La Guerre de montagne/02

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La Guerre de montagne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 225-274).
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LA


GUERRE DE MONTAGNE.




LA KABYLIE.


I. La Grande Kabylie, par M. le général Daumas et le capitaine Fabar, 1847.
II. La Guerre en Afrique, par M. le général Yusuf, 1850.

III. Moniteur algérien. Œuvres diverses du maréchal Bugeaud.




II.
LE MARECHAL BUGEAUD.




I. – LES PAYS ET LES POPULATIONS KABYLES.

La guerre d’Afrique a eu deux époques dans l’une presque toujours défensive, dans l’autre essentiellement offensive, elle a commencé par des essais trop souvent stériles, elle s’est continuée par des marches rapides et des combats décisifs. Aujourd’hui, l’une et l’autre de ces périodes sont terminées la première a des représentans bien nombreux et bien, divers parmi les gouverneurs et les généraux qui se sont succédé de 1830 à 1840 sur la terre africaine ; la seconde, qui s’est achevée avec la prise d’Abd-el-Kader, se personnifie dans un seul homme : le maréchal Bugeaud. C’est la seconde période surtout qu’il y aurait aujourd’hui intérêt à retracer ; c’est la seconde qui fait le mieux comprendre les difficultés que rencontre une armée française sur le sol de l’Algérie et les moyens dont elle dispose pour les surmonter. De ces difficultés, les unes tiennent à la nature, au climat, à la configuration du pays, les autres aux mœurs des habitans. La guerre d’Afrique est avant tout une guerre de montagne, et le tableau des combats de Zuinalacarregui, en Navarre a déjà pu nous révéler quelques uns des obstacles qu’elle crée à nos armes. En Afrique, pourtant, la guerre de montagne prend en quelque sorte, une forme nouvelle ; elle dément, sur certains points du territoire, la guerre du désert. C’est là qu’est l’originalité de nos campagnes d’Afrique ; c’est là aussi qu’est la grandeur de la tâche essayée par tant d’hommes de guerre habiles, et remplie par un seul d’entre eux avec une incontestable supériorité.

Les difficultés propres à la guerre d’Afrique tiennent, nous l’avons dit, les unes à la nature, les autres aux hommes. Les premières ne sont pas les moins redoutables. Presque toujours le soldat a pour perspective d’une victoire gagnée quelque ville opulente ou il ira se ravitailler après le combat. Dans une expédition contre les Sicks, les soldats anglais voient autour d’eux une terre pleine d’aromates et des villes populeuses ; le soldat russe lui même, après une campagne dans le Caucase, sait qu’il retrouvera les riches bassins de la Tauride. Nos soldats, au contraire, n’ont jamais devant eux que le désert, le pays de la soif, comme ils disent ; ils savent qu’ils ne seront jamais reposés d’une expédition que par les privations nouvelles que chaque victoire leur imposera En entrant en campagne, ils reçoivent dix jours de vivres, c’est-à-dire une ration insuffisante de biscuit, trois cents grammes de viande, soixante grammes de riz, puis du café en place de vin. Ces dix jours de vivres sont généralement épuisés au bout d’une semaine. Alors, à moins qu’une razzia ne leur ’vienne. en aide, ils sont bien obligés de recourir aux provisions du désert, qui sont les rats, les serpens, les tortues, les gerboises et les racines. Heureux encore si le désert n’est pas trop avare de ces uniques ressources. Heureux surtout s’ils trouvent sur leur chemin quelque bois mort, que chacun ramasse en passant pour cuire la maigre pitance de sa compagnie !

Telles sont les dures conditions que la nature du pays impose à cette guerre. Voici maintenant quel ennemi nos soldats ont à combattre. L’Arabe vit de maraude et de pillage ; c’est dire assez, qu’il est belliqueux et nomade. Il porte sa tente au pommeau de sa selle, et pousse ses troupeaux au hasard devant lui, à travers le désert qui est son domaine. Une fois qu’il a caché dans les silos son blé et son orge, il va, au galop de son cheval, où son instinct de destruction le pousse et l’emporte. Sobre et infatigable, il est tantôt ici, tantôt là, partout présent pour le guet-apens et les surprises, toujours insaisissable pour le combat et la résistance. Rapide comme l’oiseau de proie, il voltige sans cesse autour de nos convois. À peine a-t-on levé un campement, qu’on l’aperçoit dans le bivouac qu’on vient de quitter, fouillant la tombe de nos morts et transportant comme un trophée à travers les tribus fanatiques des lambeaux de cadavre. Parfois une nuée de cavaliers apparaît à l’horizon et attire nos soldats à sa poursuite ; mais, sitôt qu’ils sont serrés d’un peu près, les Arabes s’évaporent comme une fumée. On les retrouvera bientôt, mais embusqués derrière un buisson, au revers d’un fossé, guettant nos fourrageurs isolés, nos traînards épuisés par les fatigues d’une marche forcée. Dans cette guerre, ils ont contre nous des ruses sans nombre, un fanatisme indomptable. Il ne faut pas parler de prisonniers, c’est une guerre d’extermination de part et d’autre. Il faudrait deux soldats français pour garder un prisonnier arabe et le conduire aux lointains dépôts. Lorsqu’un Arabe vous tend son fusil en signe de soumission, c’est pour vous assassiner à bout portant. Sa soumission n’est jamais qu’un leurre ou un armistice, dont il profite pour vous surprendre lorsqu’il a trouvé l’occasion favorable.

Etes-vous curieux de suivre une de ces expéditions d’Afrique ? voici une colonne prête à partir. Le désert est devant vous, sans ombre et sans eau. Le sol ne présente ni abri ni ressources ; les moyens de ravitaillement manquent absolument. Calculez donc bien vos distances et vos provisions, sans quoi vous êtes assuré de mourir de soif, de fatigue et de faim. Vous devez aller soumettre ou punir une tribu lointaine, et vous n’emportez avec vous que dix jours de vivres, parcimonieusement calculés encore, comme nous l’avons vu. Vos trains des équipages sont-ils au complet ? vos mulets sont-ils bien bâtés, de façon à ce que leur charge ne puisse les blesser ? sont-ils en bon état surtout ? car, s’ils tombent malades, il faudra les abandonner sur la route et leur charge avec eux. N’oubliez donc aucune précaution ; toutes sont importantes. La moindre méprise ou la moindre négligence a eu des conséquences funestes. Le signal est donné ; on se met en marche sur trois colonnes, le convoi et les armes spéciales au centre, la cavalerie bien en avant, afin que le passage d’un gué ou d’un défilé ne vienne point retarder la marche de la colonne. Après l’arrière-garde ; marche un escadron, soit pour ramasser les traînards, soit pour éloigner les Arabes, car ceux-ci ont pour habitude constante de se porter sur la queue de nos colonnes, afin d’enlever les éclopés et de s’en faire un trophée, afin aussi de retarder la marche en forçant l’arrière-garde à s’arrêter pour faire face. Si on avance résolûment, ils se cachent ; mais, sitôt qu’on hésite ou qu’on recule, ils fondent sur vous comme un orage subitement formé.

