La Foi et la Raison/Introduction

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Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 5-13).

INTRODUCTION




« L’habitude est une seconde nature. » Ce proverbe, vrai pour tout ce qui touche aux dispositions du corps, ne l’est pas moins pour celles de l’esprit, surtout en ce qui concerne les croyances. Souvent, en effet, on croit, non par raison, mais par habitude, et, parfois même, « la force de l’habitude étouffe le cri de la raison ».

Tout le monde ne convient-il pas du mouvement de la terre ? et cependant on admet que Josué arrêta le soleil. On enseigne que cet astre est de formation antérieure à celle de la terre, mais on ne conteste pas la version de la Genèse, d’après laquelle le soleil fut créé quatre jours après.

C’est que l’homme est attaché non seulement aux souvenirs, mais aux convictions mêmes de l’enfance. L’étude des phénomènes de la nature n’est pas toujours suffisante pour ébranler ces convictions ; on les a trop chéries comme sacrées, on s’est trop habitué à les trouver naturelles pour qu’elles puissent s’effacer facilement de l’esprit.

Et puis la croyance à la Toute-Puissance d’une Cause-Première, pouvant changer à volonté et selon ses caprices les lois de la nature, ne l’a-t-on pas assez gravée dans l’esprit de l’enfant pour qu’elle ne croisse avec l’homme fait ? Et qu’importent les phénomènes physiques !… Détruisent-ils la puissance du Créateur ?… N’est-ce pas lui qui les dirige ?… Et, de déduction en déduction, on admet les lois naturelles sans cesser de croire au surnaturel.

Les sciences physiques ne sont donc pas toujours suffisantes pour détruire les convictions premières. Pour les atteindre, il faut démontrer leur exagération ou leur invraisemblance par l’analyse même des faits qui ont servi à les créer.

Certes, il vaudrait mieux laisser ignorer tous ces contes ; et il faut espérer que lorsque les hommes auront fini par comprendre qu’on peut être très honnête sans croire aux miracles, que les vrais dogmes sont les vérités scientifiques, le vrai culte leur application par le travail, il faut espérer, dis-je, qu’on n’aura pas besoin de démontrer le côté fabuleux des récits soi-disant sacrés, pas plus qu’il ne vient à l’idée de personne de prouver l’ineptie des incarnations de Vichnou.

Mais, en attendant, ces récits gardent toute leur autorité, et, pendant longtemps encore, on assistera au spectacle étrange et vraiment humiliant de l’homme de science sapant cette autorité et obligé de courber le front devant elle. C’est que ses démonstrations, au lieu de reléguer les récits de la Bible dans le domaine des fables, ne font, aux yeux des masses, que les élever dans celui du surnaturel et confirmer ainsi leur caractère sacré.

Voltaire et Renan, quoique par des procédés différents, leur ont porté des coups plus sensibles. En démontrant, l’un tout leur ridicule, l’autre toute leur absurdité, ils ont beaucoup diminué leur prestige.

Pour suivre cet exemple — et aussi pour établir un fait que personne, à ma connaissance n’a encore signalé — j’ai composé ce petit dialogue dont le premier chapitre est la reproduction presque textuelle d’une conversation à laquelle j’ai assisté.

J’avoue que, pour me hasarder dans une pareille entreprise, j’aurais dû, au préalable, avoir recours à quelque guide sûr, connaissant tous les coins et recoins de ce labyrinthe inextricable. Mais tant valait-il arrêter un train lancé à toute vitesse. Je n’ai pensé au guide qu’une fois arrivé à la fin de mon travail. Ce n’est qu’après avoir répondu à toutes les objections que, haletant et essoufflé, — n’ayant pas l’habitude de ces sortes d’excursions, — j’ai terminé par où j’aurais dû commencer. Pour me dédommager d’une décision aussi tardive, j’ai consulté le meilleur des guides en cette matière : J’ai nommé Renan.

Ah ! combien j’ai regretté de n’y avoir pas eu recours plus tôt ! J’aurais peut-être mieux réussi ; dans tous les cas, j’aurais appris que le talent d’écrire n’est pas donné à tout le monde : N’est pas Renan qui veut !

Il ne faut point conclure de là que je n’ai pas la conviction de mes opinions. Je n’exprime ici que le regret de mon infériorité comme écrivain, mais je maintiens mes idées, bien qu’elles soient contraires à celles émises ou adoptées par Renan.

