La Guerre civile aux États-Unis

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La Guerre civile aux États-Unis
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 872-897).
LA
GUERRE CIVILE
AUX ETATS-UNIS
— 1861-1863 —

LE GOUVERNEMENT FEDERAL, LES ARMEES ET LES PARTIS.

La guerre civile des États-Unis comptera un jour dans l’histoire comme un des plus grands événemens du XIXe siècle; ce n’est pas en effet seulement une guerre, c’est aussi une révolution. Les principes qu’elle met aux prises, les sacrifices qu’elle impose à une des plus puissantes nations du monde, l’étendue des territoires où elle se développe, les problèmes qu’elle a soulevés et qu’elle est tenue de résoudre, tout l’élève au-dessus de tant de misérables conflits où s’usent des ambitions mesquines et des intérêts surannés. Comment se fait-il pourtant que l’Europe n’ait longtemps prêté et ne prête peut-être encore aujourd’hui à de tels événemens qu’une attention dédaigneuse ou hostile? Nous nous flattons quelquefois que les idées libérales font du progrès dans le monde; mais c’est un triste symptôme que l’indifférence ou l’hostilité en face d’une crise où se débat l’avenir d’une nation que de grands esprits aimaient à nous montrer comme plus fidèle qu’aucune autre aux doctrines du vrai libéralisme.

Le temps n’est plus, dira-t-on, où les mots de liberté, d’égalité, faisaient battre les cœurs avec violence et entraînaient les hommes, où, dans notre pays, l’opinion, encore animée par le souffle puissant de la philosophie et de la révolution, saluait avec une généreuse sympathie toutes les nobles causes, où, en Angleterre, la grande école des whigs soutenait une lutte glorieuse pour la justice, et ouvrait la citadelle de l’orgueil britannique aux idées de tolérance et de fraternité. Notre temps est froid, calme et mesuré; mais à quoi lui servirait d’avoir perdu la passion, s’il n’avait acquis l’expérience, la sagacité, la prévoyance ? Serions-nous séniles sans être habiles ? Le vieux monde est-il devenu incapable de juger? L’expérience a répondu à ceux qui déclaraient l’œuvre de la démocratie américaine ruinée sans remède; mais les événemens, on doit l’avouer, n’ont guère moins déconcerté les amis que les ennemis des États-Unis. La plupart des adhérens à la cause fédérale ont, depuis le début de la guerre, borné leurs espérances à voir les états du nord rattacher à l’Union les états frontières et la grande vallée du Mississipi. Ils s’étaient résignés à laisser isolés, dans une sorte d’indépendance farouche, les états du golfe, espérant que l’esclavage y périrait par degrés sous la pression d’une civilisation remuante qui de toutes parts eût entouré cette faible et éphémère confédération. Ces vues ont été exposées avec une grande éloquence par l’auteur d’un livre remarquable sur l’esclavage, M. le professeur Cairnes de Dublin, l’un des rares esprits qui soient restés fidèles en Angleterre à la cause des États-Unis pendant les redoutables épreuves qu’elle a récemment traversées. La réalité dépasse aujourd’hui de beaucoup l’attente de M. Cairnes. Et que faut-il conclure de cette marche des événemens qui trompe aussi bien les calculs des partisans dévoués, mais timorés de l’Union que les espérances de ses ennemis? C’est qu’on s’est trop habitué à considérer la guerre des États-Unis comme une guerre ordinaire, où un retour de fortune peut à tout moment ramener la victoire dans le camp qu’elle avait déserté. Les guerres civiles agitent la société politique jusque dans ses profondeurs : quoi qu’en ait dit lord Russell, si le sud combat pour l’indépendance, le nord ne combat pas pour l’empire, en ce sens qu’il ne lutte pas pour des provinces, des frontières, des positions militaires; il combat pour les principes qui en moins d’un siècle ont fait une nation de l’autre côté de l’Atlantique et l’ont portée à un degré de prospérité inoui; il combat pour ses lois, pour sa constitution, et, on peut le dire sans exagération, pour son existence même, car le gouvernement démocratique devient impossible quand les minorités n’acceptent plus la volonté des majorités, et quand celles-ci ne peuvent plus faire respecter leur souveraineté.

Pour dresser ce qu’on pourrait nommer le bilan de la guerre civile, il ne suffit donc pas d’exposer les résultats militaires obtenus pendant les deux dernières années; il faut montrer encore quels sont les résultats politiques de la lutte, et faire voir comment les institutions démocratiques ont subi l’épreuve terrible à laquelle la guerre les a soumises. Je ne voudrais pas m’arrêter trop longtemps sur le premier point; quelques épisodes très importans des campagnes de 1862 ont été racontés dans la Revue même avec une autorité et un talent qui font de ces récits de véritables pages d’histoire[1]. Il convient d’examiner plus longuement quelles sont les conséquences de la lutte dont nous sommes les témoins; ce n’est pas dans le talent des généraux, dans le courage des soldats, dans l’audace de la marine, que je vois le plus de garanties pour le triomphe définitif de l’Union, c’est dans l’esprit politique du peuple américain, dans les vertus de cette constitution qui, faite pour la paix, s’est trouvée bonne pour la guerre, dans les mœurs de cette démocratie jalouse de ses libertés, mais toute prête à armer le pouvoir exécutif, aux jours du danger, d’une autorité presque irrésistible, dans le patriotisme de ces hommes d’état qui, se considérant comme les simples serviteurs de la nation, ne regardent leur pouvoir que comme un pouvoir d’emprunt. Les qualités mêmes qu’a déployées la confédération, à quelle école les a-t-elle apprises? Où se sont formés ses hommes d’état et ses généraux? Quand l’esclavage sera détruit, nul intérêt ne séparera plus les combattans, et qui peut douter aujourd’hui que l’esclavage ne soit déjà frappé à mort? Au début de la guerre civile, nous avons essayé de démontrer que cette institution fatale en était la seule cause, que l’on ne pouvait en chercher une autre dans la prétendue opposition des intérêts commerciaux, dans des questions de tarifs, dans le conflit des nationalités hostiles. A mesure que les événemens se sont développés, une inflexible logique a montré mieux que tous les raisonnemens quel était le véritable caractère de la guerre[2]. Aujourd’hui c’est à résumer les événemens, ou, mieux encore, à en préciser les résultats qu’il faut surtout s’appliquer.


I

Au commencement de l’année 1861, l’Arkansas, la Louisiane, le Texas, le Tennessee, le Mississipi, l’Alabama, la Floride, la Géorgie et les deux Carolines avaient rompu le lien qui les attachait à l’Union. La Virginie se laissait peu après entraîner dans la nouvelle confédération; toute la portion de cet état qui se trouve à l’est de la grande chaîne alléghanienne, et qui depuis a été le théâtre de tant de combats, embrassait avec ardeur la cause de la sécession, et les populations seules de la région orientale et montagneuse demeuraient fidèles au gouvernement fédéral. Le Missouri, le Maryland et le Kansas étaient hésitans; ces états prétendaient maintenir une neutralité impossible entre les deux partis, mais en fait ils ne demandaient guère qu’à suivre la fortune du plus fort. Dès l’origine du conflit, la nouvelle confédération réussit donc à détacher dix états des trente-quatre qui formaient l’Union : elle pouvait compter d’ailleurs sur de nombreux alliés répandus dans les états frontières. Si l’on jette un regard sur une carte d’Amérique, on verra qu’à cette époque la limite entre la région restée fidèle à l’Union et le domaine de la sécession était marquée en traits généraux par les cours du Potomac et de l’Ohio, et, de l’autre côté du Mississipi, par celui de l’Arkansas. Cette ligne, qui traverse le continent dans la direction générale de l’est à l’ouest, depuis l’Océan-Atlantique jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, séparait assez exactement les provinces où les fédéraux restaient les maîtres et celles que prétendait leur disputer la nouvelle confédération. Au sud de cette ligne, il n’y avait pas un point où l’autorité de M. Jefferson Davis ne trouvât plus d’adhérens que celle de M. Lincoln, et au nord même de la limite que j’ai indiquée les canons fédéraux retenaient seuls le Maryland dans une impatiente soumission.

Si les états du nord n’avaient opposé aucune résistance à la sécession et en avaient accepté le principe, ou si les armes confédérées se fussent trouvées assez fortes pour conserver la limite du Potomac et de l’Ohio, la confédération du sud fût sans doute devenue un jour la puissance prédominante du nouveau continent. Son territoire eût été plus vaste que celui des anciens États-Unis, la possession des grands fleuves eût rendu les états de l’ouest tributaires de la nouvelle puissance, ou les eût obligés à lier leur fortune à la sienne. La Californie et les états du Pacifique eussent sans doute cherché à se rendre indépendans ; de l’ancienne Union, il ne serait resté bientôt que les états groupés autour du noyau résistant de la Nouvelle-Angleterre. Le monde aurait vu avec effroi se fonder une sorte d’empire noir, proclamant pour la première fois la légitimité, la sainteté de l’esclavage, et appuyant sa redoutable puissance sur une oppression dont l’histoire n’a pas encore montré d’exemple.

