La Chute d’un Ange/Avertissement de la nouvelle édition

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 7-15).

AVERTISSEMENT
DE LA NOUVELLE ÉDITION



La publication de la première édition de cet épisode a donné lieu à de sévères critiques, critiques de fond, critiques de forme. Les uns ont dit : « C’est un mauvais poëme ; » les autres ont dit : « C’est un mauvais livre. »

Aux premiers je n’ai rien à répondre. L’artiste, quel qu’il soit, ne doit jamais contester avec le sentiment public. Le seul juge des œuvres de l’esprit, c’est l’impression qu’ils produisent ; il n’y a pas de logique contre la nature. J’aurais beau alléguer les meilleurs arguments du monde pour prouver au lecteur qu’il doit trouver du plaisir ou de l’intérêt à la lecture de mon œuvre, s’il n’y trouve ni intérêt ni charme, c’est le lecteur qui aura raison. On ne prouve pas le plaisir, on le sent. De ce jugement du public contemporain il n’y a d’appel qu’à un autre public : la postérité. Or qui peut se flatter d’arriver jusqu’à la postérité ? Elle ne juge que les immortels.

Je ne chercherai donc pas à justifier ici la conception, le plan, la forme de cet épisode. Nul n’est plus disposé que moi à reconnaître ses faiblesses ou ses erreurs. Seulement je donnerai une explication qui pourra être une excuse et qui fera suspendre leur jugement définitif à quelques hommes de bonne foi.

On a considéré cet épisode comme un poëme complet, et, partant de cette idée, on a dit : « Mais qu’est-ce que cela signifie ? où est le sujet ? où est la pensée morale ? où est le but ? » J’en aurais dit autant moi-même, si j’avais lu la Chute d’un Ange dans cet esprit. Mais le lecteur, qui lit peu les avertissements, n’avait pas lu sans doute celui qui précède mes vers. Il y aurait vu que la Chute d’un Ange, bien loin d’être dans ma pensée une œuvre complète, n’était qu’une introduction en drame à un poëme dont le plan général ne s’expliquera que par le développement et la combinaison de ses parties. Ce plan, je l’ai indiqué autant que je pouvais le faire dans la préface de Jocelyn. Ce sujet, ai-je dit, c’est l’âme humaine, ce sont les phases que l’esprit humain parcourt pour accomplir ses destinées perfectibles et arriver à ses fins par les voies de la Providence et par ses épreuves sur la terre. J’avais donc à peindre dans cet épisode, qui ouvre presque le poëme, l’état de dégradation et d’avilissement où l’humanité était tombée après cet état primitif, presque parfait, que toutes les traditions sacrées lui attribuent à son origine. Les angoisses d’un esprit céleste, incarné par sa faute au milieu de cette société brutale et perverse où l’idée de Dieu s’était éclipsée, et où le sensualisme le plus abject s’était substitué à toute spiritualisation et à toute adoration, voilà mon sujet dans ce fragment d’une épopée métaphysique. C’est le monde de l’athéisme. On m’a reproché de l’avoir peint avec des couleurs trop repoussantes et trop crues. On en a conclu que je pourrais bien être moi-même panthéiste ; athée, matérialiste. Lorsque la Divine Comédie du poète toscan parut, peut-être reprocha-t-on au Dante d’être un esprit satanique, parce qu’il s’était complu à décrire les tortures et à remuer les immondices de son Enfer. Mais, après l’Enfer, le Dante publia le Purgatoire et le Ciel, et ces trois mondes merveilleux, s’expliquant et s’éclairant l’un l’autre, produisirent ce tout harmonieux et sublime où les horreurs des cercles infernaux, les purifications du séjour d’épreuves et les délices permanentes du ciel achevèrent sa pensée et justifièrent les prétendues aberrations de son génie. On sent assez que je ne prétends comparer ici que les choses et non les hommes. Dante a inscrit son nom en caractères de feu sur l’imagination des siècles ; la pierre de nos sépulcres saura seule les nôtres. Mais l’injustice est la même. Ainsi tombent ces accusations d’immoralité, de fatalisme, de provocation au suicide, que certains critiques ont cru devoir m’adresser. Ils ne voient que la première scène d’un drame dont le dénoûment seul peut faire apparaître la moralité. Le désespoir et la mort de Cédar, bien loin d’être offerts en exemple aux misères humaines, sont des fautes morales qui, dans le plan général du poème, auront ailleurs leurs conséquences et leur rétribution.

Ceci m’amène à m’expliquer une seconde fois sur ce prétendu panthéisme dont on me suspecte depuis la publication du Voyage en Orient et de Jocelyn. Des critiques religieux et sincères croient voir en moi une tendance croissante à matérialiser l’idée de Dieu, à confondre le Créateur et la création dans une vague et ténébreuse identité qui, en détruisant l’individualité suprême de Dieu et l’individualité de l’homme, anéantirait à la fois l’homme et Dieu, et ferait ainsi je ne sais quelle chose semblable au chaos avant que la lumière y brillât et que le Verbe en eût séparé les éléments. Ce serait pis que l’athéisme, car ce serait nier Dieu en le proclamant ; deux non-sens au lieu d’un ! Peut-être quelques expressions métaphoriques et inexactes de mes ouvrages ont-elles donné lieu à cette méprise sur mes opinions religieuses ? j’en serais profondément affligé. La langue vague et indéterminée de la poésie se prête mal à la rigueur des termes que doit préciser la métaphysique. Si mes vers laissent du doute, je m’explique en prose.

