La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant I

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 127-130).


CHANT PREMIER


Pour voguer sur une onde meilleure, maintenant la nacelle de mon esprit déploie ses voiles, laissant derrière une mer si cruelle ; et je chanterai ce second royaume où l’âme humaine se purifie, et devient digne de monter au ciel. Mais qu’ici renaisse la poésie morte[1], ô Muses saintes ! puisque je suis à vous, et qu’ici un peu se lève Calliope, accompagnant mon chant de ces sons qui tellement frappèrent les filles de Piérius[2], qu’elles désespérèrent du pardon.

Une douce teinte de saphir oriental qui, jusqu’au premier cercle[3], menaçait l’aspect serein de l’air pur, rendit à mes yeux le plaisir, dès que je fus hors de la morte atmosphère, qui m’avait contristé la vue et le cœur.

La belle planète[4] qui invite à aimer, voilait les Poissons qui la suivaient[5], et, par elle animé, tout l’Orient souriait.

Je tournai à main droite, et je pensai à l’autre pôle, et je vis quatre étoiles [6] que nul ne vit jamais, hors la race première.

Le ciel semblait se réjouir de leur flamme. O Septentrion vraiment veuf, privé que tu es de les contempler !

Lorsque j’eus cessé de les regarder, me tournant un peu vers l’autre pôle [7], où déjà le chariot avait disparu, je vis près de moi un vieillard seul [8], digne, à le voir, de tant de révérence, que plus à son père n’en doit aucun fils. Il avait une longue barbe, mêlée de poils blancs, comme les cheveux, desquels sur la poitrine tombait une double tresse. Les rayons des quatre saintes étoiles ornaient tellement sa face de lumière, que je la voyais comme si le soleil eût été devant.

« Qui êtes-vous, vous qui, à l’opposé du sombre fleuve, avez fui l’éternelle prison ? dit-il en agitant sa barbe vénérable. Qui vous a guidés ? Qui a été votre lampe, en sortant de la profonde nuit, qui toujours obscurcit la vallée infernale ? Les lois de l’abîme sont-elles ainsi violées ? Ou, dans le ciel, a-t-on changé de conseil, que condamnés, vous veniez dans mes grottes ? » Mon Guide alors me prit la main, et ses paroles, ses mains, ses signes, disposèrent au respect mes jambes et mes yeux. Ensuite il répondit : « Je ne suis pas venu de moi-même. Du ciel descendit une Dame, dont les prières obtinrent à celui-ci le secours de ma compagnie. Mais puisque ton vouloir est que plus amplement te soit expliqué ce que vraiment nous sommes, le mien ne peut être de te refuser. Celui-ci ne vit jamais le dernier soir ; mais par sa folie il en fut si près, que bien peu de temps il lui restait pour échapper. Comme je l’ai dit, vers lui je fus envoyé pour le délivrer, et il n’était pas d’autre route que celle que j’ai prise. Je lui ai montré toute la gent mauvaise, et maintenant je me propose de lui montrer les esprits qui se purifient sous ton commandement. Comment je l’ai guidé serait long à te dire : d’en haut descend une vertu qui m’a aidé à le conduire, pour te voir et t’entendre. Qu’il te plaise donc d’agréer sa venue : il va chercher la liberté qui est si chère, comme le sait celui qui pour elle rejette la vie. Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où tu laissas le vêtement qui, au grand jour, sera si brillant. Par nous ne sont point violés les édits éternels, puisque celui-ci vit, et que Minos ne me lie point, mais que je suis du cercle où ta Marcie, de ses chastes regards te prie encore, ô cœur saint, de la tenir pour tienne : par son amour donc, incline-toi vers nous. Laisse-nous aller par tes sept royaumes : je lui reporterai les grâces que nous te devrons, si tu ne dédaignes point que là en bas de toi l’on parle. — Marcia, dit-il alors, plut tant à mes yeux pendant que j’étais dans l’autre monde, que toutes les grâces qu’elle voulut de moi, elle les obtint. Maintenant que sa demeure est de l’autre côté du fleuve maudit [9], elle ne saurait plus m’émouvoir, à cause de la loi qui me fut imposée, lorsque j’en sortis [10]. Mais si du ciel une Dame te meut et te régit, comme tu le dis, pas n’est besoin de flatteries ; il suffit bien que par elle tu me requerres. Va donc, et ceins deux fois celui-ci d’un jonc uni, et lave-lui le visage, de sorte que de toute souillure il soit nettoyé ; car il ne conviendrait pas de paraître, les yeux ternis d’aucun brouillard, devant le premier ministre, lequel est de ceux du Paradis. Cette petite île, basse tout autour, là-dessous où la bat l’onde, porte des joncs sur son humide limon. Nulle autre plante, qui pousse des feuilles ou se durcisse, n’y peut vivre, parce qu’elle ne ploie pas à la vague qui la frappe. Que votre retour ensuite ne soit pas par ici : le soleil qui surgit vous montrera, dans la montagne, un sentier plus facile. »

