La Guadeloupe préhistorique

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LA GUADELOUPE PRÉHISTORIQUE
Par M. le Marquis DE NADAILLAC


Il est une certaine école plus nombreuse qu’on ne le pense, pour qui les temps préhistoriques sont une invention moderne. Selon ses adeptes, jamais les hommes n’ont été les contemporains des grands mammifères disparus ; ils n’ont point été réduits pour toute arme ou pour tout outil à quelques misérables cailloux à peine épointés, aux branches arrachées à l’arbre voisin. En vain les découvertes se multiplient-elles dans toutes les régions du globe, les dénégations persistent et jamais le proverbe si connu : Il n’est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, n’a été mieux justifié. Sans avoir l’espérance de convaincre ces sourds volontaires, nous ne nous lasserons pas d’appeler l’attention sur les découvertes que chaque jour apporte et cela dans tous les pays du monde. Aussi bien, je ne sais pas dans la longue histoire de l’humanité de fait plus remarquable que cette similitude constante du génie de l’homme à travers le temps et à travers l’espace, similitude dont ne peuvent s’empêcher d’être frappés les observateurs même les plus superficiels. Que l’on prenne les silex taillés ou simplement éclatés provenant de la France ou de l’Espagne, de l’Algérie ou du Cap, de la Plata ou de la Californie, qu’on les mêle au hasard, je défie à l’œil le plus exercé de classer chacun d’eux selon sa provenance. Il en est de même des outils ou des armes néolithiques, des poteries plus ou moins primitives ; partout, nous voyons le même travail, partout nous reconnaissons les mêmes formes, les mêmes procédés de fabrication. Sans doute des causes durables ou des causes accidentelles ont retardé ou avancé dans chaque région le développement de notre race ; l’influence du climat, la puissance de la végétation, le voisinage de la mer, la présence à la surface du sol de silex ou de roches métamorphiques susceptibles d’un poli plus ou moins brillant, l’absence de terre à poterie, d’autres causes matérielles ont joué un rôle plus ou moins considérable ; mais comme résultat final toujours et partout les mêmes besoins ont enfanté les mêmes moyens de les satisfaire.

Ces réflexions nous sont suggérées par la belle collection recueillie par M. Guesde dans les Antilles et plus spécialement à la Guadeloupe[1] De nombreuses photographies, d’excellentes aquarelles offertes au Musée du Trocadéro, permettent à ceux qui ne l’ont pas vue, de se rendre un compte assez exact non seulement de l’importance de la collection, mais aussi, ce qui est plus intéressant, du passé de ces populations encore si peu connues.

Les Antilles dans les temps précolombiens étaient peuplées par deux races distinctes[2]. Les habitants des grandes Antilles et ceux des îles Lucaye ou Bahama étaient d’un caractère timide et pacifique ; en moins de dix ans, ils furent à peu près exterminés par les Espagnols. Les petites Antilles au contraire étaient habitées par les Caraïbes ou Caribes[3] qui s’étaient rendus singulièrement redoutables à leurs voisins par leur humeur guerrière et leur férocité. Selon les relations du temps, ils étaient anthropophages ; mais il ne faut pas oublier que c’est là une accusation lancée par des vainqueurs qui avaient à faire excuser leur propre cruauté. On les dépeint comme une belle et forte race, à la haute stature, à la face longue, aux yeux légèrement obliques, au nez busqué, à la peau d’un brun rougeâtre. Christophe Colomb[4] dit qu’ils avaient le front haut, la tête bien placée. Ils portaient les cheveux longs, tombant durs et raides sur leurs épaules[5]. Nous ne savons que bien peu de choses sur leur origine. Ils ont complètement disparu devant les Européens ; leurs derniers survivants à l’île Saint-Vincent, déjà dégénérées par le mélange de plus en plus commun du sang nègre, ont été déportés en masse par les Anglais sur la côte des Mosquitos en 1798. À côté de ces déportés involontaires, on retrouve encore aujourd’hui, au dire des voyageurs, des descendants de cette race remarquable dans le Nicaragua, dans les Guyanes, sur plusieurs points du bassin de l’Orénoque. Ils sont connus sous des noms différents, qui étaient sans doute ceux de leurs tribus primitives, les Galinis de la Guyane, les Calinas du Haut Orénoque par exemple[6].