Une fois en marche, vous trouvez devant vous le sol crevassé par l’action d’un soleil brûlant, ou bien détrempé par des pluies torrentielles. Entre une chaleur excessive, où la poussière vous aveugle et vous consume, et un froid glacial, où les rafales de neige vous enveloppent comme un suaire, il n’y a pas de milieu. Impossible d’ailleurs de bivouaquer la nuit, car il faut cacher sa marche à l’ennemi. Au risque donc de s’égarer dans les ténèbres et de doubler les fatigues par l’insomnie, il faut marcher, car on ne peut espérer atteindre l’Arabe que par surprise. Nous n’avons pas, comme lui, nos relais dans le désert et nos stations préparées. Avant tout, il s’agit donc de lutter de ruse. Toute indication manque sur la marche de l’ennemi, il importe de retrouver ses traces et de savoir où il se cache. Les éclaireurs indigènes se mettent en campagne habillés absolument comme les Arabes, ils vont à la chasse des prisonniers. Ils se mêlent aux nomades ; s’ils en trouvent quelqu’un d’écarté, ils le ramassent et le rapportent ; mais si le temps et l’occasion leur manquent de faire des prisonniers, ils allument des feux télégraphiques pour nous avertir et nous informer. Si cette ruse ne réussit pas, on détache au loin les auxiliaires ; ceux-ci disparaissent bientôt au milieu des replis uniformes qui ondulent devant nous comme les vagues de la mer. C’est dans ces replis du désert que se cachent habituellement les Arabes, poursuivis. Quelques heures après, nos auxiliaires reviennent vers nous et simulent une attaque contre nos détachemens. Nos soldats, comme s’ils étaient surpris à l’improviste, se défendent mal et reculent. Au bruit de la fusillade, à la vue de la poussière que soulève la mêlée, les Arabes cachés et épars se montrent et se rassemblent. Si la fantasia de nos auxiliaires est bien exécutée, les Arabes s’y trompent, et, accourant aussitôt de toutes parts pour prendre part à la mêlée, ils tombent dans le piége.

Enfin, après bien des fatigues, bien des privations, bien des dangers de toute nature, nous atteignons au but de l’expédition. Voici le foyer de l’insurrection. Nous sommes sur le terrain où la tribu rebelle a planté ses tentes. Nos soldats pénètrent dans le camp ennemi une demi heure avant le jour, au moment même où les Arabes vont faire leurs ablutions. Y pénétrer plus tôt, ce serait donner le temps à l’ennemi de s’échapper à la faveur de la confusion et des ténèbres ; plus tard, ce serait se découvrir et par conséquent leur donner le temps de nous éviter. Il faut enlever le camp à la baïonnette et sans répondre au feu de l’ennemi, car cela pourrait jeter du désordre dans les manœuvres et entraîner des méprises. Les réguliers de la tribu surprise portent nos efforts d’un seul côté ; ils s’exposent bravement à nos coups, résistent quelque temps à notre attaque et nous attirent enfin avec grand bruit à leur poursuite. Le jour venu, on s’aperçoit que le douar ou la smala, la tribu enfin, a disparu d’un autre côté, et il nous est impossible de retrouver ses traces. C’est par un pareil stratagème que la smala d’Abd-el-Kader nous a glissé trois ou quatre fois entre les mains.

Quand, à défaut des tentes, le territoire abandonné par les tribus nous reste, on court aux silos, car l’orge manque aux mulets et aux chevaux ; l’orge, la providence de cette guerre ! Mais les silos sont vides. On ne se décourage, pas pour si peu existe toujours des contre-silos (barani). Seulement l’essentiel est de les découvrir. Le seul moyen, c’est d’envoyer nos espions déguisés sur l’emplacement des silos ordinaires, lis tiennent conseil comme feraient des Arabes affamés. Le gardien (tammar), trompé par cette apparence, sort du trou où il se tenait caché et s’approche d’eux. Nos espions s’en emparent et le trou à l’orge est découvert. C’est ainsi que notre garnison de Mascara, sans approvisionnement et privée de toute communication avec nos autres postes, a pu subsister pendant cinq mois au milieu des tribus insurgées, au cœur même de l’hiver.

Il arrive bien des fois aussi que ces coups de main lointains ne réussissent pas. Les tribus, averties à temps de notre approche, se sont enfuies au désert, détruisant tout ce qu’elles n’ont pu emporter. Les vivres manquent, les munitions sont épuisées, les ambulances sont remplies. Il faut retourner en arrière. C’est alors que le moral du soldat est mis à une rude épreuve et que la responsabilité du chef est lourde. On a beau multiplier les cavaliers sur les flancs de la colonne, tant pour transmettre les ordres que pour veiller à la régularité de la marche : il suffit qu’un ordre soit mal compris, ou qu’il arrive trop tard, ou même que les sonneries ne soient pas exécutées à la fois dans les divers corps, pour qu’un de ces corps s’égare en marchant trop lentement ou trop vite en prenant une fausse direction ou bien en faisant un mouvement inopportun. Lorsqu’il y a solution de continuité dans la colonne, le ralliement devient à peu près impossible au sein de ces ondulations de terrain qui se ressemblent toutes. Les corps égarés tombent presque inévitablement dans les embuscades des Arabes toujours en éveil et partout cachés comme des bêtes fauves, guettant la proie attendue.

À quelles rudes épreuves une telle guerre soumet nos soldats, un détail caractéristique le fera comprendre. Sur dix soldats qui meurent en Afrique, un seul tombe sous les balles de l’ennemi ; les neuf autres succombent aux fatigues, aux privations, aux intempéries du climat. N’importe ! nos soldats entrent en expédition en chantant. Ils ont devant eux en moyenne dix journées de marche consécutive, à raison de douze lieue par jour[1]. On arrive ainsi au pays de la soif. Si les bidons sont vides, il faut souvent parcourir de grandes distances avant, de trouver de l’eau en creusant le sol. On marche le jour ; on marche la nuit ; on serre les rangs pour ne pas s’égarer ; on se couche sans abri, l’oreille toujours ouverte, prêt à repartir ou à combattre au premier signal. Cela dure ainsi un mois, deux mois, quelquefois plus. On revient à la garnison, l’uniforme en lambeaux, le corps mangé par la poussière, les pieds saignans, l’œil éteint, la santé délabrée ; mais un jour de repos a tout fait oublier, et l’on est prêt à recommencer le lendemain, le sourire aux lèvres et le cœur affermi.

Tel est le métier que nos soldats font depuis vingt ans en Afrique, sans s’être rebutés un seul jour. D’étape en étape, d’expédition en expédition ; ils sont parvenus à asseoir la domination de la France, par-delà la région des cultures, jusque dans la région des oasis, à cent cinquante lieues du rivage. Nôs colonnes mobiles sillonnent en tous sens et sans trêve cette immense étendue, dépourvue de ressources, mais où les dangers de toute espèce naissent à chaque pas. Sans doute il a fallu des soldats, comme les nôtres pour pouvoir installer la guerre du désert dans les conditions que nous venons de résumer ; mais encore a-t-il fallu trouver le secret de notre force contre ces nouveaux Parthes de l’Afrique, et ce n’a pu être l’affaire d’un jour, on le comprend de reste. En 1836, on regardait comme une témérité grande l’expédition de Constantine, et cette expédition échouait en effet. En 1849, l’expédition de Zaatcha n’a surpris personne, et cependant l’expédition de Zaatcha présentait dix fois plus de difficultés, de fatigues et de périls que l’expédition de Constantine. Entre ces deux dates, il se trouve un véritable homme de guerre, et l’homme de cette guerre, le maréchal Bugeaud. Jusqu’à l’arrivée de cet homme, il y a eu des combats brillans, des actions héroïques en Algérie ; il n’y avait pas de système de guerre. Avant lui, la possession de la zone du littoral nous était contestée malgré nos victoires ; après lui, notre domination était consolidée jusque dans les profondeurs du Sahara.