Alors il disparut, et moi je me levai sans parler, et me serrai contre mon Guide, et sur lui j’attachai mes yeux. Il commença : « Mon fils, suis mes pas ; retournons en arrière, car cette plage va s’abaissant d’ici jusqu’au fond où elle se termine.

Déjà l’aube vainquait l’heure matinale, qui devant elle fuyait ; de sorte que, dans le lointain, je distinguai le frémissement de la mer.

Nous allions par la plaine solitaire, comme un homme qui revient cherchant la route perdue, hors de laquelle il lui semble marcher en vain.

Quand nous fûmes là où la rosée combat avec le soleil, en un lieu ombragé où peu elle s’évapore, doucement sur l’herbette mon Maître étendit les deux mains ; sur quoi jugeant de son dessein, je lui présentai les joues en pleurant, et il reparut à découvert la couleur que sur moi l’enfer avait cachée.

Après nous vînmes au rivage désert, qui ne vit jamais sur ses eaux naviguer homme qui ensuite retournât sur la terre. Là, il me ceignit comme il plut à autrui [11]. O merveille ! telle qu’il l’avait cueillie, telle aussitôt renaquit l’humble plante, d’où il l’avait arrachée.


CHANT DEUXIÈME


Déjà le soleil était arrivé à l’horizon dont le cercle méridien, à son point le plus élevé, couvre Jérusalem [12] ; et la nuit, qui parcourt le cercle opposé, sortait du Gange avec les Balances, qui tombent de sa main [13], lorsqu’elle s’allonge

  1. La poésie de la mort.
  2. Les filles de Piérius, de Pella, ville de Macédoine, ayant provoqué les Muses au combat du chant, furent vaincues et changées en pies.
  3. Jusqu’au cercle le plus élevé du Ciel, ou le cercle des Étoiles.
  4. Venus.
  5. Le Soleil étant dans le Bélier, situé derrière le signe des Poissons, ceux-ci étaient voilés par la lumière de Vénus, qui précédait un peu le Soleil.
  6. Si ces quatre étoiles sont celles appelées la Croix du Sud, on ignore comment Dante pouvait les connaître, à moins que ce ne fût peut-être par Marco Polo, que ses voyages avaient conduit jusqu’à Java.
  7. Le pôle nord.
  8. Caton d’Utique.
  9. De l’Achéron.
  10. Marcia n’étant point du nombre des élus, les liens qui l’unissaient à elle sont désormais rompus.
  11. Comme l’avait ordonné Caton.
  12. Le mont du Purgatoire étant, comme le suppose Dante, l’antipode de Jérusalem, ils ont tous deux le même horizon, avec cette différence que l’horizon oriental de l’un est l’horizon occidental de l’autre. Quand donc le soleil se couche à Jérusalem, il se lève sur le mont du Purgatoire. De plus, la nuit qui parcourt l’hémicercle opposé à celui du jour, arrive comme lui de l’Orient, sortant du Gange, selon l’expression du Poète, c’est-à-dire de l’Inde, située à l’orient de Jérusalem.
  13. La Nuit tient au-dessus de sa route ténébreuse le signe de la Balance, pendant que les nuits s’accourcissent, ou du solstice d’hiver au solstice d’été ; mais, quand les nuits s’allongent, du solstice d’été au solstice d’hiver, les Balances tombent de sa main ; en d’autres termes, elle accomplit son cours sous un autre signe.