La France et l’Italie à Tunis

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La France et l’Italie à Tunis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 200-211).
LA
FRANCE ET L'ITALIE
A TUNIS

Les peuples comme les particuliers ne font pas toujours ce qu’ils veulent ; ils sont à la merci des accidens. On peut affirmer qu’il n’y a pas en ce moment sur la surface du globe de peuple plus amoureux de la paix que le peuple français. Il la souhaite pour lui-même et pour les autres ; il désire que, comme lui, tout le monde se repose dans sa vigne ou dans son champ, à l’ombre de son figuier ou de son sapin. Il a fait entendre plus d’une fois à ceux qui le gouvernent que le premier de voir qu’il leur imposait était de veiller sur sa tranquillité, d’éviter soigneusement toutes les imprudences qui pourraient la compromettre. Il ne se soucie ni d’annexions, ni de conquêtes, ni de ces lauriers qu’on cueille dans de sanglans hasards. Le fond de son âme s’est révélé dans toutes les crises qu’a provoquées le règlement de la question d’Orient. Il a su gré à ses plénipotentiaires d’être revenus de Berlin les mains nettes. Quand, plus tard, on lui a proposé de jouer un rôle dans les affaires grecques, en l’assurant qu’à défaut de profit, il y trouverait de la gloire, il a froncé le sourcil, il s’est plaint qu’on l’engageait trop, il a condamné ouvertement d’ambitieux projets qui cadraient mal avec la politique de modestie et de recueillement qu’il était disposé à pratiquer pendant bien des années encore. Mais on a beau se promettre de n’avoir d’affaires avec personne, les affaires cherchent quelquefois ceux qui les fuient, et c’est ce qui vient d’arriver à la France. Elle a éprouvé une émotion désagréable en apprenant tout à coup qu’elle était obligée de faire campagne en Tunisie pour mettre à la raison un bey fantaisiste et têtu que les meilleurs argumens laissent insensible. Elle n’a pas songé à s’en prendre à ses gouvernans. Elle leur a rendu cette justice qu’ils avaient tout fait pour lui épargner ce déplaisir, qu’ils avaient été pleins de longanimité et de patience, mais qu’il y a des insultes et des défis auxquels il faut répondre, sous peine de n’être plus que l’ombre d’un homme ou d’un peuple. La seule faute qu’ils aient commise, si c’en est une, est d’avoir trop attendu. Ils ont cru qu’ils arrangeraient tout par des paroles, qu’ils pourraient se dispenser d’en découdre, et peut-être n’ont-ils pas préparé d’assez loin leur action. Ils craignaient d’inquiéter le pays, ils se demandaient : « Qu’en penseront les électeurs ? » La crainte de l’électeur est le commencement de la sagesse, ce n’est pas la sagesse tout entière. La France est résolue à n’attaquer personne, elle ne l’est pas moins à se défendre, et c’est une guerre défensive qu’elle est obligée de faire en Afrique. Les malveillans qui disent le contraire ne réussissent pas à persuader l’Europe et ils ont bien de la peine à se persuader eux-mêmes.