Franchissons une année, et nous voyons déjà l’Union redevenue maîtresse de quelques points sur la côte des états confédérés, un corps d’armée établi à Port-Royal dans la Caroline du nord, le drapeau fédéral flottant de nouveau sur la Nouvelle-Orléans; si les armes de l’Union n’ont pas été heureuses dans la Virginie orientale, en revanche toute la Virginie occidentale s’est ralliée à la cause du nord : les confédérés ont été chassés du Kentucky; la prise des forts de la rivière Tennessee et la bataille de Pittsburg-Landing ont ouvert le Tennessee à l’armée de Grant. La fidélité des états frontières est désormais assurée.

Après la malheureuse campagne de la péninsule virginienne, les confédérés, enhardis par leur succès, prennent le parti d’envahir sur trois points les provinces fédérales. Ils menacent à la fois le Maryland, le Kentucky, le Tennessee occidental. La bataille d’Antietam les rejette au-delà du Potomac; dans le Kentucky, le général Buell repousse Bragg et l’oblige à repasser les montagnes; dans le Tennessee, Rosencranz défait à Corinthe les forces de Van Dora et de Price, entre dans Nashville, la capitale de l’état, va rejoindre Bragg, lui livre bataille, et l’oblige à aller se retrancher à Tullahoma. Sur tous les points, l’invasion est repoussée.

Si enfin l’on examine en ce moment même la situation respective des deux partis, quels grands et nouveaux changemens! Les armées fédérales n’ont fait, il est vrai, aucun progrès dans la Virginie, la ligne du Rapahannock continue à y séparer les combattans, et les entreprises de Burnside et de Hooker contre Richmond n’ont pas été plus heureuses que celles du général Lee contre la Pensylvanie, le Maryland et Washington. Les forces ennemies se neutralisent dans cette région, dont presque tous les noms, inconnus il y a peu de temps, sont aujourd’hui devenus historiques, terre fatale qui porte malheur à ceux qui la touchent, et qui a déjà englouti plusieurs armées. Dans l’ouest cependant que de glorieux succès! Vicksburg retombé, ainsi que Port-Hudson, aux mains des fédéraux, la navigation rétablie sur le cours entier du Mississipi, toutes les régions situées à l’ouest de ce grand fleuve soustraites à l’autorité de Richmond, les communications interrompues entre les états confédérés de l’est et ces fertiles provinces, d’où ils tiraient tant de ressourcés; en Tennessee, Rosencranz, sorti d’une longue inaction et devenu maître de Chattanoga, qui lui donne la clé de toutes les chaînes alléghaniennes qui séparent le Tennessee de la Géorgie. L’Arkansas, la Louisiane et le Texas redevenus des provinces fédérales, que reste-t-il aujourd’hui à la confédération du sud? Sept états seulement, la Virginie, les deux Carolines, la Géorgie, la Floride, l’Alabama, le Mississipi, et sur ces sept états il n’en est qu’un seul, la Géorgie, où les fédéraux n’aient pas solidement pris pied. Le Mississipi, qui confine au fleuve de ce nom, est occupé sur plusieurs points par les troupes du nord, de même que la Floride; la rivière Tennessee leur donne accès dans l’Alabama; une armée fédérale fait le siège de Charleston dans la Caroline du sud. Dans la Caroline du nord, Port-Royal est devenu une base d’opérations militaires et le centre d’une nouvelle, colonisation. Enfin Meade menace toujours la Virginie, et York-Town, dans la péninsule de cet état, est resté occupé par une garnison fédérale. Au commencement de la guerre, les fédéraux s’étaient promis d’envelopper de toutes parts le territoire rebelle, « comme l’anaconda serre sa proie, » et ils ont à la lettre accompli cet ambitieux programme. Le cercle de fer s’est de plus en plus rétréci, et la confédération nouvelle commence à y étouffer. Des territoires aussi grands que l’Autriche, la France ou l’Espagne ont été ajoutés au domaine de l’Union et enlevés à celui des maîtres d’esclaves. On a remarqué que si les fédéraux ne sont pas toujours heureux sur les champs de bataille, ils ont toujours su garder leurs conquêtes : où ils vont, ils restent. En dépit de tout ce qu’on avait dit des dispositions de la Louisiane, ils ont su la contenir, et leur autorité n’est plus disputée à la Nouvelle-Orléans. Lentement, mais sûrement, ils ont avancé dans le Tennessee, et jamais ils n’y ont reculé. Avec une ténacité que personne n’attendait d’une race aussi impatiente, ils ont repris un à un tous les points que les confédérés avaient conservés sur le Mississipi. Vicksburg et Port-Hudson ne retomberont pas en d’autres mains. La marche progressive des fédéraux est semblable à une inondation : souvent les eaux, arrêtées par un obstacle, usent en vain leur effort, mais jamais elles ne remontent leur pente et ne reviennent en arrière.

Il ne suffit pas toutefois de montrer ce qu’ont gagné les armes fédérales, il faut comparer aussi ce qu’était leur puissance militaire au commencement de la lutte à ce qu’elle est maintenant. Quel contraste! la nation la plus pacifique est devenue en deux années une nation guerrière : l’armée des États-Unis, au moment de la prise du fort Sumter, se composait de six mille hommes, disséminés vers les frontières et occupés à lutter sans gloire contre quelques tribus indiennes. La profession des armes était méprisée dans le nord, et ce dédain imprudent avait abandonné entièrement l’école militaire de West-Point aux influences du sud. Bien que le chiffre de l’armée fût si insignifiant, le nombre des officiers était assez grand; plusieurs des anciens élèves de West-Point rentraient dans la vie civile en emportant avec eux les traditions de cet établissement. Les places de cadets n’y sont pas obtenues au concours, mais s’y donnent sur la proposition des sénateurs et des députés. L’esprit du sud y était entré, grâce au patronage sénatorial, et y était devenu tout-puissant. Dès le début de la guerre civile, on vit les meilleurs officiers de West-Point se grouper sous le drapeau des confédérés, Lee, Johnston, Jackson : ceux qui restèrent fidèles à la cause du nord ont rendu de grands services en organisant l’armée; mais politiquement ils ont créé aux républicains de très graves embarras. La plupart se sont montrés, avant la proclamation émancipatrice de M. Lincoln, les exécuteurs rigides et souvent cruels de la loi des esclaves fugitifs, même au milieu d’états rebelles. Politiquement, ils se sont alliés au parti démocratique, ils ont déclaré qu’ils voulaient rétablir l’Union en laissant à l’esclavage toutes les garanties dont il avait joui si longtemps; ces dispositions conservatrices et hostiles au gouvernement se traduisirent militairement en maintes circonstances par un système d’inertie, par une attitude expectante qui pendant longtemps firent croire à l’Europe que le nord était absolument impuissant.

L’ardeur de la lutte a échauffé par degrés les tièdes; la disgrâce a frappé les uns et l’ambition a séduit les autres. L’esprit de West-Point a été d’ailleurs comme noyé dans le patriotisme des volontaires. A l’appel du président, les armées sortirent en quelque sorte du sol. Les juges compétens n’ont pas épargné les reproches à ces « baïonnettes intelligentes : » ils ont critiqué la mauvaise organisation de ces troupes improvisées, leur indiscipline; ils les ont trouvées trop coûteuses, trop dépourvues de ce que l’on nomme l’esprit de corps, trop irrespectueuses envers leurs chefs; ils ont accordé en général toute leur admiration aux armées plus mobiles et plus disciplinées du sud. Cependant le soldat-citoyen du nord a montré qu’il savait se battre et mourir comme ses ennemis, et la responsabilité des défaites subies par les fédéraux en Virginie ne doit, en bonne justice, retomber que sur les généraux et sur les ministres qui ne leur ont pas toujours prêté un concours intelligent. En présence de ce qui a été accompli en deux années par les armées fédérales, il est impossible de nier que l’Américain ne possède les qualités qui font les grandes nations militaires. Ce ne sont pas seulement, comme la calomnie l’a prétendu, les émigrans irlandais et allemands qui ont rempli les cadres tant de fois décimés des armées du nord : il est à peine une famille américaine qui ne porte le deuil de l’un de ses membres. On a vu des jeunes gens s’arracher à toutes les jouissances de la fortune pour aller périr obscurément dans les marécages du Mississipi ou dans les forêts désertes des Alleghanies. Les Adams, les Jay, tous les noms historiques des États-Unis, ont quelque jeune représentant dans les rangs de l’armée nationale. La guerre civile a dévoré des milliers de volontaires avant que le gouvernement fût obligé de recourir à la mesure de la conscription, ce qu’avait fait dès le premier jour le cabinet de Richmond. Peu de gouvernemens en Europe eussent été en état de mettre sur pied d’aussi nombreuses armées en aussi peu de temps, et après de tels efforts nul symptôme d’épuisement ne se manifeste encore dans le nord. Le travail de la grande démocratie américaine n’est ni interrompu ni même diminué, et bientôt 300,000 hommes vont aller remplir les vides faits par tant de sanglantes batailles. Dans le sud au contraire, on se voit en ce moment forcé d’appeler tous les hommes valides sous les drapeaux. Si cette mesure, qui soulève beaucoup de résistance, peut être exécutée, il ne restera plus aucune réserve pour faire de nouvelles armées, et cependant le gouvernement de Richmond espère à peine obtenir par ce moyen 100,000 hommes. C’est au moment où les combattans vont manquer dans le sud que le nord commence à se familiariser avec les armes et à être pris de la fièvre guerrière.

