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La Formation des religions

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La Société nouvelleannée 10 - tome 2 (p. 517-525).

LA FORMATION DES RELIGIONS


AVANT-PROPOS[1]


S’il est une question vitale entre toutes, c’est bien celle de la religion. Haute et profonde elle englobe les vies, tant des individus que des nations. Elle ne se manifeste pas en toute occurrence, mais avec quelque perspicacité, on ne manque pas de la découvrir.

Entre elle et la science s’est engagée une lutte qui sévit encore ; lutte inflexible, mais souterraine le plus souvent, et silencieuse. Le triomphe de la science, on eût pu le croire définitif, quand il fut reconnu que le soleil ne tourne pas autour de la terre, quand l’école accepta le système de Newton, de Newton que Galilée et Kopernik avaient précédé et que devait suivre Laplace. Mais quoi Newton, lui-même, reprit la plume des Principia pour écrire un commentaire sur l’Apocalypse, disserter sur le Millenium et sur le nombre de la Bête !

Inutile d’expliquer ici comment les nations d’Europe font de la politique, soit catholique, soit protestante ou orthodoxe ; ni de démontrer que dans cette nation-ci les luttes politiques ont leur point de départ dans l’idée religieuse et que les différents partis se classent suivant que leurs affinités sont cléricales ou anticléricales. Ce ne serait ni le lieu ni le moment d’approfondir comment la république voisine, après avoir crié avec le Tribun de Belleville : « Le cléricalisme, c’est l’ennemi », a repris les anciennes traditions catholiques à l’extérieur, pour ensuite gouverner à l’intérieur avec l’appui et la haute approbation du pontife siégeant au Vatican. Les va-et-vient de la politique contemporaine ne sont point notre fait. Mais si nous en avions le temps, il nous plairait d’étudier avec vous comment la Belgique catholique se sépara naguère de la Hollande protestante. Comment les dissensions religieuses ruinèrent les Flandres, les dépeuplèrent au profit des Pays-Bas voisins, lesquels devinrent la puissance calviniste par excellence. Comment l’Allemagne faillit mourir de sa Réforme. Comment la guerre des Albigeois tua la civilisation naissante du Midi, civilisation qui eût donné à l’Europe un centre de gravité autre que l’actuel. Et la lutte en Espagne entre les Maures et les chrétiens ; et l’entière chrétienté s’armant pour écraser l’Islam et lui arracher le saint sépulcre !… Arrêtons-nous, ou bien il faudrait refaire l’histoire entière de l’Europe et celle des autres parties du monde.

Inutile d’insister. Réflexion faite, personne ne contestera l’assertion que la pensée religieuse impulse les peuples et les nations. N’était cette clé du mystère, l’histoire serait une indéchiffrable énigme, la chorée de nations démentes, le grand bal à la Salpétrière.


I

Connaître la raison de ce qui est la raison de l’histoire, saisir l’idée maîtresse, motif secret des événements, surprendre le mobile des agitations humaines à travers les siècles, comment y parviendrons-nous ?


Surgit une objection préalable : Les religions protestent qu’elles ne sont pas justiciables de la raison, à laquelle toutes se disent incommensurablement supérieures. Chacune se présente avec un diadème marqué Alpha et Oméga. « Je suis le Mystère, disent-elles, je suis le commencement et la fin ; nulle main ne soulèvera les voiles qui m’enveloppent. L’être débile qui naît, vit et meurt dans le temps, ne pourrait sans périr penser une pensée d’éternité. Faibles mortels que vous êtes, prétendiez-vous dialoguer avec l’éclair ! C’est ce qu’on disait, à Thèbes déjà, dans le mythe de Sémélé, de Sémélé foudroyée pour avoir voulu voir Jupiter autrement que sous le déguisement d’un mortel !

— Parfait. Tenons le raisonnement pour irréfutable. Mais puisque la compréhension du mystère nous est interdite, puisque nous ne pouvons que déraisonner sur les choses qui dépassent notre compétence, tenons-le pour dit. Cessons d’y penser et même de nous en soucier. Si nous arrivons à vivre dans l’éternité, alors, et seulement alors, nous nous occuperons des choses qui sont par-delà le temps.

Ainsi parlent les Agnostiques, un groupe dans lequel brillent de savants naturalistes, Anglais pour la plupart, issus d’une nation pratique et robuste.