Un propriétaire qui, à force de labeurs, de dépenses, de soins, est parvenu à se créer un vaste et beau domaine, a le droit d’exiger qu’on respecte son bien, et s’il a par malheur un voisin enclin à la maraude, on ne lui en voudra pas de crier haro sur le pillard et de lâcher sur lui ses garde-chasses. A tous ceux qui désirent se former sur la foi d’un juge absolument désintéressé une idée exacte des sacrifices que s’est imposés la France pour civiliser ses possessions algériennes, on ne peut trop recommander la lecture d’un livre dont il a été parlé déjà dans la Revue et dont l’auteur est un voyageur russe du premier mérite, qui fait autorité[1]. M. de Tchihatchef a rapporté d’Afrique la conviction que « l’œuvre accomplie par la France en Algérie n’a été surpassée nulle part et qu’elle a été égalée très rarement. » Un autre juge, dont l’impartialité est moins suspecte encore, le célèbre explorateur allemand M. Rohlfs, a déclaré de son côté que « quiconque a pu voir, comme lui, les prodigieux travaux exécutés par les Français en Algérie, n’éprouvera qu’un sentiment de pitié pour ceux qui oseraient encore prétendre que les Français ne savent pas coloniser. » Doter un pays barbare de voies ferrées et de plus de 7,000 kilomètres de routes ou de chemins de grande communication, y construire des ponts, des phares, forer dans le Sahara des puits artésiens qui font jaillir du désert plus de 25,000 mètres cubes d’eau par jour, dépenser des sommes considérables pour assainir les terrains marécageux et pour irriguer plus de 50,000 hectares, fonder plusieurs villes florissantes, bâtir près de cinq cents villages peuplés de colons européens, c’est une œuvre de longue haleine, qui demande du temps et des efforts. Dans son discours au sénat, du 19 mars 1878, le général Chanzy affirmait, pièces en main, qu’en trente-sept ans les transactions entre la France et sa colonie s’étaient élevées à 7 milliards 232 millions. Il disait aussi qu’en ce qui concerne l’instruction publique, l’Algérie avait pris rang parmi les nations les plus avancées, qu’on comptait 3,347 élèves européens dans les écoles d’enseignement secondaire, 66,340 dans les écoles primaires, que 210 musulmans étaient instruits dans les lycées ou collèges, que 2, 130 suivaient les cours des écoles mixtes. Quand on a transformé un état barbaresque en pays civilisé, on a le droit d’être fier de son œuvre, on a le droit aussi de la préserver des accidens avec une jalouse sollicitude, et s’il se trouve qu’on ait sur son territoire des tribus imparfaitement apprivoisées, d’humeur inquiète, toujours frémissantes, il est naturel qu’on les protège contre les excitations du dehors, qu’on veille à ce que des coups de fusil, tirés sur la frontière, ne viennent pas réveiller l’homme d’aventure que porte en lui tout Arabe et qui ne dort jamais que d’un œil.

Malheureusement la France n’a pas en Algérie les voisins les plus sûrs et les plus commodes ; il est vrai qu’elle ne les a pas choisis. Sur une étendue de près de 300 kilomètres elle est limitrophe de tribus pillardes qui relèvent nominalement du bey de Tunis et qui à l’amour du bien d’autrui joignent le fanatisme. Il n’est pas de pires brigands que ceux qui croient tout ce que leurs marabouts leur disent, car ils se flattent de faire œuvre pie en détroussant ou en égorgeant leur prochain. Ces tribus ne sont pas lâchées d’avoir à leur proximité un pays en plein rapport, elles s’intéressent à son bien-être, dont elles font leur profit. Comme le remarque M. de Tchihatchef, on a reconnu depuis longtemps le tort qu’on a fait au lion en l’appelant l’animal du désert et à quel point au contraire il a le goût de la civilisation. Son séjour favori est une région bien irriguée et bien cultivée, où le bétail prospère. Aussi fréquente-t-il avec amour certains districts des trois provinces de l’Algérie, où il mange ou tue une grosse bête tous les cinq jours et tous les autres jours une chèvre ou un mouton. On a calculé que cent lions établis dans la colonie africaine lui coûtent chaque année 1,300,000 fr. d’entretien, et quelque respect qu’on ait pour eux, on se lasse de leur-servir cette pension alimentaire. A vrai dire, ces Arabes ou ces Berbère qu’on nomme les Kroumirs et qui, à l’exemple du roi des animaux, se plaisent à fréquenter les lieux bien cultivés où les troupeaux sont gras, ne coûtent pas aussi cher à la France algérienne. Leur voisinage ne laisse pas d’être fort incommode. Souvent la France a dû réprimer leurs incursions ; plus d’une fois aussi elle a été le témoin inactif de leurs hauts faits et de leurs brigandages, et il faut avouer que, dans ces derniers temps, elle a usé à leur égard d’une tolérance excessive, oubliant que le caractère des brigands est de mépriser ceux qui les tolèrent. Le 25 janvier 1878, un gros vapeur de la compagnie Talabot, l’Auvergne, fut jeté par la tempête sur la côte de Tabarque. Aussitôt des essaims de Kroumirs se ruèrent sur cette proie. A la demande du consul-général de France, le bey expédia un détachement de quatre cents hommes pour sauvée les victimes et faire justice des détrousseurs ; ces quatre cents hommes assistèrent au pillage en spectateurs impassibles et discrets. Trois tribus étaient intéressées dans l’opération. Tout ce qu’on put obtenir de leurs chefs, c’est qu’ils épargnassent la vie des hommes de l’équipage ; ils se contentèrent de les déshabiller et leur permirent de gagner Tunis à pied. Tout cela se passait à 12 kilomètres de la frontière française et à la portée des canons d’un fort tunisien, qui gardèrent un prudent silence. La France dévora cet affront, et les Kroumirs purent s’imaginer que désormais elle se faisait un devoir de tout supporter.