Dans une vue d’ensemble de la guerre d’Afrique, les combats de montagne se perdent comme la trame se perd dans le tissu ; mais, sitôt qu’on entre dans le détail des événemens, on les retrouve si inhérens à notre campagne africaine, qu’il est impossible de les en séparer. Ceux qui prétendaient empêcher le maréchal Bugeaud, en 1844 et en 1847, de pénétrer dans le massif du Djerjera, qu’on nomme la Grande-Kabylie, pour le distinguer des autres massifs de montagnes moins importans, ceux-là, dis-je, ne s’étaient pas bien rendu compte de la configuration de l’Algérie. En suivant sur une carte les accidens de la guerre, ils auraient vu que tous les pas de notre conquête ont été de véritables expéditions de Kabylie, et que les endroits favorables à la colonisation sont précisément des vallées profondes dominées de tous côtés par des montagnes. Le théâtre de nos opérations s’étend de l’ouest à l’est, depuis Nemours jusqu’à La Calle, sur deux cent cinquante lieues de côtes la profondeur de cette arène militaire varie de quatre vingt-dix à cent cinquante lieues. Entre la zone du littoral et la zone du désert, le Petit Atlas répand ses innombrables chaînons à droite et à gauche, il, empiète ainsi sur les deux zones extrêmes depuis la mer jusqu’aux hauts plateaux du Sahara. Cette région montagneuse occupe tout le centre de l’Algérie : c’est le Tell, qui était autrefois un des greniers de l’empire romain, et qui est encore le seul grenier des tribus errantes de l’Afrique. Dans la zone du littoral se trouvent les plaines basses et humides, abritées de la mer par les hauteurs boisées du rivage (le Sahel), et des versus du désert par la croupe du Petit-Atlas. La zone des hauts plateaux ou Serssous, qui se perd dans le désert à travers les oasis, est la région des pâturages, comme le Tellt est la région des labours, comme le Sahel est la région des jardins et des fruits.

On, le voit, les montagnes dominent partout le système orographique de l’Algérie. Sur la ligne littoral, ce sont, les monts Traras, entre Nemours et Oran ; depuis l’embouchure du Cheliff jusqu’à l’embouchure du Mazafran, c’est l’immense crête rocheuse Au Dahra, qui surplombe la mer jusqu’aux environs même d’Alger ; plus loin et à partir de la pointe Pescade, toute la côte, jusqu’à la frontière de Tunis, n’est guère autre chose qu’une muraille non interrompue de rochers. Sur la ligne du Tell, depuis Mascara jusqu’à Tébessa, frontière de Tunis, s’étend un grand réseau de montagnes entremêlé de vallées. Enfin, sur la ligue du Sahara, le Grand-Atlas, sous des dénominations diverses, vient rejoindre la chaîne intermédiaire, à ses deux extrémités. Les montagnes de l’Algérie présentent, presque la même configuration que les montagnes de la Navarre. Ce sont les mêmes pitons taillés à pic, les mêmes sierras contournées et nouées en tout sens. Les vallées abondent, comme en Navarre : on croirait presque y retrouver les mêmes villages adossés à des pentes semblables. Seulement en Algérie, quoique les neiges et les froids subits soient fréquens la température est plus douce et la vigne y fleurit avec l’oranger. Les rochers sont couverts en général de chênes liéges, de pins ou de lentisques. Le laurier rose, qui fournit le meilleur charbon, pour la confection de la poudre, borde tous les torrens ; l’olivier sauvage grimpe à travers tous les précipices.

On nomme Kabyles les tribus qui peuplent les montagnes, pour les distinguer des tribus arabes de la plaine, desquelles les Kabyles diffèrent essentiellement. Leur origine est multiple, et dans leurs traits distinctifs on retrouve, encore la trace des diverses invasions qui ont passé, sur l’Afrique. C’est ainsi que, dans le massif du Djerjera, à côté d’une tribu évidemment originaire de l’Orient, on rencontre une autre tribu à visages blancs, à cheveux blonds et portant le signe de a croix latine tatoué sur les membres ou sur la poitrine. Ie temps et la nécessité des choses ont donné les mêmes habitudes, et, souvent aussi le même caractère à toutes ces tribus d’origine diverse. Tous les Kabyles sont fiers de leur indépendance, qui a résisté jusqu’ici à toutes les invasions. Ce sont eux aussi que nous avons trouvés les premiers a tous les pas de notre conquête pour nous disputer la possession de toutes les vallées et tous les passages de montagne. La première entreprise militaire un peu sérieuse depuis l’occupation d’Alger fut la prise du col de Mouzaïa en 1831, par le maréchal Clausel. Qui donc couronnait les rochers de Mouzaïa ? Les Kabyles du bey de Tittery. C’est au col de Mouzaïa précisément que nous avons perdu le plus de soldats, et les plus braves, durant cette guerre d’Afrique. Il n’y a pas dans les montagnes de la Navarre de position plus formidable, et le fameux bois de Carrascal, sur la route de Pampelune à Logroño, n’est rien à côté du bois des Oliviers, derrière les Mouzaïa sur la route de Médéah. Partout où nous avons voulu nous établir, nous avons aussitôt été inquiétés par les tribus des montagnes. Nous n’avons été maîtres de la Mitidja qu’après avoir détruit à peu près jusqu’au dernier homme les Hadjoutes de Cherchell. Ce que nous avons fait contre les Hadjoutes, il nous a fallu le recommencer contre les Hachems de Mascara, contre les Flittas de la Mina, contre les Beni-Menasser de Tenez, contre les Issers de Dellys Nos combats dans les pâtés de montagnes de l’Ouerenseris et du Dahra sont innombrables.

Autant l’Arabe des plaines est pillard et vagabond, autant le Kabyle des montagnes est industrieux et sédentaire. Ici la maison remplace la tente : l’arbre, ce signe universel de la propriété, et que l’Arabe détruit partout sur son passage en incendiant tous les ans les plaines, qui poussent ainsi une herbe plus haute et plus épaisse, l’arbre fruitier est cultivé et respecté dans les montagnes. Des clôtures protègent même l’olivier et le figuier les vergers, presque en tout point semblables à nos enclos des Pyrénées, sont garnis de ruches à miel. Dans l’antiquité, la ruche était, comme l’arbre, consacrée au dieu Terme ; c’était l’emblème de la propriété.

Le Kabyle est aussi fanatique d’indépendance que l’Arabe : seulement l’Arabe place l’indépendance dans le droit de piller et de vagabonder tout à son aise sans être inquiété nulle part ; le Kabyle, au contraire, la place dans le droit de garder sa maison et de jouir de la montagne qu’il habite. L’Arabe met cette indépendance sous la sauvegarde de la fuite ; le Kabyle, lui, n’a d’autre sauvegarde que la résistance. L’Arabe vaincu fuit encore et recommence ; le Kabyle, après s’être bien défendu, se résigne à la défaite, et, rentré dans sa maison incendiée, il envoie au vainqueur le présent de soumission. Aussi la guerre de montagne, si elle a été plus terrible, a été plus décisive et plus courte pour nos armes que la guerre du désert. Le Kabyle a sa propriété pour gage de sa parole, et il est fidèle à ses engagemens. Tandis que l’Arabe, toujours en course, passe de tribus en tribus, cherchant la diffa ou repas d’honneur, importun à ses voisins et à lui-même, le Kabyle reste chez lui, et ne va jamais chez les autres tribus, à moins qu’il n’y soit appelé ; mais, dans ce dernier cas, il ne marchande jamais ses secours : il part et se met à la discrétion des tribus armées pour leur défense[2]. C’est une population éminemment guerrière que cette population kabyle. Aussi habiles tireurs que les Arabes sont excellens cavaliers, les montagnards africains ont plus de fermeté dans le combat et plus d’ensemble que les hommes de la plaine. En Pologne tout homme était considéré comme noble qui pouvait équiper un cheval de guerre Parmi les Kabyles, pour être admis au conseil et voter dans les assemblées (djemma), il suffit de pouvoir montrer son fusil. Dès qu’un enfant a pu se procurer un fusil, son ambition est satisfaite : il a revêtu la robe virile.