Je crois en Dieu possédant la suprême individualité, comme y croit la nature qui n’a été créée que pour réfléchir cette individualité divine, et qui ne subsiste que de sa providence. Je crois, à la liberté morale de l’homme, mystérieux phénomène dont Dieu seul a le secret, mais dont la conscience est le témoin, et dont la vertu est l’évidence. Je crois à toutes les conséquences qui, dans cette vie et dans une autre, dérivent de cette double foi. Je crois que la seule œuvre de l’humanité comme être collectif, et de l’homme comme être individuel, c’est de graviter vers Dieu en s’en rapprochant toujours davantage. Je crois que le travail du jour, comme le travail des siècles, c’est de dévoiler de plus en plus cette idée de Dieu, dont chaque rayonnement illumine l’esprit d’une vérité de plus, enrichit le cœur d’une vertu de plus, prépare à l’homme une destinée plus parfaite, et fait remonter à Dieu une plus sainte adoration. Dans ma conviction, tout ce vain mouvement d’hommes et de choses ne cache que ce grand mouvement organique de l’homme vers une connaissance plus complète de son Créateur et vers un culte plus spiritualisé. Tout autre mouvement est sans but ; car rien hors de Dieu ne peut être son but à soi-même. S’il en était autrement, ce monde serait un drame sans moralité et sans dénoûment, indigné de son auteur, indigne même de l’homme. Si je ne pensais pas ainsi, j’aurais en mépris ce monde et moi-même, et j’étoufferais en gémissant ce flambeau sinistre de la raison, qui n’aurait été allumé en nous que pour éclairer le gouffre sans fond du néant. Mais cela ne se peut pas ; car alors qui l’aurait allumé, ce flambeau ? Non pas apparemment les ténèbres éternelles. Une étincelle prouve le jour. Pénétré instinctivement de ces vérités qui ont pour mon intelligence l’évidence que le soleil a pour mes yeux, tout se rapporte à Dieu de ce que je contemple dans la nature comme de ce que j’étudie dans la marche historique de l’humanité. Les luttes d’idées, les vicissitudes d’événements, les renversements d’institutions, les changements de routes ou de formes, ce labeur incessant et tumultueux des nations, les convulsions les plus énergiques comme les progrès les plus lents de la végétation humaine, n’ont de sens à mes yeux que celui-là et n’en peuvent avoir d’autre. Les faits cachent toujours une idée. Or, pressez le monde, il n’en contient qu’une, Dieu et toujours Dieu. Tout ce bruit que nous entendons sur la terre et qui s’appelle travail, pensée, parole, gloire, liberté, égalité, révolutions, élevons-nous plus haut, nous ne discernerons plus qu’un cantique de la terre qui cherche à balbutier plus dignement le nom éternel. Je l’ai dit, je le répète : toute civilisation se résout en adoration, comme toute vie en intelligence. Les hommes, selon leur nature, sont plus ou moins frappés de ce sens divin des choses, dont ils sont tous des instruments. Quant à moi, je ne m’en glorifie ni ne m’en humilie ; mais, doué de bonne heure de ce sens de la contemplation et de l’adoration, l’évidence divine me pénètre par tous les pores ; et, pour éteindre Dieu en moi, il faudrait à la fois anéantir mon intelligence et mes sens. Je me sens religieux comme l’air est transparent. Je me sens homme surtout par le sens qui adore. Si c’est là ce que certains critiques appellent panthéisme, irréligion, impiété, il faut que je me révèle bien mal ou qu’ils soient bien sourds.

Quant aux attaques contre le christianisme, dont ils ont cru voir de nouveaux symptômes dans les fragments du livre primitif où le prophète donne aux jeunes sauvages l’idée pure et primordiale de Dieu et quelques notions du culte primitif, je ne puis que dire ce que j’ai dit, en réponse aux mêmes controverses, dans la seconde préface de Jocelyn.

