joui : ce plaisir, un roi ne le connut jamais. J’ai la plus mauvaise table de mon royaume. Il n’y a que les gens du commun qui mangent bien ; les riches ont des cuisiniers qui les volent et les empoisonnent. Les plus grands cuisiniers sont ceux qui volent et empoisonnent le plus et j’ai les plus grands cuisiniers d’Europe. Pourtant j’étais gourmand, de mon naturel, et j’eusse, comme un autre, aimé les bons morceaux, si mon état l’eût permis.

Il se plaignait de maux de reins et de pesanteurs d’estomac, se sentait faible, avait la respiration courte et des battements de cœur. Par moments, les insipides bouffées d’une chaleur molle lui montaient au visage.

— Je ressens, disait-il, un mal sourd, continu, tranquille, auquel on s’habitue, et que traversent, de temps à autre, les éclairs d’une douleur fulgurante. De là ma stupeur et mon angoisse.

La tête lui tournait ; il avait des éblouissements, des migraines, des crampes, des spasmes et des élancements dans les flancs qui lui coupaient la respiration.

Les deux premiers médecins du roi, le docteur Saumon et le professeur Machellier, diagnostiquèrent la neurasthénie.

— Unité morbide mal dégagée ! dit le professeur Saumon. Entité nosologique insuffisamment définie, par là même insaisissable…

Le professeur Machellier l’interrompit :

— Dites, Saumon, véritable Protée pathologique qui, comme le Vieillard des Mers, se transforme sans cesse sous l’étreinte du praticien et revêt les figures les plus bizarres et les plus terrifiantes ; tour à tour vautour de l’ulcère stomacal ou serpent de la néphrite, soudain elle dresse la face jaune de l’ictère, montre les pommettes rouges de la tuberculose ou crispe des mains d’étrangleuse qui feraient croire qu’elle a hypertrophié le cœur ; enfin elle présente le spectre de tous les maux funestes au corps humain, jusqu’à ce que, cédant à l’action médicale et s’avouant vaincue, elle s’enfuit sous sa véritable figure de singe des maladies.

Le docteur Saumon était beau, gracieux, charmant, aimé des dames en qui il s’aimait. Savant élégant, médecin mondain, il reconnaissait encore l’aristocratie dans un cæcum et dans un péritoine et observait exactement les distances sociales qui séparent les utérus. Le professeur Machellier, petit, gros, court, en forme de pot, parleur abondant, était plus fat que son collègue Saumon. Il avait les mêmes prétentions et plus de peine à les soutenir. Ils se haïssaient ; mais, s’étant aperçus qu’en se combattant l’un l’autre ils se détruisaient tous deux, ils affectaient une entente parfaite et une communion plénière de pensées : l’un n’avait pas plutôt exprimé une idée que l’autre la faisait sienne. Bien qu’ayant de leurs facultés et de leur intelligence une mésestime réciproque, ils ne craignaient pas de changer entre eux d’opinion, sachant qu’ils n’y risquaient rien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisque c’étaient des opinions médicales. Au début, la maladie du roi ne leur causait pas d’inquiétude. Ils comptaient que le malade en guérirait pendant qu’ils le soigneraient et que cette coïncidence serait notée à leur avantage. Ils prescrivirent d’un commun accord une vie sévère (Quibus nervi dolent Venus inimica), un régime tonique, de l’exercice en plein air, l’emploi raisonné de l’hydrothérapie. Saumon à l’approbation de Machellier préconisa le sulfure de carbone et le chlorure de méthyle ; Machellier, avec l’acquiescement de Saumon, indiqua les opiacés, le chloral et les bromures.

Mais plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’état du roi parût s’amender si peu que ce fût. Et bientôt les souffrances devinrent plus vives.

— Il me semble, leur dit un jour Christophe V étendu sur sa chaise longue, il me semble qu’une nichée de rats me grignotent les entrailles, pendant qu’un nain horrible, un kobold en capuchon, tunique et chausses rouges, descendu dans mon estomac, l’entame à coups de pic et le creuse profondément.

— Sire, dit le docteur Saumon, c’est une douleur sympathique.

— Je la trouve antipathique, répondit le roi.

Le professeur Machellier intervint :

— Ni l’estomac, Sire, ni l’intestin de Votre Majesté n’est malade, et, s’ils vous causent une souffrance, c’est, disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont les innombrables filets nerveux, emmêlés, embrouillés, tiraillent dans tous les sens l’intestin et l’estomac comme autant de fils de platine incandescent.

— La neurasthénie, dit Machellier, véritable Protée pathologique…

Mais le roi les congédia tous deux.

Quand ils furent partis :

— Sire, dit M. de Saint-Sylvain, premier secrétaire des commandements, consultez le docteur Rodrigue.

— Oui, Sire, dit M. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue. Il n’y a que cela à faire.

À cette époque le docteur Rodrigue étonnait l’univers. On le voyait presque en même temps dans tous les pays du globe. Il faisait payer ses visites d’un prix tel que les milliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses confrères du monde entier, quoi qu’ils pussent penser de son savoir et de son caractère, parlaient avec respect d’un homme qui avait porté à une hauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins ; plusieurs préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder et les appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa célébrité mondiale. Mais comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure de sa thérapeutique les produits de laboratoire et les préparations des officines pharmaceutiques, comme il n’observait jamais les formules du codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarrerie déconcertante et des singularités inimitables.

M. de Saint-Sylvain, sans avoir pratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait comme en Dieu.

Il supplia le roi de faire appeler le docteur qui opérait des miracles. Ce fut en vain.

— Je m’en tiens, dit Christophe V, à Saumon et Machellier, je les connais, je sais qu’ils ne sont capables de rien ; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ce Rodrigue.

CHAPITRE II

le remède du docteur rodrigue


Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deux médecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrent tout à fait insupportables ; du plus loin qu’il voyait les belles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieux du docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées sur le crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournait farouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurs potions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient la chambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plus rien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais encore il prit grand soin d’observer au rebours leurs prescriptions : il demeurait étendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ils lui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à la diète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation ; et montrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’en pouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver. Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecine est un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on les prenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais il n’en allait pas mieux.

Ses douleurs abondantes et variées ne le quittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’était établie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse et guerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, y transportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs par milliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges, donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés. Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de ses mandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.

— Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain, faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.

Mais le roi haussa les épaules et, dans un moment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et se remit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule et prit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alors dans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. À la suite de cette abstinence et de ces soins il fut saisi d’un tel accès de suffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux de la tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visage congestionné y faisait un cadran rouge.

— C’est le plexus cardiaque qui est en pleine révolte, dit le professeur Machellier.

— En grande effervescence, ajouta le docteur Saumon.

M. de Saint-Sylvain trouva l’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteur Rodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecin de plus.

— Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteur Rodrigue n’est pas un médecin.

— Ah ! s’écria Christophe V, ce que vous dites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et me prévient en sa faveur. Il n’est pas médecin ? Qu’est-il ?

— Un savant, un homme de génie, Sire, qui a découvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant et qui les applique à la médecine.

Mais, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, le roi invita le secrétaire de ses commandements à ne lui plus parler de ce charlatan.

— Jamais, fit-il, jamais je ne le recevrai, jamais !…

Christophe V passa l’été d’une façon supportable. Il fit une croisière à bord d’un yacht de deux cents tonneaux, avec madame de la Poule habillée en mousse. Il y reçut à déjeuner un président de la république, un roi et un empereur et y assura de concert avec eux, la paix du monde. Il lui était fastidieux de fixer les destins des peuples ; mais, ayant trouvé dans la cabine de madame de la Poule un vieux roman pour les petites ouvrières, il le lut avec un intérêt passionné qui, durant quelques heures, lui procura l’oubli délicieux des choses réelles. Enfin, hors quelques migraines, des névralgies, des rhumatismes et l’ennui de vivre, il se porta passablement. L’automne le rendit à ses anciennes tortures. Il endurait l’horrible supplice d’un homme pris dans les glaces depuis les pieds jusqu’à la ceinture et le buste enveloppé de flammes. Pourtant, ce qu’il subissait avec plus d’horreur encore et d’épouvante, c’était des sensations qu’il ne pouvait exprimer, des états indicibles. Il y en avait, disait-il, qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il était dévoré d’anémie et sa faiblesse croissait chaque jour sans diminuer sa capacité de souffrir.

— Monsieur de Saint-Sylvain, dit-il un matin, après une mauvaise nuit, vous m’avez plusieurs fois parlé du docteur Rodrigue. Faites-le venir.

Le docteur Rodrigue était, à ce moment-là, signalé au Cap, à Melbourne, à Saint-Pétersbourg. Des câblogrammes et des radiogrammes furent aussitôt envoyés dans ces directions. Une semaine ne s’était pas écoulée que le roi réclamait le docteur Rodrigue avec instance. Les jours qui suivirent, il demandait à toute minute : « Ne viendra-t-il pas bientôt ? » On lui représenta que Sa Majesté n’était pas un client à dédaigner et que Rodrigue voyageait avec une rapidité prodigieuse. Mais rien ne pouvait calmer l’impatience du malade.

— Il ne viendra pas, soupirait-il ; vous verrez qu’il ne viendra pas !

Une dépêche arriva de Gênes, annonçant que Rodrigue prenait passage à bord du Preussen. Trois jours après, le docteur mondial, après avoir fait à ses collègues Saumon et Machellier une visite de déférence insolente, se présenta au palais.

Il était plus jeune et plus beau que le docteur Saumon, avec un air plus fier et plus noble. Par respect pour la nature, à laquelle il obéissait en toutes choses, il laissait croître ses cheveux et sa barbe et ressemblait à ces philosophes antiques que la Grèce a figurés dans le marbre.

Ayant examiné le roi :

— Sire, dit-il, les médecins, qui parlent des maladies comme les aveugles des couleurs, disent que vous avez une neurasthénie ou faiblesse des nerfs. Mais, quand ils auront reconnu votre mal, ils n’en seront pas plus propres à le guérir, car un tissu organique ne se peut reconstituer que par les moyens que la nature a employés pour le constituer, et ces moyens, ils les ignorent. Or quels sont les moyens, quels sont les procédés de la nature ? Elle ne connaît ni la main ni l’outil ; elle est subtile, elle est spirituelle ; elle emploie à ses plus puissantes, à ses plus massives constructions les particules infiniment ténues de la matière, l’atome, le protyle. D’un impalpable brouillard elle fait des rochers, des métaux, des plantes, des animaux, des hommes. Comment ? par attraction, gravitation, transpiration, pénétration, imbibition, endosmose, capillarité, affinité, sympathie. Elle ne forme pas un grain de sable autrement qu’elle n’a formé la voie lactée : l’harmonie des sphères règne dans l’un comme dans l’autre ; ils ne subsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui les composent et qui est leur âme musicale, amoureuse et toujours agitée. Entre les étoiles du ciel et les poussières qui dansent dans le rayon de soleil qui traverse cette chambre, il n’y a aucune différence de structure, et la moindre de ces poussières est aussi admirable que Sirius, car la merveille dans tous les corps de l’univers est l’infiniment petit qui les forme et les anime. Voilà comment travaille la nature. De l’imperceptible, de l’impalpable, de l’impondérable elle a tiré le vaste monde accessible à nos sens et que notre esprit pèse et mesure, et ce dont elle nous a faits nous-mêmes est moins qu’un souffle. Opérons comme elle au moyen de l’impondérable, de l’impalpable, de l’imperceptible, par attraction amoureuse et pénétration subtile. Voilà le principe. Comment l’appliquer au cas qui nous occupe ? Comment redonner la vie aux nerfs épuisés, c’est ce qu’il nous reste à examiner.

» Et d’abord, qu’est-ce que les nerfs ? Si nous en demandons la définition, le moindre physiologiste, que dis-je ? un Machellier, un Saumon nous la donnera. Qu’est-ce que les nerfs ? Des cordons, des fibres qui partent du cerveau et de la moelle épinière et vont se distribuer dans toutes les parties du corps pour transmettre les excitations sensorielles et faire agir les organes moteurs. Ils sont donc sensation et mouvement. Cela suffit pour nous en faire connaître la constitution intime, pour nous en révéler l’essence : de quelque nom qu’on la nomme, elle est identique à ce que, dans l’ordre des sensations, nous appelons joie, et, dans l’ordre moral, bonheur. Où se trouvera un atome de joie et de bonheur, là se trouvera la substance réparatrice des nerfs. Et quand je dis un atome de joie, je désigne un objet matériel, une substance définie, un corps susceptible de passer par les quatre états, solide, liquide, gazeux et radiant, un corps dont on peut déterminer le poids atomique. La joie et la tristesse dont les hommes, les animaux et les plantes éprouvent les effets depuis l’origine des choses sont des substances réelles ; elles sont matière, puisqu’elles sont esprit et que, sous ses trois aspects, mouvement, matière, intelligence, la nature est une. Il ne s’agit donc plus que de se procurer en quantité suffisante des atomes de joie et de les introduire dans l’organisme par endosmose et aspiration cutanée. C’est pourquoi je vous prescris de porter la chemise d’un homme heureux.

— Quoi ! s’écria le roi, vous voulez que je porte la chemise d’un homme heureux ?

— Sur la peau, Sire, afin que votre cuir aride aspire les particules de bonheur que les glandes sudoripares de l’homme heureux auront exhalées par les canaux excréteurs de son derme prospère. Car vous n’ignorez pas les fonctions de la peau : elle aspire et expire et opère des échanges incessants avec le milieu où elle est placée.

— C’est le remède que vous m’ordonnez, monsieur Rodrigue ?

— Sire, on n’en saurait ordonner de plus rationnel. Je ne trouve rien dans le codex qui le puisse remplacer. Ignorant la nature, incapables de l’imiter, nos potards ne fabriquent dans leurs officines qu’un petit nombre de médicaments, toujours redoutables et non pas toujours efficaces. Les médicament que nous ne savons pas faire, il faut bien les prendre tout faits, comme les sangsues, le climat de la montagne, l’air de la mer, les eaux thermales naturelles, le lait d’ânesse, la peau de chat sauvage et les humeurs exsudées par un homme heureux… Ne savez-vous donc pas qu’une pomme de terre crue qu’on porte dans sa poche ôte les douleurs rhumatismales ? Vous ne voulez pas d’un remède naturel ; il vous faut des remèdes artificiels ou chimiques, des drogues ; il vous faut des gouttes et des poudres : vous avez donc beaucoup à vous en louer, de vos poudres et de vos gouttes ?…

Le roi s’excusa et promit d’obéir.