Chaque tribu kabyle se divise en autant de districts (kharouba) qu’elle occupe de vallons ou de montagnes. Chacun de ces districts élit son cheik ; ce cheik, qui est remplacé dans les six mois au moins, n’a guère qu’un pouvoir militaire ; c’est l’amine de la dechra ou village qui juge les contestations civiles, ou plutôt qui les concilie. Comme on le voit, le pouvoir politique et civil n’a pas de bases bien fixes ni bien solides parmi les Kabyles. Le pouvoir véritable, le pouvoir permanent, réside dans la commune religieuse (zaouia). Ce sont les marabouts qui jugent en dernier ressort les décisions des cheiks et les arrêts des tolba.

Entre les tribus, il existe une sorte de confédération traditionnelle qui n’a d’action que dans un cas de défense commune. C’est ainsi qu’en 1842, lorsque la colonne du général Changarnier envahit pour la première fois les retraites ignorées de l’Ouérenseris, il trouva toutes les tribus réunies par un accord tacite dans les défilés de l’Oued-Foddba pour lui en disputer le passage. Après le combat et même avant, si des propositions de paix sont faites par l’ennemi, chaque tribu et même chaque fraction de tribu rentre dans son indépendance pleine et entière. En 1844, lors de notre première incursion dans la Grande-Kabylie, le maréchal Bugeaud ayant promis l’aman aux tribus qui déposeraient les armes, on vit les cheiks de la même tribu se prononcer, les uns pour la soumission et rentrer dans leurs villages, les autres se décider à la résistance et continuer le combat. Les marabouts seuls auraient pu mettre d’accord les cheiks en dissidence ; mais ils refusèrent de se prononcer.

Il n’y a d’autre impôt en Kabylie que l’impôt de la zaouia pour l’entretien et l’instruction des enfans élevés par les marabouts, pour le service des pauvres et l’hospitalité des voyageurs. Cet impôt a deux formes : le zakkat, qui prend le centième des troupeaux ; l’achour, qui prend le dizième des fruits. Le lien social est en général assez faible parmi les montagnards de l’Atlas, et c’est en lui-même que le Kabyle cherche la protection que la communauté ne lui garantit pas. La puissance de l’individu est énorme en Kabylie, car elle est sans aucune pondération sociale. L'Arabe reconnaît une loi hiérarchique ; sa tribu est rangée sous un pouvoir patriarcal et même héréditaire : la Kabylie, au contraire est radicalement démocratique. À toute sommation, même à celle d’un marabout, le Kabyle répond : Moi chef, toi chef, ce qui équivaut à notre formule égalitaire : Un homme en vaut un autre. Comme signe et comme marque de la puissance individuelle, le Kabyle a trouvé l’anaya. L’anaya est un gage quelconque qui rend celui qui le donne responsable du mal qui arriverait à celui qui le reçoit. La considération d’un Kabyle est attachée au respect de son anaya, et elle se mesure au rayon que peut parcourir le gage respecté. L’affront fait à l’anaya engendre toujours une haine héréditaire et des vengeances sans limite. Lorsque, en 1844, au lendemain d’un combat sanglant, un aide-de-camp du maréchal accepta la mission périlleuse d’aller désarmer les tribus en révolte, il portait devant lui le gage du jeune cheik des Flissas, Ben Zamoun. L’autorité de l’aide-de-camp fut méprisée, mais le porteur de l’anaya revint sain et sauf, et Ben-Zamoun put, relever la tête avec orgueil.

Telle est la constitution politique de la région montagneuse de l’Afrique ou Kabylie, bien distincte de la région des plaines ou des plateaux. Cette région a résisté aux Visigoths et aux Sarrasins comme aux Turcs et aux Français. Le maréchal Bugeaud a cependant porté un grand coup à ces populations intrépides en découvrant le système de guerre qui pouvait amener le plus rapidement, le plus sûrement leur soumission ; il ne reste plus à notre armée qu’à achever son œuvre.


II. – LA GUERRE D’AFRIQUE JUSQU’EN 1841.

Jusqu’en 1830, et on peut dire jusqu’en 1841, notre conquête d’Afrique avait passé par tous les tâtonnemens que lui faisait subir la passion parlementaire. Il fallut discuter long-temps pour savoir si nous conserverions l’Algérie ; puis on se demanda si l’occupation devait être générale où limitée à quelques points du littoral ; puis encore, on voulut savoir quel système de guerre convenait le mieux et celui qui coûterait le moins cher. On critiquait ce qu’on avait fait, on se défiait de ce qu’on allait faire. Si l’on parlait aux chambres de voter un crédit pour une expédition, les chambres ne manquaient jamais de répondre au gouvernement qu’il avait déjà dépassé les limites du budget algérien. À mesure que la guerre multipliait les besoins de l’armée d’occupation, les chambres diminuaient ses ressources. Après la prise d’Alger, le corps d’expédition était de trente mille hommes : on le réduisit de moitié dans le même temps qu’on envoyait l’ordre d’occuper Bône et Oran. Les Arabes vinrent nous bloquer bientôt dans Alger même : il fallut leur disputer au moins les avenues de la Mitidja ; mais, après sa première incursion à Médéah, l’armée ne comptait guère plus de dix mille hommes d’effectif. Cependant, lorsque le général Clausel, qui avait succédé à M. de Bourmont dans le commandement, s’avisa de céder ; moyennant tribut, le beylick d’Oran et le beylick de Constantine à deux princes tunisiens gouvernant au nom de la France, le ministère désavoua l’acte du général comme entraînant une aliénation trop complète des droits de la France sur l’Algérie. Cela n’empêcha pas le gouvernement, trois ans après, de ratifier le traité Desmichels. Ainsi, après avoir refusé l’investiture d’Oran et de Constantine aux princes de Tunis se faisant nos vassaux, nous donnions la souveraineté de L’Algérie presque tout entière à Abd-el-Kader, se déclarant notre ennemi.

Jusqu’en 1838, personne n’aurait pu affirmer que nous garderions l’Algérie. Aussi les soldats qu’on y envoyait, trop peu nombreux pour occuper les lieux qu’ils avaient envahis, ne savaient plus ni où aller ni qui entreprendre. Après une expédition, nous laissions toujours sans protection les tribus qui s’étaient, compromises dans notre cause, et, précisément parce que nous n’avions pu les protéger, il nous fallait les venger ensuite. Le châtiment une fois exercé, on s’en retournait sans plus d’avantages qu’on n’en avait auparavant, mais en acceptant une responsabilité plus lourde pour l’avenir. La conquête se faisait ainsi au hasard, sans plan arrêté, sans intention même, et au prix de sacrifices qu’on savait inutiles. On peut presque dire que nous avons été engagés vis-à-vis de l’Algérie beaucoup plus, par nos fautes et par nos échecs que par nos exploits et notre volonté. Toutes les fois que les chambres votaient de nouveaux crédits, c’était plutôt pour réparer le passé que pour préparer l’avenir, plutôt pour couvrir la vanité de notre politique que pour seconder les intérêts de notre conquête.

