La Femme empoisonnée

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Stols & Seghers (p. 3-11).


ALAIN FOURNIER


LA FEMME

EMPOISONNÉE




A. A. M. STOLS & PIERRE SEGHERS
1944


à ANDRÉ SUARÈS



Il me faut passer l’hiver dans une petite ville où la Jeune-Femme n’est jamais venue et ne viendra jamais. Sur quels chemins perdus me cherche-t-elle, ma perdue ? Ses pieds, dans l’herbe des accotements blanchis de givre, ont fait une trace noire. Elle s’est appuyée à la barrière d’un champ, pour regarder, en tendant le cou : mais la campagne est déserte ; seuls, deux corbeaux lourds se sont enlevés par dessus les haies d’épines. Et, tandis qu’elle reprend, désolée, son chemin perdu, ses mains glacées sous sa courte pèlerine humectée de brouillard, j’imagine le bruit étouffé de sa robe contre ses genoux, et je vois s’emplir de larmes ses yeux que j’ai aimés, ces grands yeux fixes où toute la misère du monde s’est résignée.


Dans la petite ville où elle ne viendra jamais, où nous sommes prisonniers, collégiens et soldats, je cherche comme un fou la Jeune-Femme, sous les fenêtres ternies de gel, par les promenades désertes. Mais je n’ai rencontré qu’une misérable fille malade : celle que les soldats et les collégiens en rang dévisagent, et qu’on surnomme « la bien-aimée ».

Les plus anciens racontent l’avoir vue, autrefois, toute petite. Un matin d’hiver, à la descente du dortoir, ils avaient reconnu, devant la loge du concierge, l’odeur âcre et humide d’un feu de fagots qu’on allume. Ils se sont rappelé les matins d’autrefois : lorsque, enfants frileux, ils entendaient, de leur chambre, le bruit glacial de la domestique râclant, dans la cheminée, les cendres de la veille, pour allumer le nouveau feu. On les portait devant le foyer ; on les habillait, debout sur une chaise et tout frissonnants, pour le catéchisme… Tandis qu’ils se désolaient ainsi de leurs souvenirs, ils ont aperçu, traversant la cour pavée, depuis des mois unique personnage féminin, une petite fille de surveillant, qui s’en allait en classe. Elle avait un tablier noir, et ses cheveux en arrière étaient une courte natte ; elle ressemblait douloureusement à cette autre, délicieuse misère de toute leur enfance, qui les faisait mourir d’envie de se retourner, quand elle arrivait en retard et restait, selon la règle, agenouillée sous les cloches, « jusqu’à tant que les prières d’avant le catéchisme soient finies ».

D’autres, une autre fois, l’ont rencontrée dans le collège. Ils ne savaient de la misérable petite fille que les histoires qui se racontent, à trois, aux fins d’études. Un jeudi de pluie, la promenade supprimée, on les avait entassés dans le préau de la cour. Ils sont partis en maraude explorer le grand bâtiment suintant, jusqu’aux combles où la ravaudeuse recoud les boutons. Avec eux, j’ai regardé, par les fenêtres d’un dortoir abandonné, la pluie tomber dans les petites rues désertes et les grands arbres de la Promenade s’égoutter sur les bancs de pierre où jamais n’est venue s’asseoir la Jeune-Femme très aimée. Mais en nous retournant ah ! du moins nous avons vu passer en courant dans le couloir de la lingerie, cette fille de surveillant au visage passionné. Les bouts de sa corde à sauter, enroulée autour de sa taille, s’entrechoquaient. Et, durant une triste soirée, nous avons revu ce blanc halo des visages de femmes que celui-là nous avait rappelés.

Soldats, nous l’avons encore rencontrée, quand nous cherchions la Très-Aimée. Elle était devenue « la » femme empoisonnée de la garnison, et, pourtant, l’unique douceur à regarder. Elle avait ses cheveux en bandeaux et deux plaques rouges, aux pommettes, de fard ou de sang vicié. Elle était venue vers midi, attendre son mari à la porte de la caserne. Quand nous sommes passés, elle était là, toute gauche, appuyée sur son parapluie, comme une petite pauvresse. Elle s’est mise à baisser la tête, pour s’empêcher de rire ; et son grand chapeau lui cachait le visage jusqu’au bas de son nez. On voyait sa bouche que le sourire agrandissait. De près, hélas, sa peau livide semblait plombée par l’affreux mal humain que les hommes lui ont donné.


C’était l’extrême horreur et l’extrême douceur ; comme pour celui-là qui s’en va, l’hiver, par les sentiers perdus, chercher la Grande-Jeune-Femme-très-aimée, et qui la trouve enfin, mais morte dans la neige, étendue sur un accotement. Autour de ses yeux, derrière l’oreille et sous son cou, sa chair de femme au halo blanc serait encore la plus exquise chose humaine, n’était cette couleur verte de froid ou de pourriture, qu’elle a sur la neige qui la fait mourir. Et il s’est agenouillé près d’elle. Et il dit : C’est ainsi que, par les chemins perdus et parmi les hommes perdus, ô ma perdue, sous cette pèlerine de pauvresse, tu es venue vers moi ! Et je n’ai pas su te trouver à temps : il ne reste que cette pourriture à embrasser, sur la peau fine dans le creux autour des yeux, et sous le cou, et sur la bouche que le mal de mort a raidie et ouverte comme pour rire.


Janvier 1909