La Foi et la Raison/VII

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Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 147-158).

VII.


— Eh bien ! j’en ai assez de toutes tes citations bibliques et évangéliques ! Comme je l’ai déjà observé, tu as une façon toute particulière d’interpréter les Écritures, et ce n’est pas à moi, catholique, auquel il est interdit de lire les livres sacrés, de réfuter tes arguments. Suis-je sûr, d’ailleurs, de l’exactitude de tes citations ? Laissons donc là la Bible et ses commentaires, et explique-moi comment il se fait que des hommes incontestablement supérieurs, surtout ceux du dix-septième et du dix-huitième siècle, dont l’intelligence et le génie égalaient, s’ils ne surpassaient ceux des plus forts esprits de notre époque, ont non seulement admis tous les récits des Écritures comme parfaitement véridiques, mais même les ont défendus contre toute critique pouvant porter atteinte à leur caractère sacré ? Comment se fait-il, en outre, qu’une religion aussi peu sérieuse que le christianisme, tel que tu le conçois, ait pu avoir, cependant, une influence aussi considérable sur la civilisation actuelle ? Enfin (et ceci est d’un ordre purement philosophique), si tout ce qu’enseigne la religion n’est qu’un tas d’absurdités et de fables, par quoi pourra-t-on la remplacer, puisque, de tous les sentiments qui distinguent l’homme des animaux, le sentiment religieux est, sans contredit, le plus constant ?

— Tu me poses là des questions auxquelles, pour répondre convenablement, plusieurs volumes ne suffiraient pas. Elles sortent d’ailleurs du cadre de notre discussion. Toutefois, comme elles sont le résultat même de cette discussion, et que tu as l’air de les invoquer comme dernier argument en faveur de tes opinions, je vais y répondre brièvement.

Pour ce qui est de ta première question, j’ai déjà démontré qu’on peut être à la fois un homme supérieur en même temps que crédule, avoir des principes très moraux et des croyances absurdes. Il ne faut pas oublier, en effet, que les superstitions d’un peuple, surtout celles qui, dogmatisées et acceptées par les religions, acquièrent par cela même une grande autorité, « se propagent successivement parmi les divers étages de la société, jusqu’à ce qu’elles viennent exercer une influence puissante sur l’esprit des philosophes. » (Condorcet.)

Les hommes de génie des derniers siècles ont eu, d’ailleurs, une autre raison pour défendre les prétendues vérités du christianisme. Les idées scientifiques prenaient alors un essor prodigieux. Des travaux nombreux venaient journellement saper les affirmations des livres sacrés. Les philosophes prirent peur, non pour la religion, mais pour la morale chrétienne. Je m’explique. Le christianisme a donné au monde deux grands principes : une morale, enseignée et pratiquée par son fondateur Jésus, c’est le judaïsme modifié, ou le christianisme proprement dit ; et une religion, inventée par l’imagination naïve des apôtres, ce sont les fables et les soi-disant révélations. L’Église a si bien confondu les deux principes, qu’il était devenu impossible de les séparer l’un de l’autre ; et même, en proclamant, après saint Paul[1], et contrairement aux enseignements de Jésus[2] et de l’apôtre Jacques[3], que la foi seule peut sauver, elle plaça la croyance au-dessus des œuvres, la religion au-dessus de la morale. Les attaques dirigées contre ces fables donnèrent donc l’alarme aux philosophes ; ils craignirent que ces attaques ne rejaillissent, en même temps, sur la morale. Mais ne pouvant, par suite de l’union étroite établie par l’Église, défendre l’un des principes sans l’autre, ils prêtèrent, dans un but de conciliation, leur concours à la religion, et reportèrent sur celle-ci toute l’admiration qu’ils avaient pour sa morale.

C’est là toute l’explication des efforts de quelques hommes supérieurs des derniers siècles, pour maintenir l’éclat du christianisme tel que l’avait créé l’Église.

Quant à l’opinion qu’à ce même christianisme nous devons la civilisation actuelle, elle est tout simplement erronée. C’est le cas de dire que chacun prêche pour sa paroisse. Des écrivains partiaux ont seuls découvert cette influence, a laquelle, jusqu’à présent, l’Église donne un formel démenti.