Il n’entrera jamais dans ma pensée d’attaquer l’ineffable doctrine où le christianisme a retrempé, rajeuni et divinisé l’esprit humain. Toutes les vérités sont en lui, et nous ne faisons que balbutier sous d’autres formes, en les lui empruntant, les notions parfaites de Dieu et de morale que son divin auteur a enseignées à l’humanité. Le christianisme a été la vie intellectuelle du monde depuis dix-huit cents ans, et l’homme n’a pas découvert jusqu’ici une vérité morale ou une vertu qui ne fussent contenues en germe dans les paroles évangéliques. Je crois son œuvre bien loin d’être accomplie ; j’ai été élevé dans son sein ; j’ai été formé de sa substance ; il me serait aussi impossible de m’en dépouiller que de me dépouiller de mon individualité, et, si je le pouvais, je ne le voudrais pas ; car le peu de bien qui est en moi vient de lui et non de moi. Je l’ai dit ailleurs : je considère le christianisme comme la plus vaste et la plus pure émanation de révélations divines qui ait jamais illuminé et sanctifié l’intelligence humaine. Mais cela ne veut pas dire que je foule aux pieds ou que je veuille éteindre en moi cette autre révélation permanente et croissante avec les temps, que Dieu fait rayonner dans la raison. L’idée religieuse, divine dans son principe, lorsqu’elle devient institution humaine, tombe dans des mains d’hommes et peut, par ce contact, participer à l’action des temps. En traversant des âges d’ignorance, le rayon le plus pur peut contracter quelque chose de la nuit même qu’il a imparfaitement dissipée. Pour que les saintes institutions soient puissantes, la religion et la raison doivent concorder ; il faut que l’intelligence éclairée trouve dans la raison la sanction et l’admiration de sa foi.

Je pense que c’est l’œuvre des hommes de bonne volonté et de pieuse nature, d’écarter le plus possible de ces nuages qui empêchent le sentiment religieux de prévaloir plus complétement. Plus Dieu sera visible, mieux il sera adoré. Séparer la foi de la raison, c’est éteindre le soleil pour substituer à la lumière de l’astre permanent et universel la lueur d’une lampe que l’homme porte en chancelant, et que l’on peut cacher avec la main. Il faut que la contradiction cesse entre ces deux clartés pour les multiplier et les étendre. C’est la lumière de Dieu qui juge toute autre lumière. Toute clarté qui n’éclaire pas partout et toujours n’est pas un astre ; c’est un flambeau. Vouloir cette union complète de la raison et de la religion dans l’œuvre d’adoration et de sanctification qui est l’œuvre de l’humanité par excellence ; vouloir que l’homme entre avec ses facultés tout entières dans les sanctuaires, et qu’il ne laisse pas sa raison à la porte de ses temples comme le mahométan laisse ses sandales pour les retrouver après la prière ; vouloir que la raison soit religieuse et que la religion soit rationnelle, est-ce là attaquer le christianisme, ou n’est-ce pas plutôt lui préparer un règne plus unanime et plus absolu ? Le feu qui épure l’or des scories de la terre lui ôte-t-il quelque chose de son poids, de son éclat et de son prix ?

Maintenant dirai-je un mot des non-sens politiques dont on m’a prêté l’intention à propos de quelques vers de cette huitième vision où le prophète dit à ces hommes primitifs et imaginaires : « N’ayez ni juges ni rois, et gouvernez-vous par la seule justice de vos consciences et par la seule force de vos vertus ? » On en a conclu que je ne voulais ni tribunaux, ni mécanisme social, ni gouvernement. On pourrait prêter la même intention de subversion anarchique à toute philosophie et à toute religion qui disent aussi aux hommes : « Soyez tous également parfaits, et, quand vous serez parfaits, vous n’aurez plus besoin de lois écrites ni de juges rémunérateurs ; votre loi sera votre perfection même. » C’est là ce qu’il faut toujours dire aux hommes, et la voix même de Dieu, qui les appelle incessamment à cet état parfait, est peut-être une raison d’espérer qu’ils pourront un jour y arriver. Mais si l’on suppose que, dans l’état connu et réel de l’humanité, je sois assez dépourvu du sens des réalités pour dire aux hommes : « Brisez ce magnifique phénomène de la société civile, chassez vos rois, destituez vos juges, licenciez vos forces et fiez-vous à l’égoïsme individuel, à la désorganisation et à l’anarchie ; » en vérité, on me fait trop d’honneur en me répondant. Personne, j’ose le dire, n’a plus que moi le sens de la nécessité des gouvernements. Qu’ils s’appellent monarchiques ou républiques, selon les mœurs ou les temps, peu importe ; mais qu’ils soient éclairés et forts, c’est tout l’homme ; ils sont la forme de l’humanité et la condition de tous ses progrès ; ils sont aux masses ce que l’organisation est aux individus, c’est-à-dire la loi même de leur existence ; ils sont les instruments des idées qui travaillent de siècle en siècle à remuer et à transformer le monde ; et la tendance de tout esprit qui veut que les idées triomphent et que l’humanité grandisse est plutôt d’exagérer que d’énerver la force des gouvernements. Je confesse tout haut que c’est la mienne.

Mais je me hâte d’abandonner de si hautes questions, si inopportunément soulevées à propos de quelques pauvres vers, et je reviens à ce qu’il y a de plus infime au monde, une misérable question d’art et des hémistiches justement revendiqués par la critique. Je ne les lui disputerai pas. J’acquiesce à beaucoup de reproches mérités d’incorrection, de faiblesse, de négligences et même d’inconvenances de style : j’en fais justice moi-même dans cette nouvelle édition. Je remercie les écrivains consciencieux qui ont bien voulu me les signaler. Il faut au moins faire profiter au lecteur cette critique impartiale et bienveillante, souvent aussi pénible à celui qui l’exerce qu’à celui qui la subit.