Pendant longtemps le bey de Tunis parut avoir compris que, ne pouvant faire lui-même la police dans des tribus qui ne lui obéissent point, il devait laisser aux Français le soin de la faire à sa place. Mohamed-es-Sadok paraissait aussi avoir compris que non-seulement la France avait des intérêts essentiels à sauvegarder sur sa frontière algérienne, mais qu’en considération des importans services qu’elle lui avait rendus et qu’elle pouvait lui rendre encore, il était tenu d’avoir beaucoup de ménagemens pour elle, d’observer à son égard une politique de bonne grâce et de complaisance. La restauration de l’aqueduc de Carthage, qui, amenant, à Tunis les eaux abondantes de Zaghouan, met la Ville bien gardée et le Séjour de la félicité à l’abri de la soif et de la sécheresse, les postes et les télégraphes, les chemins de fer, tout ce qui s’est fait d’utile en Tunisie a été l’ouvrage de son puissant et bienveillant voisin. « On estime, lisons-nous dans une brochure de M. Edmond Desfossés[2], que sur les 125 millions de la dette tunisienne, près de 100 millions se trouvent entre des mains françaises. Nous devons ajouter que la loi du 26 mars 1877 a garanti un intérêt de 6 pour 100 au capital employé pour la construction du chemin de fer de Tunis à la frontière algérienne, et que les nouvelles lignes concédées et le coût du port porteront ce capital garanti à près de 100 millions. Or, de longtemps, les revenus de ces grandes entreprises ne paieront que leurs frais d’administration et d’exploitation. Ce sera donc par la garantie du trésor français une charge annuelle d’au moins 5 millions. Et combien d’autres sommes à ajouter au passif du bey, comme les expéditions maritimes de 1838 et de 1864, qui l’ont conservé sur son trône ! »

Mohamed-es-Sadok paraissait se douter que de tels antécédens lui créaient, sinon des obligations de cœur, du moins une situation quelque peu dépendante, et il consentait à ce que la France exerçât à Tunis une influence incontestée, qui équivalait à une sorte de protectorat tacite, lequel n’a jamais compromis aucun intérêt étranger, anglais ou italien. Au surplus, il n’avait pas à craindre qu’elle rêvât de le détrôner ou de s’agrandir à ses dépens ; elle trouvait son compte dans le statu quo, et il ne dépendait que de lui de le faire durer indéfiniment. Mais tout à coup un mauvais vent, qui venait de Sardaigne ou de Sicile, a passé sur cette tête à turban, et tout a changé. Il a tenu à prouver que, malgré ses soixante-huit ans, la sagesse n’était pas en lui le fruit des années, des réflexions et des expériences, qu’il ne fallait pas faire honneur à son bon sens des utiles scrupules que lui suggérait la peur. La France a éprouvé des désastres, on a persuadé à Mohamed qu’elle n’était plus à craindre, qu’on pouvait lui manger impunément dans la main, et il vient de l’obliger à tirer l’épée du fourreau au moment même où elle y était le moins disposée.

Mohamed-es-Sadok, frère et successeur de Mohamed-Bey, a le bonheur de posséder un des plus beaux jardins de l’univers, mais il le cultive bien mal. C’est une terre bénie du ciel que la Tunisie, une vraie terre de promission, un véritable Canaan. On sait que, sous la domination romaine, elle suffisait à nourrir près de vingt millions d’habitans, qu’elle était un des greniers de l’Italie. Aujourd’hui encore, partout où on la gratte, cette terre privilégiée témoigne de sa prodigieuse fertilité. La datte y mûrit tout près des régions où viennent la pomme et la poire, et un de nos compatriotes nous assure que le bétail y prospère merveilleusement, que les bœufs y valent ceux de la Normandie, que les moutons y sont énormes et que leur queue pèse vingt livres, que les radis y sont aussi gros que nos carottes, les carottes que nos betteraves, les aubergines que nos potirons, sans compter que, sur les côtes, les crevettes acquièrent la taille d’une petite langouste et les rougets le poids des merlans provençaux[3]. De son côté, sir Grenville Temple nous apprend qu’au nord de la petite Syrte, sur le sol de l’ancienne Bysacène, il cueillit au hasard dans un champ d’orge un pied de cette céréale, qui avait quatre-vingt-dix-sept tiges et qu’on en voit quelquefois qui en ont trois cents. Selon lui un sac à blé, un de ces corn-bags qui sont en usage dans la cavalerie anglaise suffirait à ensemencer une surface d’un hectare, et lorsque les Arabes font les semailles, ils ajoutent du sable aux grains afin de les empêcher de produire une végétation trop serrée. Et cependant, c’est M. de Tchihatchef qui nous le dit, quand on passe d’Algérie en Tunisie, Bône, l’antique Hippone, « située près de la frontière, entre ces deux pays si semblables par leur configuration physique et par leur population indigène, semble marquer la limite entre deux mondes complètement différens. D’un côté, des campagnes florissantes, animées de villes et de villages européens, traversées par des routes qui pénètrent bien avant dans le désert ; de l’autre côté, des solitudes arides et déboisées, qui ne sont accessibles pendant la saison des pluies qu’au cavalier et au piéton… En un mot, quelques heures de marche sur le même littoral africain suffisent pour entrer de plain-pied dans l’immobile Orient des siècles passés, après avoir franchi le seuil de cet autre Orient moderne, orné des prodiges de la civilisation européenne. »