Fig. 1. – 1/3 Gr.
Objet en marbre blanc veiné de bleu, trouvé à Sainte-Anne (Guadeloupe).

C’est sans doute aux ancêtres de ces Caraïbes que l’on doit les reliques qui ont été très remarquées à l’Exposition internationale de 1867 et qui sont devenues le point de départ de la collection de M. Guesde[7]. Les pièces qui forment cette collection ont été trouvées dans les Grandes et dans les Petites Antilles. Si elles proviennent pour la plupart de la Guadeloupe, il en est qui ont été recueillies à la Dominique[8], à la Martinique, à Sainte-Lucie, à Porto-Rico, à Saint-Domingue. Partout les types sont semblables, et la seule remarque à faire, c’est que les haches, très nombreuses dans les petites Antilles, le sont beaucoup moins dans les grandes. À la Guadeloupe notamment, les haches et les couteaux se rencontraient jadis fréquemment ; les recherches multipliées les ont rendus plus rares. Les roches métamorphiques très abondantes dans l’île ont fourni la matière d’où ces armes et ces outils ont été tirés. Récemment M. Guesde a déterré, dans un champ resté en friche depuis soixante ou quatre-vingts ans, des couteaux en silex. Ce fait irait à l’encontre de l’opinion générale sur la non-existence du silex dans les Antilles ; mais rien ne prouve que ces silex ne viennent pas des régions voisines. Il est certain que l’on trouve fréquemment dans ces îles des objets en jade, en jadéite, en marbre (fig. 1), évidemment de provenance étrangère, car aucun gisement n’est connu dans les Antilles. Il faut donc, dès ces temps reculés, admettre des rapports de commerce et d’échange non seulement entre les îles des divers groupes, mais encore entre celles-ci et le continent voisin.

Fig. 2. – 1/2 Gr.
Hache en roche noire. Cette hache se rencontre fréquemment dans les Antilles.

Le travail de ces armes ou de ces outils est en général très remarquable ; c’est au moyen du frottement contre d’autres pierres que l’on parvenait à les façonner. La découverte de plusieurs petits polissoirs dont l’usure atteste le long service ne peut laisser de doutes à cet égard.

On recueille à la Guadeloupe à toutes les altitudes, sur les côtes comme dans l’intérieur des terres, des objets fabriqués par l’homme. Les uns sont extrêmement petits, on les croirait destinés à une race de nains ; d’autres au contraire sont d’une grande dimension et n’ont pu servir qu’à des hommes d’une force exceptionnelle. Quelques-uns par la grossièreté du travail semblent indiquer une industrie naissante, d’autres sont comparables aux plus belles haches danoises et sont polies avec un art que l’on ne saurait surpasser ; il est certain qu’il a fallu à l’homme un long temps et de nombreux tâtonnements pour arriver à une semblable perfection. Les haches présentent toutes les formes imaginables : elles sont tantôt longues et étroites (fig. 2), tantôt larges et plates (fig. 3). Quelques-unes, d’une extrême petitesse, n’ont pu servir que de jouet ou d’ornement ; d’autres sont très lourdes et M. Guesde en mentionne du poids de 4750 et de 4775 grammes. Le tranchant est souvent très fin, et nombre d’entre elles n’ont jamais dû servir ; d’autres fois, il est complètement émoussé. Ces haches sont rarement percées (fig. 4) ; elles sont en général munies d’une tête quelquefois ronde, quelquefois plate, séparée du tranchant par une gorge ou une cannelure plus ou moins profonde, plus ou moins régulière (fig. 5 et 6). Cette gorge permettait d’assujettir plus facilement l’arme à un manche au moyen d’une cordelette tirée soit du cotonnier, soit des graminées qui poussent en abondance dans ces îles. La gorge est généralement rapprochée de la tête ; on en voit cependant où elle est placée vers le milieu, permettant ainsi de frapper des deux côtés (fig. 7). Les celts sont bien plus rares à la Guadeloupe que les haches ; ils sont généralement en serpentine, en jade, en jadéite ; on en voit aussi provenant d’une coquille, le Strombus gigas, très commun dans la mer des Antilles, et à qui la fossilisation donne la dureté et le poli de l’ivoire. On rapporte que les Caraïbes faisaient une profonde incision dans une branche d’arbre en pleine sève et y plantaient la pierre qu’ils venaient de tailler ; ils obtenaient ainsi avec le temps une arme indestructible. Mais ce procédé était fort long et ne pouvait toujours être employé. Les celts devaient donc être attachés comme les haches à des manches en bois, au moyen de filaments végétaux. C’est le mode employé aujourd’hui encore par les Canaques et par d’autres sauvages peu familiarisés avec l’emploi des métaux.