Le docteur Rodrigue, qui avait déjà gagné la porte, se retourna :

— Faites-la légèrement chauffer, dit-il, avant de vous en servir.

CHAPITRE III

mm. de quatrefeuilles et de saint-sylvain cherchent un homme heureux dans le palais du roi


Pressé de revêtir cette chemise dont il attendait sa guérison, Christophe V fit appeler M. de Quatrefeuilles, son premier écuyer, et de M. de Saint-Sylvain, secrétaire de ses commandements, et les chargea de la lui procurer dans le moins de temps qu’il leur serait possible. Il fut convenu qu’ils garderaient un secret absolu sur l’objet de leurs recherches. On avait à craindre en effet que, si le public venait à savoir quelle sorte de remède convenait au roi, une multitude de malheureux et spécialement les personnes les plus infortunées, les plus accablées de misère, n’offrissent leur chemise dans l’espoir d’une récompense. On redoutait aussi que les anarchistes n’envoyassent des chemises empoisonnées.

Ces deux gentilshommes pensèrent qu’ils pourraient se procurer le médicament du docteur Rodrigue sans quitter le palais, et se mirent à l’œil-de-bœuf d’où l’on voyait passer les courtisans. Ceux qu’ils aperçurent avaient la mine longue, le visage hâve ; ils portaient leur mal écrit sur la figure ; ils se consumaient du désir d’une charge, d’un ordre, d’un privilège, d’un bouton. Mais, descendus dans les grands appartements, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain trouvèrent M. du Bocage dormant dans un fauteuil, la bouche retroussée jusqu’aux pommettes, les narines dilatées, les joues rondes et rayonnantes comme deux soleils, la poitrine harmonieuse, le ventre rythmique et paisible, riant, transpirant la joie depuis la voûte étincelante du crâne jusqu’aux orteils en éventail dans de légers escarpins, au bout des jambes écartées.

À cette vue :

— Ne cherchons pas davantage, dit Quatrefeuilles. Quand il sera éveillé, nous lui demanderons sa chemise.

Aussitôt, le dormeur se frotta les yeux, s’étira et regarda piteusement tout autour de lui. Les coins de sa bouche s’abaissaient ; ses joues tombaient, ses paupières pendaient comme du linge aux fenêtres des pauvres ; de sa poitrine sortait un souffle plaintif : toute sa personne exprimait l’ennui, le regret et la déception.

Reconnaissant le secrétaire des commandements et le premier écuyer :

— Ah ! messieurs, je viens de faire un beau rêve. J’ai rêvé que le roi érigeait en marquisat ma terre du Bocage. Hélas ! ce n’est qu’un rêve et je sais trop bien que les intentions du roi sont toutes contraires.

— Passons, dit Saint-Sylvain. Il se fait tard ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Ils croisèrent dans la galerie un pair du royaume qui étonnait le monde par la force de son caractère et la profondeur de son esprit. Ses ennemis ne niaient point son désintéressement, sa franchise ni son courage. On savait qu’il écrivait ses mémoires et chacun le flattait dans l’espoir d’y figurer honorablement aux yeux de la postérité.

— Il est peut-être heureux, dit Saint-Sylvain.

— Demandons-le-lui, dit Quatrefeuilles.

Ils l’abordèrent, échangèrent avec lui quelques propos et, mettant la conversation sur le bonheur, firent la question qui les intéressait.

— Les richesses, les honneurs ne me touchent pas, répondit-il, et les affections même les plus légitimes et les plus naturelles, les soins de famille, les plaisirs de l’amitié ne remplissent pas mon cœur. Je n’ai d’affection qu’au bien public, et c’est la plus malheureuse des passions et l’amour la plus contrariée.

» J’ai été au pouvoir ; je me suis refusé à soutenir des fonds du trésor et du sang de nos soldats les expéditions organisées par des flibustiers et des mercantis pour leur propre enrichissement et la ruine publique ; je n’ai pas livré la flotte et l’armée en proie aux fournisseurs et je suis tombé sous les calomnies de tous ces fripons qui me reprochaient, aux applaudissements de la foule imbécile, de trahir les intérêts sacrés et la gloire de ma patrie. Contre les bandits de haute volée personne ne m’a soutenu. À voir de quelle sottise et de quelle lâcheté est fait le sentiment populaire, je regrette le pouvoir absolu. La faiblesse du roi me désespère ; la petitesse des grands m’est un spectacle affreux ; l’impéritie et l’improbité des ministres, l’ignorance, la bassesse et la vénalité des représentants du peuple me jettent dans des alternatives de stupeur et de rage. Pour me soulager des maux que j’endure le jour, je les écris la nuit et rends ainsi le fiel dont je me nourris.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain tirèrent leur chapeau au noble pair et, faisant quelques pas dans la galerie, se trouvèrent face à face avec un tout petit homme, apparemment bossu, car on lui voyait le dos par-dessus la tête, et qui, de façon mignarde, se dandinait avantageusement.

— Il est inutile, dit Quatrefeuilles, de s’adresser à celui-là.

— Qui sait ? fit Saint-Sylvain.

— Croyez-moi : je le connais, reprit l’écuyer ; je suis son confident. Il est content de lui et parfaitement satisfait de sa personne, et il a des raisons de l’être. Ce petit bossu est la coqueluche des femmes. Dames de la cour, dames de la ville, comédiennes, bourgeoises, filles galantes, coquettes, prudes, dévotes, les plus fières, les plus belles sont à ses pieds. Il perd, à les contenter, sa santé et la vie et, devenu mélancolique, porte la peine d’être un porte-bonheur.

Le soleil se couchait et, sur l’avis que le roi ne paraîtrait point aujourd’hui, les derniers courtisans vidaient les appartements.

— Je donnerais volontiers ma chemise, dit Quatrefeuilles. J’ai, je puis dire, une heureuse nature. Toujours content ; je bois et mange bien, je dors bien. On me fait compliment de ma mine fleurie ; on me trouve bon visage : aussi n’est-ce pas du visage que je me plains. Je sens à la vessie une chaleur et un poids qui me gâtent la joie de vivre. Ce matin j’ai mis au jour une pierre grosse comme un œuf de pigeon. Je craindrais que ma chemise ne valût rien pour le roi.

— Je donnerais bien la mienne, dit Saint-Sylvain. Mais j’ai aussi ma pierre : c’est ma femme. J’ai épousé la plus laide et la plus méchante créature qui ait jamais existé, et, bien qu’on sache que l’avenir est à Dieu, j’ajoute hardiment la plus méchante et la plus laide qui existera jamais, car la répétition d’un pareil original est d’une telle improbabilité qu’on peut pratiquement la dire impossible. Il est des jeux auxquels la nature ne se livre pas deux fois…

Puis, quittant ce pénible sujet :

— Quatrefeuilles, mon ami, nous avons manqué de sens. Ce n’est pas à la cour ni chez les puissants de ce monde qu’il faut chercher un heureux.

— Vous parlez comme un philosophe, riposta Quatrefeuilles ; vous vous exprimez comme ce gueux de Jean-Jacques. Vous vous faites du tort. Il y a autant d’hommes heureux et dignes de l’être dans les palais des rois et dans les hôtels de l’aristocratie que dans les cafés des gens de lettres et dans les cabarets fréquentés par les ouvriers manuels. Si nous n’en avons pas trouvé aujourd’hui sous ces lambris, c’est qu’il se faisait tard et que nous n’avons pas eu de chance favorable. Allons ce soir au jeu de la reine, et nous y aurons meilleure fortune.

— Chercher un homme heureux autour d’une table de jeu ! s’écria Saint-Sylvain, autant chercher un collier de perles dans un champ de navets et une vérité dans la bouche d’un homme d’État !… L’ambassadeur d’Espagne donne cette nuit une fête ; toute la ville y sera. Allons-y et nous mettrons facilement la main sur une bonne et convenable chemise.

— Il m’est arrivé quelquefois, dit Quatrefeuilles, de mettre la main à la chemise d’une femme heureuse. C’était avec plaisir. Mais notre bonheur n’était que d’un moment. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas pour me vanter (il n’y a vraiment pas de quoi), ni pour rappeler des félicités passées, qui peuvent revenir, car, contrairement à ce que dit le proverbe, chaque âge a le même plaisir. Mon intention est tout autre ; elle est plus grave et plus vertueuse et se rapporte directement à l’auguste mission dont nous sommes chargés tous deux : c’est de vous soumettre une idée qui vient de naître dans mon cerveau. Ne pensez-vous pas, Saint-Sylvain, qu’en prescrivant la chemise d’un homme heureux, le docteur Rodrigue a pris le terme d’ « homme » dans son sens générique, considérant l’espèce humaine tout entière, abstraction faite du sexe, et entendant une chemise de femme aussi bien qu’une chemise d’homme ? Pour moi, j’incline à le croire, et, si tel était aussi votre sentiment, nous pourrions étendre le champ de nos recherches et croître de plus du double nos chances favorables, car, dans une société élégante et policée comme la nôtre, les femmes sont plus heureuses que les hommes : nous faisons plus pour elles qu’elles ne font pour nous. Saint-Sylvain, la tâche étant de la sorte agrandie, nous pourrions nous la partager. Ainsi, par exemple, à partir de ce soir jusqu’à demain matin, je chercherais une femme heureuse pendant que vous chercheriez un heureux homme. Convenez, mon ami, que c’est une délicate chose qu’une chemise de femme. J’en ai jadis palpé une qui passait dans une bague ; la batiste en était plus fine qu’une toile d’araignée. Et que dites-vous, mon ami, de cette chemise qu’une dame de la cour de France, au temps de Marie-Antoinette, porta au bal chiffonnée dans sa coiffure ? Nous aurions bonne grâce, il me semble, à présenter au roi notre maître une belle chemise de linon avec ses entre-deux, ses volants de valenciennes et ses glorieuses épaulettes de ruban rose, plus légère qu’un souffle, sentant l’iris et l’amour.

Mais Saint-Sylvain s’éleva vivement contre cette manière de comprendre la formule du docteur Rodrigue.

— Y pensez-vous, Quatrefeuilles ? s’écria-t-il, une chemise de femme ne procurerait au roi qu’un bonheur de femme qui ferait sa misère et sa honte. Je n’examinerai pas ici, Quatrefeuilles, si la femme est plus capable de bonheur que l’homme. Ce n’est ni le lieu ni le temps : il est l’heure d’aller dîner. Les physiologistes attribuent à la femme une sensibilité plus exquise que la nôtre ; mais ce sont là des généralités transcendantes qui passent par-dessus les têtes et n’embrassent personne. Je ne sais pas, si, comme vous semblez le croire, notre société polie est mieux faite pour le bonheur des femmes que pour celui des hommes. J’observe que, dans notre monde, elles n’élèvent pas leurs enfants, ne dirigent pas leur ménage, ne savent rien, ne font rien, et se tuent de fatigue : elles se consument à briller, c’est un sort de chandelle ; j ignore s’il est enviable. Mais ce n’est pas la question. Peut-être qu’un jour il n’y aura plus qu’un sexe ; peut-être qu’il y en aura trois ou même davantage. Dans ce cas, la morale sexuelle en sera plus riche, plus diverse et plus abondante. En attendant, nous avons deux sexes ; il se trouve beaucoup de l’un dans l’autre, beaucoup de l’homme dans la femme et beaucoup de la femme dans l’homme. Toutefois, ils sont distincts ; ils ont chacun leur nature, leurs mœurs et leurs lois, leurs plaisirs et leurs peines. Si vous féminisez son idée du bonheur, de quel œil glacé notre roi regardera-t-il désormais madame de la Poule ?… Et peut-être enfin, par son hypocondrie et par sa mollesse, en viendra-t-il à compromettre l’honneur de notre glorieuse patrie. Est-ce donc ce que vous voulez, Quatrefeuilles ?

» Jetez les yeux, dans la galerie du palais royal, sur l’histoire d’Hercule en tapisserie des Gobelins, et voyez ce qui est arrivé à ce héros particulièrement malheureux en chemises ; il mit, par caprice, celle d’Omphale et ne sut plus que filer la laine. C’est la destinée que votre imprudence prépare à notre illustre monarque.

— Oh ! oh ! fit le premier écuyer, mettons que je n’aie rien dit et n’en parlons plus.

CHAPITRE IV

jeronimo


L’ambassade d’Espagne étincelait dans la nuit. Du reflet de ses lumières elle dorait les nuées. Des guirlandes de feu, bordant les allées du parc, donnaient aux feuillages voisins la transparence et l’éclat de l’émeraude. Des feux de Bengale rougissaient le ciel au-dessus des grands arbres noirs. Un orchestre invisible jetait des sons voluptueux à la brise légère. La foule élégante des invités couvrait la pelouse ; les fracs s’agitaient dans l’ombre ; les habits militaires brillaient de cordons et de croix ; des formes claires glissaient avec grâce sur l’herbe, traînant leurs parfums derrière elles.

Quatrefeuilles, avisant deux illustres hommes d’État, le président du conseil et son prédécesseur, qui causaient ensemble sous la statue de la Fortune, pensait les aborder. Mais Saint-Sylvain l’en dissuada.

— Ils sont tous deux infortunés, lui dit-il ; l’un ne se console pas d’avoir perdu le pouvoir, l’autre tremble de le perdre. Et leur ambition est d’autant plus misérable qu’ils sont l’un et l’autre plus libres et plus puissants dans une condition privée que dans l’exercice du pouvoir, où ils ne peuvent se maintenir que par une humble et déshonorante soumission aux caprices des Chambres, aux passions aveugles du peuple et aux intérêts des gens de finance. Ce qu’ils poursuivent avec tant d’ardeur, c’est leur pompeux abaissement. Ah ! Quatrefeuilles, restez avec vos piqueux, vos chevaux et vos chiens et n’aspirez pas à gouverner les hommes.