Le sol fertile de la régence se prête à tous les besoins de l’homme et le paie de ses peines avec usure ; il ne produit pas seulement des aubergines énormes et des radis monumentaux, il produit tout ce qu’on veut, même des constitutions. Celle qui fut promulguée il y a quelque vingt ans ne laissait rien à désirer ; elle consacrait tous les principes de 1789, la responsabilité ministérielle, la liberté de conscience et l’indépendance des tribunaux. Ce pacte fondamental, comme on rappelait, assurait de précieuses garanties à tous les habitans de la régence, « à leur personne respectée, à leurs biens sacrés, à leur réputation honorée, » et en particulier elle les protégeait contre les coups de bâton. De tout temps, le bey s’était plu à rendre lui-même la justice, comme Salomon et saint Louis ; c’était son apanage. On raconte que, sous le règne d’Hamada-Pacha, un joaillier avait reçu de Constantinople dix bagues montées en rubis ; le lendemain il n’en trouva plus que neuf. Il n’avait auprès de lui que sa fille, âgée de douze ans, qu’il ne pouvait soupçonner, et un vieux serviteur irréprochable, contre qui il porta plainte Le bey s’avisa de faire administrer cent coups de bâton au plaignant et au prévenu, par série de cinquante. Le vieux serviteur irréprochable fut battu le premier. Quand vint le tour du maître, sa fille confessa en sanglotant qu’elle avait volé la bague, sur quoi tout le monde se retira content ; le joaillier se félicitait d’être rentré en possession de son bien, l’innocent bâtonné, qui n’avait reçu que cinquante coups, bénissait son heureuse aventure, et le bey était ravi d’avoir prouvé une fois de plus à l’univers la profondeur de sa sagesse. Aujourd’hui comme jadis, malgré la constitution, qu’il n’a pas été nécessaire d’abolir, personne ne l’ayant prise au sérieux, le bey est le grand juge de ses sujets ; il ne laisse à ses cadis que les affaires misérables, la broutille. Trois fois la semaine, il se rend à son tribunal entre deux haies de châtrés, il s’assied dans son fauteuil de velours vert et médite ses arrêts, en promenant sur ses lèvres le bouquin d’ambre da sa pipe de jasmin. La bastonnade continue de fleurir ; mais pendant l’opération, l’exécuteur doit tenir un pain sous son bras, afin d’être un peu gêné dans ses mouvemens et de ne pas frapper trop fort. Si le pain vient à tomber, c’est lui qui reçoit les coups qui restaient à donner, et le patient est libéré. Ce pain est la, seule garantie sérieuse qui soit assurée aux sujets du bey ; à cela se réduisent pour eux les droits de l’homme. Une apathie que rien ne peut dégourdir, des fantaisies que personne ne peut prévoir, une finesse cauteleuse, des grâces et des ruses félines, et de soudains emportemens, de brusques échappées d’humeur, tel est le caractère de tout potentat barbaresque dans un âge de décadence. Pour les Maures comme pour tes juifs de Tunis, l’embonpoint constitue la suprême beauté ; ils estiment qu’une femme n’est pas parfaite si elle ne ressemble à un bloc de graisse. Dès qu’une jeune fille est fiancée, on l’enferme dans une chambre noire, où on la nourrit de boulettes de graines oléagineuses quelle doit avaler sans les mâcher et qui ont la propriété d’épaissir le sang. Privée de tout exercice, on lui donne beaucoup à boire et on la fait dormir le plus possible[4]. Au bout de quarante jours de ce régime, on lui présente les bagues et les bracelets déposés par son fiancé dans sa corbeille de noces. Si elle en remplit la capacité, si elle peut les porter sans risquer de les perdre, on juge qu’elle est à point, qu’elle fera la félicité et l’orgueil d’un époux. Il passe pour constant à Tunis qu’un embonpoint florissant et torpide, une vie grasse et stagnante est non-seulement l’indispensable condition de la beauté des femmes, mais la marque visible de la majesté du souverain, et c’est par un excès d’indolence qu’il prouve combien il est digne de régner.

