Système des Beaux-Arts/Livre premier/1

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Gallimard (p. 15-18).

CHAPITRE PREMIER

LA FOLLE DU LOGIS

Imagination, maîtresse d’erreur, selon Pascal. Montaigne, de même, parlant de ceux qui « croient voir ce qu’ils ne voient point », nous ramène au centre de la notion, et nous en découvre toute l’étendue selon ce qu’exige le langage commun. Car, si l’on entend ce mot selon l’usage, l’imagination n’est pas seulement, ni même principalement, un pouvoir contemplatif de l’esprit, mais surtout l’erreur et le désordre entrant dans l’esprit en même temps que le tumulte du corps. Comme on peut voir dans la peur, où les effets de l’imagination, si connus, tiennent d’abord à des perceptions indubitables du corps propre, comme contracture, tremblement, chaleur et froid, battements du cœur, étranglement, alors que les images des objets supposés qui en seraient la cause sont souvent tout à fait indéterminées, et toujours évanouissantes, entendez que l’attention les dissipe et qu’elles se reforment comme derrière nous. Il importe de reconnaître d’abord, par un sévère examen, que ce pouvoir d’évoquer les apparences des objets absents ne va pas aussi loin qu’on le dit, ni qu’on le croit, et en d’autres termes, que l’imagination nous trompe aussi sur sa propre nature.

Il y a de l’ambiguïté, si l’on n’y prend garde, dans ce que l’on dit d’une imagination forte. Forte, il faut l’entendre par ses effets, qui vont aisément au malaise et même à la maladie, comme la peur le montre ; mais il faut se garder de juger de la consistance des images d’après la physionomie, les gestes, les mouvements et les paroles qui en sont l’accompagnement. L’état délirant qu’on peut appeler aussi sibyllin, dans la fièvre ou dans le paroxysme des passions, est par lui-même éloquent, émouvant, contagieux ; c’est une raison de ne pas croire trop vite que les délirants voient tout ce qu’ils décrivent. Quelqu’un m’a conté qu’à Metz, pendant l’autre guerre, une foule croyait voir l’armée libératrice dans les fenêtres d’une vieille maison. Ils croyaient voir. Mais que voyaient-ils ? Des reflets du soleil, ou des couleurs irisées sans doute. Un vif espoir, et renvoyé par la foule à la foule, déformait leurs discours ; mais dire que l’espoir déformait aussi leurs perceptions, c’est dire plus qu’on ne sait. La psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d’avoir trop cru les fous et les malades.

J’ajoute qu’il est prudent de ne point trop se croire soi-même, dès qu’une passion forte, ou seulement la passion de témoigner, nous anime. Revenons toujours à l’exemple de la peur, où le jeu de l’imagination est si puissant et la croyance si forte, même quand le pouvoir d’évoquer est incertain et tâtonnant. Au lieu donc de croire, ce qui est proprement la folie d’imagination, que c’est l’objet supposé qui fait preuve et produit l’émotion, il est raisonnable de penser que c’est l’émotion qui fait preuve, et donne ainsi sens et consistance à des impressions par elles-mêmes mal déterminées. Quand on imagine une voix dans le battement d’une horloge, on n’entend toujours qu’un battement d’horloge, et la moindre attention nous en assure. Mais dans ce cas-là, et sans doute dans tous, le jugement faux est secouru par la voix même, et la voix crée un objet nouveau qui se substitue à l’autre. Ici nous forgeons la chose imaginée ; forgée, elle est réelle par cela même, et perçue à n’en point douter.

On essaiera de dire plus loin d’où viennent les images, et, autant qu’on en peut parler, ce qu’elles sont. Mais il est utile de considérer d’abord dans l’imagination ce qui est le plus évidemment réel, et qui porte tout le reste, à savoir d’un côté les réactions du corps, si tyranniquement senties, et d’un autre côté ce jugement trompeur, si fermement appuyé sur les émotions, et cherchant d’après cela les images et les attendant, souvent en vain.

En vue d’assurer le premier regard, et de le diriger où il faut, donnons-nous quelque exemple d’imagination où la perception fausse manque tout à fait. Il vous est arrivé sans doute de voir se rapprocher et presque se heurter deux lourdes voitures dans l’une desquelles vous étiez. Au moment où le choc était attendu, et quoiqu’il ne se soit pas produit, vous avez éprouvé en votre corps une révolution du sang et une convulsion intime des muscles, sensibles partout, mais plus sensibles dans la partie menacée, soit la jambe. Désordre vif, assez vif pour qu’un médecin posté là eût pu mesurer quelque saut brusque dans la pression sanguine en cette partie, quelque dépense musculaire aussi, quoique sans mouvement ; et si vous considérez des cas comme ceux-là, si ordinaires, la possibilité d’une lésion plus ou moins durable, douleur et trace à la fois, ne vous paraîtra pas invraisemblable. Or c’est là, selon la manière de parler commune, toujours exacte et souveraine, un effet d’imagination. Vous avez cru et vous avez réagi, sans aucune délibération et en automate. Or ici l’image de l’accident ne s’est point formée ; la marche des véhicules a été perçue exactement, sans aucun trouble de vision ; mais on peut bien dire aussi que le mouvement du sang et des muscles a dessiné dans votre corps une image encore faible mais très touchante de l’écrasement attendu.

Il suffit de cet exemple pour ramener à de justes proportions les éléments qui caractérisent ce qui est imaginaire ; j’entends que le mécanisme du corps y fait sentir sa puissance, qu’une émotion forte est sentie et perçue, inséparable des mouvements corporels, et en même temps qu’une croyance vraisemblable, mais anticipée et finalement sans objet, s’est produite ; l’ensemble a le caractère d’une attente passionnée, imaginaire en un sens, mais bien réelle par le tumulte du corps. Il est de première importance de retrouver ces caractères dominateurs même dans le cas où c’est, comme on dit, une sorte d’image ou de vision ou audition fantaisiste qui retient l’attention et se fixe principalement dans la mémoire.

Considérée sous cet aspect, l’imagination est folle et déréglée par sa nature. D’abord il est assez clair que le jugement et le tumulte du corps réagissent continuellement l’un sur l’autre, comme l’anxiété, la peur, la colère en témoignent. Et après que les mouvements désordonnés et contrariés du corps ont assuré le jugement faux, que je suis en danger, ou que cet homme me méprise, ou que cette ville me sera funeste, aussitôt de ce jugement suit une agitation nouvelle, résultant d’actions commencées, retenues, contrariées ainsi qu’il arrive quand l’objet manque ; et cette agitation ranime l’émotion. Ainsi le jugement, s’il ne trouve point d’objet trouve du moins des preuves ; car le tremblement et la fuite ne me guérissent point de la peur, tout au contraire. Désordre donc dans le corps, erreur dans l’esprit, l’un nourrissant l’autre, voilà le réel de l’imagination, non sans des visions d’un instant peut-être, ou bien des perceptions mal contrôlées, dont il faut maintenant parler. Mais il fallait d’abord protéger l’esprit investigateur contre cette éloquence descriptive propre aux passions, et qui ferait croire que les visions sont encore plus saisissantes que le récit. Si le lecteur regarde de cette manière prudente, que Descartes nous enseigne, peut-être apercevra-t-il que l’imagination a besoin d’objets. Ainsi les arts se montrent déjà, comme remèdes à la rêverie, toujours errante et triste.