Ils s’éloignèrent. À peine avaient-ils fait quelques pas que, attirés par des fusées de rire jaillies d’un bosquet, ils y entrèrent et trouvèrent sous la charmille, assis sur quatre chaises, un gros homme débraillé qui, d’une voix chaude, faisait des contes à une assemblée nombreuse, suspendue à ses lèvres de satyre antique et penchée sur son visage surhumain, qu’on eût dit barbouillé de la lie dionysiaque. C’était l’homme le plus célèbre du royaume et le seul populaire, Jeronimo. Il parlait abondamment, joyeusement, richement, lançait des propos en l’air, enfilait des histoires, les unes excellentes, les autres moins bonnes, mais qui faisaient rire. Il contait qu’un jour, à Athènes, la révolution sociale s’accomplit, que les biens furent partagés et les femmes mises en commun, mais que bientôt les laides et les vieilles se plaignirent d’être négligées et qu’on fit alors, en leur faveur, une loi obligeant les hommes à passer par elles pour arriver aux jeunes et aux jolies ; et il décrivait avec une robuste gaieté des hymens comiques, des embrassements grotesques et les courages épouvantés des jeunes hommes à l’aspect de leurs amantes chassieuses et roupieuses, qui semblaient casser des noisettes entre leur nez et leur menton. Puis il disait des histoires grasses et salées, des histoires de juifs allemands, de curés, de paysans, toute une ribambelle de propos récréatifs, et de joyeux devis.

Jeronimo était un prodigieux instrument oratoire. Quand il parlait, toute sa personne, des pieds à la tête, parlait, et jamais le jeu du discours n’avait été si complet dans un orateur. Tour à tour grave, enjoué, sublime, bouffon, il avait toutes les éloquences, et ce même homme qui sous la charmille débitait en comédien consommé, pour des oisifs et pour lui-même, toutes sortes d’amusantes facéties, la veille, à la Chambre, soulevait de sa voix puissante les clameurs et les applaudissements, faisait trembler les ministres et palpiter les tribunes et des échos de son discours agitait sa patrie. Adroit dans sa violence et calculé dans ses emportements, il était devenu chef de l’opposition sans se brouiller avec le pouvoir et, travaillant dans le peuple, fréquentait l’aristocratie. On le disait l’homme du temps. Il était l’homme de l’heure : son esprit se proportionnait toujours au moment et au lieu. Il pensait à propos ; son génie vaste et commun correspondait à la communauté des citoyens ; sa médiocrité énorme effaçait toutes les petitesses et toutes les grandeurs environnantes : on ne voyait que lui. Sa santé seule aurait dû assurer son bonheur ; elle était solide et massive comme son âme. Grand buveur, grand amateur de chair rôtie et de chair fraîche, il s’entretenait en joie et prenait une part léonine des plaisirs de ce monde. En l’entendant conter ses merveilleuses histoires, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain riaient comme les autres et, se tâtant du coude, lorgnaient du coin de l’œil la chemise sur laquelle Jeronimo avait libéralement répandu les sauces et les vins d’un joyeux repas.

L’ambassadeur d’un peuple orgueilleux, qui marchandait au roi Christophe son amitié intéressée, passait alors, superbe et solitaire, sur la pelouse. Il s’approcha du grand homme et s’inclina légèrement devant lui. Aussitôt Jeronimo se transforma : une sereine et douce gravité, un calme souverain se répandit sur son visage et les sonorités éteintes de sa voix flattèrent des plus nobles caresses du langage l’oreille de l’ambassadeur. Toute son attitude exprimait l’entente des affaires extérieures, l’esprit des congrès et des conférences ; il n’était jusqu’à sa cravate en ficelle, sa chemise bouffante et son pantalon éléphantique qui ne prissent par miracle la dignité diplomatique et l’air des ambassades.

Les invités s’écartèrent et les deux illustres personnages causèrent longtemps ensemble sur un ton amical, et parurent sur un pied d’intimité qui fut très observé et très commenté par les hommes politiques et les dames de la « carrière ».

— Jeronimo, disait l’un, sera ministre des affaires étrangères quand il voudra.

— Lorsqu’il le sera, disait l’autre, il mettra le roi dans sa poche.

L’ambassadrice d’Autriche, l’examinant à travers sa face-à-main, dit :

— Ce garçon est intelligent, il se fera.

L’entretien terminé, Jeronimo s’en fut faire un tour de jardin avec son fidèle Jobelin, espèce d’échassier à tête de hibou qui ne le quittait jamais.

Le secrétaire des commandements et le premier écuyer le suivirent.

— C’est sa chemise qu’il nous faut, dit tout bas Quatrefeuilles. Mais la donnera-t-il ? Il est socialiste et combat le gouvernement du roi.

— Bah ! ce n’est pas un méchant homme, répliqua Saint-Sylvain, et il a de l’esprit. Il ne doit pas souhaiter de changement, puisqu’il est de l’opposition. Il n’a pas de responsabilité ; sa situation est excellente : il doit y tenir. Un bon opposant est toujours conservateur. Ou je me trompe fort, ou ce démagogue serait bien fâché de nuire à son roi. Si l’on négocie habilement, on obtiendra la chemise. Il traitera avec la Cour, comme Mirabeau. Mais il faut qu’il soit assuré du secret.

Tandis qu’ils parlaient ainsi, Jeronimo se promenait, le chapeau sur l’oreille, faisait le moulinet avec sa canne, répandait son humeur hilare en plaisanteries, en badinages, en rires, en exclamations, en mauvais jeux de mots, en calembours obscènes et scatologiques, en fredons. Cependant à quinze pas devant lui, le duc des Aulnes, arbitre des élégances et prince de la jeunesse, rencontrant une dame de sa connaissance, la salua très simplement d’un petit geste sec, mais non sans grâce. Le tribun l’observa d’un regard attentif, puis, devenu sombre et songeur, il abattit sa main pesante sur l’épaule de son échassier :

— Jobelin, lui dit-il, je donnerais ma popularité et dix ans de ma vie pour porter le frac et parler aux femmes comme ce freluquet.

Il avait perdu sa gaieté. Il allait maintenant, morne, la tête basse et regardait sans plaisir son ombre que la lune ironique lui jetait dans les jambes comme un poussah bleu.

— Qu’a-t-il dit ?… Se moque-t-il ? demanda Quatrefeuilles inquiet.

— Il n’a jamais été plus sincère ni plus sérieux, répondit Saint-Sylvain. Il vient de nous découvrir la plaie qui le ronge. Jeronimo ne se console pas de manquer d’aristocratie et d’élégance. Il n’est pas heureux. Je ne donnerais pas quatre sols de sa chemise.

Le temps s’écoulait et la recherche s’annonçait laborieuse. Le secrétaire des commandements et le premier écuyer décidèrent de poursuivre leur enquête chacun de son côté et convinrent de se retrouver pendant le souper dans le petit salon jaune pour s’instruire réciproquement du résultat de leur enquête. Quatrefeuilles interrogeait de préférence les militaires, les grands seigneurs et les gros propriétaires, et ne négligeait pas de s’enquérir auprès des femmes. Saint-Sylvain, plus pénétrant, lisait dans les yeux des financiers et sondait les reins des diplomates.

Ils se rejoignirent à l’heure dite, tous deux las et la mine allongée.

— Je n’ai vu que des heureux, dit Quatrefeuilles, et leur bonheur à tous était gâté. Les militaires sèchent du désir d’une croix, d’un grade ou d’une dotation. Les avantages et les honneurs obtenus par leurs rivaux leur ravagent le foie. À la nouvelle que le général de Tintille était nommé duc des Comores, je les ai vus jaunes comme du coco et verts comme des lézards. L’un d’eux devint pourpre : c’était d’apoplexie. Nos gentilshommes crèvent à la fois d’ennui et de tracas sur leurs terres ; toujours en procès avec leurs voisins, dévorés par les hommes de loi, ils traînent dans les soucis leur pesante oisiveté.

— Je n’ai pas mieux trouvé que vous ! dit Saint-Sylvain. Et ce qui me frappe, c’est de voir que les hommes ont pour souffrir des motifs contraires et des raisons opposées. J’ai vu le prince des Estelles malheureux parce que sa femme le trompe, non qu’il l’aime, mais il a de l’amour-propre, et le duc de Mauvert malheureux de ce que sa femme ne le trompe pas et le frustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinée. Celui-ci est excédé par ses enfants ; celui-là se désespère de n’en pas avoir. J’ai rencontré des bourgeois qui ne rêvent que d’habiter la campagne et des campagnards qui ne pensent qu’à s’établir à la ville. J’ai reçu la confidence de deux hommes d’honneur, l’un inconsolable d’avoir tué en duel l’homme qui lui avait pris sa maîtresse ; l’autre, désespéré d’avoir manqué son rival.

— Je n’aurais jamais cru, soupira Quatrefeuilles, qu’il fût si difficile de rencontrer un homme heureux.

— Peut-être aussi que nous nous y prenons mal, objecta Saint-Sylvain ; nous cherchons au hasard, sans méthode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nous n’avons pas défini le bonheur. Il faut le définir.

— Ce serait du temps perdu, répondit Quatrefeuilles.

— Je vous demande pardon, répliqua Saint Sylvain. Quand nous l’aurons défini, c’est-à-dire limité, déterminé, fixé en son lieu et en son temps, nous aurons plus de moyens de le trouver.

— Je ne crois pas, dit Quatrefeuilles.

Toutefois ils convinrent de consulter à ce sujet l’homme le plus savant du royaume, M. Chaudesaigues, directeur de la Bibliothèque du roi.

Le soleil était levé quand ils rentrèrent au palais. Christophe V avait passé une mauvaise nuit et réclamait impatiemment la chemise médicinale. Ils s’excusèrent du retard et grimpèrent au troisième étage, où M. Chaudesaigues les reçut dans une vaste salle qui contenait huit cent mille volumes imprimés et manuscrits.

CHAPITRE V

la bibliothèque royale


Après les avoir fait asseoir, le bibliothécaire montra d’un geste aux visiteurs la multitude de livres rangés sur les quatre murs, depuis le plancher jusqu’à la corniche :

— Vous n’entendez pas ? vous n’entendez pas le vacarme qu’ils font ? J’en ai les oreilles rompues. Ils parlent tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de tout : Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre et l’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, le mal, ils examinent tout, contestent tout, affirment tout, nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers et de graves, de gais et de tristes, d’abondants et de concis ; plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes et assemblent les sons selon des lois dont ils ignorent eux-mêmes l’origine et l’esprit : ce sont les plus contents d’eux. Il y en a d’une espèce austère et morne qui ne spéculent que sur des objets dépouillés de toute qualité sensible et mis soigneusement à l’abri des contingences naturelles ; ils se débattent dans le vide et s’agitent dans les invisibles catégories du néant, et ceux-là sont d’acharnés disputeurs qui mettent à soutenir leurs entités et leurs symboles une fureur sanguinaire. Je ne m’arrête pas à ceux qui font des histoires sur leur temps ou les temps antérieurs, car personne ne les croit. En tout, ils sont huit cent mille dans cette salle et, il n’y en a pas deux qui pensent tout à fait de même sur aucun sujet, et ceux qui se répètent les uns les autres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne savent, le plus souvent, ni ce qu’ils disent ni ce que les autres ont dit.

» Messieurs, d’ouïr ce tapage universel, je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avant moi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d’y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré collègue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il est né simple et simple il est resté. Il était tout uni et n’est point devenu divers. Car l’unité ne saurait produire la diversité, et c’est là, je vous le rappelle en passant, messieurs, la première difficulté que nous rencontrons en recherchant l’origine des choses : la cause n’en pouvant être unique, il faut qu’elle soit double, triple, multiple, ce qu’on admet difficilement. Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âme pure. Il vit catalogalement. De tous les volumes qui garnissent ces murailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi la seule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque, et, pour n’avoir jamais pénétré au dedans d’un livre, il s’est gardé de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, du doute affreux, de l’inquiétude horrible, monstres qu’enfante la lecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, il est heureux.

— Il est heureux ! s’écrièrent ensemble les deux chercheurs de chemise.

— Il est heureux, reprit M. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-être n’est-on heureux qu’à cette condition.

— Hélas ! dit Saint-Sylvain, ce n’est pas vivre que d’ignorer qu’on vit ; ce n’est pas être heureux que d’ignorer qu’on l’est.

Mais Quatrefeuilles, qui se défiait du raisonnement et n’en croyait, en toutes choses, que l’expérience, s’approcha de la table où Froidefond, dans un amas de bouquins recouverts de veau, de basane, de maroquin, de vélin, de parchemin, de peau de truie, d’ais de bois, sentant la poussière, le moisi, le rat et la souris, cataloguait.

— Monsieur le bibliothécaire, lui dit-il, obligez-moi de me répondre. Êtes-vous heureux ?

— Je ne connais pas d’ouvrage sous ce titre, répondit le vieux catalogal.

Quatrefeuilles, levant les bras en signe de découragement, vint reprendre sa place.

— Réfléchissez, messieurs, dit Chaudesaigues, que l’antique Cybèle, portant monsieur Froidefond sur son sein fleuri, lui fait décrire un orbe immense autour du soleil et que le soleil entraîne monsieur Froidefond, avec la terre et tout son cortège d’astres, à travers les abîmes de l’espace, vers la constellation d’Hercule. Pourquoi ? Des huit cent mille volumes assemblés autour de nous aucun ne peut nous l’apprendre. Nous ignorons cela et le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Les causes de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis persuadé que la principale est dans l’imperfection du langage. Le vague des mots produit le trouble de nos idées. Si nous prenions plus de soin de définir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idées seraient plus nettes et plus sûres.

— Qu’est-ce que je vous disais, Quatrefeuilles ? s’écria Saint-Sylvain triomphant.

Et se tournant vers le bibliothécaire :

— Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites là me comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous nous sommes bien adressés. Nous venons vous demander la définition du bonheur. C’est pour le service de Sa Majesté.