Et, d’abord, je trouve que Renan, tout en dépouillant Jésus de sa divinité, lui en laisse trop le parfum, et, tout en le réintégrant parmi les hommes, l’élève trop au ciel. Il y a là une exagération qui ferait croire qu’en brisant l’idole, Renan cherche à consoler l’idolâtre, et qu’en arrachant Jésus du ciel des Apôtres pour le placer dans celui des philosophes, il flatte l’incrédule et cherche à le convertir.

D’après Renan, le grand mérite de Jésus c’est l’amour qu’il sut inspirer, « à ce point qu’après sa mort on ne cessa pas de l’aimer ». Mais jusqu’à présent, comme je le démontre plus loin, les Juifs orthodoxes ont des rabbis pour lesquels les disciples témoignent le même amour et la même vénération ; amour et vénération que la mort du maître exalte habituellement.

Certes, Jésus a prêché, et, ce qui est plus, il a pratiqué une morale divine. Mais cette morale a été celle de ses devanciers, et si, en son nom, elle est devenue celle de l’humanité chrétienne, c’est grâce à la croix qui a immortalisé ce nom et grâce aux Apôtres qui l’ont divinisé.

Mais je m’éloigne surtout de Renan en ce qui concerne la mort de Jésus et les visions des Apôtres.

Renan adopte la réalité de la mort de Jésus sur la croix, mais il attribue les visions des Apôtres à l’illusion de leurs sens, qui leur fit prendre leurs rêves pour des réalités, ou à l’intensité de leurs sentiments, qui leur fit confondre le bruit du vent avec la voix de leur maître. Plein de complaisance pour Jésus, Renan devient un juge sévère à l’égard des Apôtres. « Petits, étroits, ignorants, inexpérimentés, ils l’étaient autant qu’on peut l’être. » Je ne crois pas qu’on ait, mieux que lui, fait ressortir la simplicité d’esprit et la crédulité sans bornes de ces hommes.

Et cependant toutes leurs croyances n’étaient pas chimériques, toutes leurs visions n’étaient pas illusoires.

Contrairement à l’opinion de Renan et les évangiles en main, je nie la mort de Jésus sur la croix, et, par conséquent, les visions s’expliquent non plus par l’illusion ou par l’intensité des sentiments des apôtres, mais bien, puisque Jésus n’avait pas cessé de vivre, par ses rencontres fortuites ou volontaires avec ses disciples.

Mais, fut-il objecté dans la discussion dont j’ai parlé plus haut, pourquoi vouloir absolument détruire le prestige des livres sacrés ? Qu’importe leur côté fabuleux si, par leur enseignement religieux et moral, ils atteignent le but essentiel de leur raison d’être.

Je ne démontrerai pas à ces espèces de politiciens en matière de religion tout le danger d’une pareille maxime. Mais, par la dogmatisation de toutes ces fables, a-t-on vraiment atteint ce but ? Les atrocités commises au nom des religions ne se dressent-elles pas pour démentir une telle assertion ? N’est-ce pas au chant des hymnes et des litanies, à l’abri de la croix, que d’innombrables victimes ont été immolées ? Les cloches de l’église n’ont-elles pas donné le signal de la Saint-Barthélémy ? Et toutes ces tueries ne se sont-elles pas exécutées (et ne s’exécutent-elles pas encore en certains pays) au nom des fables de ces livres sacrés ?

Certainement, ces livres, et en particulier les évangiles, renferment des préceptes de haute moralité. Mais est-ce que ce sont ces préceptes qui divisent les hommes ? Est-ce pour un manquement à ces principes de justice et de charité que l’on s’entretue ? Est-ce pour un écart aux principes de morale qu’on menace les fidèles de la damnation éternelle ? N’est-on pas, au contraire, plein de pardon et de miséricorde pour les fautes les plus immorales, les délits les plus criminels, alors qu’on se montre sévère et impitoyable pour l’incrédulité aux fables et l’inobservation du culte !

En vérité, ces livres saints, s’ils ont eu une influence quelconque sur l’esprit et les sentiments de l’homme, c’est d’avoir, par les religions qu’ils ont engendrées, plongé les masses dans l’ignorance, et, par les cultes qu’ils ont créés, achevé leur abrutissement. Voilà pourquoi c’est un devoir de combattre le mal dans sa source même. C’est la dogmatisation de contes qui maintient l’homme dans l’obscurité ; c’est leur réintégration dans le domaine de la légende, qui aura pour effet de l’éclairer. L’élévation du dogme au degré du culte a amené les haines réciproques et ce principe : « Hors de l’église, point de salut ! » Son abaissement au niveau de la fable effacera ces haines et ramènera le règne définitif du principe : « Aime ton prochain comme toi-même ».