En retirant de Bône les troupes qui en avaient pris possession en 1830, nous y avions laissé des auxiliaires. Après le départ de nos troupes, ces auxiliaires sont bloqués par le bey de Constantine, et nous demandent secours. Le général Berthezène, le successeur du général Clausel, expédie quelques soldats à Bône ; ces soldats sont massacrés à leur arrivée : cela nécessite l’envoi de nouvelles forces. Nous mettons donc garnison à Bône ; mais, une fois la garnison installée, il devient nécessaire d’expédier de Toulon, un corps de trois mille hommes pour garantir l’occupation. — Nous n’avions laissé que quinze cents hommes environ dans la province d’Oran. Cette garnison fut bientôt bloquée dans la ville : on devait le prévoir. Il devint nécessaire d’occuper successivement sur la côte Arzew et Mostaganem, qui nous reliaient à la province d’Alger. Alors on se décida à envoyer de nouvelles troupes pour soutenir ces garnisons : elles arrivèrent trop tard pour assurer leurs positions ; elles ne purent que venger les échecs éprouvés. Bougie est un point important sur la côte dans la province de Constantine : en 1833, nous n’avions pas encore songé à occuper Bougie. Il fallut, pour décider cette occupation, qu’un navire anglais eût été insulté dans le port et que le gouvernement anglais déclarât au nôtre que, puisque la France ne savait pas faire respecter un pavillon allié sur les côtes, barbaresques, l’Angleterre aviserait elle même. Cherchell est un autre port à une petite distance d’Alger. En 1839, nous savions à peine que Cherchell existât ; il fallut qu’une poignée de corsaires indigènes s’emparât effrontément d’un navire de commerce en vue même d’Alger, pour qu’une expédition se dirigeât sur Cherchell et y laissât garnison.

En 1835, les Douairs et les Smalas, les tribus les plus rapprochées d’Oran, nous demandèrent protection contre l’émir, qui voulait les contraindre à s’éloigner d’Oran. Le général Trézel crut naturellement pouvoir mettre ces deux tribu sous sa garde ; mais Abd-el-Kader déclara hautement qu’il ne permettrait jamais que des musulmans, ses sujets ; restassent sous notre autorité, dût-il les aller chercher dans les murs d’Oran même. Telle était la position que nous avait faite le traité Desmichels vis-à-vis de l’émir, qu’il nous était même défendu de protéger les tribus qui s’étaient compromises pour nos intérêts. Le général Trezel, indigné, se porta aussitôt, avec deux mille cinq cents hommes, contre l’arrogant émir, et établit son camp à cinq lieues d’Oran, dans la belle vallée de Tlélat. Abd-el-Kader était plus loin sur les bords du Sig, où il assemblait ses fidèles La forêt de Muley-Ismael le séparait de nous. Le général, voyant ses convois et ses fourrageurs surpris et enlevés derrière lui, résolut d’aborder Abd-el-Kader avant que celui ci eût assemblé toutes ses forces. Les passages accidentés de Muley-Ismael, où nous devions bien souvent retrouver les Arabes, nous furent vivement disputés. L’ennemi fut pourtant refoulé sur les bords du Sig ; nous n’avions plus que pour quatre jours de vires, et l’émir, qui comptait sur de nouveaux renforts, nous retint là deux jours en négociations dilatoires. Il fallut enfin songer à la retraite ; c’est là ce qu’attendait Abd-el-Kader pour tomber sur nous. La colonne prit la direction d’Arzew par des chemins inconnus où elle s’égara. Arrivée au confluent de deux rivières, à la Macta, elle vit une issue dominée à sa gauche par des escarpemens boisés limitée à droite par des marais ; mais Abd-el-Kader avait gagné notre colonne de vitesse, en faisant monter ses fantassins en croupe derrière ses réguliers. Ce défilé était donc déjà occupé par les Arabes, qui se précipitèrent sur le convoi, pendant que l’arrière-garde était poussée dans les marais de droite. La confusion et le désordre se mirent dans nos rangs ; la voix de chefs fut méconnue : sans le sang-froid de quelques artilleurs et deux ou trois charges héroïques, la colonne tout entière serait restée dans ce fatal défilé. Eh bien ! le désastre de la Macta contribua plus que n’aurait fait une victoire à nous retenir dans la province d’Oran. Abd-el-Kader devint si arrogant après sa victoire, qu’il écrivit au général en chef, Drouet d’Erlon : « Espérant que la paix n’est point rompue entre nous, je m’engage à aller vous débarrasser des incursions des Hadjoutes dans la Mitidja, puisque vous ne pouvez vous en délivrer vous-même. » Et en effet l’émir s’était fait reconnaître comme souverain à Milianah et à Médéah, et il envoya un hakem jusqu’à Blidah pour y gouverner en son nom.

Pour réparer l’échec de la Macta, il fallut expédier des renforts de France dans la province d’Oran. Une grande expédition fut décidée pour aller châtier Abd-el-Kader à Mascara, siège de sa puissance, et délivrer les Coulouglis bloqués par lui dans la citadelle de Tlemcen. Depuis trois ans, ces fidèles auxiliaires imploraient vainement notre appui ou du moins notre présence. Le maréchal Clausel, qui revenait pour la seconde fois en Afrique comme gouverneur général, dirigea lui-même l’expédition. Cette campagne, finit comme toutes les autres, par l’abandon presque immédiat de la contrée envahie. Après cette longue promenade militaire, le maréchal Clausel s’en retourna à Alger, et crut la guerre finie. Les chambres, qui ne demandaient pas mieux que de prendre le maréchal au mot, exigèrent une réduction notable dans l’armée d’Afrique. À peine cette réduction était-elle opérée que la nécessité d’une expédition à Constantine frappa l’esprit du gouverneur général ; mais les troupes dont il aurait eu besoin pour mener à bien cette expédition étaient retournées en France, sur l’avis qu’il avait donné lui-même. L’exécution de son projet dut être ajournée.

Le corps d’expédition d’Oran venait d’être retiré, quand le général d Arlanges, laissé dans la province d’Oran avec des forces insuffisantes, fut inquiété de tous côtés par les tribus hostiles, et subit un échec assez grave sur la Tafna Il fallut faire partir de France, pour dégager ces forces compromises, une nouvelle expédition commandée par le général Bugeaud, qui paraissait pour la première fois en Afrique. C’était donc au général Bugeaud qu’était confiée la mission de réparer le désastre de la Macta et l’échec plus récent de la Tafna Il savait d’avance que, s’il se mettait à la poursuite des Arabes, il ne pourrait les atteindre, que les vivres s’épuiseraient bien vite, et que le seul, moyen d’engager les Arabes dans un combat sérieux, c’était d’avoir l’air de se laisser surprendre par eux. Des feux allumés pendant la nuit sur les hauteurs prouvaient au général Bugeaud qu’en effet Abd-el-Kader se trouvait à portée et suivait sa marche. Il songea donc à offrir à l’émir un terrain de combat qui lui rappelât la Macta. C’était une vallée profonde, au confluent de deux rivières, à la Sikkah, les deux affluens formant deux gorges transversales. Le général apprit bientôt que son arrière-garde était attaquée par les cavaliers de l’émir, embusqués dans une des gorges. Alors, comme pour dégager son convoi, le général se mit en retraite dans la vallée, ayant l’air d’abandonner son arrière-garde. Abd-el-Kader, trompé par cette manœuvre, se lança vivement, avec toute son infanterie, vers le front de notre, colonne, croyant la poursuivre. Nos soldats ; par un changement de front subit, reçurent le choc de l’ennemi, qu’ils écrasèrent. Dans le même temps, le général détachait deux bataillons pour aller délivrer I’arrière-garde et la rallier. Bientôt ce combat ne fut plus qu’une boucherie. Les Arabes, coupés et écrasés se jetèrent dans le ravin de l’Isser, laissant deux cents morts et cent trente prisonniers sur le champ de bataille. C’était le 6 juillet 1836. Le général Bugeaud aurait pu profiter de cette victoire pour asseoir notre domination dans toute la province ; mais tel les n’étaient point ses instructions apparemment : après avoir ravitaillé la garnison de Tlemcen, il quitta la province d’Oran et revint en France.