Dira-t-on peut-être que cette ardeur elle-même est un danger, et que l’armée, aujourd’hui tournée contre les rebelles, pourra quelque jour se tourner contre le gouvernement et remettre la dictature à l’un de ses favoris? Ce serait avoir bien mal compris le caractère des milices de l’Union et les enseignemens donnés par la guerre actuelle. Où a-t-on vu éclater les symptômes de la révolte et de l’insubordination? Du fond de son cabinet, à Washington, M. Lincoln nomme et destitue les généraux, ôte et donne les commandemens sans que l’armée fasse entendre un murmure. Lorsque, devançant l’action du cabinet, le général Frémont proclame l’émancipation de tous les noirs appartenant aux rebelles dans les états frontières de l’ouest, un ordre parti de Washington l’enlève, à la veille d’une bataille, à une armée où sa popularité était sans bornes. Le général fait lui-même un appel au patriotisme de ses troupes, et les conjure de servir fidèlement son successeur. Après la campagne de la péninsule virginienne, le gouvernement n’hésite pas à enlever le commandement au général Mac-Clellan, qui avait su inspirer à l’armée du Potomac une confiance que la défaite n’avait pas affaiblie, et plus tard c’est au lendemain même de la victoire d’Antietam, quand le même général avait repoussé l’armée confédérée de l’autre côté du Potomac, que M. Lincoln lui redemande encore son épée. Burnside et Hooker prirent et quittèrent tour à tour le commandement de l’armée du Potomac, et naguère le président alla chercher dans l’obscurité le modeste général Meade pour le placer à la tête de cette même armée dans les circonstances critiques qui précédèrent la bataille de Gettysburg. Le général Butler, si hautain pourtant et si intraitable, a-t-il opposé quelque résistance quand, sur les sollicitations des gouvernemens européens, le président lui ôta le gouvernement militaire de la Louisiane? Si la discipline militaire des armées des États-Unis est assez relâchée, leur discipline politique, si l’on me permet ce mot, ne laisse rien à désirer. On ne convertira pas facilement en prétoriens des soldats armés seulement pour défendre les lois, et presque tous impatiens de rentrer dans leurs foyers. Sous les drapeaux, ils conservent toutes les habitudes de la vie civile : on leur vend des journaux, même les jours de bataille et presque sous le feu de l’ennemi; chaque fois qu’un navire fédéral quitte Port-Royal pour retourner dans le nord, il emporte quelques milliers de lettres, écrites par les soldats de l’armée d’occupation à leurs parens ou à leurs amis. Il est malheureusement probable que, longtemps encore après la fin de la guerre actuelle, le gouvernement sera obligé de conserver une armée permanente assez nombreuse; mais, disséminée sur tous les points du continent, elle ne sera jamais en mesure d’exercer la moindre influence sur la marche des affaires publiques. Quelques corps d’occupation répartis sur les points stratégiques les plus importans d’aussi vastes territoires ne se donneront jamais la main pour renverser l’autorité centrale, et en resteront le docile instrument.

Si l’on s’est montré souvent sévère pour l’armée des États-Unis, on a été assez unanime à reconnaître que, depuis le commencement des hostilités, la marine fédérale a reçu de grands développerons et s’est montrée à la hauteur de sa tâche. Il faut se souvenir que, lorsque le mouvement de la sécession éclata, cette marine ne se composait que d’un petit nombre de navires disséminés dans les parties les plus éloignées du globe. Le gouvernement, pour suffire aux exigences d’un blocus étendu sur des côtes d’une immense longueur, fit dès le début les plus grands sacrifices : il mit un grand nombre de navires sur le chantier, acheta tous les vaisseaux marchands qui pouvaient aisément être convertis en navires de guerre. Il se hâta en même temps d’ordonner la construction de quelques-uns de ces engins de destruction tout nouveaux qui sont destinés à remplacer bientôt dans la guerre navale les anciens bâtimens en bois ou en fer. Sans s’asservir aux modèles que, sous ce rapport, pouvaient fournir la France et l’Angleterre, on s’attacha surtout à construire des canonnières blindées, propres à opérer sur les côtes et le long des grands fleuves d’Amérique. Le célèbre duel du Monitor et du Merrimac apprit bientôt à la vieille Europe que le génie mécanique du Nouveau-Monde avait trouvé une arme maritime toute nouvelle. Tandis que les ingénieurs européens s’attachaient à construire des vaisseaux capables de tenir la mer et de naviguer tout en portant une lourde armure et un grand nombre de canons, les Américains, pressés par le temps, s’appliquèrent à bâtir de petits navires dont la puissance destructive fût en quelque sorte concentrée dans un petit nombre de canons capables de lancer des projectiles d’un poids exorbitant. Les Européens visèrent aux longues portées et aux qualités nautiques ; les ingénieurs des États-Unis, sans se préoccuper des dernières, ne cherchèrent que l’invulnérabilité et la puissance que donnent les gros calibres à de petites distances. Toute une marine nouvelle fut construite avec une rapidité inouïe sur ces principes. La destruction du Merrimac par le Monitor prouve que les États-Unis n’avaient pas fait un mauvais calcul; mais il est un autre incident de la guerre qui est resté sans retentissement, et qui démontre cependant d’une manière bien plus éclatante la justesse des principes qui ont présidé à la construction des monitors: je veux parler du combat livré par la canonnière fédérale le Weehawken à la frégate blindée Atlanta au moment où cette dernière sortait du port de Savannah pour aller détruire les vaisseaux de l’escadre de blocus. L’Atlanta, navire construit en Angleterre, était bien plus formidable que le Merrimac. Elle s’avança dans les brumes du matin contre le Weehawken et lâcha une bordée avant que la canonnière fédérale pût faire usage de ses canons; mais le premier boulet qui en partit mit fin au combat : un projectile de 440 livres déchira l’armure de fer de Y Atlanta, traversa sa coque et tua quarante matelots, la plupart par le simple effet de cette formidable percussion. Le Weehawken lança encore quatre boulets, et, après un engagement qui n’avait duré que quinze minutes, le capitaine de l’Atlanta dut amener son pavillon. L’Atlanta avait coûté plus de 5 millions, et en peu d’instans ce beau navire tomba entre les mains des fédéraux.

La marine américaine ne se contente pas de multiplier les monitors et de les perfectionner; elle s’occupe à cette heure d’obtenir des navires doués des mêmes avantages et capables cependant d’entreprendre de longues traversées. De ce nombre est le Roanoke, vaisseau de même classe que le Niagara, le Merrimac, le Minnesota, le Wabash, le Colorado, et comme ces dernières frégates construit dès 1855. On l’a blindé entièrement avec des plaques de 4 pouces 1/2 d’épaisseur, et son pont porte aujourd’hui trois tours pareilles à celles des monitors ordinaires et renfermant chacune deux canons tournans de 15 pouces, lançant des boulets de 440 livres. Avec ce formidable armement, le Roanoke peut filer cependant 10 nœuds à l’heure. Au mois d’août 1863, on a lancé à Boston un vaisseau blindé, le Canonicus, et dans divers chantiers on construit huit autres navires du même modèle. Le Canonicus aura une vitesse supérieure à celle de toutes les autres canonnières de la marine fédérale et filera 12 nœuds à l’heure. Ses plaques de blindage ont 5 pouces d’épaisseur; son armement consiste en une seule tour logeant deux canons Dahlgren de 15 pouces.