Mentionnons aussi les casse-têtes, simples pierres de forme ronde, presque toujours très lourdes, percées d’un trou central où s’adaptait le manche ; maniés avec force, ils devenaient une arme des plus redoutables. On en a recueilli qui ne sont ni percés, ni disposés en aucune façon pour recevoir un manche ; le guerrier ne pouvait s’en servir qu’en les tenant à la main dans un combat corps à corps. Leur forme dans ce cas était choisie de manière à les saisir avec plus de facilité. On peut encore citer parmi les outils, qu’il est souvent presque impossible de distinguer des armes, des poinçons toujours assez rares et des ciseaux que l’on rencontre au contraire en grand nombre. Leur tranchant est très affilé et quelques-uns sont polis avec autant de soin que les celts ou les haches.

Les Caraïbes employaient des pierres plates creusées au milieu et des pilons ou des broyeurs de pierre (fig. 8) pour écraser les grains qui servaient à leur nourriture. Les pilons rappellent par leur forme ceux que l’on recueille en si grand nombre en Californie et sur toutes les côtes occidentales de l’Amérique du Nord.

Fig. 8. – 1/4 Gr.
Pierre à broyer ou à concasser.

Un des mortiers trouvés à Puerto-Rico imite une chauve-souris ; ceux qui ont étudié la poterie mexicaine ou péruvienne se rappelleront les formes végétales ou animales données par les potiers aux vases qu’ils façonnaient. Mais dans les Antilles, l’argile faisant défaut, il fallait utiliser la pierre et en tirer au prix d’un travail long et minutieux les vases indispensables. La collection Guesde renferme deux plats : dans l’un, la surface interne seule est travaillée ; dans l’autre, de forme ovale irrégulière, les deux surfaces sont également polies.

C’était aussi la pierre qui servait à ces hommes pour la pêche, un de leurs principaux moyens de subsistance. On a trouvé un harpon malheureusement brisé et des hameçons de diverses formes que l’on suspendait à des fils de coton pour les lancer dans l’eau.

Les Caraïbes savaient aussi utiliser le bois. L’ouvrier choisissait avec intelligence le bois qui offrait le plus de résistance pour en fabriquer les objets dont il avait besoin. Nous citerons des vases d’une exécution assez grossière, une petite tasse que l’on ne saurait mieux comparer qu’à une de nos cuillers à potage dont on aurait brisé le manche, une petite tortue enfin très bien imitée qui a été trouvée dans l’île Saint-Vincent et dont il est difficile de dire la véritable destination.

Comme toutes les races sauvages, les premiers habitants de la Guadeloupe affectionnaient singulièrement les ornements.

Fig. 9. – G. N.