Mais le bonheur le plus épais, comme la mer la plus tranquille, a ses flots et ses caprices. Qu’il s’appelle Mahmoud ou Mohamed, un bey tient à montrer de temps à autre qu’il a une volonté. Ses sujets lui appartiennent, il est le maître absolu de leur vie, de leurs biens, de leur honneur, il exploite à son gré cette gent taillable et corvéable. Il élève et il abaisse, il reprend d’une main ce qu’il a donné de l’autre ; on a vu après sa disgrâce tel ministre des finances, qui avait disposé de toute la fortune de l’état, demander l’aumône dans les rues de la capitale. Le favori évincé est remplacé par un autre qu’on ramasse Dieu sait où. Un Turc disait jadis à un consul de France « qu’on ne pouvait rien attendre de raisonnable de gens qui, sortis d’une boutique de savetier ou tirés des fourneaux d’une cuisine, se trouvaient du soir au matin investis des plus hautes charges. » Quand ce n’est pas par le succès d’une sauce bien liée qu’on devient premier ministre, c’est par autre chose. On sait quel genre de services a rendus à son souverain omnipotent Mustapha qui l’excite aujourd’hui contre nous. On ne peut pas dire qu’il n’avait pas mérité son bonheur, mais on est fort empêché de raconter son histoire.

Aux fantaisies se joignent de subites démences d’orgueil. L’Oriental est ainsi fait que la déchéance et les misères n’abaissent point sa superbe. Ses détresses présentes ne sont qu’un accident passager ; il sera prochainement réintégré dans ses droits, et ses espérances sont toujours prêtes à revivre. Quand Alger fut occupé par les Français, Arabes et Turcs vendirent à bas prix leurs maisons de campagne aux juifs, dans la pensée que le conquérant ne tarderait pas à repasser la mer et que leurs acheteurs s’empresseraient de rendre gorge. Les descendais des Maures chassés d’Espagne sont convaincus également que quelque prophète ne peut manquer de les remettre en possession de Grenade et de tout ce que perdit Boabdil. Les fugitifs avaient eu soin d’emporter les clés de leurs maisons, et on se les transmet de père en fils, pour en faire usage quand le jour de la revanche sera venu, car on se plaît à croire que portes et serrures sont demeurées à leur place ; on n’aura que la peine de donner un tour de clé et d’entrer. Comme ses sujets, le hey de Tunis a la mémoire et l’espérance tenaces. Il se rappelle le temps où un souverain barbaresque forçait les empereurs et les rois à compter avec lui, la gloire de ses ancêtres lui emplit le cœur et la bouche. Aussi lui a-t-on persuadé facilement que la France, devant laquelle il tremblait, n’était plus à craindre, qu’elle était résignée à tous les dénis de justice et résolue à fuir tous les hasards, qu’on pouvait la traiter cavalièrement, qu’elle buvait les affronts comme de l’eau, que si elle faisait mine de se fâcher, il n’y avait pas à s’inquiéter de ses rodomontades, et que si elle s’avisait de passer des menaces à l’exécution, l’univers tout entier se ferait une fête de prêter main-forte à Mohamed-es-Sadok. On assure que toutes ces belles choses lui ont été dites en italien ; c’est une langue qu’il entend et qu’il parle.