Un dernier perfectionnement vient d’être imaginé pour rendre les navires nouveaux plus redoutables. Dans les débuts, on faisait tourner les tours du pont sur un axe pour amener les canons en face des points d’attaque; mais les boulets ennemis ont plus d’une fois par leur choc dérangé l’appareil rotatoire. Aujourd’hui ce n’est plus la tour qu’on fait tourner, c’est le navire, et on obtient ce résultat en employant, au lieu d’une hélice, deux hélices jumelles, mises en mouvement par deux machines indépendantes. Le monitor ressemble alors à un poisson qui se dirige avec ses nageoires latérales, et sa mobilité supplée à celle des tours primitives. On serait entraîné trop loin, si l’on voulait entrer dans l’examen de toutes les créations et de tous les perfectionnemens récens de la marine fédérale : ce que j’ai voulu faire ressortir, c’est qu’en quelques années, on pourrait même dire en quelques mois, cette marine est devenue très formidable, et que le génie de la race américaine, si fécond dans les arts mécaniques, a très rapidement fourni au gouvernement des États-Unis des armes particulièrement appropriées, il est vrai, à la guerre actuelle, mais capables peut-être de se mesurer avec les plus puissans engins de destruction que l’Angleterre et la France ont laborieusement construits pendant les dernières années. La guerre civile n’a pas seulement donné aux États-Unis une armée, elle leur a encore donné une marine, et les forces nouvelles survivront aux événemens qui les ont fait naître.


II

La guerre civile des États-Unis, ai-je dit, n’est pas seulement une guerre, c’est aussi une révolution. Les conséquences politiques de la lutte, encore obscurcies par la fumée des batailles, n’en commencent pas moins à se dégager de plus en plus nettement. Avant la guerre, la politique intérieure des États-Unis pouvait se résumer en ces trois termes : triomphe de l’école démocratique, affaiblissement du pouvoir fédéral, extension indéfinie de l’esclavage. Depuis la guerre, elle peut se résumer dans les trois termes opposés : triomphe du parti républicain, extension de l’autorité centrale, destruction de l’esclavage.

De même que les médecins profitent de la maladie pour mieux sonder la structure du corps humain, le philosophe politique peut étudier en ce moment sur le vif, en quelque sorte, la constitution américaine. Quand Tocqueville en fit l’analyse dans un livre célèbre, il jeta un regard inquiet sur l’avenir. Malgré les tendances pessimistes et mélancoliques de son esprit, malgré son instinctive défiance des institutions auxquelles il avait pourtant élevé un si durable monument, il ne prévoyait certes pas que l’heure des grandes crises fût si rapprochée. Cette heure a sonné, et, dès le jour où éclata la guerre civile, la presse et les hommes, d’état d’Europe n’eurent qu’une voix pour déclarer que la constitution des États-Unis, et avec elle les principes mêmes des institutions démocratiques, étaient mis à une redoutable épreuve. Il y avait dans ce sentiment assez général une part de vérité aussi bien qu’une part d’erreur. Il est certain qu’en aucun temps, en aucun pays, les idées démocratiques n’ont été représentées par une société aussi considérable, aussi puissante que celle des États-Unis, dans toute leur intégrité, sans aucun alliage avec les traditions d’un autre âge. Sur le sol vierge d’un nouveau monde, l’homme a tenté de recommencer l’histoire.

Aussi la dissolution de la grande république, fondée sur les principes démocratiques, entraînerait-elle un grand trouble moral dans le monde entier, elle pourrait même sembler un coup fatal porté à la cause du progrès. D’une autre part, on peut nier que la crise actuelle soit le résultat naturel de l’application des idées qui ont triomphé à la fin du siècle dernier sur le continent américain. On peut affirmer hautement que la guerre n’eût jamais éclaté, si le privilège, sous sa forme la plus injuste et la plus cruelle, ne s’était introduit subrepticement dans les lois et dans les mœurs de l’Union : dans les lois par la protection constitutionnelle accordée à l’esclavage, dans les mœurs par les préjugés de race, qui opposent un si grand obstacle à l’émancipation des noirs. On a vu le principe aristocratique fonder et conserver de puissans empires, en assurer la grandeur par la fidélité à de nobles traditions, par la protection éclairée des intérêts populaires; l’histoire n’a jamais montré une démocratie et une aristocratie vivant côte à côte, s’associant aux mêmes entreprises, animées des mêmes ambitions, dégagées de haine et de jalousie. Et que penser d’un ordre social où du sein de l’égalité la plus achevée s’était élevé un privilège qui n’était fondé ni sur la vertu, ni sur le savoir, ni sur des services rendus à la patrie, ni même sur la richesse, mais seulement sur une espèce particulière de propriété, sur la propriété humaine? Cette fatale antinomie de la servitude et de la liberté est la clé de toute l’histoire politique et sociale des états. En la laissant subsister dans la constitution, les fondateurs de l’Union compromirent tout leur ouvrage. Les conséquences de cette coupable erreur se développèrent avec une effrayante rapidité. Les institutions publiques ont été faussées, l’esclavage n’a cessé d’agir comme un dissolvant. Quand un mal a une source profonde, il éclate en symptômes nombreux, qui semblent souvent indépendans les uns des autres, et dont on ne saisit le lien qu’en remontant à la cause première. L’histoire politique des États-Unis depuis la défaite du parti fédéraliste jusqu’au triomphe récent du parti républicain n’est autre chose que l’histoire de l’alliance des hommes d’état du sud et du parti démocratique du nord. Et que se proposaient les hommes d’état du sud, dont pendant cinquante ans les démocrates du nord sont restés les instrumens complaisans et serviles? Le maintien et l’extension indéfinie de l’esclavage.

La constitution investit le président d’un pouvoir très étendu et parfaitement défini ; les démocrates avaient pourtant réussi à l’annuler presque entièrement ; ils avaient du moins obtenu des premiers magistrats de la république une sorte de renoncement tacite à l’exercice de leur autorité légitime. Le lustre qui entourait la fonction présidentielle s’était par degrés dissipé. Les premiers présidens se nommaient Washington, Jefferson, John Adams, Madison ; les derniers Polk, Taylor, Pierce, Buchanan. Qui ne se souvient des déplorables défaillances de M. Buchanan, pactisant avec l’audacieux mouvement du sud, recevant ses commissaires et parlementant avec eux, autorisant par son inaction le pillage des arsenaux, la saisie des forts de la confédération ? Qui ne se rappelle que M. Lincoln, se rendant à Washington pour y prendre la présidence, dut traverser Baltimore la nuit en se cachant, et arriva à la Maison-Blanche comme un fugitif ? Y a-t-il aujourd’hui beaucoup de souverains armés d’autant de puissance que celui qui allait alors, au péril de sa vie, réclamer une autorité ainsi disputée ?

La crise actuelle a révélé et fait revivre la force du pouvoir exécutif aux États-Unis. « Le président, écrivait M. de Tocqueville, possède des prérogatives presque royales dont il n’a pas l’occasion de se servir, et les droits dont jusqu’à présent il peut user sont très circonscrits : les lois lui permettent d’être fort, les circonstances le maintiennent faible. » Le parti démocratique était parvenu à enchaîner la liberté présidentielle en substituant au mode d’élection indiqué par la constitution le système des conventions. Ce système, qui a été une arme puissante entre les mains des hommes d’état du sud, date seulement de la nomination à la présidence de M. Van Buren en 1836. Jusque-là les élections s’étaient faites bona fide par le collège électoral. Le droit d’élire le premier magistrat de la république n’avait été confié ni au suffrage universel, ni au corps législatif, mais à un collège spécial. Chaque état doit choisir autant d’électeurs qu’il nomme de représentans au congrès. Pour empêcher que les assemblées d’électeurs ne devinssent un foyer de brigues, on arrêta que ceux-ci voteraient tous un jour donné dans leurs états respectifs, et de chaque état transmettraient au siège du gouvernement central la liste des votes individuels, et non le produit du vote de la majorité. Ce mode d’élection obligeait les partis à diviser, à disséminer leur action. Les meneurs démocrates, en inaugurant le système des conventions, subordonnèrent l’indépendance des électeurs et par là même celle des présidens élus à l’action irresponsable des factions. Les chefs d’un parti forment une convention ; des délégués en nombre quelconque sont désignés par ce parti dans les divers états. Ils se réunissent alors dans quelque ville ; là, sous la pression d’influences avouées ou clandestines, ils nomment le candidat présidentiel de leur parti. C’est à ce candidat que les électeurs choisis postérieurement sont tenus de donner leurs voix, et en fait ils ne peuvent les donner à un autre sous peine de les perdre. L’intrigue et la corruption ont donc déjà fait le choix avant qu’il ne soit sanctionné constitutionnellement. On conçoit aisément que l’indépendance du pouvoir exécutif souffre gravement des conséquences d’un tel système : le président arrive à la Maison-Blanche lié par un programme étroit, par des promesses sans nombre faites à tous ceux qui l’ont aidé à triompher ; ses ministres sont déjà nommés, on s’est déjà distribué toutes les parts dans cette curée de places qui suit l’avènement du premier magistrat de la république.