Leurs formes en sont souvent fort originales ; nous citerons notamment les lourds disques ou boutons qu’ils portaient aux oreilles (fig. 9). Telle était aussi la coutume des Mexicains et des Péruviens, coutume qui persista longtemps après l’arrivée des Conquistadores. Il y a là un point de ressemblance de plus entre les insulaires et les habitants du continent. De nombreuses petites haches ou celts percés d’un trou de suspension dont le diamètre dépassait à peine 1 pouce, devaient être à la fois des ornements et des amulettes. De tout temps, la hache, sans doute, comme emblème de la force, a été entourée d’un respect superstitieux. M. de Baye l’a trouvée sculptée sur les cavernes de la Marne qui remontent à l’époque néolithique. Sir A. Layard cite sur un des bas-reliefs du palais de Nemrod un dieu portant une hache. M. de Longperier a publié la description d’un cylindre chaldéen ; un prêtre était figuré présentant une offrande à une hache posée sur un trône. Dans le système hiéroglyphique des Égyptiens, le mot Nouter (dieu) est traduit par un signe que l’on peut croire une hache. La hache d’Odin est sculptée sur les rochers de Kivrik et sur les mégalithes de la Bretagne, et les Romains la gravaient sur leurs sépultures comme un signe protecteur. N’est-il pas intéressant de retrouver la même superstition chez des hommes séparés de nos régions par des milliers de lieues et par des mers orageuses !

Fig. 10.
Idole en terre cuite.

On classe aussi parmi les amulettes de nombreux petits croissants en bois percés comme les haches et qui ne pouvaient guère servir à un autre usage. Un objet plus curieux encore est un maboya (l’esprit du mal) taillé dans un petit bloc de carbonate de chaux cristallisé. Les jambes et les bras sont croisés ; l’organe viril, de dimensions considérables, est représenté en état d’érection ; les épaules sont percées de trous de suspension. Cette idole pouvait donc être portée par celui qu’elle devait protéger.

Comme tout ce qui a trait aux croyances de l’homme, les idoles donnent lieu à une étude intéressante. Il en a été recueilli plusieurs en pierre et en bois, tant à la Guadeloupe que dans les autres Antilles. Une des premières en roche volcanique de couleur brune, de près de 1 mètre de hauteur, représente un homme étendu sur le dos ; les bras repliés sur la poitrine sont d’une longueur exagérée, les yeux et la bouche sont archaïques, la tête est couverte d’une calotte, les oreilles sont distendues par de lourds ornements, les organes sexuels sont très proéminents. Bien que l’exécution soit très grossière, cette figure, à raison de ses dimensions, a dû être pour l’ouvrier l’objet d’un long et difficile travail[9].

Fig. 11. – 1/10 gr.
Figure humaine sculptée sur un seul morceau de bois.

Une idole trouvée à Matouba montre accolées une figure humaine et une figure d’apparence simienne (fig. 10). Aurions-nous là un argument en faveur de notre ancêtre commun, et Darwin aurait-il eu des précurseurs chez d’humbles sauvages ? Cette idole est en terre cuite, d’importation probablement étrangère, car nous avons vu que la poterie était inconnue des Caraïbes. Son exécution grossière rappelle les grandes figures de pierre qui ont été trouvées sur plusieurs points de l’Amérique centrale.

Fig. 12. – 1/10 gr.
Figures en bois.

