Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/La Fille du diable

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LA FILLE DU DIABLE


Air du ballet des Pierrots.


Dans un castel aux bords de l’Aisne,
Un soir, voilà cent ans et plus,
Devant la belle châtelaine,
Un moine disait l’Angelus.
Il tombe en extase. Ô merveille !
L’esprit tient son corps entravé.
Puis le saint homme se réveille
En s’écriant : — Il est sauvé !


— Qui donc ? dit la dame au bon père.
— Satan, ma fille ; il rentre au ciel.
Le Christ a su de la vipère
Changer tous les poisons en miel.
Pour le voir, j’ai du grand prophète
Pris le char au brûlant essieu.
La loi d’amour est satisfaite ;
Le ciel s’agrandit. Gloire à Dieu !

Satan, sous les traits d’un jeune homme,
L’an où la comète apparut,
Surprit une vierge de Rome
Qui le rendit père et mourut.
Lui père, et père d’une fille !
Il la prend, et d’un ton amer
Lui dit : « Pour tout bien de famille
« N’attends qu’une part de l’enfer. »

Mais l’enfant semble lui sourire.
Il s’en émeut : « Se pourrait-il
« Que mon tyran, calmant son ire,
« Voulût adoucir mon exil ?
« À sa haine Dieu faisant trêve,
« Quelque espoir me fût-il rendu,
« Comment sauver la fille d’Ève
« De ce monde que j’ai perdu ?

« Quoi ! des pleurs mouillent ma paupière !
« Pleurer, moi ! Dieu me le défend.
« Si je savais une prière,
« Je la dirais pour cette enfant.
« Très-Haut, qu’a bravé mon audace,
« Si mes maux ne te satisfont,
« Qu’au ciel un jour ma fille ait place,
« Et fais-moi l’enfer plus profond ! »

Est-ce le roseau que Dieu brise ?
Maudirait-il la fille ? Oh ! non.
Cette enfant qu’on porte à l’église
De Marie a reçu le nom.
Elle est remise en des mains pures.
Il s’y connaît, le tentateur
Qui couvrit de tant de souillures
Le chef-d’œuvre du Créateur.

À l’enfer Satan infidèle
Veut voir Marie, et, chaque jour,
Se déguisant mieux, sent près d’elle
Son cœur renaître au pur amour.
La caresser, il l’ose à peine.
Craignons, dit-il, de la flétrir.
Éden a vu, sous mon haleine,
En un jour ses roses mourir.

Sur lui bientôt règne Marie,
Colombe dont il suit l’essor.
Tout haut pour son père elle prie,
Et fait aumône de son or.
Même il lui révèle des charmes
Contre les maux qu’on peut guérir :
Tant le triste auteur de nos larmes
Se plaît à les lui voir tarir.

Marie, à quinze ans, sainte et belle,
Est admise à communier.
Il tremble. Fille du rebelle,
Si Dieu l’allait répudier !
Mais de l’église elle est la joie.
Pour la voir, il court se tapir
Dans l’orgue, qui soudain envoie
Jusqu’au ciel un profond soupir.

Sitôt qu’à genoux et bénie
Elle a pris le pain rédempteur,
Satan mêle à flots l’harmonie
Aux chants du temple inspirateur.

Sous sa main, l’orgue austère et tendre
N’a plus rien d’un monde mortel ;
Et les anges, pour mieux l’entendre,
Descendent jusque sur l’autel.

Mais, dans ces pompes de l’Église,
Marie et chancelle et pâlit.
Son cœur, trop plein de Dieu, se brise ;
Sa foi la tue et l’embellit.
Elle tombe aux bras de son père.
Fait homme, il se trouble d’abord,
Comme un de nous se désespère,
Et sent tout le mal de la mort.

Elle n’est plus. Amour, science,
Rien n’y peut : Dieu le voulait donc.
Satan n’eut jamais de souffrance
Qui comptât plus pour son pardon.
Va-t-il sur la foule attendrie
Renverser les murs du saint lieu ?
Non, il voit l’âme de Marie
Remonter brillante à son Dieu.

« S’il lui cache quel est son père,
« Ah ! dit-il, que Dieu soit béni,
« Dans mon royaume, affreux repaire,
« Retombons seul, pauvre banni. »
Là, s’accusant à ses complices
De sa révolte et de leurs torts,
Il souffre de tous les supplices,
Il saigne de tous les remords.

« Pour moi, seule étoile qui brille
« Dans ce ciel que Dieu m’a fermé,
« Pour moi, dit-il, prie, ô ma fille !
« Prie, ô toi qui m’as seule aimé ! »
Mais au ciel le Christ, qui l’écoute,
Voit aux éternelles douleurs
Quel poids le repentir ajoute ;
Et ses yeux en versent des pleurs.

Un de ces pleurs, sources fécondes,
À travers l’amas des soleils,
À travers la foule des mondes
Aux sombres nuits, aux jours vermeils,
À travers tout l’espace immense
Que Dieu peupla dans un instant,
Ce pleur de céleste clémence
Tombe sur le cœur de Satan.

Et soudain l’archange rebelle
Reprend sa gloire et sa beauté,
Et, d’un seul élan de son aile,
Près du Christ il est remonté.
Marie est là pour lui sourire ;
D’amour pur il est abreuvé.
Le mal enfin perd son empire :
La fille d’Ève a tout sauvé.

Le bon moine, après cette histoire,
Poursuit : — Les temps sont révolus.
L’enfer n’est plus qu’un purgatoire
D’où l’on entrevoit les élus.
J’ai chanté sur le char d’Élie,
Avec les séraphins joyeux,
La vierge qui réconcilie
Saints et pécheurs, enfers et cieux.

Madame, à pied je pars pour Rome,
Comme a fait saint Paul autrefois.
Pour prêcher sur le sort de l’homme,
Le pape déliera ma voix.
Le Christ veut qu’en ces murs célèbres
J’aille annoncer aux cœurs aimants
Qu’il n’est plus d’anges des ténèbres,
Qu’il n’est plus d’éternels tourments.