Heureusement, en face de circonstances imprévues, nouvelles et terribles, il n’y a point de mandat impératif : plus le président s’est trouvé entraîné loin du programme dont il était dans les premiers jours le représentant encore obscur et timide, plus il a retrouvé de force dans sa puissante prérogative. L’ancien bûcheron (railsplitter) de l’Illinois, devenu plus tard avocat, le paisible citoyen, celui qu’on appelait familièrement « l’honnête vieux Abraham » (honest old Abe), n’eut qu’à frapper du pied la terre pour en faire sortir une armée d’un million d’hommes. Cet esprit dont la simplicité rustique s’aiguise volontiers d’une pointe d’innocente ironie fut placé en face des plus redoutables problèmes et des alternatives les plus solennelles. Dans ce rôle où le portaient des événemens que nulle prévoyance humaine n’avait devinés, il ne fut soutenu que par sa probité et par cette constitution qui lui prêtait sa force et sa majesté. Le monde était si déshabitué de voir un président des États-Unis exercer sa prérogative, que la solution pacifique de l’affaire du Trent causa au moins autant d’étonnement que de satisfaction. M. Lincoln rendit à l’Angleterre les commissaires du sud, saisis par le capitaine Wilkes, sans demander l’avis du congrès, contrairement aux vœux de quelques-uns de ses ministres, sans même consulter le sénat, le corps politique par excellence, celui qui, par ses traditions, par sa composition même, représente éminemment les plus grands, les plus durables intérêts de la république. À l’heure présente, le président commande en chef à une immense armée et à une flotte puissante : il a pu destituer le général Mac-Clellan le lendemain de sa victoire d’Antietam ; c’est aux heures les plus sombres et les plus critiques qu’il a revendiqué le plus hautement son autorité ; c’est après la défaite de Fredericksburg, au milieu des menaces et des murmures des démocrates, qu’il a mis en vigueur la loi de la conscription. Dès le début de la guerre civile, il a été autorisé par le congrès à suspendre l’habeas corpus[3]. La proclamation de la loi martiale dans les territoires en révolte, la création des prévôts spéciaux chargés de la police de l’armée et du recrutement, le bill de confiscation, ont donné au président des armes terribles, dont il ne se sert que rarement et à regret, mais qui conserveront toute leur puissance tant que durera la guerre civile. Au commencement de la lutte, on s’étonnait de voir un gouvernement si faible, si impuissant contre la révolte; aujourd’hui ses ennemis l’accusent volontiers de sacrifier la liberté à l’union.

En réalité, M. Lincoln ne s’est jamais considéré que comme le mandataire et le serviteur de la nation. Les incertitudes de sa politique ont reflété fidèlement les vicissitudes de l’opinion publique. Il n’a eu d’autre prétention que de découvrir, à travers les clameurs des partis, le sentiment de la majorité, et de donner à la volonté nationale l’appui de la puissance exécutive. D’autres auraient pu avoir des ambitions plus hautes, auraient cherché à guider l’opinion au lieu de la suivre, auraient voulu laisser dans tous leurs actes et leurs discours l’empreinte d’une logique plus sévère, d’une doctrine plus arrêtée; mais qui oserait affirmer que la modestie honnête de M. Lincoln n’ait pas servi son pays ? À ces époques troublées où la guerre civile se déchaîne, et où les principes luttent dans les âmes en même temps que les armées sur les champs de bataille, les événemens parlent plus haut que les hommes. Parmi les conséquences les plus importantes de la guerre civile, il n’en est pas qui mérite de fixer plus l’attention que les transformations subies par l’opinion publique et par les partis.

On se souvient peut-être encore, quoique les événemens en aient fait une chose du passé, du programme du parti qui amena M. Lincoln au pouvoir. Ce programme ne renfermait aucune menace directe contre l’esclavage : l’unique prétention des républicains était d’en circonscrire le domaine, et de faire revivre la juridiction du congrès sur les territoires. Par le compromis du Missouri, les territoires avaient été divisés en deux parties, l’une livrée au travail libre, l’autre abandonnée au travail servile ; mais le parti démocratique avait obtenu Je rappel de ce compromis, et substitué à l’autorité du congrès dans les territoires la souveraineté du premier occupant. Les républicains, en arrivant au pouvoir, protestèrent de leur respect pour les droits constitutionnels du sud, et allèrent jusqu’à promettre de faire exécuter rigoureusement la loi détestée des esclaves fugitifs. M. Lincoln n’appela pas seulement autour de lui les hommes d’état de son opinion ; il fit une large place aux démocrates qu’enrayaient les excès de leur propre parti, et qui, en face de la guerre civile, sentaient le besoin de fortifier l’autorité fédérale. Il ouvrit surtout une oreille attentive aux conseils des représentai des états frontières, qui, placés entre le nord et le sud, semblaient naturellement appelés à opérer un rapprochement entre les intérêts hostiles. Le secrétaire d’état, M. Seward, l’homme d’état le plus important du cabinet, appuya de son influence cette politique conciliatrice. Esprit froid et sans passion, cachant de profonds desseins sous une apparente indifférence, trop habile pour ôter toute espérance à ses ennemis politiques, il fit toujours entendre dans les conseils du président la voix de la prudence et d’un patriotisme qui avait bien deviné que l’Europe ne resterait pas une spectatrice tout à fait désintéressée des commotions du Nouveau-Monde. Toutefois les passions du sud se montrèrent intraitables : l’ardeur et les difficultés de la lutte usèrent par degrés la patience du nord. Les républicains furent contraints de contracter une alliance de plus en plus intime avec les abolitionistes. Le lien vivant qui, dès le principe, unit ces deux partis fut M. Charles Sumner, le célèbre sénateur de Boston, qui naguère avait failli payer de sa vie le courage qu’il avait déployé en défendant le Kansas contre l’avide ambition des maîtres d’esclaves, et que M. Lincoln s’était hâté d’appeler à la présidence du comité des affaires étrangères à cause du prestige de son nom et de ses grandes connaissances en histoire et en droit international. La situation de M. Sumner était depuis longtemps trop considérable pour qu’il s’asservît entièrement à un parti. Il n’avait jamais caché ses sympathies pour les abolitionistes à l’époque même où ceux-ci souffraient les plus grandes disgrâces. Sans partager toutes les vues de Garrison, de Wendell Phillips et de leurs amis, il les aimait, les respectait, et reconnaissait en eux les guides intellectuels et comme les lumières morales de la république. Ceux-ci avaient, dès le premier jour, compris la véritable issue de la guerre civile : la sincérité de leurs croyances, dont ils avaient fourni tant de preuves, l’énergie de leurs convictions, cette clairvoyance particulière que donne seule la grandeur morale aux époques où les sociétés humaines sont bouleversées par les révolutions, leur assurèrent bientôt une autorité nouvelle, et leur alliance devint d’un prix inestimable. Néanmoins le rapprochement ne s’opéra pas en un jour : parmi les représentans civils et militaires de la nouvelle administration, beaucoup refusaient de tendre la main à un parti si longtemps persécuté et condamné aux mépris de la foule. Lorsque la guerre commença, M. Lincoln interdit la reddition des noirs fugitifs. Le mauvais vouloir de quelques généraux détruisit l’effet pratique de cette résolution. Dans l’ouest, le général Frémont proclama libres tous les esclaves des rebelles dans son district militaire ; le président fut contraint par ses amis de le désavouer, et lui enleva son commandement. Peu après, M. Cameron, le premier ministre de la guerre du président, parlait d’armer et d’enrégimenter les noirs ; le président le fit sortir du cabinet et l’envoya en mission à Saint-Pétersbourg.