— Mais l’eussiez-vous deviné ? Cette déclaration, les hommes religieux l’ont accueillie de mauvaise humeur, n’en veulent entendre parler, affirment qu’elle sape les bases de toute religion…

— « Ces Agnostisants, disent-ils, nous suppriment en prétextant nous ignorer. Pour ne pas avoir à nous répondre, ils s’encotonnent les oreilles. Fort respectueusement, et sous couleur que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, ils nous mettent hors le monde, hors l’intelligence, hors l’humanité. Ils nous enferment dans un cabanon de fous, sous prétexte que nous ne saurions mieux être logés pour la contemplation des secrets insondables !

« Qui donc imagina le mythe de Sémélé, sinon des philosophes du terre-à-terre, dont le génie se refusait aux hautes spéculations, à l’essor de l’empyrée ! Mais, contrairement à ce que disent Aristote, les aristotéliciens et autres sectateurs du médiocre bon sens, les sciences ne valent que par la quantité de mystère qu’elles détiennent. Toutes nos connaissances, tantes et quantes, n’ont d’autre vertu que celle de nous faire soupçonner l’incogniscible vérité. L’énigme proposée à l’homme est insoluble, certes, — à qui le dites-vous ? — mais il importe que nous nous y débattions, pour en deviner les profondeurs. Sur les marches du sanctuaire veille le Sphynx ; à la porte il se tient accroupi ; nul n’entrera dans le temple d’éternité qui n’aura senti ses griffes acérées lui déchirer les chairs et fouiller jusqu’au cœur ! »

Ceux qui parlent ainsi sont les héroïques, les ardents.

Sans aller si loin dans leur foi, la majeure partie des docteurs chrétiens — pour le moment nous n’en avons pas d’autres à consulter — permettent l’examen de leurs mystères, même y initient volontiers, mais après instruction reçue et épreuves traversées. Le mystère, disent-ils, le mystère parce que mystère, fit l’objet d’une révélation.

Partant de cette révélation, il n’est prédicateur qui ne démontre à ses ouailles le « mystère de la rédemption », il n’est desservant qui n’explique à ses jeunes catéchumènes des deux sexes ce qu’il appelle « le plan de Dieu ». En même temps il fait, autant que possible, appel à l’intelligence et à la compréhension ; il explique, donc il discute. Il raconte que le mystère fut, de propos délibéré, institué pour tenter l’homme auquel il suffit de dire : « Voilà un mystère » pour qu’il s’acharne à le deviner, pour qu’il le tourne et le retourne, pour que son regard en fouille le dehors, afin d’en deviner, si possible, l’intérieur. — Que dit la légende biblique ? — Après avoir tiré le monde du néant, le Créateur mit l’homme en un jardin de délices. — Jouissez, dit-il au père et à la mère du genre humain, jouissez de tout ce qui vous entoure. Mais, par exception unique, ne prétendez pas goûter à certain fruit qui donne la connaissance du bien et du mal. Jouissez, mais dans l’ignorance ; jouissez, mais ne prétendez pas savoir le pourquoi ni le comment ! » Et comme il suffit de donner un ordre pour provoquer la désobéissance, Adam et Ève de vouloir tout aussitôt la sensation nouvelle : ils l’eurent, mais pour être expulsés du Paradis… Croyez-vous, dit-on, que cette désobéissance n’eut pas été prévue par l’omniscient créateur ? — « Oh, bienheureuse coulpe ! » s’écrie un Père de l’Église. Péché fatal et fécond qui valut à l’homme la conscience et la liberté !

Qu’avec plaisir on entendrait ce langage, si l’on ne se rappelait que « l’heureuse faute », ainsi nommée, devait être plus tard qualifiée de péché originel, et faire condamner aux supplices de l’éternel enfer la majeure partie de l’espèce humaine !


— Il suffit. La cause de la libre recherche est entendue, et ce n’était pas vis-à-vis de vous qu’il y avait obligation à la justifier. D’ailleurs, nous n’hésitons pas à reconnaître que l’homme se plaît à se poser des questions qui dépassent son savoir et même son intelligence. Cette impossibilité fait sa misère vis-à-vis des autres animaux, mais aussi son privilège ; on a même prétendu qu’elle fait sa grandeur, si grandeur il y a, et si le mot de grandeur n’est pas ridicule, alors qu’on parle d’infini. Quoi qu’il en soit, il n’est cœur vaillant qui n’approuve les paroles du poète : Malo periculosam libertatem ! Il me plaît que la liberté ait ses périls !