— Je vous répondrai de mon mieux. La définition d’un mot doit être étymologique et radicale. Qu’entend-on par « bonheur ? me demandez vous. Le « bonheur » ou « heur bon », c’est le bon augure, c’est le favorable présage tiré du vol et du chant des oiseaux, à l’opposé du « malheur » ou « mauvais heur » qui signifie un essai infortuné des volailles, le mot l’indique.

— Mais, demanda Quatrefeuilles, comment découvrir qu’un homme est heureux ?

— À l’inspection des poulets ! répondit le bibliothécaire. Le terme l’implique. « Heur » vient d’augurium, qui est pour avigurium.

— L’inspection des poulets sacrés ne se fait plus depuis les Romains, objecta le premier écuyer.

— Mais, demanda Saint-Sylvain, un homme heureux, n’est-ce pas un homme à qui la chance est favorable et n’existe-t-il pas certains signes extérieurs et visibles de la bonne chance ?

— La chance, répondit Chaudesaigues, c’est ce qui tombe bien ou mal, c’est le coup de dés. Si je vous ai bien compris, messieurs, vous cherchez un homme heureux, un homme chanceux, c’est-à-dire un homme pour qui les oiseaux n’aient que de bons présages et que les dés favorisent constamment. Ce rare mortel, cherchez-le parmi les hommes qui achèvent leur vie, et, de préférence, parmi ceux qui déjà sont étendus sur leur lit de mort, parmi ceux enfin qui n’auront plus à consulter les poulets sacrés ni à jeter les dés. Car ceux-là seuls peuvent se féliciter d’une chance fidèle et d’un bonheur constant.

» Sophocle n’a-t-il pas dit en son Œdipe roi :

Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort ?

Ces conseils déplaisaient à Quatrefeuilles, qui goûtait mal l’idée de courir après le bonheur derrière les saintes huiles. Saint-Sylvain ne se faisait pas non plus un plaisir d’aller tirer la chemise aux agonisants ; mais, comme il avait de la philosophie et des curiosités, il demanda au bibliothécaire s’il connaissait un de ces beaux vieillards ayant jeté pour la dernière fois leurs dés glorieusement pipés.

Chaudesaigues hocha la tête, se leva, alla à la fenêtre et tambourina sur les vitres. Il pleuvait ; la place d’armes était déserte. Au fond se dressait un palais magnifique dont l’attique était surmonté de trophées d’armes et qui portait à son fronton une Bellone casquée d’une hydre, cuirassée d’écailles et brandissant un glaive romain.

— Allez dans ce palais, dit-il enfin.

— Quoi ! fit Saint-Sylvain surpris. Chez le maréchal de Volmar ?

— Sans doute. Quel mortel plus fortuné, sous le ciel, que le vainqueur d’Elbrüz et de Baskir ? Volmar est un des plus grands hommes de guerre qui aient jamais existé, et, de tous, le plus constamment heureux.

— Le monde entier le sait, dit Quatrefeuilles.

— Il ne l’oubliera jamais, reprit le bibliothécaire. Le maréchal Pilon, duc de Volmar, venu dans un temps où les conflagrations des peuples n’embrasaient plus toute la surface de la terre à la fois, sut corriger cette ingratitude du sort en se jetant avec son cœur et son génie sur tous les points du globe où s’allumait une guerre. Dès l’âge de douze ans il servit en Turquie et fit la campagne du Kourdistan. Depuis lors il a porté ses armes victorieuses dans toutes les parties du monde connu ; il a franchi quatre fois le Rhin, avec une si insolente facilité que le vieux fleuve couronné de roseaux, séparateur des peuples, en parut humilié et bafoué ; il a, plus habilement encore que le maréchal de Saxe, défendu la ligne de la Lys ; il a franchi les Pyrénées, forcé l’entrée du Tage, ouvert les portes caucasiennes et remonté le Borysthène ; il a tour à tour défendu et combattu toutes les nations d’Europe et trois fois sauvé sa patrie.

CHAPITRE VI

le maréchal duc de volmar


Chaudesaigues fit apporter les campagnes du duc de Volmar. Trois garçons de bibliothèque pliaient sous le faix. Les atlas ouverts s’étendaient sur les tables à perte de vue.

— Voici, messieurs, la campagne de Styrie, la campagne du Palatinat, la campagne de Karamanie, celle du Caucase et celle de la Vistule. Les positions et la marche des armées sont indiquées exactement sur ces cartes par des losanges accompagnés de jolis petits drapeaux et l’ordre des batailles y est parfait. Cet ordre se détermine généralement après l’action et c’est le génie des grands capitaines d’ériger en système, à leur gloire, les caprices du hasard. Mais le duc de Volmar a toujours tout prévu.

» Jetez les yeux sur ce plan au dix millième de la fameuse bataille de Baskir remportée sur les Turcs par Volmar. Il y déploya le plus prodigieux génie tactique. L’action était engagée depuis cinq heures du matin, à quatre heures du soir, les troupes de Volmar, accablées de fatigue et leurs munitions épuisées, se repliaient en désordre ; l’intrépide maréchal, seul à la tête du pont jeté sur l’Aluta, un pistolet à chaque main, brûlait la cervelle des fuyards. Il opérait sa retraite quand il apprit que les ennemis, en pleine déroute, se précipitaient éperdument dans le Danube. Aussitôt il fit volte-face, se jeta à leur poursuite et acheva leur destruction. Cette victoire lui valut cinq cent mille francs de revenu et lui ouvrit les portes de l’Institut.

» Messieurs, pensez-vous trouver un homme plus heureux que le vainqueur d’Elbrüz et de Baskir ? Il a fait avec un bonheur constant quatorze campagnes, gagné soixante batailles rangées et trois fois sauvé d’une ruine totale sa patrie reconnaissante. Chargé de gloire et d’honneurs, il prolonge au delà du terme ordinaire, dans la richesse et la paix, son auguste vieillesse.

— Il est vrai qu’il est heureux, dit Quatrefeuilles. Qu’en pensez-vous, Saint-Sylvain ?

— Allons lui demander audience, répondit le secrétaire des commandements.

Introduits dans le palais, ils traversèrent le vestibule où se dressait la statue équestre du maréchal.

Sur le socle étaient inscrites ces fières paroles : « Je lègue à la reconnaissance de la patrie et à l’admiration de l’univers mes deux filles Elbrüz et Baskir. » L’escalier d’honneur élevait la double courbe de ses degrés de marbre entre des murs décorés de panoplies et de drapeaux et son vaste palier conduisait à une porte dont les battants s’ornaient de trophées d’armes et de grenades enflammées et que surmontaient les trois couronnes d’or décernées par le roi, le parlement et la nation au duc de Volmar, sauveur de sa patrie.

Saint-Sylvain et Quatrefeuilles s’arrêtèrent, glacés de respect, devant cette porte close ; à la pensée du héros dont elle les séparait, l’émotion les tenait cloués sur le seuil et ils n’osaient affronter tant de gloire.

Saint-Sylvain se rappelait la médaille frappée en commémoration de la bataille d’Elbrüz, et qui présentait à l’avers le maréchal posant une couronne sur le front d’une victoire ailée, avec cet exergue magnifique : Victoria Cæsarem et Napoleonem coronavit ; major autem Volmarus coronat Victoriam. Et il murmura :

— Cet homme est grand de cent coudées.

Quatrefeuilles pressait des deux mains son cœur, qui battait à se rompre.

Ils n’avaient pas encore repris leurs sens quand ils entendirent des cris aigus qui semblaient sortir du fond des appartements et se rapprochaient peu à peu. C’était des glapissements de femme mêlés à des bruits de coups, suivis de faibles gémissements. Soudain, les battants brusquement écartés, un très petit vieillard, lancé à coups de pied par une robuste servante, s’abattit comme un mannequin sur les marches, dégringola l’escalier, la tête la première, et tomba cassé, disloqué, brisé, dans le vestibule, devant les valets solennels. C’était le duc de Volmar. Ils le relevèrent. La servante, échevelée et débraillée, hurlait d’en haut :

— Laissez donc ! On ne touche ça qu’avec le balai.

Et, brandissant une bouteille :

— Il voulait me prendre mon eau-de-vie ! De quel droit ? Eh va donc, vieux décombre ! C’est pas moi qui suis allée te chercher, bien sûr, vieille charogne !

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain s’enfuirent à grands pas du palais. Quand ils furent sur la place d’armes, Saint-Sylvain fit cette remarque qu’à sa dernière partie de dés le héros n’avait pas été heureux.

— Quatrefeuilles, ajouta-t-il, je vois que je me suis trompé. Je voulais procéder avec une méthode exacte et rigoureuse ; j’avais tort. La science nous égare. Revenons au sens commun. On ne se gouverne bien que par l’empirisme le plus grossier. Cherchons le bonheur sans vouloir le définir.

Quatrefeuilles se répandit longuement en récriminations et en invectives contre le bibliothécaire, qu’il traitait de mauvais plaisant. Ce qui le fâchait le plus, c’était de voir sa foi dévastée, le culte qu’il vouait au héros national avili, souillé dans son âme. Il en souffrait. Sa douleur était généreuse, et, sans doute, les douleurs généreuses contiennent en soi leur adoucissement et, pour ainsi dire, leur récompense : elles se supportent mieux, plus aisément, d’un plus facile courage, que les douleurs égoïstes et intéressées. Il serait injuste de vouloir qu’il en fût autrement. Aussi Quatrefeuilles eut bientôt l’âme assez libre et l’esprit assez clair pour s’apercevoir que la pluie, tombant sur son chapeau de soie, en altérait le lustre, et il soupira :

— Encore un chapeau de fichu !

Il avait été militaire et avait jadis servi son roi comme lieutenant de dragons. C’est pourquoi il eut une idée : il alla acheter chez le libraire de l’état-major, sur la place d’armes, à l’angle de la rue des Grandes-Écuries, une carte du royaume et un plan de la capitale.

— On ne doit jamais se mettre en campagne sans cartes ! dit-il. Mais le diable, c’est de les lire. Voici notre ville avec ses environs. Par où commencerons-nous ? Par le nord ou par le sud, par l’est ou par l’ouest ? On a remarqué que les villes s’accroissaient toutes par l’ouest. Peut-être y a-t-il là un indice qu’il ne faut pas négliger. Il est possible que les habitants des quartiers occidentaux, à l’abri du vent malin de l’est, jouissent d’une meilleure santé, aient l’humeur plus égale et soient plus heureux. Ou plutôt, commençons par les coteaux charmants qui s’élèvent au bord de la rivière, à dix lieues au sud de la ville. C’est là qu’habitent, en cette saison, les plus opulentes familles du pays. Et, quoi qu’on dise, c’est parmi les heureux qu’il faut chercher un heureux.

— Quatrefeuilles, répondit le secrétaire des commandements, je ne suis pas un ennemi de la société, je ne suis pas un adversaire du bonheur public. Je vous parlerai des riches en honnête homme et en bon citoyen. Les riches sont dignes de vénération et d’amour ; ils entretiennent l’État en s’enrichissant encore et, bienfaisants même sans le vouloir, ils nourrissent une multitude de personnes qui travaillent à la conservation et à l’accroissement de leurs biens. Oh ! que la richesse privée est belle, digne, excellente ! Comme elle doit être ménagée, allégée, privilégiée par le sage législateur et combien il est inique, perfide, déloyal, contraire aux droits les plus sacrés, aux intérêts les plus respectables et funeste aux finances publiques de grever l’opulence ! C’est un devoir social de croire à la bonté des riches ; il est doux aussi de croire à leur bonheur. Allons, Quatrefeuilles !

CHAPITRE VII

des rapports de la richesse
avec le bonheur


Résolus de s’adresser d’abord au meilleur, au plus riche, Jacques Felgine-Cobur, qui possédait des montagnes d’or, des mines de diamant, des mers de pétrole, ils longèrent longtemps les murs de son parc, qui renfermait des prairies immenses, des forêts, des fermes, des villages ; et, à chaque porte du domaine où ils se présentaient, on les renvoyait à une autre. Las d’aller et de venir et de virer sans cesse, ils avisèrent un cantonnier qui, sur la route, devant une grille armoriée, cassait des pierres, et lui demandèrent si c’était par cette entrée qu’on passait pour se rendre chez M. Jacques Felgine-Cobur qu’ils désiraient voir.

L’homme redressa péniblement sa maigre échine et tourna vers eux son visage creux, masqué de lunettes grillées.

— Monsieur Jacques Felgine-Cobur, c’est moi, dit-il.

Et, les voyant surpris :

— Je casse les pierres : c’est ma seule distraction.

Puis, se courbant de nouveau il frappa de son marteau un caillou qui se brisa avec un bruit sec.

Tandis qu’ils s’éloignaient :

— Il est trop riche, dit Saint-Sylvain. Sa fortune l’écrase. C’est un malheureux.

Quatrefeuilles pensait se rendre ensuite chez le rival de Jacques Felgine-Cobur, chez le roi du fer, Joseph Machero, dont le château tout neuf dressait horriblement sur la colline voisine ses tours crénelées et ses murs percés de mâchicoulis, hérissés d’échauguettes. Saint-Sylvain l’en dissuada.

— Vous avez vu son portrait : il a l’air minable ; on sait par les journaux qu’il est piétiste, vit comme un pauvre, évangélise les petits garçons et chante des psaumes à l’église. Allons plutôt chez le prince de Lusance. Celui-là est un véritable aristocrate, qui sait jouir de sa fortune. Il fuit le tracas des affaires et ne va pas à la cour. Il est amateur de jardins et a la plus belle galerie de tableaux du royaume.

Ils s’annoncèrent. Le prince de Lusance les reçut dans son cabinet des antiques où l’on voyait la meilleure copie grecque qu’on connaisse de l’Aphrodite de Cnide, œuvre d’un ciseau vraiment praxitélien et pleine de vénusté. La déesse semblait humide encore de l’onde marine. Un médaillier en bois de rose, qui avait appartenu à madame de Pompadour, contenait les plus belles pièces d’or et d’argent de Grèce et de Sicile. Le prince, fin connaisseur, rédigeait lui-même le catalogue de ses médailles. Sa loupe traînait encore sur la vitrine des pierres gravées, jaspes, onyx, sardoines, calcédoines, renfermant dans la grandeur de l’ongle des figures d’un style large, des groupes composés avec une ampleur magnifique. Il prit d’une main amoureuse sur sa table un petit faune de bronze pour en faire admirer à ses visiteurs le galbe et la patine, et son langage était digne du chef-d’œuvre qu’il expliquait.