Longtemps les républicains se crurent assez fort pour vaincre la rébellion pour saisir les armes que pouvait leur fournir la question de l’esclavage : M. Seward, qui, bien qu’ayant prédit, il y a quelques années déjà, l’irrépressible conflit entre l’esclavage et la liberté, n’avait pourtant jamais voulu croire aux menaces du sud, se flatta, quand la guerre eut éclaté, de rétablir l’union en quatre-vingt-dix jours ; mais cette confiance fut promptement dissipée, et la lutte ne put rester renfermée dans le cercle étroit où on voulait la contenir. Dans son message au congrès au commencement de 1862 le président parla pour la première fois de l’émancipation ; il ne s’y hasarda néanmoins qu’après avoir pris l’avis des maîtres d’esclaves des états frontières, du Missouri et du Kentucky. Plusieurs de ces derniers donnèrent leur adhésion aux idées du président, préférant une compensation pécuniaire à la ruine et à la destruction violence de l’institution servile. Dans ce message, le président avertit les rebelles que, si la guerre continuait, « tous les incidens de la guerre se produiraient, même au risque d’une ruine totale, » menace facile à interpréter pour les moins clairvoyans. Un mois après, le congrès sur la proposition du président, abolissait l’esclavage dans le district de Columbia, dont Washington est le centre, en accordant une forte indemnité aux propriétaires d’esclaves. Reprenant la juridiction que la constitution lui avait accordée sur les territoires, le congrès décida que l’esclavage ne pourrait plus y être introduit, et ferma ainsi à l’institution du sud les territoires vierges du centre du continent. Quand le général Lee rejeta l’armée de Mac-Clellan sur les bords du James-River et se prépara lui-même à envahir les états du nord, le bill de confiscation fut la réponse des chambres aux cris de victoire des confédérés. Le président accorda aux secessionistes un délai de soixante jours pour faire leur soumission. Ce terme passé, il avait le droit de déclarer libres, leurs esclaves et de confisquer tous leurs biens. Le bill affranchissait tous les noirs fugitifs, et défendait aux autorités militaires de se faire les exécuteurs de la loi relative à ces esclaves ; il autorisait aussi le président à organiser les hommes de couleur pour hâter la suppression de la révolte. Bientôt, dépassant les bornes du bill de confiscation, qui n’assurait la liberté qu’aux fugitifs arrivés dans les lignes fédérales, la chambre de commerce de New-York, qui représente les grands intérêts de la première ville commerciale de l’Union, demanda au président de proclamer l’émancipation immédiate et sans conditions de tous les esclaves des états rebelles. M. Lincoln se décida, le 22 septembre 1862, à prendre cette grave résolution; mais il annonça, pour donner une nouvelle preuve de sa modération, que la proclamation n’aurait son effet qu’à partir du 1er janvier 1863. Il parut un moment comme écrasé sous le poids de la responsabilité qu’il avait prise en sa qualité de commandant en chef de l’armée fédérale, muni de pleins pouvoirs pour réprimer une insurrection. La constitution, en confiant au pouvoir présidentiel la mission de lutter contre la rébellion ou l’invasion, ne pouvait le laisser désarmé contre ces dangers, et dès longtemps John Quincy Adams avait déclaré au sénat qu’en face de tels périls le président pourrait abolir l’esclavage pour sauver la nation. Quand quelques abolitionistes allèrent, le 24 septembre, remercier M. Lincoln, il ne voulut accepter aucun éloge, aucune ovation. « Ce que j’ai fait, dit-il, je l’ai fait après mûre délibération, sous un solennel sentiment de ma responsabilité. Je ne puis prendre qu’en Dieu la confiance que je n’ai pas commis une faute. Je n’essaierai de défendre ma conduite par aucun commentaire. Mon pays et le monde me jugeront, et, s’il est nécessaire, agiront selon ce jugement. Je ne puis rien vous dire de plus. » La proclamation émancipatrice a été, en Amérique comme en Europe, l’objet de violentes critiques. On a reproché à M. Lincoln de ne donner la liberté qu’aux esclaves des rebelles, et de laisser dans les fers les esclaves des états demeurés fidèles. On a trouvé immoral que le maintien des droits de propriété des maîtres fût montré en quelque sorte comme le prix de la fidélité ou du retour a l’Union. Il faut répondre à ce reproche que M. Lincoln ne possédait pas le droit d’abolir l’esclavage dans les états qui n’avaient, par la révolte, perdu ou compromis aucun de leurs droits et de leurs privilèges constitutionnels : sa proclamation était une mesure de guerre qui ne pouvait avoir de force que contre l’ennemi.

A ceux qui ont prétendu que le grand acte de M. Lincoln deviendrait le signal d’une épouvantable guerre servile, les faits ont déjà donné une réponse. Ce n’était point une simple proclamation qui pouvait armer les noirs contre les blancs : en émancipant les esclaves, M. Lincoln savait bien qu’il ne les délivrait pas sur-le-champ. Il voulait montrer seulement au sud que le nord était déterminé à ne lui rien céder. Il punissait cette oligarchie arrogante qui avait donné le signal d’une lutte fratricide, il détruisait le prix que les maîtres d’esclaves se promettaient de la victoire. Voici comment le philosophe Emerson mesurait la portée de cette résolution, qui scellait à jamais l’alliance des républicains et des abolitionistes : « Il n’est pas le moins du monde nécessaire que cette mesure soit tout de suite marquée par un résultat signalé et important qui affecte ou les noirs ou leurs maîtres rebelles. L’importance de cet acte consiste à faire entrer notre pays dans la voie de la justice, à obliger les innombrables agens civils et militaires de la république à se mettre du côté de l’équité. Prise par une administration, cette mesure ne peut être révoquée par une autre, car l’esclavage ne surmonte les dégoûts du sentiment moral que par la force d’un usage immémorial. Il ne peut s’offrir à nous comme une nouveauté, comme un progrès dans notre XIXe siècle. Cet acte donne une excuse au sacrifice de tant de nobles soldats ; il cicatrise nos plaies, il rend la santé à la nation. Après une victoire telle que celle-ci, nous pouvons subir encore impunément bien des défaites. La proclamation ne nous promet pas la rédemption immédiate de la race noire, mais elle la délivre de notre complicité, de notre opposition. Le président a délivré sur parole tous les esclaves de l’Amérique ; ils ne se battront plus contre nous. Nous sommes sortis d’une fausse position pour nous placer sur le terrain solide du droit naturel : tout éclair d’intelligence, tout sentiment vertueux, tout cœur religieux, tout homme d’honneur, tout poète, tout philosophe, la générosité des cités, les bras vigoureux des ouvriers, la patience de nos fermiers, la conscience passionnée des femmes, la sympathie des nations lointaines, voilà désormais nos nouveaux alliés. »

On est d’autant moins fondé à dire que l’émancipation a été seulement un acte inspiré par la vengeance, la rancune et la haine, que M. Lincoln, à maintes reprises, a invité les états à esclaves demeurés fidèles à faire effacer dans leurs constitutions particulières toute trace de l’institution service, et a invité le congrès à mettre les ressources financières de l’Union entière au service des états qui s’y résoudraient. Cet appel a été entendu : dans le Missouri, dans la Virginie orientale, les législatures locales ont voté des bills qui assurent l’émancipation dans quelques années. Le Kentucky ne tardera pas à suivre cet exemple. Le gouvernement a donné une preuve manifeste de ses sympathies pour la race noire en reconnaissant, ce qui n’avait été fait par aucune des administrations précédentes, la république noire de Libéria, et en nouant des relations diplomatiques avec celle d’Haïti. La présence d’un ambassadeur noir dans les salons de la Maison-Blanche n’aurait jamais été tolérée par un Pierce ou un Buchanan. Enfin les droits de citoyen de l’homme de couleur ont pour la première fois été solennellement reconnus. Sans doute ils l’étaient déjà dans un certain nombre des états de la Nouvelle-Angleterre, mais jusqu’ici le gouvernement central n’avilit jamais donné ouvertement et explicitement droit de cité aux affranchis. En leur ouvrant les rangs de l’armée, le pouvoir exécutif a nécessairement dû les couvrir.de sa protection. M. Lincoln ne pouvait demander aux noirs de verser leur sang pour l’Union sans reconnaître qu’ils étaient des hommes et des citoyens ; il a exigé que le gouvernement de Richmond traitât de la même, manière les prisonniers de toute couleur, et il a menacé de répondre par de sévères représailles à tous les actes qui ne s’inspireraient point du même sentiment d’équité.

La guerre civile n’a pas seulement opéré le rapprochement, définitif du parti républicain et du parti abolitioniste, elle a aussi transformé le parti démocratique, Une scission s’est opérée entre ceux qui, tout en critiquant sur quelques points la conduite du cabinet, considèrent la guerre comme une inexorable nécessité et veulent obtenir avant toute autre chose le rétablissement de l’Union, et ceux qui sont entièrement dévoués à la cause de l’esclavage et dont l’hostilité ne recule pas devant la trahison. Les premiers sont familièrement nommés les war democrats ; les seconds, ou peace démocrate, que l’opinion a flétris du nom de copperheads[4], ne forment plus qu’une minorité méprisée, mais toujours remuante et sans scrupules. Parmi les démocrates partisans de l’Union, beaucoup ont embrassé avec ardeur la cause du gouvernement et en sont devenus les soutiens les plus fermes. M. Lincoln leur a habilement laissé une place importante dans son administration, comme dans les rangs de l’armée. Parmi les transfuges du parti démocratique, je citerai M. Stanton, le ministre de la guerre : M. Stanton fit son entrée dans la vie publique quand M. Buchanan refusa d’envoyer des renforts au major Anderson, enfermé dans le fort Sumter au début même des événemens qui ont amené la guerre civile. À cette occasion, le général Cass quitta la secrétairerie d’état, et, dans le remaniement ministériel qui suivit, M. Buchanan donna à M. Stanton la place d’attorney-général. Aussitôt entré dans le cabinet, M. Stanton employa son influence contre les Floyd, les Thomson, les Cobb et tous ceux qui conspiraient déjà longtemps avant que fut donné le signal de la sécession. C’est par les efforts de M. Stanton, du juge Holt, devenu ministre de la guerre, et du général Dix, que Washington fut alors conservé à l’Union. M. Holt, du Kentucky, s’est aussi rallié au gouvernement de M. Lincoln, bien qu’ayant toute sa vie appartenu au parti démocratique. Combien d’autres ne pourrions-nous citer : le général Halleck, ancien élève de West-Point, appelé au commandement de l’armée de l’ouest après la retraite de Frémont, et aujourd’hui commandant en chef des armées fédérales ; le général Butler, ancien avocat dévoué aux intérêts de la faction démocratique, la plus hostile aux idées abolitionistes, aujourd’hui compté parmi ceux qu’on nomme les républicains noirs, c’est-à-dire parmi ceux qui sont les plus ardens pour l’œuvre d’émancipation !