II

En matière religieuse, un soupçon de légèreté nous disqualifierait, une ombre d’outrecuidance nous mettrait dans le tort. Ne l’oublions pas, vous et moi ne sommes que des individus. Un quelconque de ces individus s’arroge le droit de citer les religions à comparoir devant le tribunal de sa conscience ! Un particulier, lui tout seul, à sa guise et sans appel, jugera d’une croyance professée par quelques millions d’hommes ! Sur une doctrine qui a persisté pendant des siècles nous porterons notre arrêt en quelques heures, peut-être en quelques minutes, oubliant qu’elle fit l’objet des longues, longues méditations d’esprits sincères, de profonds penseurs, même de plusieurs génies !… Quand nous y aurons bien réfléchi, avec quelle sincérité, avec quelle modestie — non, quelle humilité — prononcerons-nous nos jugements !

Sans doute nous aborderons cette étude avec la ferme résolution de chercher, non la démonstration d’aucune idée préconçue, mais la vérité, rien que la vérité. Qui s’embarquerait avec un parti pris, dans le voyage ne verrait que son parti pris.

Et ce serait une grave erreur de croire qu’il suffit de la bonne volonté pour se dégager du parti pris. Le parti pris, c’est notre manière même de penser, c’est la modalité suivant laquelle fonctionne notre jugement, c’est notre acquis intellectuel, c’est nous mêmes.

Voici, par exemple, la lutte que pendant plusieurs générations Dionysos et Apollon se livrèrent, sur toutes idées et tous sentiments ; la religion, l’art, la philosophie étant leurs champs de bataille. Apollon et Dionysos représentaient deux conceptions différentes du monde et de la vie. Chacun de nous, même sans le savoir, est apollonien et dionysique — comment son verdict ne s’en ressentirait-il pas ? — Bien plus, en ces matières — les plus graves — on change plusieurs fois d’opinion. Il y a l’opinion de la jeunesse, l’opinion de l’âge mûr, l’opinion des années intermédiaires. On ne saurait raconter les péripéties de la controverse entre le brahmanisme et le bouddhisme, sans y mettre du sien. Quelque conscience qu’on y mette, ou même à cause de cette conscience, l’opinion personnelle transparaîtra toujours…

— Allons plus loin. Voudrait-on que nous tinssions la balance égale entre le juste et l’injuste, ou ce que nous prenons pour tel ? Que l’on assistât à un meurtre sans secourir la victime ? Alors, on ne serait plus témoin, mais complice !

Quelle est donc difficile à obtenir cette impartialité, si délicate que nous aurions peine à la définir ! Néanmoins, nous l’exigeons pure et parfaite, tout au moins dans l’intention. Pourvu qu’elle soit sincère, nous ne lui en demanderons pas davantage. Nous la tiendrons pour vraie, si l’amour de la vérité l’inspire.


Encore la stricte impartialité n’y suffirait-elle pas. L’exactitude s’applique aux faits, non pas aux sentiments, elle mesure les quantités, non les qualités. Un cœur n’est compris que par un autre cœur. La vérité intime ne se révèle point à ceux qui n’étudient les choses que par le dehors. Il ne s’agit pas de procéder à la façon d’un juge d’instruction — fût-il honnête — évaluant en un procès pour vol les quote-part de responsabilité qui attribuera au pègre, au cambrioleur et à la recéleuse. Bien plutôt serons-nous le frère qui interroge sa sœur sur l’amour naissant qu’il a cru surprendre. Mille fois on n’a dit, et mille fois c’était vrai : « Ne comprend que celui qui aime. »

— Fort bien ! Mais que souvent il nous faudra prononcer entre deux hommes qui se détestent, entre deux systèmes qui se contredisent ! L’Enfer de Dante a été inspiré par la pensée catholique, et le Paradis de Milton par la pensée protestante, comment faire !

— Ce que nous ferons ? Nous les laisserons s’entre-maudire, et nous goûterons dans le poète florentin ce qui dépasse le catholicisme, et dans le poète anglais ce qui dépasse le protestantisme. Cela ne sera point toujours facile, mais il faudra, coûte que coûte, en trouver le moyen.


III

Ce moyen, je n’ai pas à vous l’enseigner, et vous n’êtes pas à le découvrir. Point vous n’ignorez la Loi d’Évolution, que notre siècle n’a certainement pas inventée, car elle a été pressentie, tantôt clairement, tantôt obscurément, par les penseurs de tous les âges et même par le peuple ; surtout par le peuple, pourrait-on dire. La gloire de notre époque est de l’avoir mieux comprise, de l’avoir formulée avec vigueur, de l’avoir montrée, agissant dans la faune comme dans la flore, dans l’humanité comme dans l’animalité, dans la psychologie comme dans la physiologie. Ainsi que l’individu, les collectivités passent de la naissance à la mort en traversant des développements analogues. Les idées aussi. Les systèmes pareillement, qu’il s’agisse de philosophie, d’art ou d’économie politique. Même loi pour les dogmes et les croyances, même fatalité pour les sociétés religieuses comme pour les sociétés civiles. Sont logées à la même enseigne les républiques et les empires.