Il faut sans doute aussi classer parmi les idoles les singulières figures en bois que nous reproduisons. Une d’elles (fig. 11), d’une hauteur de 1m,08 est remarquable par les grands disques fixés dans ses oreilles et par les bandelettes ou bracelets qui serrent la partie supérieure du bras. Une autre pièce haute de 0m,78 (fig. 12) représente deux hommes assis sous un dais ou un parasol. Le dos du siège est couvert d’ornements, cercles concentriques ou spirales. Les hommes portent des bonnets brodés qui rappellent singulièrement ceux des Indiens qui habitaient le grand bassin central des États-Unis. Des bandes de coton serrent fortement les jambes à la naissance du mollet. Irving[10] rapporte que le 10 novembre 1493, Colomb eut à combattre les indigènes de l’île Santa-Cruz. Ceux-ci furent défaits et se retirèrent laissant plusieurs des leurs sur le terrain. Leurs cheveux, raconte le grand navigateur, étaient longs et durs, leurs yeux peints, ce qui ajoutait à la férocité de leurs physionomies, et leurs bras et leurs jambes fortement comprimés par des bandelettes de coton[11], étaient démesurément enflées. Les figures que nous donnons reproduisent cette dernière disposition ; elles ne seraient donc pas antérieures de beaucoup à la venue des Espagnols, ou ce qui est encore possible, la mode de serrer les bras et les jambes par des bandelettes aurait duré de longs temps[12].

Dès les époques les plus reculées, l’homme n’avait pas craint de se lancer sur les rivières, puis sur les flots autrement redoutables de la mer.

Illi robur et æs triplex
Circa pectus erat qui fragilem truci
Commisit pelago ratem
Primus…[13]

Le poète latin a raison, on doit être plein d’admiration pour les hommes qui les premiers ont osé affronter les vents et la tempête, qui ont su allier à l’intelligence qui crée, le courage qui entreprend et la force qui exécute. Les plus anciens bateaux furent de gros troncs d’arbres grossièrement équarris probablement à l’aide du feu, puis creusés avec les misérables silex que nous foulons aux pieds. Ils étaient dirigés au moyen de longues perches, plus tard avec des bois plats qui battaient plus facilement l’eau ; plus tard encore, on croit reconnaître les traces d’un gouvernail et d’une nature qui prouverait l’usage d’une voile. Ces frêles embarcations tenaient la pleine mer ; on trouve dans les plus anciens kjökkenmöddings de la Scandinavie des fragments osseux de la morue, du hareng, du carrelet, qui vivent toujours au large. On recueille dans les îles de la Grèce, en Sardaigne, en Corse, dans l’île d’Elbe, des silex apportés de loin. Les nombreux habitants qui dès les temps les plus reculés peuplaient ces îles et taillaient ces silex n’avaient pu y aborder que par mer. La navigation leur était donc connue.

La découverte sur des points bien différents de barques enfouies depuis des siècles apporterait, s’il en était besoin, une preuve plus péremptoire encore. Le musée de Copenhague possède trois de ces barques ; la plus ancienne est un demi-tronc d’arbre de 2 mètres seulement de longueur, excavé en forme d’auge et coupé droit à ses deux extrémités. Le Dr  Gross cite un canot creusé dans un chêne et retiré du lac de Bienne ; l’arrière est carré, l’avant armé d’un prolongement qui devait former une sorte d’éperon. Sa longueur est de 9m,55 ; sur les parois, on avait pris soin de ménager des petites coches arrondies pour appuyer les rames. Plus récemment des fouilles ont mis au jour en Suisse un autre canot à 4.000 pieds au-dessus du niveau de la mer, à 3.000 pieds au-dessus de la vallée du Rhône, sans qu’aucune conjecture puisse expliquer comment il a été porté à une semblable hauteur. M. Schaafhausen signalait au congrès préhistorique de Stockholm une barque provenant de l’ancien lit du Rhin auprès de Bonn, à une lieue environ du lit actuel du fleuve. Cette barque, d’une forme et d’une construction bien primitives, était simplement excavée dans un tronc de chêne. En 1862, on retirait du Rhône, à Cordon (Ain), une pirogue enfouie dans une épaisse couche de vase. Sa longueur est de 11m,80, sa largeur de 0m,94, sa hauteur de 0m,64. Le bois est noir, les couches superficielles sont entièrement décomposées ; mais les parties centrales sont restées intactes et encore très résistantes. Les trous percés dans le bordage paraissent uniformément répartis. Ils ont dû servir à fixer les rames et les rameurs assis au fond de la pirogue pouvaient les manier avec facilité. Les îles Britanniques, déjà peuplées probablement avant leur séparation finale du continent, n’avaient pu depuis ce moment recevoir de nouveaux habitants que par mer. Aussi des découvertes que chaque jour multiplie en Angleterre, en Écosse, en Irlande, prouvent l’existence de la navigation dès l’âge de pierre. Pour ne citer que ce seul exemple, on signalait, il y a quelques mois, à Brigg (Lincolnshire), à quelques mètres de la rivière Ancholme qui se jette dans le Humber, une barque creusée dans un chêne et mesurant 15 mètres de longueur, sur 1m,50 de largeur et 1m,20 de hauteur. La proue est arrondie et la poupe taillée en chanfrein. On ne remarque aucune trace de mâture, ni aucune disposition pour appuyer des rames.