Cependant l’expédition de Constantine avait été décidée ; mais, lorsque le maréchal Clausel voulut demander des forces suffisantes pour l’entreprendre, on les lui refusa on lui permit seulement de tenter l’entreprise avec les ressources d’hommes et de matériel qu’il avait en Afrique. C’était condamner l’expédition. Le maréchal ne voulut pas en avoir le démenti, et, malgré la saison avancée et l’insuffisance de ses ressources, il se dirigea vers Constantine : le siége de cette place échoua, et la retraite fut un grand désastre. Heureusement ce désastre nous fit l’obligation de retourner à Constantine dans l’automne de l’année suivante, en 1837, et cette fois avec une résolution et un appareil dignes de la France. La première expédition n’avait d’autre but que de délivrer Bône des incursions incessantes du bey Ahmet et d’installer comme agha de Constantine le général Yusuf, alors chef de bataillon au titre étranger. Après le désastre de cette première expédition, il y allait de notre honneur, non-seulement d’occuper Constantine, mais encore de prendre possession de toute la province : c’est ce que nous fîmes en 1836, l’aurions-nous fait ?

La seconde expédition de Constantine ne précéda que de peu d’années l’époque vraiment brillante de notre guerre d’Afrique ; Mais entre cette expédition et la prise d’armes de 1840, se place un fait considérable dont l’Algérie a pendant long-temps ressenti les conséquences. Nous voulons parler du traité de la Tafna. Cet événement ne nous intéresse ici que parce qu’il ferme la première période de la guerre d’Afrique et qu’il met en présence les deux grandes personnalités dont l’action puissante va dominer la seconde époque de la lutte. Aussi nous ne nous arrêtons pas au traité de la Tafna. On sait quels événenens avaient ramené le général Bugeaud sur la terre d’Afrique en 1837 ; on connait les détails de la célèbre entrevue où le traité fut conclu, cette entrevue qui ressemble à une page détachée de l’histoire des croisades. Ce que nous voulons surtout faire remarquer ici, c’est le contraste des deux physionomies aujourd’hui historiques qui, dans cette rencontre solennelle, apparaissent au premier plan : l’émir. Abd-el-Kader et le général l Bugeaud, Le moment est venu, avant de les voir aux prises, de tracer le portrait des deux adversaires.

Abd-el-Kader était de la puissante tribu des Hachems, gardienne héréditaire de Mascara, la ville sainte ; mais, né d’une famille de marabouts, il ne semblait point, en naissant, prédestiné à la guerre. Les prophéties habilement répandues dans tout le Moghreb par les zaouias, association religieuse dont son père était le chef, en décidèrent autrement. À vingt-deux ans, il avait déjà fait deux voyages à la Mecque pour échapper aux Turcs, persécuteurs de sa famille, de telle sorte que, lorsque les Français succédèrent aux Turcs dans la domination de l’Algérie, Abd-el-Kader ne fit que changer d’ennemis. À l’appel des marabouts, qui prêchaient la guerre sainte contre les infidèles, les tribus se réunirent, le 3 mai 1832, dans la plaine de Zégris pour élire un chef. Mahiddin leur présenta son fils Abd-el-Kader, celui que les prophéties avaient annoncé, et dont le frère aîné, venait de mourir dans un combat contre les Français d’Oran. Les tribus acclamèrent émir ce fils prédestiné de Mahiddin. Abd-el-Kader monta aussitôt à cheval et fit son entrée à Mascara Il avait vingt-six ans. C’était un beau jeune homme, aux pieds blancs, aux mains vraiment patriciennes. Sa figure était chaude et fine, ses yeux étaient tout chargés des méditations de la Bible et du Coran. Il y avait même sur sa physionomie rayonnante cette légère teinte d’ironie que la science laisse toujours plus ou moins comme une marque au front de ses élus. Il était plutôt fait, à coup sûr, pour la politique que pour la guerre ; aussi devait-il apporter dans la guerre toutes les ruses de la diplomatie orientale et toute la persistance d’un ambitieux.

Tel était l’homme qui, vaincu à la Sikkah par le général Bugeaud, allait voir relever sa fortune par les mains même de son ennemi triomphant. Quand le général Bugeaud arriva devant l’émir dans la plaine de la Tafna, la nature fine et délicate du chef arabe ressortit singulièrement en regard de la rude et sévère physionomie du négociateur français. L’homme du nord, haut en couleur, vigoureusement musclé, au geste brusque et franc, prit entre ses doigts, durcis au maniement des armes, la main frêle, et blanche de l’émir oriental, Celui-ci, plein de protocoles gracieux dans son langage, d’un aspect élégant, souriant dans son apparente faiblesse, gardait en lui même le secret de sa force pour s’en servir au moment opportun. Vous souvenez-vous de Richard abattant un palmier d’un coup, de sabre, et de Saladin qui lui répond en faisant volet en l’air un édredon de soie qu’il coupe en deux au fil de son épée ? Ils vous représentent le général Bugeaud et l’émir Abd-el-Kader.

Le maréchal Bugeaud était né soldat les qualités du capitaine ne devaient lui venir qu’en vieillissant. Ce n’est point un héros tout d’une pièce et de prime-saut, comme ces grands hommes de guerre que l’histoire présente tout faits à notre admiration dès la première page. Moins que personne, il pouvait se passer des leçons car sa conception était lente, difficile à se déplacer ; mais, aussi l’expérience devait avoir pour lui plus de fruits que pour tout autre, car ce qui le distinguait pardessus tout, c’étaient cette faculté d’analyse et cette perception du réel qui soumettent toute chose aux lois de la pratique. Les hommes qui ont le plus approché le maréchal Bugeaud se sont presque tous trompés sur la nature de son esprit. Ils lui ont cru l’intelligence prompte et vive, parce qu’ils l’ont vu ne jamais hésiter dans la délibération : aussi lui ont-ils cru de l’initiative, parce qu’ils l’ont vu souvent changer d’idées et de projets ; mais ce n’était point l’intelligence qui était rapide dans sa tête, c’était la volonté, c’était l’exécution. De même, s’il changeait soutient d’idées et de projets, ce n’était point par exubérance d’initiative, mais parce que l’expérience venant lui prouver souvent qu’il faisait fausse route, son ardeur d’exécution le portait aussitôt à poursuivre la réalisation d’un projet différent et même opposé au projet qu’il soutenait la veille.

S’il n’hésitait pas dans l’erreur, il n’y persistait pas long-temps du moins, car son extrême bon sens, finissait toujours par le faire revenir à la vérité. La faute commise ne tardait pas à se retourner dans son esprit en enseignement utile. Voilà comment, avec toutes les apparences de l’entêtement, il était moins entêté que personne. On l’a vu engager sa responsabilité dans le traité de la Tafna, qui était l’occupation restreinte de l’Algérie et presque son abandon ; mais, sitôt que l’événement lui a donné tort, au lieu de se buter par orgueil contre l’évidence, comme tant d’autres l’auraient fait, il poursuit avec une égale audace de responsabilité, l’occupation illimitée dans le désert et l’occupation complète dans la Kabylie.

Si nous. cherchions dans l’histoire un homme à comparer au maréchal Bugeaud, nous prendrions Blaise Montluc, ce héros familier dont les brutales allures vous repoussent de loin, mais dont la solide bonhomie vous attire invinciblement de près. En expédition le maréchal prenait toujours l’avis de ces Iieutenans, le discutait, puis il donnait le sien : il était rare que celui-ci ne fut pas le meilleur. Écoutez parler de lui les officiers qu’il a formés ; écoutez surtout les soldats, dont il connaissait si bien les besoins, dont il surveillait la santé avec une si paternelle sollicitude. Certes, il leur a imposé plus de fatigues et de travaux qu’aucun général ne l’avait peut être fait avant lui ; mais, en prenant, à sa charge la moitié de leurs épreuves, il avait le talent de les leur faire oublier : il vivait ainsi de leur vie. Aussi, ces braves gens l’en ont-ils récompensé en le nommant le Père Bugeaud : touchante appellation oubliée dans nos armées depuis Catinat !