Bien que beaucoup d’hommes influens aient passé du camp démocratique dans le camp républicain, il en reste encore beaucoup qui cherchent à rétablir la fortune d’un parti qui depuis Jefferson s’était habitué à exercer et à garder le pouvoir. Le mot d’ordre de ce parti est : the Union as it was (l’Union telle qu’elle existait), the constitution as it is (la constitution telle qu’elle existe). Ces formules commodes couvrent le dessein de faire la paix en rendant à l’esclavage toutes les garanties qui peuvent en assurer le développement et la sécurité : on veut d’abord battre le sud, puis lui ouvrir les bras et lui accorder tout ce qu’il lui plaira de demander ; les véritables vaincus seraient les abolitionistes et les républicains. On tournerait contre l’étranger les forces combinées des armées aujourd’hui rivales, et on effacerait dans de nouveaux combats les traces sanglantes de la guerre civile. Voilà de quels rêves, de quelles chimères se nourrit aujourd’hui le parti démocratique ! Pour reconquérir quelque popularité, il excite le patriotisme américain contre les gouvernemens européens, et critique avec amertume tous les actes du pouvoir qui peuvent soulever quelque résistance dans une partie de la population. Comme il arrive toujours pendant la durée d’une guerre, l’opposition est d’autant plus hardie et plus puissante que les échecs militaires sont plus nombreux et que les opérations deviennent plus lentes. A l’une des heures les plus sombres de la guerre civile, le parti démocratique obtint quelques victoires importantes dans les élections des états ; il réussit à faire nommer gouverneur de l’état de New-York l’un de ses chefs les plus influens, M. Horatio Seymour ; mais au même moment l’un des orateurs les plus habiles du parti, M. Vallandigham, perdait son siège au congrès dans les élections de l’Ohio, Dans l’état même de New-York, quelques jours après l’élection de M. Seymour, qui enfla beaucoup les espérances des démocrates, les républicains parvinrent à élire le speaker ou président de la législature de l’état à Albany. Telle était cependant alors l’irritation des partis hostiles, qu’Albany devint le théâtre des violences les plus regrettables. Des bandes venues de New-York envahirent l’assemblée et essayèrent d’intimider les républicains, Après quatre-vingt-dix scrutins, ceux-ci n’en firent pas moins triompher leur candidat, M. Morgan.

Depuis les élections de la fin de 1862, la scission entre les war démocrats et les copperheads est devenue plus profonde. Des propositions d’arrangement, ayant été faites en secret par quelques meneurs démocratiques aux principaux personnages du gouvernement confédéré, n’y reçurent qu’un accueil dédaigneux. La grande majorité des démocrates se trouva ainsi rejetée dans le parti de la guerre, et les démocrates pacifiques, réduits à l’impuissance, usèrent en vain leurs efforts dans d’obscures intrigues et de coupables trahisons. Un moment cependant, ils purent se croire près du triomphe. Après la sanglante bataille de Chancellorsville, Lee avait passé le Potomac ; son armée, enhardie par le succès, menaçait à la fois Washington, Baltimore, Philadelphie. On sait aujourd’hui que les principaux meneurs des copperheads étaient dans le secret de cet audacieux mouvement. Voici quel était le programme préparé par les chefs de la sécession et par leurs amis du nord : Lee devait passer le Potomac, battre Hooker, démoralisé par les échecs qu’il avait subis ; une insurrection éclatait alors à Washington, à Baltimore et à New-York. M. Lincoln, M. Seward, tous les membres du cabinet étaient jetés en prison. L’insurrection victorieuse appelait Lee, qui entrait en maître à la Maison-Blanche, et refaisait l’Union au profit du sud et de l’esclavage. Voilà le programme qui fut tracé au lendemain des batailles de Fredericksburg et de Chancellorsville. M. Davis, même en cas de nouveaux succès, n’eût pas sans doute tenté de l’accomplir jusqu’au bout, et n’eût probablement pas nourri la folle espérance de reconstruire l’Union à son profit ; mais il laissa croire à ses alliés du nord que telle était son intention pour obtenir leur concours, pour provoquer des troubles dans les grandes villes où le parti démocratique recrute ses adhérens les plus nombreux et les plus remuans. La nomination du général Meade au commandement de l’armée du Potomac et la grande victoire de Gettysburg déjouèrent tous ces projets ; mais à New-York la poudre était prête et partit toute seule. La plus grande ville commerciale de l’Union fut pendant quelques jours le théâtre de scènes atroces : les mouvemens de la populace irlandaise, qui a toujours été l’armée obéissante du parti démocratique, n’étaient que l’explosion intempestive d’une conspiration dès longtemps nouée, et dont les ramifications s’étendaient jusqu’à Washington et à Richmond. La conscription était le prétexte habilement choisi par les meneurs ; mais les infâmes violences exercées contre les noirs affranchis révélèrent le véritable caractère de l’insurrection. Les saturnales de la cause qui ne reculait pas devant le meurtre, l’incendie et le pillage, ne furent pas de longue durée ; et bientôt l’écho des grandes victoires obtenues dans la vallée du Mississipi étouffa les derniers murmures de la trahison.

Si nous cherchons à résumer les résultats politiques de la guerre civile, nous constaterons que l’un de ses principaux effets a été raffermissement du pouvoir exécutif. Une crise aussi terrible devait rendre à l’autorité présidentielle la force que la constitution lui avait sagement assignée, mais qui s’était usée pendant le long triomphe de l’école démocratique. L’augmentation nécessaire de l’armée et de la marine, la création de nombreux impôts qui doivent payer les intérêts d’une dette publique démesurément accrue, contribuent à étendre le patronage présidentiel; les intérêts conservateurs, ébranlés par de si violentes commotions, se rallient avec empressement autour de l’autorité centrale. Dès aujourd’hui, la réaction contre les excès de l’école démocratique a commencé, et le mouvement n’est pas encore arrêté. Il y a quelques années, la réélection d’un président, bien qu’autorisée par la constitution, était devenue chose impossible. Le parti alors triomphant aimait à changer d’instrumens, pour mieux faire sentir à ceux qui le servaient sa puissance et leur débilité. Aujourd’hui l’on parle déjà de maintenir M. Lincoln dans ses fonctions aux élections prochaines, pour éviter les embarras qu’entraîne le changement du pouvoir exécutif au milieu d’une guerre et dans des circonstances aussi critiques. En ce qui concerne les partis, l’influence des événemens n’est pas moins visible. Aux époques révolutionnaires, les partis se décomposent avec une extrême rapidité et sont obligés de chercher de nouveaux points de ralliement. En même temps que leurs cadres se déforment, leurs programmes se modifient : il devient presque impossible de suivre dans tous leurs détours les courans de l’opinion publique, et l’on doit se contenter d’en observer les directions principales. Avant la guerre, le parti républicain repoussait l’alliance du parti abolitioniste, aujourd’hui il la recherche et se ligue, avec, lui contre l’esclavage; avant la guerre, les abolitionistes n’étaient qu’une minorité dédaignée des hommes d’état, aujourd’hui leur pensée, leur esprit s’impose à l’autorité présidentielle, dicte les résolutions du congrès et du sénat. Il y a quelques années, les abolitionistes, désespérant d’obtenir l’abolition de l’esclavage par les moyens constitutionnels, prêchaient ouvertement la désunion et demandaient au nord de rompre le lien qui l’attachait au sud; le cri de guerre de Garrison était depuis vingt ans : «No union with slaveholders ! — pas d’union avec les maîtres d’esclaves! » Aujourd’hui les abolitionistes sont devenus les défenseurs les plus ardens de l’union, parce que l’union ne veut plus dire esclavage, mais émancipation. Pour le parti démocratique, il ne faut pas se dissimuler qu’il conserve encore dans le nord une grande puissance : il a gardé en partie le prestige que donne la longue habitude du pouvoir; mais le terrain a manqué en quelque sorte sous ses pas. Tous les compromis, toutes les concessions que ce parti avait obtenues autrefois du nord en faveur du sud, avaient été réclamés au nom de l’union, et voilà que le sud portait à cette union les premiers coups et s’en déclarait l’irréconciliable ennemi. On vit alors, comme je l’ai dit, ce parti se diviser en deux fractions : la première, qui est la plus nombreuse et la plus influente, reconnut la nécessité de la guerre, et son opposition s’enferma dans les limites de quelques questions soulevées par la guerre civile, telles que la suppression de l’habeas corpus et la conscription. La minorité s’usa en vains efforts pour établir un accord permanent entre les meneurs du sud et les démocrates du nord; elle ne réussit ni à ébranler le patriotisme de la nation, ni à intimider le gouvernement; elle n’obtint pas même les honneurs de la persécution et put conspirer en quelque sorte publiquement, même après les sanglans désordres de New-York, qu’elle avait provoqués, mais qui soulevèrent contre elle l’indignation du pays entier.