— J’attends, ajouta-t-il, un envoi d’argenterie antique, des tasses et des coupes qu’on dit plus belles que celles d’Hildesheim et de Bosco-reale ! Je suis impatient de les voir. Monsieur de Caylus ne connaissait pas de volupté plus grande que de déballer des caisses. C’est mon sentiment.

Saint-Sylvain sourit :

— On dit pourtant, mon cher prince, que vous êtes expert en toutes les voluptés.

— Vous me flattez, monsieur de Saint-Sylvain. Mais je crois que l’art du plaisir est le premier de tous, et que les autres n’ont de prix que par le concours qu’ils prêtent à celui-là.

Il conduisit ses hôtes dans sa galerie de tableaux, où se concertaient les tons argentés de Véronèse, l’ambre du Titien, les rougeurs de Rubens, les rousseurs de Rembrandt, le gris et les roses de Vélasquez ; où toutes les palettes chantantes formaient une harmonie glorieuse. Un violon dormait oublié sur un fauteuil devant le portrait d’une dame brune, à bandeaux plats, le teint olivâtre ; ses grands yeux marrons lui mangeant les joues, une inconnue, dont Ingres avait caressé les formes d’une main amoureuse et sûre.

— Je vais vous avouer ma manie, dit le prince de Lusance. Parfois, quand je suis seul, je joue devant ces tableaux et j’ai l’illusion de traduire par des sons l’harmonie des couleurs et des lignes. Devant ce portrait, j’essaye de rendre la ferme caresse du dessin et, découragé, je laisse mon violon.

Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le prince et ses hôtes s’accoudèrent au balcon.

— Quelle belle vue ! s’écrièrent Quatrefeuilles et Saint-Sylvain.

Des terrasses, chargées de statues, d’orangers et de fleurs, conduisaient par de lents et faciles escaliers à la pelouse bordée de charmille et aux bassins où l’eau jaillissait en gerbes blanches des conques des tritons et des urnes des nymphes. À droite et à gauche une mer de verdure étendait ses houles apaisées jusqu’à la rivière lointaine dont on suivait le fil argenté entre les peupliers, sous les collines enveloppées de brumes roses.

Naguère souriant, le prince attachait un regard soucieux sur un point de cette vaste et belle étendue.

— Ce tuyau !… murmura-t-il d’une voix altérée, en désignant du doigt une cheminée d’usine qui fumait à plus d’une demi-lieue du parc.

— Cette cheminée ? On ne la voit guère, dit Quatrefeuilles.

— Je ne vois qu’elle, répondit le prince. Elle me gâte toute cette vue, elle me gâte la nature entière, elle me gâte la vie. Le mal est sans remède. Elle appartient à une compagnie qui ne veut céder son usine à aucun prix. J’ai essayé de tous les moyens pour la masquer ; je n’ai pas pu. J’en suis malade.

Et, quittant la fenêtre, il s’abîma dans un fauteuil.

— Nous devions le prévoir, dit Quatrefeuilles en montant en voiture. C’est un délicat : il est malheureux.

Avant de poursuivre leurs recherches, ils s’assirent un moment dans le jardinet d’une guinguette située à la pointe de la montagne et d’où l’on découvrait la belle vallée, le fleuve clair et sinueux et ses îles ovales. Au mépris de deux épreuves désespérantes, ils espéraient découvrir un milliardaire heureux. Il leur en restait une douzaine à voir dans la contrée, et entre autres, M. Bloch, M. Potiquet, le baron Nichol, le plus grand industriel du royaume, et le marquis de Granthosme, le plus riche peut-être de tous et d’une famille illustre, aussi chargée de gloire que de biens.

Près d’eux un homme long, maigre, buvait une tasse de lait, plié en deux, mou comme un traversin ; ses gros yeux pâles lui tombaient au milieu des joues ; son nez lui pendait sur la bouche. Il semblait abîmé de douleur et regardait avec affliction les pieds de Quatrefeuilles.

Après une contemplation de vingt minutes, il se leva, lugubre et résolu, s’approcha du premier écuyer et, s’excusant de l’importunité :

— Monsieur, lui dit-il, permettez-moi de vous faire une question qui est pour moi d’une extrême importance. Combien payez-vous vos bottines ?

— Malgré l’étrangeté de la demande, répondit Quatrefeuilles, je ne vois pas d’inconvénient à y répondre. J’ai payé cette paire soixante-cinq francs.

Longtemps l’inconnu examina alternativement son pied et celui de son interlocuteur, et compara les deux chaussures avec une attention minutieuse.

Puis, pâle et d’une voix émue :

— Vous dites que vous payez ces bottines-là soixante-cinq francs. En êtes-vous bien sûr ?

— Certainement.

— Monsieur, prenez bien garde à ce que vous dites !…

— Ah çà ! grommela Quatrefeuilles, qui commençait à s’impatienter, vous êtes un plaisant bottier, monsieur.

— Je ne suis pas bottier, répondit l’étranger plein d’une humble douceur, je suis le marquis de Granthosme.

Quatrefeuilles salua.

— Monsieur, poursuivit le marquis, j’en avais le pressentiment : hélas ! je suis encore volé ! Vous payez vos bottines soixante-cinq francs, je paye les miennes, toutes semblables aux vôtres, quatre-vingt-dix. Ce n’est pas le prix que je considère : le prix n’est rien pour moi ; mais je ne puis supporter d’être volé. Je ne vois, je ne respire autour de moi qu’improbité, fraude, larcin, mensonge, et je prends en horreur mes richesses qui corrompent tous les hommes qui m’approchent, domestiques, intendants, fournisseurs, voisins, amis, femme, enfants, et me les rendent odieux et méprisables. Ma position est atroce. Je ne suis jamais certain de ne pas voir devant moi un malhonnête homme. Et d’appartenir moi-même à l’espèce humaine, je me sens mourir de dégoût et de honte.

Et le marquis s’en fut s’abattre sur sa tasse de lait en soupirant :

— Soixante-cinq francs ! soixante-cinq francs !…

À ce moment, des plaintes et des gémissements éclatèrent sur la route, et les deux envoyés du roi virent un vieillard qui se lamentait, suivi de deux grands laquais galonnés.

Ils s’émurent à cette vue. Mais le cafetier fort indifférent :

— Ce n’est rien, leur dit-il, c’est le baron Nichol, qui est si riche !… Il est devenu fou, il se croit ruiné et se lamente nuit et jour.

— Le baron Nichol ! s’écria Saint-Sylvain, encore un à qui vous vouliez demander sa chemise, Quatrefeuilles !

Sur cette dernière rencontre, ils renoncèrent à chercher plus longtemps chez les plus riches du royaume la chemise salutaire. Comme ils étaient mécontents de leur journée et craignaient d’être mal reçus au château, ils s’en prirent l’un à l’autre de leur mécompte.

— Quelle idée aussi aviez-vous, Quatrefeuilles, d’aller chez ces gens-là pour faire autre chose que des observations tératologiques ? Mœurs, idées, sensations, rien n’est sain, rien n’est normal en eux. Ce sont des monstres.

— Quoi ! ne m’avez-vous pas dit, Saint-Sylvain, que la richesse est une vertu, qu’il est juste de croire à la bonté des riches et doux de croire à leur bonheur ? Mais prenez-y bien garde : il y a richesse et richesse. Quand la noblesse est pauvre et la roture riche, c’est la subversion de l’État et la fin de tout.

— Quatrefeuilles, je suis fâché de vous le dire : vous n’avez aucune idée de la constitution des États modernes. Vous ne comprenez pas l’époque où vous vivez. Mais cela ne fait rien. Si maintenant nous tâtions de la médiocrité dorée ? Qu’en pensez-vous ? je crois que nous ferions sagement d’assister demain aux réceptions des dames de la ville, bourgeoises et titrées. Nous y pourrons observer toutes espèces de gens, et, si vous m’en croyez, nous visiterons d’abord les bourgeoises de condition modeste.

CHAPITRE VIII

les salons de la capitale


Ainsi firent-ils. Ils se présentèrent d’abord chez madame Souppe, femme d’un fabricant de pâtes alimentaires, qui avait une usine dans le Nord. Ils y trouvèrent monsieur et madame Souppe malheureux de n’être pas reçus chez madame Esterlin, femme du maître de forges, député au parlement. Ils allèrent chez madame Esterlin et l’y trouvèrent désolée, ainsi que M. Esterlin, de n’être pas reçue chez madame du Colombier, femme du pair du royaume, ancien ministre de la Justice. Ils allèrent chez madame du Colombier et y trouvèrent le pair et la pairesse enragés de n’être pas dans l’intimité de la reine.

Les visiteurs qu’ils rencontrèrent dans ces diverses maisons n’étaient pas moins malheureux, désolés, enragés. La maladie, les peines de cœur, les soucis d’argent les rongeaient. Ceux qui possédaient, craignant de perdre, étaient plus infortunés que ceux qui ne possédaient pas. Les obscurs voulaient paraître, les illustres paraître davantage. Le travail accablait la plupart ; et ceux qui n’avaient rien à faire souffraient d’un ennui plus cruel que le travail. Plusieurs pâtissaient du mal d’autrui, souffraient des souffrances d’une femme, d’un enfant aimés. Beaucoup dépérissaient d’une maladie qu’ils n’avaient pas mais qu’ils croyaient avoir ou dont ils craignaient les atteints.

Une épidémie de choléra venait de sévir dans la capitale et l’on citait un financier qui, de peur d’être atteint par la contagion et ne connaissant pas de retraite assez sûre, se suicida.

— Le pis, disait Quatrefeuilles, c’est que tous ces gens-là, non contents des maux réels qui pleuvent sur eux dru comme grêle, se plongent dans une mare de maux imaginaires.

— Il n’y a pas de maux imaginaires, répondait Saint-Sylvain. Tous les maux sont réels dès qu’on les éprouve, et le rêve de la douleur est une douleur véritable.

— C’est égal, répliquait Quatrefeuilles. Quand je pisse des pierres grosses comme un œuf de canard, je voudrais bien que ce fût en rêve.

Cette fois encore Saint-Sylvain observa que bien souvent les hommes s’affligent pour des raisons opposées et contraires.

Il causa successivement, dans le salon de madame du Colombier, avec deux hommes de haute intelligence, éclairés, cultivés, qui, par les tours et détours qu’à leur insu ils imprimaient à leur pensée, lui décelaient le mal moral dont ils étaient profondément atteints. C’est de l’état public que tous deux tiraient la cause de leur souci ; mais ils la tiraient à rebours. M. Brome vivait dans la peur perpétuelle d’un changement. Dans la stabilité présente, au milieu de la prospérité et de la paix dont jouissait le pays, il craignait des troubles et redoutait un bouleversement total. Ses mains n’ouvraient qu’en tremblant les journaux ; il s’attendait tous les matins à y trouver l’annonce de tumultes et d’émeutes. Sous cette impression, il transformait les faits les plus insignifiants et les plus vulgaires incidents en préludes de révolutions, en prodromes de cataclysmes. Se croyant toujours à la veille d’une catastrophe universelle, il vivait dans un perpétuel effroi.

Un mal tout contraire, plus étrange et plus rare, ravageait M. Sandrique. Le calme l’ennuyait, l’ordre public l’impatientait, la paix lui était odieuse, la sublime monotonie des lois humaines et divines l’assommait. Il appelait en secret des changements et, feignant de les craindre, soupirait après les catastrophes. Cet homme bon, doux, affable, humain, ne concevait d’autres amusements que la subversion violente de son pays, du globe, de l’univers, épiant jusque dans les astres les collisions et les conflagrations. Déçu, abattu, triste, morose, quand le style des papiers publics et l’aspect des rues lui révélait l’inaltérable quiétude de la nation, il en souffrait d’autant plus qu’ayant la connaissance des hommes et l’expérience des affaires, il savait combien l’esprit de conservation, de tradition, d’imitation et d’obéissance est fort dans les peuples et comme d’un train égal et lent va la vie sociale.

Saint-Sylvain observa, à la réception de madame du Colombier, une autre contrariété plus vaste et de plus de conséquence.

Dans un coin du petit salon, M. de La Galissonnière, président du tribunal civil, s’entretenait paisiblement et à voix basse avec M. Larive-du-Mont, administrateur du Jardin zoologique.

— Je le confierai à vous, mon ami, disait M. de La Galissonnière : l’idée de la mort me tue. J’y pense sans cesse, j’en meurs sans cesse. La mort m’épouvante, non par elle-même, car elle n’est rien, mais pour ce qui la suit, la vie future. J’y crois ; j’ai la foi, la certitude de mon immortalité. Raison, instinct, science, révélation, tout me démontre l’existence d’une âme impérissable, tout me prouve la nature, l’origine et les fins de l’homme telles que l’Église nous les enseigne. Je suis chrétien ; je crois aux peines éternelles ; l’image terrible de ces peines me poursuit sans trêve ; l’enfer me fait peur et cette peur, plus forte qu’aucun autre sentiment, détruit en moi l’espérance et toutes les vertus nécessaires au salut, me jette dans le désespoir et m’expose à cette réprobation que je redoute. La peur de la damnation me damne, l’épouvante de l’enfer m’y précipite et, vivant encore, j’éprouve par avance les tourments éternels. Il n’y a pas de supplice comparable à celui que j’endure et qui se fait plus cruellement sentir d’année en année, de jour en jour, d’heure en heure, puisque chaque jour, chaque minute me rapproche de ce qui me terrifie. Ma vie est une agonie pleine d’affres et d’épouvantements.

En prononçant ces paroles, le magistrat battait l’air de ses mains comme pour écarter les flammes inextinguibles dont il se sentait environné.