Tout ce qui vit mourra, tout ce qui s’agrège se désagrègera, tout ce qui se développe se décomposera. La doctrine que nos savants prouvent par d’irrésistibles arguments, la Mahabharata l’avait formulée avec mélancolie et l’Ecclésiaste avec tristesse ; l’évidence des faits s’était imposée aux esprits intelligents.


Nous n’étudierons pas les dogmes en eux-mêmes, nous ne ferons qu’esquisser leur formation et leur histoire. Il nous suffira de raconter, laissant à d’autres le soin de plaider ou le plaisir de discuter. Nous tenons que l’évolution est à elle-même sa propre justification. Ce qui se produit n’a jamais manqué d’avoir sa raison suffisante.


À ceux qui se mettent résolûment sur le terrain de l’évolution, combien l’impartialité est facile ! Quel intérêt auraient-il à combattre un système, à démanteler une doctrine, sachant que doctrines et systèmes mourront, tôt ou tard, de leur belle mort ? Le temps ne faillira pas à les détruire. Le Temps, un Saturne, a la manie de dévorer ses enfants.

Aux théologiens de l’antique Sorbonne il arrivait de se jeter leurs perruques à la tête, quand ils discutaient l’orthodoxie des divers commentaires sur le miracle de Josué arrêtant le soleil, quand ils fixaient l’année précise de la création du monde, quand ils ratiocinaient si le seigneur Dieu se reposa de son œuvre prodigieuse — fût-ce un samedi en l’honneur de l’ancienne alliance ? — fût-ce un dimanche, en l’honneur de la nouvelle ? À la chaleur de la dispute on eût pu mesurer l’ignorance des disputants. Vous échoueriez à réconcilier celui qui n’a vu qu’un côté de la question et celui qui n’a vu que l’autre. Éternelles sont les discussions entre ceux qui n’ont tort qu’à demi et ceux qui n’ont raison qu’à moitié. Mais ce n’est point ici qu’on s’engagera en d’irritantes discussions, en haineuses controverses. Notre intention n’est point de juger ni de condamner, mais seulement de comprendre. Bienveillante pour tous, la science fait la paix dans les esprits et dans les cœurs.


IV

Chaque religion se disant provenir d’une révélation divine, devait nier ses rivales. Fatalement ses adhérents devenaient les contradicteurs et les acharnés adversaires de toute doctrine qui lui faisait concurrence. Les religions ont développé plus d’animosité autour d’elles que ne le firent jamais le principe dit des nationalités, ni l’institution de la propriété privée — d’ailleurs ces religions ne sont-elles pas la plus sacrée des propriétés et la raison profonde des nationalités ? — « Il n’y a de haine que de théologiens », disait Luther. Il s’y connaissait et nous pouvons l’en croire sur parole. Les haines des protestants entre eux, des protestants contre les catholiques, des chrétiens contre les juifs et les musulmans — l’énumération pourrait être continuée — ont fait verser sang et larmes par ruisseaux. La personnalité de ces religions étant exclusive, exclusive comme elles était la science qu’elles développaient, rien ne sortait de leurs officines que marqué du sceau d’une orthodoxie spéciale.

Il en fut ainsi jusqu’à la moitié du dernier siècle, jusqu’à l’émancipation de la raison humaine. Avant l’illustre « Encyclopédie », les sciences étaient justiciables de la révélation, après l’Encyclopédie, les révélations furent justiciables de la science. L’impulsion fut décisive, elle donna aux esprits une direction nouvelle, changea l’équilibre du monde intellectuel, modifia son orbite.

Cependant, nous n’hésitons pas à reconnaître que les Encyclopédistes et leurs successeurs immédiats ne firent des religions, et de la religion chrétienne plus particulièrement, qu’une critique superficielle et entachée d’insuffisance. ; ils ne les regardaient qu’à travers le prisme de Virgile et de Platon.

Mais voici qu’Anquetil Duperron rapporta d’Inde la traduction du Zend-Avesta. Puis il trouva l’interprétation des signes hiéroglyphiques et des signes cunéiformes, lesquels dévoilèrent les religions du Nil et de l’Euphrate. Apparurent en Europe les Védas et le Livre de Manou, surgirent le brahmanisme et le bouddhisme. Une science nouvelle naquit, celle des religions comparées.