Nous nous sommes étendus à dessein sur ces faits ; il est curieux de les rapprocher de ceux absolument analogues qui se passaient probablement aux mêmes époques dans les îles de la mer des Antilles. Là aussi les insulaires avaient éprouvé le désir de communiquer avec les îles voisines, avec le continent où leurs plus anciennes traditions plaçaient le berceau de leur race. Ces hommes avaient abattu les plus grands arbres ; ils les avaient lentement creusés à l’aide des outils primitifs, semblables à ceux de leurs contemporains du vieux monde. Ils avaient lancé ces troncs informes sur la mer, un jour où les flots étaient calmes ; ils les avaient guidés comme ils avaient pu, certainement à l’aide des moyens les plus rudimentaires. Peu à peu, le progrès s’était fait, et les Caraïbes au moment de leurs premiers rapports avec les Européens possédaient deux sortes de barques creusées les unes et les autres dans un arbre, les canonia mesurant 40 et 50 pieds de longueur sur 7 à 8 de largeur et les coulialas dont les dimensions étaient bien plus faibles. Le musée national de Washington possède deux de ces barques provenant des Antilles et remontant l’une et l’autre à une haute antiquité ; toutes les deux sont grossièrement excavées dans le tronc d’un Thuya gigantea. La première n’a pas moins de 60 pieds de longueur, l’autre n’atteint guère plus de 12 pieds.

Un des traits les plus saillants des anciennes populations américaines sont les peintures, les sculptures, les gravures qui se rencontrent en si grand nombre dans les deux Amériques, sur les rochers, sur les boulders, partout où une surface plane se présentait à l’artiste. On trouve ces pictographies (tel est le nom qui leur a été donné), dans les immenses solitudes du Nouveau-Mexique, du Colorado, de l’Arizona, comme dans le Guatemala et le Nicaragua, sur les hauts sommets des Cordillères de la Bolivie comme dans les plaines de la Guyane, au Brésil comme dans les vastes territoires de la République Argentine. Tantôt ce sont des hommes, des animaux, des scènes complètes de guerre ou de migrations, tantôt de véritables inscriptions dont le sens nous échappe et nous échappera peut-être toujours. D’autres fois, ce sont des cupules, des cercles, des spirales, des dessins informes inspirés par le seul caprice de l’artiste. Souvent ces pictographies sont placées à des hauteurs inaccessibles, au sommet de précipices dangereux, et le voyageur se demande avec anxiété comment des hommes ont pu arriver jusque-là, comment ils ont pu travailler dans une semblable position ?

Fig. 13.
Rocher trouvé à la Guadeloupe.

Ces mêmes pictographies se rencontrent dans toutes les Antilles ; à la Guadeloupe notamment, on voit des rochers chargés de figures ou de dessins sur les bords de la mer et dans l’intérieur des terres. Souvent ces dessins sont à des altitudes variant de 200 à 900 mètres, d’autres fois quand les eaux sont basses, les fouilles les font sortir du lit même des rivières. Ces sculptures se rencontrent surtout à Saint-Vincent, le dernier refuge des Caraïbes si longtemps les maîtres des petites Antilles. Nous reproduisons une de ces pictographies (fig. 13), sculptée sur un bloc erratique du poids de plusieurs tonnes. Il vient de la Guadeloupe, et tout autour il a été relevé de nombreuses gravures sur roche. Aucune ne semble présenter de signification probable, dans tous les cas aucune signification que nous puissions interpréter.