S’il est vrai que le consul d’Italie, M. Maccio, ait eu la main dans les difficultés et les chicanes que le bey nous a suscitées dernièrement, s’il est vrai qu’il l’ait poussé à se mettre en révolte contre l’influence française, nous doutons que ce diplomate remuant ait bien mérité de son pays par ses intrigues. Il ne peut venir à l’esprit de personne de nier que l’Italie n’ait des intérêts en Tunisie. Près de 15,000 de ses nationaux y sont établis, pour la plupart sans esprit de retour. Elle fournit à la régence quelques commerçans et des terrassiers, des plâtriers, des briquetiers, des ouvriers de tout genre, venus de Sicile, de Sardaigne ou des Calabres. Elle lui fournit aussi des comédiens et des chanteurs que l’insuffisance de leurs talens a fait exclure de la Scala ou de San-Carlo, ce que Cicéron appelait des acteurs siffles de premier ordre, ex primo ordine explosorum. L’italien est la. langue courante dans la colonie européenne de Tunis, on s’en sert dans les transactions avec les indigènes, et les Français eux-mêmes doivent rapprendre. Il est incontestable aussi que la marine marchande du jeune royaume joue un rôle dominant dans les eaux tunisiennes ; sur six cent quatre-vingt-trois navires à voile ou à vapeur qui sont entrés dans le port de la Goulette en 1879, plus de cinq cents lui appartenaient. Il n’est pas moins certain que les Italiens ont été attirés en Tunisie par les grands ouvrages que la France y a exécutés et qui leur ont procuré si souvent du travail et du pain. Comme le dit M. Desfossés, ils sont plus intéressés que personne au développement industriel et agricole de la régence ; ils seraient les premiers à en profiter par leur situation privilégiée sur la Méditerranée. Au surplus les avons-nous jamais desservis ? Ont-ils à se plaindre de nos mauvais offices ? Il y a 25,000 Italiens en Algérie ; y ont-ils jamais été molestés ? Quant à demander à la France de s’effacer bénévolement en Tunisie, qui peut y songer ? Est-il permis de ne pas tenir compte « de la quantité de sang, de la quantité d’argent, du grand travail qu’elle a dépensé depuis un demi-siècle pour asseoir sa puissance sur le sol algérien ? » Tous les pays ont des intérêts commerciaux à Tunis, la France seule y a des intérêts politiques. Si elle y laissait prévaloir une influence rivale et hostile, elle risquerait de n’être plus maîtresse chez elle et une des clés de sa maison passerait dans des mains étrangères.

Comme l’a remarqué M. de Tchihatchef, les consuls sont à Tunis « de véritables puissances diplomatiques, » et on les prendrait pour des ambassadeurs, quand on les voit cheminer fièrement dans les rues, précédés de leurs spahis, dont le costume est bien plus élégant que celui des kavas turcs. Quand on a des spahis, on rêve de jouer un rôle, on s’applique à grossir son importance, on a l’humeur inquiète et brouillonne, on se remue, on tracasse, et en fin de compte on attire à son gouvernement des affaires désagréables et fâcheuses. De tels incident se produisent ailleurs qu’à Tunis. Il y a seize ans, M. Salazar y Mazarredo s’était si bien remué au Pérou que l’Espagne se trouva, grâce à lui, engagée dans un méchant imbroglio, d’où elle eut quelque peine à sortir. On assure que le spirituel ministre des affaires étrangères qui fut chargé de démêler cet écheveau avait dit, en semonçant l’activité indiscrète de son agent : « Rien n’est plus dangereux que les hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles. » Il est difficile à un gouvernement de désavouer un agent qui pèche par un excès de zèle ; mais cet acte de courage coûte plus au gouvernement italien qu’à tout autre, car les partis extrêmes sont toujours prêts à l’accuser de trahir les intérêts nationaux par sa faiblesse et sa condescendance pour ses voisins. Il y a bien paru en 1871, alors que des événemens plus tragiques absorbaient l’attention de l’Europe. Le bey de Tunis avait fait des passe-droits à quelques Italiens établis dans ses états. L’affaire n’était pas très grave, le commandeur Pinna s’empressa de l’aggraver, et sans en avoir reçu l’ordre, il amena subitement son pavillon. M. Visconti-Venosta, alors ministre des affaires étrangères, se plaignit que son consul avait outrepassé ses instructions, mais il n’osa pas désapprouver son incartade. Il devait compter avec certains journalistes qui insinuaient que cette aventure était heureuse, qu’il fallait profiter de l’impuissance momentanée de la France pour s’emparer de Tunis. Bientôt le bruit se répandit que la flotte appareillait, qu’une escadre allait partir pour l’Afrique. Le ministre de France, M. Rothan, qui avait accepté la pénible mission de représenter son pays à l’une des heures les plus calamiteuses de son histoire, suppléa par la vivacité de ses démarches et par l’énergie de ses réclamations à l’autorité défaillante de son gouvernement, et il trouva dans son collègue, le ministre d’Angleterre, sir A. Paget, un concours utile pour peser sur les résolutions du cabinet italien. La flotte n’alla pas plus loin que Gaëte, et tout se passa en douceur, au grand déplaisir d’un consul qui s’était promis de brouiller les cartes.