La civilisation n’est pas plus un effet exclusif du christianisme que d’aucune autre religion. Elle est principalement due à l’industrie, au commerce, à l’agriculture ; mais elle est surtout en rapport direct avec le degré de culture intellectuelle. Partout où cette culture est limitée par des dogmes, la civilisation reste stationnaire ; là, au contraire, où elle est conforme aux vérités scientifiques, la civilisation croît avec le progrès même de la science. Parmi les peuples de l’Asie — peuples essentiellement religieux et de ce fait stationnaires, — les Juifs surtout se distinguaient par leur attachement à la Loi. Quiconque s’écartait de ses prescriptions était voué à la mort[4] ; l’intolérance religieuse était obligatoire ; elle faisait partie même de la Loi[5].

En adoptant le judaïsme, en acceptant ses révélations, le christianisme a introduit dans le monde occidental, en même temps que cette religion, son esprit d’intolérance, négation de tout progrès.

À l’apparition du christianisme, les Grecs et les Romains avaient atteint un très haut degré de civilisation, et les sciences, chez eux, étaient très avancées. Grâce à leur tolérance en matière de religion (tolérance due à la multiplicité des croyances, et à laquelle le christianisme doit également sa fortune), toutes les opinions, tant scientifiques que religieuses, pouvaient se développer librement. Avec le triomphe du christianisme, ces pays retombent dans l’ignorance. La culture des sciences est arrêtée. Les Aristote, les Strabon sont remplacés par des saint Chrysostome et des saint Augustin ; les hommes de génie par des ergoteurs ; les vérités scientifiques par des propositions oiseuses. Des idées stupides, sous le nom de révélations, sont seules enseignées ou plutôt imposées. Faut-il rappeler Galilée cité devant un tribunal, et forcé d’abjurer publiquement et à genoux l’hérésie du mouvement de la terre ? Faut-il rappeler aussi, à une époque plus rapprochée de nous, Buffon, à qui la faculté de théologie de Paris enjoignit d’avoir à rétracter, comme répréhensibles et contraires aux récits des Saintes-Écritures, les propositions qu’il avait émises dans son histoire naturelle ?

En vérité, le christianisme — et je parle de sa religion et non de sa morale, — s’il a eu une influence quelconque sur la marche de l’esprit humain, ce fut une influence néfaste, qui n’a produit qu’une action rétrograde. C’est à la loi fatale du progrès que nous devons les modifications de nos mœurs et de nos idées. Sous l’influence de cette loi, toutes les facultés de l’homme se développent. Dans leur évolution, il y a quelquefois des périodes de retard ou de recul ; mais comme compensation, il y a aussi des périodes de propulsion. Le christianisme, en proclamant ses dogmes comme vérités divines, et par conséquent comme dernière expression du progrès, a produit, sur les mœurs et sur les idées, la première de ces influences. Le réveil scientifique, auquel ont présidé les grands hommes des derniers siècles, a eu, au contraire, pour résultat le mouvement opposé, le mouvement compensateur en avant.

Ainsi, ce n’est pas à une religion quelconque, mais à la loi du progrès que nous devons d’être ce que nous sommes. Ce n’est pas au christianisme, mais aux grands penseurs que la civilisation actuelle doit sa marche ascendante.

Et maintenant, je vais répondre à ta dernière question, que tu appelles philosophique, « par quoi remplacera-t-on la religion ? »

C’est là l’éternelle question des pratiquants incrédules. Et d’abord, il n’est pas du tout exact, comme tu viens de l’avancer, que le sentiment religieux soit une des facultés les plus constantes qui distinguent l’homme des animaux. La religion n’est pas innée chez l’homme. Jusqu’à présent, encore, il existe des peuplades dépourvues de tout sentiment religieux, comme il en existe d’autres qui ont des religions pour ainsi dire rudimentaires. Plus on s’éloigne de ces peuplades, qui nous représentent l’homme à son état primitif, et plus les religions, ainsi du reste que les langages, les mœurs, etc…, deviennent compliqués.

Le christianisme, quoique moins barbare et plus raffiné que les autres religions, est loin d’être la dernière expression du progrès. Tout le monde sent que l’avenir religieux appartient à la science, et que c’est à elle de donner le dernier mot sur l’éternel inconnu.