Notre tâche est terminée ; l’homme de la Guadeloupe appartient à un des nombreux rameaux de la race américaine. Son peuple a été puissant et conquérant ; sa domination s’est étendue sur plusieurs des petites Antilles, peut-être même sur quelques parties du continent de l’Amérique du Nord. Puis les blancs sont arrivés ; la race inférieure a dû céder la place à une race supérieure. C’est par l’élimination des faibles que le progrès s’affirme. Telle est la loi de l’humanité, elle est écrite en lettres de sang dans la vieille histoire de nos pères ; nos descendants auront sans doute un jour à la lire dans notre propre histoire.

Fig. 14. – 1/2 g. n.
Char votif en bronze de Cortona.

  1. Otis T. Mason, The Guesde Collection of Antiquities in Pointe à Pitre, Washington, 1885. M. Otis Mason est un des plus savants anthropologistes américains. Ses travaux méritent toujours une mention spéciale. Voy. aussi un article sur la collection de M. G. Latimer de Porto Rico (Smithsonian Annual Report, 1876).
  2. On sait que Christophe Colomb débarqua aux Antilles le 12 octobre 1492. Selon les connaissances cosmographiques du temps, il crut être arrivé aux Indes. De là le nom de West Indies, sous lequel ces îles sont désignées aujourd’hui encore par les Anglais.
  3. D’où le nom de Caribbean Sea donné par les Anglais à la mer des Antilles.
  4. Vida del Almirante, cap. lxxxix.
  5. Rien ne prouve que la déformation artificielle du crâne si fréquente au nord et au sud de l’Amérique fût usitée chez les Caraïbes. Un crâne du Musée de Charleston venant de la Guadeloupe et dont l’authenticité paraît incontestable ne porte aucune trace de déformation. Il en est de même, si je ne me trompe, des crânes provenant des petites Antilles qui se trouvent au Muséum. Ajoutons que les premiers historiens de la conquête, Colomb lui-même, Améric Vespuce, Bernal Diaz, Las Casas, Pierre Martyr, ne font aucune mention de cette coutume. Oviedo (Hist. general y natural de Indias, l. II, cap. v ; l. XXII. cap. iii), qui écrivait en 1535, dit qu’à Saint-Domingue, au moment de la naissance, on exerçait une forte pression sur le front et l’occiput des enfants. Gomara (Hist. de las Indias, p. 172, 206 ; Madrid, 1852), répète ce même fait, mais comme Oviedo, il parle de Saint-Domingue qui n’était pas habité par les Caraïbes.
  6. Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales ; d’Orbigny, l’Homme américain.
  7. Ces pièces appartenaient au père de M. Guesde.
  8. On sait que ce nom fut donné à l’île par Christophe Colomb, parce qu’elle avait été découverte un dimanche.
  9. Smithsonian Report, 1876, p. 376.
  10. Life of Columbus, t. I, p. 333.
  11. Chanca (Lettre au Municipe de Séville, janv. 1494) dit que les femmes portaient des bandelettes de coton fortement serrées au-dessus et au-dessous du mollet.
  12. Peut-être convient-il de mentionner une pièce unique de la collection Guesde. C’est un petit temple en pierre, véritable amulette de 0m,18 de hauteur. On arrive à l’autel par une série de marches ou gradins. Il y a là comme une réminiscence des teocallis du Mexique, et le fait a une certaine importance à raison des rapports qu’il établirait entre les Caraïbes et les Aztecs ou mêmes les Toltecs ; mais une seule découverte, ajouterons-nous, ne saurait apporter une preuve suffisante.
  13. Horace, Odes, lib. I, ode m.