On peut avancer sans blesser les Italiens qu’il y a en Italie comme partout, des esprits de travers, des imaginations romanesques, des hommes peu sensés, qui sont particulièrement absurdes en raisonnant des affaires de Tunis. Les uns sentent couler dans leurs veines le sang des consuls et des césars qui firent la loi au monde, ils sont les héritiers de Rome, de ses exploits et de ses grandeurs ; tout ce qu’elle a pris leur appartient. Comment pourraient-ils souffrir que la France dominât sur une terre où s’élevait cette Carthage que jadis ils ont conquise au péril de leur vie ? Ils étaient avec Scipion l’Africain quand il vainquit Annibal à Zama, ils étaient avec Scipion Émilien quand il s’empara du port Cothôn et que six jours plus tard il planta sur les murs démantelés de Byrsa le drapeau de la maison de Savoie. Cette histoire est toute fraîche, elle s’est passée hier, et il n’est rien arrivé depuis.

D’autres ne vivent pas dans le passé, mais dans l’avenir, qu’ils anticipent avec l’ardeur généreuse d’une âme facile aux illusions. Ils prétendent cueillir les fruits avant que l’arbre soit planté. Ils ont décidé que toute nation qui se respecte doit avoir des colonies, ils en veulent, il leur en faut. Ils oublient que les colonies sont un luxe de peuple riche et un luxe fort coûteux, qui demande des avances énormes de capitaux et de longues années de durs efforts, lesquels ne sont pas toujours rémunérés, lis oublient que s’emparer d’un pays barbare, c’est conquérir le droit de dépenser beaucoup de millions. Ils oublient qu’après cinquante ans, comme on l’a dit, « l’Algérie est encore une colonie passive et qu’elle eût ruiné un pays moins riche et moins laborieux que la France. » L’Italie est-elle déjà en état de s’accorder cette onéreuse satisfaction d’amour-propre ? Ses émigrans, il est vrai, sont nombreux, il y en a 50,000 à Marseille ; mais ce n’est pas l’étroitesse de son territoire, c’est le poids écrasant de l’impôt qui les fait partir. Depuis qu’elle a conquis son indépendance, elle est dans un progrès continuel, ses amis et ses ennemis en conviennent ; mais est-elle au bout de sa tâche ? Quelle mouche la pique et d’où lui vient cette impatience de s’installer en Afrique ? N’a-t-elle pas des soins plus pressans, des emprunts à négocier pour abolir le cours forcé, des terres incultes à défricher, des marais à assainir, des rivières à endiguer, des voies de communication à établir, une Sardaigne à rendre moins insalubre, une Sicile à conquérir sur les brigands et des villes à sauver de la faillite ? « Avant de penser à coloniser la Tunisie, a-t-on dit, l’Italie ferait bien de se coloniser elle-même. » L’autre jour, le directeur d’un de nos asiles de convalescentes a vu se présenter pour être admise parmi ses pensionnaires une écuyère de cirque fort pimpante ; elle avait une robe de soie brochée et portait des pendans de diamans à ses oreilles, mais elle n’avait pas de chemise. Les nations doivent songer avant tout à se procurer des chemises, et la sagesse qui fait le bonheur des peuples n’est pas celle des écuyères de cirque.

Il est enfin des Italiens dont le métier est de se plaindre sans cesse, de compter leurs griefs sur leurs doigts, d’intenter de perpétuels procès à leurs voisins, de revendiquer partout quelque chose. Leurs convoitises sont insatiables, leurs doléances et leurs quérimonies ne finissent pas. Le bonheur d’autrui les navre, tout profit qui vient à leur prochain est du bien qu’on leur dérobe, un tort sérieux qu’on leur fait ; ils crient à la fraude et au dol. Le congrès de Berlin avait échauffé leur bile, leur avait causé des transports d’indignation ; ils ne se consolaient pas d’avoir vu revenir leurs plénipotentiaires les mains vides. « en quoi ! s’écriaient-ils, tout pour les autres et rien pour nous ! » Il semblait que l’Angleterre leur eût pris Chypre, que l’Autriche leur eût pris la Bosnie ; ils se sentaient à la fois humiliés et volés. A vrai dire, chez la plupart d’entre eux, l’habitude de se plaindre à tort et à travers est moins une folie qu’une méthode. Les fous sincères sont plus rares en Italie qu’ailleurs ; ce peuple a l’esprit si délié ! Les éternels plaignant dont nous parions se flattent qu’à force de se représenter comme des victimes, ils finiront par attendrir leurs juges, par attraper quelque lopin. On éconduit souvent les quémandeurs ; de guerre lasse on finît par leur donner.