Ce qui, en effet, a provoqué l’idée religieuse, c’est cet inconnu, de même que sa crainte a engendré le culte. C’est en cherchant à expliquer les phénomènes physiques que l’homme a fini par se créer une religion. De la diversité des explications est venue la multiplicité des croyances. Plus ces explications sont naturelles et conformes aux vérités scientifiques, moins les religions sont grossières. C’est ainsi que le tonnerre est la voix de Dieu pour les uns, et un phénomène physique pour les autres ; il engendre des prières et des sacrifices chez les premiers, des paratonnerres chez les seconds. Ce sont autant de manifestations pour conjurer une calamité ; mais là elles sont grossières et absurdes, ici raisonnées et scientifiques.

Ainsi, démontrer l’absurdité d’une croyance ; expliquer des faits, en apparence extraordinaires, par les lois immuables qui régissent la matière ; remplacer les dogmes par les vérités scientifiques ; le culte et la prière par le travail, ne sont donc pas des moyens de destruction, mais bien, plutôt, d’amélioration et de progrès.

Ah ! je comprends que cette manière d’envisager la religion ne peut pas satisfaire tout le monde. Convaincus que l’homme est porté vers le merveilleux et l’extraordinaire ; que moins il comprend et plus son imagination est en éveil ; que le lointain, l’inconnu, l’incompréhensible l’attirent et le fascinent ; qu’il se plaît, en un mot, dans le miraculeux, certains esprits sont persuadés que des croyances assorties à ces penchants, qu’ils considèrent comme naturels à l’homme, sont plus capables d’agir sur ses sentiments et de le rendre meilleur. Mais c’est là confondre l’effet avec la cause. Si l’homme est plus porté vers le merveilleux que vers le naturel, c’est que, depuis l’enfance, son imagination est pervertie par des récits absurdes, et son cerveau pétri de façon à ne pouvoir, souvent, s’approprier d’autres idées. Le penchant vers le merveilleux n’est donc, en somme, que le résultat d’une éducation particulière. Modifions cette éducation ; laissons à l’intelligence son libre développement ; cultivons-la par des enseignements sains, et ce penchant fera vite place à l’esprit positif, au désir de s’instruire, à l’horreur de l’ignorance.

— On dirait, par cette péroraison, que tu viens de donner un tour de clef à la discussion. Je ne demande pas mieux que de la finir, mais tu avances une proposition que je ne puis laisser passer sans protester. Le sentiment religieux, dis-tu, n’est pas inné chez l’homme, et, comme preuve, tu cites des peuplades dépourvues de ce sentiment. Il est vrai que bon nombre d’explorateurs ont signalé ce fait, se basant sur ce que le langage de ces peuplades n’a pas de mot pour exprimer « Dieu ». Mais, comme le font remarquer des philosophes éminents, ce n’est pas l’idée religieuse qui leur fait défaut, c’est le moyen de l’énoncer, et l’absence du mot ne prouve pas l’absence du sentiment.

— Pardon, quand on a la notion de quelque chose on trouve toujours le moyen de l’exprimer, et il est plus logique d’admettre que le manque d’expression provient du défaut d’idée.

Mais, je ne veux pas insister sur ce point, et je vais essayer de te prouver par d’autres arguments que le sentiment religieux n’est pas un sentiment inné.




  1. Rom. I, 17 ; III, 27 ; Gal. II, 16 ; III, 11 ; Éph. II, 8, 9 ; Héb. X, 38.
  2. Matth. XIX, 16, 17 ; Marc X, 17-19 ; Luc XVIII, 18-20.
  3. Jacques II, 14, 17, 24, 26.
  4. Lévit. XXIV, 14, 23 ; Nomb. XV, 30-36 ; XXV, 2, 7, 8 ; I Rois, XXI, 13 ; Act. VII, 57, 58.
  5. Lévit. XX, 2 ; XXIII, 29, 30 ; XXIV, 15, 16 ; Nomb. IX, 13 ; Deut. XIII, 6-15 ; XVII, 2, 5, 7, 12 ; XXII, 19-24.