Si au lieu de jeter les yeux sur le passé nous les tournions un moment vers l’avenir, que de problèmes ne verrions-nous pas surgir! Il n’est pas douteux que le triomphe même de l’Union soulèverait les plus difficiles questions. Même aujourd’hui, quelques-unes des plus délicates s’imposent déjà à l’attention des hommes d’état et des partis. A quel titre les provinces reconquises doivent-elles rentrer dans le concert fédéral ? Les démocrates veulent que tous les états aujourd’hui rebelles puissent rentrer dans tous leurs anciens droits et privilèges, qu’ils puissent garder sans changement leurs constitutions particulières, qu’ils envoient comme jadis leurs représentans au sénat et à la chambre des représentans de Washington; ils veulent que la proclamation émancipatrice de M. Lincoln demeure une lettre morte, et que la réconciliation du nord et du sud ressoude plus fortement les chaînes que la guerre a brisées. Ils disent au gouvernement : Si vous ne reconnaissez plus les Carolines, la Géorgie, la Virginie, comme des états, vous n’ayez plus devant vous que le gouvernement confédéré, vous ne pouvez plus traiter avec les états séparés et les ramener un à un dans l’Union, Les républicains répondent qu’aucun des états confédérés n’a encore manifesté l’intention d’obtenir une paix séparée : suivant eux d’ailleurs, il n’y a plus d’états là où cesse de flotter le pavillon étoile, il n’y reste que des territoires appartenant aux États-Unis et que les États-Unis cherchent à reconquérir. Ces provinces, comme toutes celles que les États-Unis ont pu obtenir autrefois par les armes ou par les traités, retombent sous la juridiction exclusive du congrès. Si elles demandent à rentrer dans le concert fédéral, il faut qu’elles se résignent aux conditions imposées aux territoires ordinaires, c’est-à-dire qu’elles soumettent à l’approbation du congrès la constitution particulière quelles prétendent se donner; dans ces nouvelles constitutions, les vainqueurs ont le droit d’effacer toute trace de l’institution servile. Il suffit d’indiquer de telles dissidences pour faire comprendre les difficultés qu’un avenir prochain tient en réserve. Aussi, parmi les amis même de la cause fédérale, beaucoup s’inquiètent déjà des conséquences d’une victoire qu’ils appellent cependant de tous leurs vœux. Ils se demandent si les institutions démocratiques n’auront pas à souffrir des dures nécessités qui s’imposeront pendant longtemps peut-être aux provinces ramenées par les armes dans l’Union; l’opinion européenne, si habituée aux clameurs et aux plaintes des nations opprimées, cède surtout facilement à ces alarmes.

Jusqu’ici, il faut reconnaître pourtant que si le pouvoir exécutif a repris aux États-Unis une grande autorité, le jeu des institutions libres n’a en rien été troublé : tous les partis peuvent faire entendre leurs griefs à la tribune et dans la presse. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les discours tenus par Fernando Wood dans les meetings de New-York ou les articles des journaux de la faction démocratique dont il est le chef décrié. Pas une goutte de sang n’a été versée hors des champs de bataille. La liberté des citoyens est aussi respectée que par le passé; la répression ne frappe que la complicité avec l’ennemi. À ceux qui redoutent les conséquences de la conquête dans le sud, on peut répondre que la guerre civile des États-Unis n’est qu’une guerre de principes et n’est pas une guerre de nationalités. Dès que les intérêts qui se groupent autour de l’esclavage seront vaincus, dès que l’institution servile cessera d’être une grande force politique du nouveau continent, rien ne séparera d’une manière définitive les populations aujourd’hui rivales. L’esclavage a mis longtemps comme une;barrière infranchissable entre les régions fécondées par le travail libre et les territoires livrés au travail servile. Cette barrière renversée, le courant de l’émigration se portera vers les belles provinces du sud au lieu d’avancer vers les Montagnes-Rocheuses; le bas prix des terres retiendra plus d’un soldat dans les pays où l’auront conduit les hasards de la guerre. Le sud sera vaincu; mais du même coup il sera transformé.

On me permettra de citer encore sur ce point l’opinion exprimée par Emerson dans un discours tenu à Boston il y aura bien tôt un an. Philosophe et poète, il a les deux sens cachés qui permettent à quelques âmes privilégiées de lire dans l’avenir. « On ne se rend pas bien compte, surtout à l’étranger, des nécessités qui ont dicté la conduite du gouvernement fédéral. On dit que notre succès est impossible. — Vous ne pouvez, nous dit-on, obliger huit millions d’hommes à se soumettre contre leur gré à votre gouvernement. — C’est là un étrange argument dans la bouche d’un Européen; quand on pense à ce qu’a été l’Europe pendant les soixante dernières années, à ce qu’a été l’Italie jusqu’en 1859, quand on songe à la Pologne, à l’Irlande, à l’Inde ! Mais admettons la vérité de cet aphorisme historique : le peuple triomphe toujours. Il faut remarquer que dans les états du sud les lois relatives à la propriété, les coutumes locales et l’esclavage donnent aujourd’hui au système social le caractère aristocratique et non le caractère démocratique. L’oligarchie de ces états a montré d’année en année des dispositions plus acerbes et plus agressives, jusqu’à ce que l’instinct, de notre propre conservation nous ait forcés de lui faire la guerre. Et l’objet de cette guerre est précisément de détruire la mauvaise constitution de la société dans le sud, de détruire ce qui en empêche la reconstruction, sur une base solide et rationnelle. Cela fait, de nouvelles affinités entreront en jeu. Les vieilles répulsions s’effaceront, la cause de la guerre supprimée, la nature et le commerce nous donneront, ayez-en la confiance, les moyens d’établir une paix durable. Alors cette race malheureuse et souffrante à laquelle la proclamation de M. Lincoln a rendu la vie perdra elle-même quelque chose de cette abjection qui pendant des âges est restée gravée sur ses traits de bronze, de cette langueur qui s’est exhalée dans les soupirs de sa plaintive musique. Cette race, naturellement bonne, docile, industrieuse, qui doit son malheur aux services mêmes qu’elle est si apte à rendre pourra, dans un âge plus moral, non-seulement défendre son indépendance, mais encore prendre sa place dans une grande nation. »

Les amis de la liberté humaine peuvent à bon droit se féliciter des résultats politiques de la guerre civile des États-Unis, et auraient tort de s’exagérer les périls de l’avenir. La liberté, guérira les maux causés par l’esclavage : une démocratie qui a su déployer tant d’énergies de ressources, de patriotisme et d’intelligence ne laissera pas compromettre l’œuvre des deux dernières années, et prendra des garanties contre le retour des crises révolutionnaires. Les hostilités, actuelles ne peuvent finir par de simples traités de paix : il faut qu’elles aboutissent à des actes qui consacrent d’une manière définitive la ruine de l’esclavage; mais que les états même aujourd’hui favorables à l’institution servile ne s’effraient-pas d’un tel résultat, car la ruine de l’esclavage sera pour eux le commencement d’une vie nouvelle.


AUGUSTE LAUGEL.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1862.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1861.
  3. La constitution porte que l’habeas corpus ne peut être suspendit « que dans les cas de rébellion et d’invasion, lorsque la sûreté publique l’exigera. » L’article ne spécifie point à qui sera dévolu le droit de prononcer la suspension de cet acte. À la suite de vives discussions, il a été décidé que cette prérogative devait appartenir logiquement au pouvoir exécutif, puisque la constitution lui impose la mission de repousser l’invasion et de réprimer les insurrections. M. Binney, jurisconsulte éminent de la Pensylvanie, a écrit sur cette question un mémoire remarquable qui n’a pas été sans influence sur la solution de cette délicate question constitutionnelle.
  4. Le copperhead est un serpent d’Amérique.