Heureusement, s’il y a des fous sincères ou rusés en Italie, les gens de bon sens y abondent, et on peut s’en remettre à eux du soin d’empêcher que l’incident tunisien ne brouille deux peuples qui ont besoin l’un de l’autre. — « Nous sommes un jeune royaume, nous disait un député italien, mais nous sommes la plus vieille des nations, car c’est nous qui, à deux reprises, avons civilisé l’Europe. Nous en avons tant vu que nous n’avons plus les entraînemens îrréfléchis de la jeunesse. Nous prenons notre parti de bien des choses, nous nous prêtons aux compromis, nous savons que les affaires humaines ont bien des faces et que le temps est un habile ouvrier. Si parfois nous crions, il ne faut pas s’en inquiéter, nos passions s’évaporent en paroles. L’expérience des siècles a laissé un dépôt dans la conscience de tout Italien ; il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres, elle est moins prompte à s’émouvoir et à se scandaliser, et notre sagesse, un peu sceptique, nous préserve des grands dangers comme des grandes fautes. » — Ce n’est pas sur le souvenir des services rendus que nous comptons pour maintenir la bonne harmonie entre les deux nations, nous faisons plus de fond sur les services qu’elles peuvent encore se rendre. La reconnaissance n’est pas un mot de la langue politique, il vaut mieux s’en rapporter à l’intérêt bien entendu. L’Italie a besoin de l’assistance financière de la France, et, de son côté, la France est politiquement intéressée à ménager dans tout ce qu’elles ont de légitime les susceptibilités de l’Italie. Que les uns se tiennent en garde contre les impatiences de l’humeur, qui gâte tout, et les autres contre les aigreurs d’un amour-propre qui se crée de chimériques chagrins.

Tous les Italiens sensés savent comme nous qu’en pénétrant dans la vallée de la Medjerda et dans les montagneux repaires des Kroumirs, les Français ne se proposent pas de faire une guerre de conquête, qu’ils se mettent simplement en défense. M. de Tchihatchef s’est appliqué à démontrer dans son livre « que la Tunisie est la continuation, le complément naturel de l’Algérie, qu’elle doit un jour lui être rattachée, que c’est une question d’humanité, qu’il importe que cette splendide contrée redevienne le grenier et le jardin de l’Europe, qu’alors seulement la mission providentielle de la France en Afrique sera accomplie. » Toutefois la France se soucie très peu de conquérir la Tunisie, elle n’a pas d’autre but que d’y rétablir son influence, de la mettre à l’abri des fantaisies et des intrigues. Elle l’a bien prouvé en sollicitant Mohamed-es-Sadok de faire cause commune avec elle ; c’était se lier les bras par avance. Il n’a pas entendu raison, il l’a réduite à la nécessité de lui donner une leçon salutaire et de le dégoûter à jamais des conseillers qui le trompent. Elle a le droit d’exiger de lui de sérieuses garanties qui préviennent le retour d’une crise qu’elle n’a pas cherchée, et assurément elle s’en tiendra au nécessaire. Mais nous n’en doutons pas, plus le gouvernement français sera modéré dans ses exigences, plus il sera résolu et énergique dans son action. Un Grec illustre disait jadis à un roi thrace : « Il n’y a de gouvernemens vraiment forts que ceux qui se font croire, parce qu’où les sait résolus à faire tout ce qu’ils disent. Quand ils demandent, leurs prières sont plus persuasives que la violence des autres ; quand ils se fâchent, on redoute plus leurs menaces que les coups des autres ; quand ils promettent, leur parole a plus de poids que l’argent comptant des autres. » La France avait fait autrefois un usage indiscret de sa parole, elle en a porté la peine, on ne prenait plus au sérieux ses demandes, ses menaces et ses promesses. Elle se doit à elle-même de recouvrer tout son crédit à Tunis et ailleurs. Rien n’est plus propre à conjurer les ; complications que la fermeté de la main, mise au service d’une politique modérée.


G. VALBERT.

  1. Espagne, Algérie et Tunisie, lettres à Michel Chevalier par P. de Tchihatchef, correspondant de l’Institut de France ; Paris, 1880.
  2. La Question tunisienne et l’Afrique septentrionale, par Edmond Desfossés ; Paris, Challemel aîné.
  3. La Régence de Tunis au XIXe siècle, par A. de Flaux ; Paris, Challamel aîné.
  4. Tunis, par G. Des Godins de Souhesmes ; Paris 1880 ; Challamel aîné. — La Régence de Tunis, par A. de Flaux, pages 184 et 185.