III. — LA GUERRE D’AFRIQUE EN 1840 ET 1841.

À l’époque où le général Bugeaud vint prendre le commandement de notre armée c’est-à-dire au commencement de l’année 1844, la guerre d’AIgérie était entrée dans une de ses phases les plus critiques. Abd-el-Kader avait mis à profit le répit que lui laissait le traité de la Tafna du côté des Français, et l’ascendant qu’il lui avait donné auprès des Arabes. Il s’était d’abord fortifié du côté du désert, prévoyant bien que la région du Tell deviendrait sa base d’opération au retour de la guerre. C’est ainsi que, sur la limite qui sépare le territoire de parcours du territoire de culture, sur toute la ligne du Serssous, il avait édifié une échelle de villes et de postes fortifiés, qui lui servaient en même temps de magasins de provisions et de places d’armes. Takdempt, Thaza, Saïda et Boghar étaient les principales de ces places ; elles étaient situées au méridien de Maskara, de Milianah et de Médéab. Abd-el-Kader savait que nous avions à peine assez de soldats pour occuper les places du littoral ; quant à nos expéditions temporaires dans le Tell, elles nous coûtaient fort cher, et n’assuraient nullement notre domination. Si nous laissions une garnison dans l’intérieur, après l’expédition elle était bloquée, et il fallait bientôt nous remettre en marche pour la dégager ou la ravitailler. Lorsqu’une tribu nous résistait ou nous trompait, nous brûlions ses moissons ; mais il lui restait ses troupeaux, qu’elle avait déjà mis à l’abri de notre atteinte, tandis qu’Abd-el-Kader, lui, si elle nous accueillait, pouvait en même temps brûler ses moissons et enlever ses troupeaux. Aussi, de deux maux ayant à choisir le moindre, entre notre protection lointaine et temporaire et la vengeance toujours présente de notre adversaire, la tribu aimait mieux laisser brûler, ses moissons que se soumettre.

Abd-el-Kader avait compté sur cette fausse position des tribus. En nous forçant vis-à-vis d’elles à l’incendie et à la dévastation, il ajoutait au fanatisme qui les poussait déjà contre notre domination un auxiliaire puissant, la nécessité. C’est donc la nécessité, bien plus encore que le fanatisme, qui avait rendu tributaires d’Abd-el-Kader toutes les tribus qui habitent les deux versans de l’Atlas, c’est-à-dire toutes les tribus qui étaient précisément exposées à être envahies par nous, Abd-el-Kader avait même exigé que chacune d’elles lui fournit son contingent de réguliers pour le retour prévu des hostilités. Dans le même temps que ses marabouts prêchaient la guerre sainte sur tous les points de l’Algérie, ses lieutenans y levaient les recrues et les organisaient pour l’attaque et la ’défense. Lui même, qui, sous une indolence apparente, cachait une activité infatigable, parcourait incessamment les tribus pour faire l’inspection de leurs forces, réveiller leur fanatisme et leur haine, distribuer les promesses et les menaces, donner ses instructions et veiller aux enrôlemens. Son génie plein de séduction lui faisait parmi les chefs plus de partisans encore que le fanatisme. C’est même parmi les tribus des montagnes, sur lesquelles il avait moins de prise, qu’il a trouvé ses lieutenans les plus dévoués. C’est ainsi que Bou Madedi, son khalifat d’Oran, lui recrute douze mille réguliers dans les monts Traras ; que Sidi-Embareck lui gagne les Kabyles de l’Ouérenséris ; que El-Berkani entraîne les belliqueuse populations qui vivent sur les montagnes autour de Milianah, de Médéah et de Cherchell ; que Ben-Salem, son khalifat du Sebaou, lui ménage des intelligences et, depuis les vallées du Hamza et de la Medjana jusqu’au cœur de la Grande-Kabylie.

Lorsque le duc d’Orléans passa les Portes de Fer en 1839, tout paraissait tranquille, et la paix nous semblait pour long-temps assurée. Tout à coup Abd-el-Kader écrivit au maréchal Vallée qu’il eût incontinent à se préparer à la guerre, et aussitôt l’insurrection gagna toutes les tribus, depuis Oran jusqu’à Bône, avec la rapidité de l’incendie. Il nous fallut en même temps nous défendre dans la province de Constantine, contre le propre frère d’Abd-el-Kader, aidé par Ben-Salem, et contre le bey Ahmet, qui revenait du désert, trouvant l’occasion favorable ; — dans la Mitidja, contre l’émir en personne, ameutant contre nous, du haut des Mouzaïas, toutes les tribus ; qu’il lâchait sur la plaine, les Hadjoutes d’un côté, les Beni-Salah de l’antre, puis les Soumatas, les Mouzaïas, les Beni-Messaoud, les Beni-Moussa ; — dans les plaines d’Oran et de Mostaganem, contre vingt mille fanatiques venus de derrière les lacs, ou sorti des forêt de Muley-Ibrahim, et qui se faisaient mitrailler jusque dans les fossés de nos remparts. Cette grande levée de boucliers, qui eut lieu vers la fin de 1839, nécessita l’envoi de nouveaux renforts dans l’Algérie ; En attendant l’arrivée de ces renforts, en attendant surtout l’intervention du maréchal Bugeaud, il est bon de montrer ce que firent nos troupes en présence des adversaires qui s’étaient levés et armés contre elles d’un bout à l’autre de nos possessions.

La province de Constantine, qui échappait à l’action d’Abd-el-Kader, rentra bientôt dans l’obéissance, sauf les cercles de Philippeville et de Bougie, où, du reste, les hostilités n’avaient pas été interrompues un moment depuis la prise de possession ; mais c’était dans la Mitidja que tout l’effort de nos armes devenait nécessaire. Nos postes mal gardés avaient été assaillis à l’improviste, nos convois enlevés, nos fermes ravagées et nos colons assassinés. Lorsque nous nous vîmes en mesure de repousser ces assaillans, l’incendie et la dévastation avaient déjà désolé la plaine. Il nous fallut d’abord fortifier nos postes et ravitailler nos places : nous dûmes employer des colonnes entières à escorter nos convois, car les maraudeurs, abrités derrière chaque pli de terrain, embusqués sous chaque broussaille, tombaient sur nos détachemens isolés et les poursuivaient jusqu’aux portes d’Alger.

C’est ainsi que nos troupes se trouvèrent occupées jusqu’au printenmps e 1840. Un renfort de six mille hommes était venu de France avec le duc d’Orléans. La prise de possession de Médéah et de Milianah étant résolue, un corps d’opération de neuf mille hommes, composé de deux divisions, fut assemblé à cet effet et s’ébranla aussitôt vers le col de Mouzaïa Avant d’y arriver, il fallut guerriller pendant dix-huit jours consécutifs pour débarrasser les abords du bassin de la Mitidja des nuées de Kabyles et d’Arabes qui semblaient s’y être donné rendez vous de toutes les parties de la province. Depuis Cherchell, où nous fûmes obligés d’aller dégager le ’commandant Cavaignac, qui s’y défendait héroïquement depuis six jours avec une poignée d’hommes, jusqu’à Blidah, ce ne fut qu’un long engagement à travers la forêt de Kharésas, les vallons de l’Oued-Ger et de Bourroumi, sur les berges escarpées de l’Oued-Nador et de l’Oued-el-Hachem, que les ennemis défendirent avec acharnement et où ils semblaient se multiplier. C’est là que nous rencontrâmes Sidi-Embareck, le plus habile et le plus intrépide khalifat de l’émir, venu de la riche et populeuse vallée du Chéliff avec tous ses contingens de la plaine et de la montagne. Enfin, le 12 mai 1840, nous étions devant le formidable défilé de Mouzaïa, où nous avions déjà deux fois inutilement planté notre drapeau. Lorsqu’on arrive devant cette immense fissure de l’Atlas, on voit devant soi, à travers les crêtes confuses des rochers et les contours infinis de la montée, un piton escarpé, entouré lui-même de roches plus élevées, et qui commande l’issue du passage vers le sud, comme l’indique assez l’éclaircie que le sommet de la montagne laisse sur ce point. La route, construite par le maréchal Clausel en 1836, au lieu de se diriger droit sur ce piton, lui tourne au contraire le dos jusqu’à ce que, arrivée au tiers de la hauteur, elle revient brusquement vers le col par le versant occidental de la montagne elle est dominée à gauche par des crêtes fort difficiles qui se rattachent. Au piton ; elle rencontre à droite un ravin profond qui descend du, col, et dont la berge occidentale est presque inaccessible.