— Je vous envie, mon bien cher ami, soupira M. Larive-du-Mont. Vous êtes heureux en comparaison de moi ; c’est aussi l’idée de la mort qui me déchire ; mais que cette idée diffère de la vôtre et combien elle la dépasse en horreur ! Mes études, mes observations, une pratique constante de l’anatomie comparée et des recherches approfondies sur la constitution de la matière ne m’ont que trop persuadé que les mots âme, esprit, immortalité, immatérialité ne représentent que des phénomènes physiques ou la négation de ces phénomènes et que, pour nous, le terme de la vie est aussi le terme de la conscience, enfin que la mort consomme notre complet anéantissement. Ce qui suit la vie, il n’y a pas de mot pour l’exprimer, car le terme de néant que nous y employons n’est qu’un signe de dénégation devant la nature entière. Le néant, c’est un rien infini et ce rien nous enveloppe. Nous en venons, nous y allons ; nous sommes entre deux néants comme une coquille sur la mer. Le néant, c’est l’impossible et le certain ; cela ne se conçoit pas et cela est. Le malheur des hommes, voyez-vous, leur malheur et leur crime est d’avoir découvert ces choses. Les autres animaux ne les savent pas ; nous devions les ignorer à jamais. Être et cesser d’être ! l’effroi de cette idée me fait dresser les cheveux sur la tête ; elle ne me quitte pas. Ce qui ne sera pas me gâte et me corrompt ce qui est et le néant m’abîme par avance. Atroce absurdité ! je m’y sens, je m’y vois.

— Je suis plus à plaindre que vous, répliqua M. de La Galissonnière. Chaque fois que vous prononcez ce mot, ce perfide et délicieux mot de néant, sa douceur caresse mon âme et me flatte, comme l’oreiller du malade, d’une promesse de sommeil et de repos.

Mais Larive-du-Mont :

— Mes souffrances sont plus intolérables que les vôtres, puisque le vulgaire supporte l’idée d’un enfer éternel et qu’il faut une force d’âme peu commune pour être athée. Une éducation religieuse, une pensée mystique vous ont donné la peur et la haine de la vie humaine. Vous n’êtes pas seulement chrétien et catholique ; vous êtes janséniste et vous portez au flanc l’abîme que côtoyait Pascal. Moi, j’aime la vie, la vie de cette terre, la vie telle qu’elle est, la chienne de vie. Je l’aime brutale, vile et grossière ; je l’aime sordide, malpropre, gâtée ; je l’aime stupide, imbécile et cruelle ; je l’aime dans son obscénité, dans son ignominie, dans son infamie, avec ses souillures, ses laideurs et ses puanteurs, ses corruptions et ses infections. Sentant qu’elle m’échappe et me fuit, je tremble comme un lâche et deviens fou de désespoir.

» Les dimanches, les jours de fête, je cours à travers les quartiers populeux, je me mêle à la foule qui roule par les rues, je me plonge dans les groupes d’hommes, de femmes, d’enfants, autour des chanteurs ambulants ou devant les baraques des forains ; je me frotte aux jupes sales, aux camisoles grasses, j’aspire les odeurs fortes et chaudes de la sueur, des cheveux, des haleines. Il me semble, dans ce grouillement de vie, être plus loin de la mort. J’entends une voix qui me dit :

» — La peur que je te donne, seule je t’en guérirai ; la fatigue dont mes menaces t’accablent, seule je t’en reposerai.

» Mais je ne veux pas ! Je ne veux pas !

— Hélas ! soupira le magistrat. Si nous ne guérissons pas en cette vie les maladies qui ruinent nos âmes, la mort ne nous apportera pas le repos.

— Et ce qui m’enrage, reprit le savant, c’est que, quand nous serons tous deux morts, je n’aurai pas même la satisfaction de vous dire : « Vous voyez, La Galissonnière ! je ne me trompais pas : il n’y a rien. » Je ne pourrai pas me flatter d’avoir eu raison. Et vous, vous ne serez jamais détrompé. De quel prix se paie la pensée ! Vous êtes malheureux, mon ami, parce que votre pensée est plus vaste et plus forte que celle des animaux et de la plupart des hommes. Et je suis plus malheureux que vous parce que j’ai plus de génie.

Quatrefeuilles, qui avait attrapé des bribes de ce dialogue, n’en fut pas très frappé.

— Ce sont là des peines d’esprit, dit-il ; elles peuvent être cruelles, mais elles sont peu communes. Je m’alarme davantage des peines plus vulgaires, souffrances et difformités du corps, mal d’amour et défaut d’argent, qui rendent notre recherche si difficile.

— En outre, lui fit observer Saint-Sylvain, ces deux messieurs forcent trop violemment leur doctrine à les rendre misérables. Si La Galissonnière consultait un bon père jésuite, il serait bientôt rassuré, et Larive-du-Mont devrait savoir qu’on peut être athée avec sérénité comme Lucrèce, avec délices comme André Chénier. Qu’il se répète le vers d’Homère : « Patrocle est mort qui valait mieux que toi », et consente de meilleure grâce à rejoindre un jour ou l’autre ses maîtres les philosophes de l’antiquité, les humanistes de la Renaissance, les savants modernes et tant d’autres qui valaient mieux que lui. « Et meurent Pâris et Hélène », dit François Villon. « Nous sommes tous mortels », comme dit Cicéron. « Nous mourons tous », dit cette femme dont l’Écriture a loué la prudence au second livre des Rois.

CHAPITRE IX

le bonheur d’être aimé


Ils allèrent dîner au parc royal, promenade élégante qui est à la capitale du roi Christophe ce qu’est le bois de Boulogne à Paris, la Cambre à Bruxelles, Hyde-Park à Londres, le Thier-garten à Berlin, le Prater à Vienne, le Prado à Madrid, les Cascines à Florence, le Pincio à Rome. Assis au frais, parmi la foule brillante des dîneurs, ils promenaient leurs regards sur les grands chapeaux chargés de plumes et de fleurs, pavillons errants des plaisirs, abris agités des amours, colombiers vers lesquels volaient les désirs.

— Je crois, dit Quatrefeuilles, que ce que nous cherchons se trouve ici. Il m’est arrivé tout comme à un autre d’être aimé : c’est le bonheur, Saint-Sylvain ; et aujourd’hui encore je me demande si ce n’est pas l’unique bonheur des hommes ; et, bien que je porte le poids d’une vessie plus chargée de pierres qu’un tombereau au sortir de la carrière, il y a des jours où je suis amoureux comme à vingt ans.

— Moi, répondit Saint-Sylvain, je suis misogyne. Je ne pardonne pas aux femmes d’être du même sexe que madame de Saint-Sylvain. Elles sont toutes, je le sais, moins sottes, moins méchantes et moins laides, mais c’est trop qu’elles aient quelque chose en commun avec elle.

— Laissez cela, Saint-Sylvain. Je vous dis que ce que nous cherchons est ici et que nous n’avons que la main à étendre pour l’atteindre.

Et, montrant un fort bel homme assis seul à une petite table :

— Vous connaissez Jacques de Navicelle. Il plaît aux femmes, il plaît à toutes les femmes. C’est le bonheur, ou je ne m’y connais pas.

Saint-Sylvain fut d’avis de s’en assurer. Ils invitèrent Jacques de Navicelle à faire table commune, et, tout en dînant, causèrent familièrement avec lui. Vingt fois, par de longs circuits ou de brusques détours, de front, obliquement, par insinuation ou en toute franchise, ils s’informèrent de son bonheur, sans pouvoir rien apprendre de ce compagnon dont la parole élégante et le visage charmant n’exprimait ni joie ni tristesse. Jacques de Navicelle causait volontiers, se montrait ouvert et naturel ; il faisait même des confidences, mais elles enveloppaient son secret et le rendaient plus impénétrable. Sans doute il était aimé ; en était-il heureux ou malheureux ? Quand on apporta les fruits, les deux inquisiteurs du roi renonçaient à le savoir. De guerre lasse, ils parlèrent pour ne rien dire, et parlèrent d’eux mêmes : Saint-Sylvain de sa femme et Quatrefeuilles de sa pierre fondamentale, endroit par lequel il ressemblait à Montaigne. On débita des histoires en buvant des liqueurs : l’histoire de madame Bérille qui s’échappa d’un cabinet particulier déguisée en mitron, une manne sur la tête ; l’histoire du général Débonnaire et de madame la baronne de Bildermann ; l’histoire du ministre Vizire et de madame Cérès, qui, comme Antoine et Cléopâtre firent fondre un empire en baisers, et plusieurs autres, anciennes et nouvelles. Jacques de Navicelle conta un conte oriental.

— « Un jeune marchand de Bagdad, dit-il, étant un matin dans son lit, se sentit très amoureux et souhaita, à grands cris, d’être aimé de toutes les femmes. Un djinn qui l’entendit lui apparut et lui dit : « Ton souhait est désormais accompli. » À compter d’aujourd’hui, tu seras aimé de toutes les femmes. » Aussitôt le jeune marchand sauta du lit tout joyeux et, se promettant des plaisirs inépuisables et variés, descendit dans la rue. À peine y avait-il fait quelques pas, qu’une affreuse vieille, qui filtrait du vin dans sa cave, éprise à sa vue d’un ardent amour, lui envoya des baisers par le soupirail. Il détourna la tête avec dégoût, mais la vieille le tira par la jambe dans le souterrain où elle le garda vingt ans enfermé. »

Jacques de Navicelle finissait ce conte, quand un maître d’hôtel vint l’avertir qu’il était attendu. Il se leva et, l’œil morne et la tête baissée, se dirigea vers la grille du jardin où l’attendait, au fond d’un coupé, une figure assez rèche.

— Il vient de conter sa propre histoire, dit Saint-Sylvain. Le jeune marchand de Bagdad, c’est lui-même.

Quatrefeuilles se frappa le front :

— On m’avait bien dit qu’il était gardé par un dragon : je l’avais oublié.

Ils rentrèrent tard au palais sans autre chemise que la leur, et trouvèrent le roi Christophe et madame de la Poule qui pleuraient à chaudes larmes en écoutant une sonate de Mozart.

Au contact du roi, madame de la Poule devenue mélancolique, nourrissait des idées sombres et de folles terreurs. Elle se croyait persécutée, victime de machinations abominables ; elle vivait dans la crainte perpétuelle d’être empoisonnée et obligeait ses femmes de chambre à goûter tous les plats de sa table. Elle ressentait l’effroi de mourir et l’attrait du suicide. L’état du roi s’aggravait de celui de cette dame avec laquelle il passait de tristes jours.

— Les peintres, disait Christophe V, sont de funestes artisans d’imposture. Ils prêtent une beauté touchante aux femmes qui pleurent et nous montrent des Andromaque, des Artémis, des Madeleine, des Héloïse, parées de leurs larmes. J’ai un portrait d’Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie, arrosant de ses pleurs les cendres de Pompée : elle est adorable. Et dès que madame de la Poule commence à pleurer, sa face se convulse, son nez rougit : elle est laide à faire peur.

Ce malheureux prince, qui ne vivait que dans l’attente de la chemise salutaire, vitupéra Quatrefeuilles et Saint-Sylvain de leur négligence, de leur incapacité et de leur mauvaise chance, comptant peut-être que de ces trois reproches un du moins serait juste.

— Vous me laisserez mourir, comme font mes médecins Machellier et Saumon. Mais, eux c’est leur métier. J’attendais autre chose de vous ; je comptais sur votre intelligence et sur votre dévouement. Je m’aperçois que j’avais tort. Revenir bredouille ! vous n’avez pas honte ? Votre mission était-elle donc si difficile à remplir ? Est-il donc si malaisé de trouver la chemise d’un homme heureux ? Si vous n’êtes même pas capables de cela, à quoi êtes-vous bons ? On n’est bien servi que par soi-même. Cela est vrai des particuliers et plus vrai des rois. Je vais de ce pas chercher la chemise que vous ne savez découvrir.

Et jetant son bonnet de nuit et sa robe de chambre, il demanda ses habits.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain essayèrent de le retenir.

— Sire, dans votre état, quelle imprudence !

— Sire, il est minuit sonné.

— Croyez-vous donc, demanda le roi, que les gens heureux se couchent comme les poules ? N’y a-t-il plus de lieux de plaisir dans ma capitale ? N’y a-t-il plus de restaurants de nuit ? Mon préfet de police a fait fermer tous les claquedents : n’en sont-ils pas moins ouverts ? Mais je n’aurai pas besoin d’aller dans les cercles. Je trouverai ce que je cherche dans la rue, sur les bancs.

À peine habillé, Christophe V enjamba madame de la Poule qui se tordait à terre dans des convulsions, dégringola les escaliers et traversa le jardin à la course. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, consternés, le suivaient de loin, en silence.

CHAPITRE X

si le bonheur est de ne se plus sentir


Parvenu à la grande route, ombragée de vieux ormes, qui bordait le Parc royal, il aperçut un homme jeune et d’une admirable beauté qui, appuyé contre un arbre, contemplait avec une expression d’allégresse les étoiles qui traçaient dans le ciel pur leurs signes étincelants et mystérieux. La brise agitait sa chevelure bouclée ; un reflet des clartés célestes brillait dans son regard.

— J’ai trouvé ! pensa le roi.

Il s’approcha de ce jeune homme riant et si beau, qui tressaillit légèrement à sa vue.

— Je regrette, monsieur, dit le prince, de troubler votre rêverie. Mais la question que je vais vous faire est pour moi d’un intérêt vital. Ne refusez pas de répondre à un homme qui est peut-être à même de vous obliger, et qui ne sera pas ingrat. Monsieur êtes-vous heureux ?

— Je le suis.

— Ne manque-t-il rien à votre bonheur ?