Cette science nouvelle a déjà rendu des services que l’on ne saurait priser trop haut. Avec d’énormes labeurs, une admirable patience que traversaient des éclairs de génie, une pléiade d’hommes, objet de notre admiration et de notre reconnaissance, ont reculé les bornes de l’histoire ; en démêlant les origines des religions, ils éclairaient les origines des peuples.


Mais, occupés qu’ils étaient par les religions qu’ils découvraient dans les livres et documents, nos savants ne s’embarrassaient guère des croyances entretenues par les tribus des pays barbares, ni par les campagnards ignorants des pays civilisés. Ces croyances, elles passaient naguère, elles passent encore dans la science officielle, pour un ramassis de superstitions grossières, un capharnaüm d’imaginations ridicules, la niaiserie en mal d’absurdité. Grande faveur quand un théologien veut bien admettre qu’emmi ces calembredaines a pu se conserver quelque trace de la révélation qu’on dit avoir été faite à Noé, après le déluge. Bienveillance insigne quand des anthropologues reconnaissent que telle de ces balayures rappelle une tradition plus ou moins historique.

Entre-temps, d’admirables résultats étaient obtenus par des philosophes, des historiens, des jurisprudents, qui, recherchant les origines de la famille, de l’héritage, des droits du père et du mari, s’avisèrent d’instituer une enquête parmi les tribus sauvages et les populations primitives.

L’étude des traditions populaires avait été entreprise avec vigueur et intelligence par l’école allemande et par la scandinave ; l’école anglaise se mit de la partie et plusieurs autres ; enfin, l’école française entra dans le mouvement ; plus qu’une autre elle a du mal à se détacher de la tradition, soi-disant libérale, mais platement rationaliste, qu’avait instaurée la génération de 1830. D’un autre côté, des voyageurs toujours plus nombreux, fouillant tous les coins du globe, rapportent des renseignements de mieux en mieux compris sur les croyances et superstitions lointaines : peu à peu elles se complètent et s’éclairent les uns les autres.


De toutes ces informations un résultat se dégage, une conviction s’impose : toutes les superstitions se ressemblent, celles des sauvages comme celles des civilisés ; toutes font la Superstition, comme toutes les religions font la Religion. Les superstitions sont la matière première qui s’évapore en mythes et symboles, se cristallise en dogmes et théologies. Expliquons-nous bien : le mot de « Superstition », nous le comprenons dans son sens rigoureusement étymologique, sans y ajouter aucune nuance de blâme ni de mépris ; il désigne les idées et les sentiments qui ont surnagé des âges lointains jusqu’à nous ; ce sont des survivances. Elles survivent dans l’enfant ; car tout homme qui se développe comme s’est développé l’humanité. Chacun de nous a eu sa période d’ignorance et de naïveté, chacun a suivi avec délices les gestes merveilleux de l’Oiseau bleu couleur du temps, a cru, au moins à demi, au roman Cendrillon, aux exploits du Vent de bise. Y croyait-on vraiment ? Certes. Néanmoins, nous avions le sentiment que c’était là du merveilleux, c’est-à-dire des choses qui ne se voient pas tous les jours, et nous aimions ces contes pour l’état d’âme qu’ils éveillaient. Nous passions de la phase intellectuelle dans laquelle se sont attardés les Primitifs. La texture du cerveau était alors celle de son âge. On imaginait tout, faute de rien savoir, et l’on créait avant d’apprendre. Plus tard, nous amassons des connaissances dites positives, nous les accumulons la vie durant ; heureux si avant de s’en aller nous trouvons le temps de les classer et de les mettre en ordre, de prononcer sur ce qu’elles valent.


Donc, au lieu d’expliquer les superstitions vulgaires par les religions officielles, ainsi que cela se pratique généralement, nous expliquerons les religions par la superstition, grâce à laquelle nous faisons rentrer dans le cercle normal du développement ces religions multiples, qui ont soulevé, chacune se donnant pour la Vérité, et qualifiant sévèrement toutes ses rivales ; nous leur assignons un principe, un développement, une fin ; nous trouvons leur place dans l’évolution universelle.

Appliquée au sujet de notre étude, la méthode est nouvelle, donc attrayante. Elle simplifie les procédés, agrandit et élargit les résultats. Si vous le voulez bien, nous nous mettrons à l’œuvre.


Élie Reclus
  1. Conférence à l’École des Libres Études.