— Rien. Sans doute, il n’en a pas toujours été ainsi. J’ai, comme tous les hommes, éprouvé le mal de vivre et peut-être l’ai-je éprouvé plus douloureusement que la plupart d’entre eux. Il ne me venait ni de ma condition particulière, ni de circonstances fortuites, mais du fond commun à tous les hommes et à tout ce qui respire ; j’ai connu un grand malaise : il est entièrement dissipé. Je goûte un calme parfait, une douce allégresse ; tout en moi est contentement, sérénité, satisfaction profonde ; une joie subtile me pénètre tout entier. Vous me voyez, monsieur, au plus beau moment de ma vie, et, puisque la fortune me fait vous rencontrer, je vous prends à témoin de mon bonheur. Je suis enfin libre, exempt des craintes et des terreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorent et des folles espérances qui les trompent. Je suis au-dessus de la fortune ; j’échappe aux deux invincibles ennemis des hommes, l’espace et le temps. Je peux braver les destins. Je possède un bonheur absolu et me confonds avec la divinité. Et cet heureux état est mon ouvrage ; il est dû à une résolution que j’ai prise, si sage, si bonne, si belle, si vertueuse, si efficace, qu’à la tenir on se divinise.

» Je nage dans la joie, je suis magnifiquement ivre. Je prononce avec une entière conscience et dans la plénitude sublime de sa signification ce mot de toutes les ivresses, de tous les enthousiasmes et de tous les ravissements : « Je ne me connais plus ! »

Il tira sa montre.

— C’est l’heure. Adieu !

— Un mot encore, monsieur. Vous pouvez me sauver. Je…

— On n’est sauvé qu’en me prenant pour exemple. Vous devez me quitter ici. Adieu !

Et l’inconnu, d’un pas héroïque, d’une allure juvénile, s’élança dans le bois qui bordait la route. Christophe, sans vouloir rien entendre, le poursuivit : au moment de pénétrer dans le taillis, il entendit un coup de feu, s’avança, écarta les branches et vit le jeune homme heureux couché dans l’herbe, la tempe percée d’une balle et tenant encore son revolver dans la main droite.

À cette vue, le roi tomba évanoui. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, accourus à lui, l’aidèrent à reprendre ses sens et le portèrent au palais. Christophe s’enquit de ce jeune homme qui avait trouvé sous ses yeux un bonheur désespéré. Il apprit que c’était l’héritier d’une famille noble et riche, aussi intelligent que beau et constamment favorisé par le sort.

CHAPITRE XI

sigismond dux


Le lendemain, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, à la recherche de la chemise médicinale, descendant à pied la rue de la Constitution, rencontrèrent la comtesse de Cécile qui sortait d’un magasin de musique. Ils la reconduisirent à sa voiture.

— Monsieur de Quatrefeuilles, on ne vous a pas vu hier à la clinique du professeur Quillebœuf ; ni vous non plus, monsieur de Saint-Sylvain. Vous avez eu tort de n’y pas venir ; c’était très intéressant. Le professeur Quillebœuf avait invité tout le monde élégant, à la fois une foule et une élite, à son opération de cinq heures, une charmante ovariotomie. Il y avait des fleurs, des toilettes, de la musique ; on a servi des glaces. Le professeur s’est montré d’une élégance, d’une grâce merveilleuses. Il a fait prendre des clichés pour le cinématographe.

Quatrefeuilles ne fut pas trop surpris de cette description. Il savait que le professeur Quillebœuf opérait dans le luxe et les plaisirs ; il serait allé lui demander sa chemise, s’il n’avait vu quelques jours auparavant l’illustre chirurgien inconsolable de n’avoir pas opéré les deux plus grandes célébrités du jour, l’empereur d’Allemagne qui venait de se faire enlever un kyste par le professeur Hilmacher, et la naine des Folies-Bergère qui, ayant avalé un cent de clous, ne voulait pas qu’on lui ouvrît l’estomac et prenait de l’huile de ricin.

Saint-Sylvain, s’arrêtant à la devanture du magasin de musique, contempla le buste de Sigismond Dux et poussa un grand cri.

— Le voilà, celui que nous cherchons ! le voilà, l’homme heureux !

Le buste, très ressemblant, offrait des traits réguliers et nobles, une de ces figures harmonieuses et pleines, qui ont l’air d’un globe du monde. Bien que très chauve et déjà vieux, le grand compositeur y paraissait aussi charmant que magnifique. Son crâne s’arrondissait comme un dôme d’église, mais son nez un peu gros se plantait au-dessous avec une robustesse amoureuse et profane ; une barbe, coupée aux ciseaux, ne dissimulait pas des lèvres charnues, une bouche aphrodisiaque et bachique. Et c’était bien l’image de ce génie qui compose les oratorios les plus pieux, la musique de théâtre la plus passionnée et la plus sensuelle.

— Comment, poursuivit Saint-Sylvain, n’avons-nous pas pensé à Sigismond Dux qui jouit si pleinement de son immense gloire, habile à en saisir tous les avantages et tout juste assez fou pour s’épargner la contrainte et l’ennui d’une haute position, le plus spiritualiste et le plus sensuel des génies, heureux comme un dieu, tranquille comme une bête, joignant dans ses innombrables amours à la délicatesse la plus exquise le cynisme le plus brutal ?

— C’est, dit Quatrefeuilles, un riche tempérament. Sa chemise ne pourra que faire du bien à Sa Majesté. Allons la quérir.

Ils furent introduits dans un hall vaste et sonore comme une salle de café-concert. Un orgue, élevé de trois marches, couvrait un pan de la muraille de son buffet aux tuyaux sans nombre. Coiffé d’un bonnet de doge, vêtu d’une dalmatique de brocart, Sigismond Dux improvisait des mélodies et sous ses doigts naissaient des sons qui troublaient les âmes et faisaient fondre les cœurs. Sur les trois marches tendues de pourpre, une troupe de femmes couchées, magnifiques ou charmantes, longues, minces et serpentines, ou rondes, drues, d’une splendeur massive, toutes également belles de désir et d’amour, ardentes et pâmées, se tordaient à ses pieds. Dans tout le hall, une foule frémissante de jeunes Américaines, de financiers israélites, de diplomates, de danseuses, de cantatrices, de prêtres catholiques, anglicans et bouddhistes, de princes noirs, d’accordeurs de pianos, de reporters, de poètes lyriques, d’impresarii, de photographes, d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes, pressés, confondus, amalgamés, ne formaient qu’une seule masse adorante, au-dessus de laquelle, grimpées aux colonnes, à cheval sur les candélabres, pendues aux lustres, s’agitaient de jeunes et agiles dévotions. Ce peuple immense nageait dans l’ivresse : c’était ce qu’on appelait une matinée intime.

L’orgue se tut. Une nuée de femmes enveloppa le maître qui, par moments, en sortait à demi, comme un astre lumineux, pour s’y replonger aussitôt. Il était doux, câlin, lascif, glissant. Aimable, pas plus fat qu’il ne fallait, grand comme le monde et mignon comme un amour, en souriant, il montrait dans sa barbe grise des dents de jeune enfant et disait à toutes des choses faciles et jolies qui les enchantaient, et qu’on ne pouvait retenir tant elles étaient ténues, de sorte que le charme en demeurait tout entier, embelli de mystère. Il était pareillement affable et bon avec les hommes et, voyant Saint-Sylvain, il l’embrassa trois fois et lui dit qu’il l’aimait chèrement ; le secrétaire du roi ne perdit pas de temps : il lui demanda deux mots d’entretien confidentiel de la part du roi et, lui ayant expliqué sommairement de quelle importante mission il était chargé, il lui dit :

— Maître, donnez-moi votre che…

Il s’arrêta, voyant les traits de Sigismond Dux subitement décomposés.

Un orgue de barbarie s’était mis à moudre dans la rue la Polka des Jonquilles. Et, dès les premières mesures, le grand homme avait pâli. Cette Polka des Jonquilles, le caprice de la saison, était d’un pauvre violon de bastringue, nommé Bouquin, obscur et misérable. Et le maître couronné de quarante ans de gloire et d’amour ne pouvait souffrir qu’un peu de louange s’égarât sur Bouquin ; il en ressentait comme une insupportable offense. Dieu lui-même est jaloux et s’afflige de l’ingratitude des hommes. Sigismond Dux ne pouvait entendre la Polka des Jonquilles sans tomber malade. Il quitta brusquement Saint Sylvain, la foule de ses adorateurs, le magnifique troupeau de ses femmes pâmées et courut dans son cabinet de toilette vomir une cuvette de bile.

— Il est à plaindre, soupira Saint-Sylvain.

Et, tirant Quatrefeuilles par ses basques, il franchit le seuil du musicien malheureux.

CHAPITRE XII

si le vice est une vertu


Durant quatorze mois, du matin au soir et du soir au matin, ils fouillèrent la ville et les environs, observant, examinant, interrogeant en vain. Le roi, dont les forces diminuaient de jour en jour et qui se faisait maintenant une idée de la difficulté d’une semblable recherche, donna l’ordre à son ministre de l’Intérieur d’instituer une commission extraordinaire, chargée, sous la direction de MM. Quatrefeuilles, Chaudesaigues, Saint-Sylvain et Froidefond, de procéder, avec pleins pouvoirs, à une enquête secrète sur les personnes heureuses du royaume. Le préfet de police, déférant à l’invitation du ministre, mit ses plus habiles agents au service des commissaires et bientôt, dans la capitale, les heureux furent recherchés avec autant de zèle et d’ardeur que, dans les autres pays, les malfaiteurs et les anarchistes. Un citoyen passait-il pour fortuné, aussitôt il était dénoncé, épié, filé. Deux agents de la préfecture traînaient, à toute heure, de long en large, leurs gros souliers ferrés sous les fenêtres des gens suspects de bonheur. Un homme du monde louait-il une loge à l’Opéra, il était mis aussitôt en surveillance. Un propriétaire d’écurie, dont le cheval gagnait une course, était gardé à vue. Dans toutes les maisons de rendez-vous un employé de la préfecture, installé au bureau, prenait note des entrées. Et, sur l’observation de M. le préfet de police, que la vertu rend heureux, les personnes bienfaisantes, les fondateurs d’œuvres charitables, les généreux donateurs, les épouses délaissées et fidèles, les citoyens signalés pour des actes de dévouement, les héros, les martyrs étaient également dénoncés et soumis à de minutieuses enquêtes.

Cette surveillance pesait sur toute la ville ; mais on en ignorait absolument la raison. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain n’avaient confié à personne qu’ils cherchaient une chemise fortunée, de peur, comme nous l’avons dit, que des gens ambitieux ou cupides feignant de jouir d’une félicité parfaite, ne livrassent au roi, comme heureux, un vêtement de dessous tout imprégné de misères, de chagrins et de soucis. Les mesures extraordinaires de la police semaient l’inquiétude dans les hautes classes et l’on signalait une certaine fermentation dans la ville. Plusieurs dames très estimées se trouvèrent compromises et des scandales éclatèrent.

La commission se réunissait tous les matins à la Bibliothèque royale, sous la présidence de M. de Quatrefeuilles, avec l’assistance de MM. Trou et Boncassis, conseillers d’État en service extraordinaire. Elle examinait, à chaque séance, quinze cents dossiers en moyenne. Après une session de quatre mois, elle n’avait pas encore surpris l’indice d’un homme heureux.

Comme le président Quatrefeuilles s’en lamentait :

— Hélas, s’écria M. Boncassis, les vices font souffrir, et tous les hommes ont des vices.

— Je n’en ai pas moi, soupira M. Chaudesaigues, et j’en suis au désespoir. La vie sans vice n’est que langueur, abattement et tristesse. Le vice est l’unique distraction qu’on puisse goûter en ce monde ; le vice est le coloris de l’existence, le sel de l’âme, l’étincelle de l’esprit. Que dis-je, le vice est la seule originalité, la seule puissance créatrice de l’homme ; il est l’essai d’une organisation de la nature contre la nature, de l’intronisation du règne humain au-dessus du règne animal, d’une création humaine contre la création anonyme, d’un monde conscient dans l’inconscience universelle ; le vice est le seul bien propre à l’homme, son réel patrimoine, sa vraie vertu au sens propre du mot, puisque vertu est le fait de l’homme (virtus, vir).

» J’ai essayé de m’en donner ; je n’ai pas pu : il y faut du génie, il y faut un beau naturel. Un vice affecté n’est pas un vice.

— Ah çà, demanda Quatrefeuilles, qu’appelez-vous vice ?

— J’appelle vice une disposition habituelle à ce que le nombre considère comme anormal et mauvais ; c’est-à-dire la morale individuelle, la force individuelle, la vertu individuelle, la beauté, la puissance, le génie.

— À la bonne heure ! dit le conseiller Trou, il ne s’agit que de s’entendre.

Mais Saint-Sylvain combattit vivement l’opinion du bibliothécaire.

— Ne parlez donc pas de vices, lui dit-il, puisque vous n’en avez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. J’en ai, moi : j’en ai plusieurs et je vous assure que j’en tire moins de satisfaction que de désagrément. Il n’y a rien de pénible comme un vice. On se tourmente, on s’échauffe, on s’épuise à le satisfaire, et, dès qu’il est satisfait, on éprouve un immense dégoût.

— Vous ne parleriez pas ainsi, monsieur, répliqua Chaudesaigues, si vous aviez de beaux vices, des vices nobles, fiers, impérieux, très hauts, vraiment vertueux. Mais vous n’avez que de petits vices peureux, arrogants et ridicules. Vous n’êtes pas, monsieur, un grand contempteur des dieux.

Saint-Sylvain se sentit d’abord piqué de ce propos, mais le bibliothécaire lui représenta qu’il n’y avait là nulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grâce et fit avec calme et fermeté cette réflexion :

— Hélas ! la vertu comme le vice, le vice comme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail, épuisement. Voilà pourquoi nous sommes tous malheureux.

Mais le président Quatrefeuilles se plaignit que sa tête allait éclater.

— Messieurs, dit-il, ne raisonnons donc point. Nous ne sommes pas faits pour cela.

Et il leva la séance.

Il en fut de cette commission du bonheur comme de toutes les commissions parlementaires et extra-parlementaires réunies dans tous les temps et dans tous les pays : elle n’aboutit à rien, et, après avoir siégé cinq ans, se sépara sans avoir apporté aucun résultat utile.

Le roi n’allait pas mieux. La neurasthénie, semblable au Vieillard des mers, prenait pour le terrasser des formes diversement terribles. Il se plaignait de sentir tous ses organes, devenus erratiques, se mouvoir sans cesse dans son corps et se transporter à des places inaccoutumées, le rein au gosier, le cœur au mollet, les intestins dans le nez, le foie dans la gorge, le cerveau dans le ventre.

— Vous n’imaginez pas, ajoutait-il, combien ces sensations sont pénibles et jettent de confusion dans les idées.

— Sire, je le conçois d’autant mieux, répondit Quatrefeuilles, que dans ma jeunesse il m’arrivait souvent que le ventre me remontait jusque dans le cerveau, et cela donnait à mes idées la tournure qu’on peut se figurer. Mes études de mathématiques en ont bien souffert.

Plus Christophe ressentait de mal, plus il réclamait ardemment la chemise qui lui était prescrite.

CHAPITRE XIII

m. le curé miton


— J’en reviens à croire, dit Saint-Sylvain à Quatrefeuilles, que, si nous n’avons pas trouvé, c’est que nous avons mal cherché. Décidément, je crois à la vertu et je crois au bonheur. Ils sont inséparables. Ils sont rares ; ils se cachent. Nous les découvrirons sous d’humbles toits au fond des campagnes. Si vous m’en croyez, nous les chercherons de préférence dans cette région montueuse et rude qui est notre Savoie et notre Tyrol.

Quinze jours plus tard, ils avaient parcouru soixante villages de la montagne, sans rencontrer un homme heureux. Toutes les misères qui désolent les villes, ils les retrouvaient dans ces hameaux, où la rudesse et l’ignorance des hommes les rendaient encore plus dures. La faim et l’amour, ces deux fléaux de la nature, y frappaient les malheureux humains à coups plus forts et plus pressés. Ils virent des maîtres avares, des maris jaloux, des femmes menteuses, des servantes empoisonneuses, des valets assassins, des pères incestueux, des enfants qui renversaient la huche sur la tête de l’aïeul, sommeillant à l’angle du foyer. Ces paysans ne trouvaient de plaisir que dans l’ivresse ; leur joie même était brutale, leurs jeux cruels. Leurs fêtes se terminaient en rixes sanglantes.

À mesure qu’ils les observaient davantage, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain reconnaissaient que les mœurs de ces hommes ne pouvaient être ni meilleures ni plus pures, que la terre avare les rendait avares, qu’une dure vie les endurcissait aux maux d’autrui comme aux leurs, que s’ils étaient jaloux, cupides, faux, menteurs, sans cesse occupés à se tromper les uns les autres, c’était l’effet naturel de leur indigence et de leur misère.

— Comment, se demandait Saint-Sylvain, ai-je pu croire un seul moment que le bonheur habite sous le chaume ? Ce ne peut être que l’effet de l’instruction classique. Virgile, dans son poème administratif, intitulé les Géorgiques, dit que les agriculteurs seraient heureux s’ils connaissaient leur bonheur. Il avoue donc qu’ils n’en ont point connaissance. En fait, il écrivait par l’ordre d’Auguste, excellent gérant de l’Empire, qui avait peur que Rome manquât de pain et cherchait à repeupler les campagnes. Virgile savait comme tout le monde que la vie du paysan est pénible. Hésiode en a fait un tableau affreux.

— Il y a un fait certain, dit Quatrefeuilles, c’est que, dans toutes les contrées, les garçons et les filles de la campagne n’ont qu’une envie : se louer à la ville. Sur le littoral, les filles rêvent d’entrer dans des usines de sardines. Dans les pays de charbon les jeunes paysans ne songent qu’à descendre dans la mine.

Un homme, dans ces montagnes, montrait, au milieu des fronts soucieux et des visages renfrognés, son sourire ingénu. Il ne savait ni travailler la terre ni conduire les animaux ; il ne savait rien de ce que savent les autres hommes, il tenait des propos dénués de sens et chantait toute la journée un petit air qu’il n’achevait jamais. Tout le ravissait. Il était partout aux anges. Son habit était fait de morceaux de toutes les couleurs, bizarrement assemblés. Les enfants le suivaient en se moquant ; mais, comme il passait pour porter bonheur, on ne lui faisait pas de mal et on lui donnait le peu dont il avait besoin. C’était Hurtepoix, l’innocent. Il mangeait aux portes, avec les petits chiens, et couchait dans les granges.

Observant qu’il était heureux et soupçonnant que ce n’était pas sans des raisons profondes que les gens de la contrée le tenaient pour un porte-bonheur, Saint-Sylvain, après de longues réflexions, le chercha pour lui tirer sa chemise. Il le trouva prosterné, tout en pleurs, sous le porche de l’église. Hurtepoix venait d’apprendre la mort de Jésus-Christ, mis en croix pour le salut des hommes.

Descendus dans un village dont le maire était cabaretier, les deux officiers du roi le firent boire avec eux et s’enquirent, si, d’aventure, il ne connaissait pas un homme heureux.

— Messieurs, leur répondit-il, allez dans ce village dont vous voyez, à l’autre versant de la vallée, les maisons blanches pendues au flanc de la montagne, et présentez-vous au curé Miton ; il vous recevra très bien et vous serez en présence d’un homme heureux et qui mérite sa félicité. Vous aurez fait la route en deux heures.

Le maire offrit de leur louer des chevaux. Ils partirent après leur déjeuner.

Un jeune homme qui suivait le même chemin, monté sur un meilleur cheval, les rejoignit au premier lacet. Il avait la mine ouverte, un air de joie et de santé. Ils lièrent conversation avec lui.

Ayant appris d’eux qu’ils se rendaient chez le curé Miton :

— Faites-lui bien mes compliments. Moi, je vais un peu plus haut, à la Sizeraie, où j’habite, au milieu de beaux pâturages. J’ai hâte d’y arriver.

Il leur conta qu’il avait épousé la plus aimable et la meilleure des femmes, qu’elle lui avait donné deux enfants beaux comme le jour, un garçon et une fille.

— Je viens du chef-lieu, ajouta-t-il sur un ton d’allégresse, et j’en rapporte de belles robes en pièces, avec des patrons et des gravures de modes où l’on voit l’effet du costume. Alice (c’est le nom de ma femme) ne se doute pas du cadeau que je lui destine. Je lui remettrai les paquets tout enveloppés et j’aurai le plaisir de voir ses jolis doigts impatients s’agacer à défaire les ficelles. Elle sera bien contente ; ses yeux ravis se lèveront sur moi, pleins d’une fraîche lumière et elle m’embrassera. Nous sommes heureux, mon Alice et moi. Depuis quatre ans que nous sommes mariés, nous nous aimons chaque jour davantage. Nous avons les plus grasses prairies de la contrée. Nos domestiques sont heureux aussi ; ils sont braves à faucher et à danser. Il faut venir chez nous un dimanche, messieurs : vous boirez de notre petit vin blanc et vous regarderez danser les plus gracieuses filles et les plus vigoureux gars du pays, qui vous enlèvent leur danseuse et la font voler comme une plume. Notre maison est à une demi-heure d’ici. On tourne à droite, entre ces deux rochers que vous voyez à cinquante pas devant vous et qu’on appelle les Pieds-du-Chamois ; on passe un pont de bois jeté sur un torrent et l’on traverse le petit bois de pins qui nous garantit du vent du nord. Dans moins d’une demi-heure, je retrouverai ma petite famille et nous serons tous quatre bien contents.

— Il faut lui demander sa chemise, dit tout bas Quatrefeuilles à Saint-Sylvain ; je suppose qu’elle vaut bien celle du curé Miton.

— Je le suppose aussi, répondit Saint-Sylvain.

Au moment où ils échangeaient ces propos, un cavalier déboucha entre les Pieds-du-Chamois, et s’arrêta sombre et muet devant les voyageurs.

Reconnaissant un de ses métayers :

— Qu’est-ce, Ulric ? demanda le jeune maître.

Ulric ne répondit pas.

— Un malheur ? parle !

— Monsieur, votre épouse, impatiente de vous revoir, a voulu aller au-devant de vous. Le pont de bois s’est rompu et elle s’est noyée dans le torrent avec ses deux enfants.

Laissant le jeune montagnard fou de douleur, ils se rendirent chez M. Miton, et furent reçus au presbytère dans une chambre qui servait au curé de parloir et de bibliothèque ; il y avait là, sur des tablettes de sapin, un millier de volumes et, contre les murs blanchis à la chaux, des gravures anciennes d’après des paysages de Claude Lorrain et du Poussin ; tout y révélait une culture et des habitudes d’esprit qu’on ne rencontre pas d’ordinaire dans un presbytère de village. Le curé Miton, entre deux âges, avait l’air intelligent et bon.

À ses deux visiteurs, qui feignaient de vouloir s’établir dans le pays, il vanta le climat, la fertilité, la beauté de la vallée. Il leur offrit du pain blanc, des fruits, du fromage et du lait. Puis il les mena dans son potager qui était d’une fraîcheur et d’une propreté charmantes ; sur le mur qui recevait le soleil les espaliers allongeaient leurs branches avec une exactitude géométrique ; les quenouilles des arbres fruitiers s’élevaient à égale distance les unes des autres, bien régulières et bien fournies.

— Vous ne vous ennuyez jamais, monsieur le curé ? demanda Quatrefeuilles.

— Le temps me paraît court entre ma bibliothèque et mon jardin, répondit le prêtre. Pour tranquille et paisible qu’elle soit, ma vie n’en est pas moins active et laborieuse. Je célèbre les offices, je visite les malades et les indigents, je confesse mes paroissiens et mes paroissiennes. Les pauvres créatures n’ont pas beaucoup de péchés à dire ; puis-je m’en plaindre ? Mais elles les disent longuement. Il me faut réserver quelque temps pour préparer mes prônes et mes catéchismes : mes catéchismes surtout me donnent de la peine, bien que je les fasse depuis plus de vingt ans. Il est si grave de parler aux enfants : ils croient tout ce qu’on leur dit. J’ai aussi mes heures de distraction. Je fais des promenades ; ce sont toujours les mêmes et elles sont infiniment variées. Un paysage change avec les saisons, avec les jours, avec les heures, avec les minutes ; il est toujours divers, toujours nouveau. Je passe agréablement les longues soirées de la mauvaise saison avec de vieux amis, le pharmacien, le percepteur et le juge de paix. Nous faisons de la musique. Morine, ma servante, excelle à cuire les châtaignes ; nous nous en régalons. Qu’y a-t-il de meilleur au goût que des châtaignes, avec un verre de vin blanc ?

— Monsieur, dit Quatrefeuilles à ce bon curé, nous sommes au service du roi. Nous venons vous demander de nous faire une déclaration qui sera pour le pays et pour le monde entier d’une grande conséquence. Il y va de la santé et peut-être de la vie du monarque. C’est pourquoi nous vous prions d’excuser notre question, si étrange et si indiscrète qu’elle vous paraisse et d’y répondre sans réserve ni réticence aucune. Monsieur le curé, êtes-vous heureux ?

M. Miton prit la main de Quatrefeuilles, la pressa et dit d’une voix à peine perceptible :

— Mon existence est une torture. Je vis dans un perpétuel mensonge. Je ne crois pas.

Et deux larmes roulèrent de ses yeux.

CHAPITRE XIV ET DERNIER

un homme heureux


Après avoir toute une année vainement parcouru le royaume, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain se rendirent au château de Fontblande où le roi s’était fait transporter pour jouir de la fraîcheur des bois. Ils le trouvèrent dans un état de prostration dont s’alarmait la Cour.

Les invités ne logeaient pas dans ce château de Fontblande, qui n’était guère qu’un pavillon de chasse. Le secrétaire des commandements et le premier écuyer avaient pris logis au village et, chaque jour, ils se rendaient sous bois auprès du souverain. Durant le trajet ils rencontraient souvent un petit homme qui logeait dans un grand platane creux de la forêt. Il se nommait Mousque et n’était pas beau avec sa face camuse, ses pommettes saillantes et son large nez aux narines toutes rondes. Mais ses dents carrées, que ses lèvres rouges découvraient dans un rire fréquent, donnaient de l’éclat et de l’agrément à sa figure sauvage. Comment s’était-il emparé du grand platane creux, personne ne le savait ; mais il s’y était fait une chambre bien propre, et munie de tout ce qui lui était nécessaire. À vrai dire il lui fallait peu. Il vivait de la forêt et de l’étang, et vivait très bien. On lui pardonnait l’irrégularité de sa condition parce qu’il rendait des services et savait plaire. Quand les dames du château se promenaient en voiture dans la forêt, il leur offrait, dans des corbeilles d’osier, qu’il avait lui-même tressées, des rayons de miel, des fraises des bois ou le fruit amer et sucré du cerisier des oiseaux. Il était toujours prêt à donner un coup d’épaule aux charrois embourbés et aidait à rentrer les foins quand le temps menaçait. Sans se fatiguer, il en faisait plus qu’un autre. Sa force et son agilité étaient extraordinaires. Il brisait de ses mains la mâchoire d’un loup, attrapait un lièvre à la course et grimpait aux arbres comme un chat. Il faisait pour amuser les enfants des flûtes de roseau, des petits moulins à vent et des fontaines d’Hiéron.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain entendaient souvent dire, dans le village : « Heureux comme Mousque. » Ce proverbe frappa leur esprit et un jour, passant sous le grand platane creux, ils virent Mousque qui jouait avec un jeune mopse et paraissait aussi content que le chien. Ils s’avisèrent de lui demander s’il était heureux.

Mousque ne put répondre, faute d’avoir réfléchi sur le bonheur. Ils lui apprirent en gros et simplement ce que c’était. Et, après y avoir songé un moment, il répondit qu’il l’avait.

À cette réponse, Saint-Sylvain s’écria impétueusement :

— Mousque, nous te procurerons tout ce que tu peux désirer, de l’or, un palais, des sabots neufs, tout ce que tu voudras ; donne-nous ta chemise.

Sa bonne figure exprima non le regret et la déception, qu’il était bien incapable d’éprouver ; mais une grande surprise. Il fit signe qu’il ne pouvait donner ce qu’on lui demandait. Il n’avait pas de chemise.


FIN