Telles sont les positions formidables que le corps d’expédition devait aborder pour arriver à la route de Médéah et de Milianah. Toutes les crêtes orientales, par lesquelles seulement le passage du col parait accessible, avaient été couronnées de retranchemens et de redoutes par Abd-el-Kader. Le piton qui reliait toutes ces arêtes fortifiées était armé de plusieurs batteries, et ces batteries elles-mêmes étaient protégées par des nuées de tirailleurs kabyles perchés sur les roches qui dominent le piton. Chaque tournant de la route chaque anfractuosité de la montagne, chaque précipice recélait dans ses flancs un gros d’ennemis prêts à recevoir nos soldats à bout portant. Autour du col de Mouzaïa, Abd-el-Kader avait réuni, tous les réguliers qu’il avait pu ramasser dans les tribus depuis Maskara jusqu’à Sétif.

L’ascension commença au point du jour : ce fut la première division qui l’opéra Cette division formait trois colonnes : la première, forte de dix-sept cents hommes était commandée par le général Duvivier ; elles avança à gauche de la route, chargée d’aborder le piton à travers les crêtes fortifiées qui s’y rattachent ; la seconde colonne, forte de dix-huit cents hommes, était commandée par le colonel Lamoricière elle était chargée de tourner les positions retranchées du col, en prenant la droite de la route à travers les escarpemens et les ravins ; le duc d’Orléans commandait la troisième colonne, chargée d’aborder directement le col en suivant la route.

À travers mille obstacles et mille dangers surmontés, le général Duvivier monte toujours ; tournant par l’escalade les retranchemens des Kabyles, laissant au 2e léger, conduit par son intrépide colonel Changarnier, le soin de les détruire en passant. Il dit à ses soldats décimés qu’ils resteront toujours bien assez nombreux pour s’emparer du piton, but de leurs efforts. Un nuage passant au front de la montagne lui permet de se reposer un instant, en le cachant à l’ennemi ; mais à peine le nuage est-il passé, que la colonne tout entière se voit massée sous le feu des trois batteries échelonnées sur le piton. La mitraille fait des trouées terribles dans nos rangs. C’est un de ces momens où il faut tenter l’impossible ; l’impossible réussit cette fois. Par un élan prodigieux, nos soldats se précipitent sur la première batterie et l’enlèvent à la baïonnette, le second et le troisième retranchement sont enlevés de même : les Kabyles perchés sur la cime du piton, n’osant aventurer leur feu au sein de cette ardente mêlée, s’affermissent sur le parapet pour recevoir le choc de nos soldats vainqueurs, qui bientôt les culbutent du haut de cette aire d’aigle et les précipitent dans l’abîme Le drapeau du 2e léger, si glorieusement porté dans toute cette guerre, surtout depuis l’a première retraite de Constantinople, flotte enfin sur la plus haute cime de l’Atlas.

Pendant ce temps, le colonel Lamoricière, après avoir enlevé les retranchemens qui se trouvaient sur la droite de la route, se voyait arrêté sous le feu d’une troisième redoute par un ravin que nous avons décrit, et dont ses zouaves ne pouvaient franchir les berges escarpées. Culbutés par les Kabyles qui occupaient ces parapets ensanglantés, ils revenaient à la charge pour être culbutés encore. Tout à coup les tambours du 2e léger se font entendre derrière les Kabyles. Les zouaves, exaltés par ce bruit secourable, font un suprême effort : les voilà sur la berge, les voici dans la redoute, d’où les ennemis, fuient en désordre, et les deux chefs se précipitent avec effusion dans les bras l’un de l’autre au milieu de leurs colonnes réunies. Le duc d’Orléans arrivait dans ce moment même, avec la troisième colonne, au haut du col de Mouzaïa, après avoir éteint une batterie qui le prenait en écharpe.

Telle fut cette glorieuse escalade du Mouzaïa. Il fallut trois jours au génie militaire pour rendre la descente du col, du côté de Médéah, praticable à l’artillerie. À gauche de la route, sur les dernières pentes du sud, on rencontre un plateau dominé au nord-est par une arête de rochers c’est le bois des Oliviers. Sur ce plateau, si favorable à l’embuscade et à la défense, les Kabyles devaient se retrouver toutes les fois que nos colonnes iraient ou reviendraient de Médéah à Blidah. Ils y étaient cette fois : les zouaves les en chassèrent.

Cette longue campagne de l’Atlas dura six mois, et chaque jour eut son combat. Il fallu poursuivre les Kabyles sur les deux versans de la chaîne, les chasser tantôt de devant Médéah, tantôt de devant Milianah ; châtier les tribus hostiles ; et ravager leur récolte et leur territoire ; aller de l’ouest de la Mitidja, où El-Berkani multipliait ses incursions, à l’est où Ben- Salem tentait de s’établir. La saison des pluies, qui correspond à l’hiver chez nous, devait seule imposer un armistice aux combattans engagés dans cette longue lutte, si vaillamment soutenue par l’infatigable Changarnier, récemment promu au grade de général.

Vers le milieu du mois d’août, Abd-el-Kader retournait à Mascara, où il allait recruter de nouveaux contingens. Dans le même temps, Lamoricière, fait général en même temps que Changarnier, se dirigeait vers. Oran comme gouverneur de la province. Là aussi les tribus avaient rompu le bâton de la paix. Ben-Thami, khalifa de Mascara, avait poussé contre Nostaganem toutes les tribus du Sig et de l’Habra, pendant que Bou-Harbédi, khalifa de Tlemcen, ameutait, contre Oran les populations guerrières des bords de la Tafna Le but de Ben-Thami était de s’emparer du bourg de Mazagran, situé à quelques portées de fusil de Mostaganem, afin de surveiller de là la garnison française de cette dernière place ; mais il avait compté sans la bravoure française, et il trouva le fort de Mazagran occupé par cent vingt trois hommes du bataillon d’Afrique, commandés par le capitaine Lelièvre, et dont l’attitude héroïque fit reculer cinq ou ’six mille cavaliers arabes.

Quelques jours après l’affaire de Mazagran, c’est-à-dire au commencement de mars 1840, Bou-Hamédi, après avoir razzié et dévasté nos alliés les Douairs et les Smélas, tentait contre Miserghin, au sud-ouest d’Oran, la même entreprise que Ben-Thami avait essayée contre Mazagran. Yusuf commandait à Miserghin. Nos alliés lui demandèrent secours. Yusuf parvint à reprendre les troupeaux enlevés aux alliés ; mais, ceux-ci s’aventurant à la poursuite de l’ennemi, notre colonne dut les suivre. C’est ce qu’attendait Bou-Hamédi, embusqué avec huit mille cavaliers dans la gorge de Ten-Salmet. Yusuf, pris à l’improviste, se met en retraite, envoyant aussitôt demander secours à la garnison d’Oran ; mais notre colonne est bientôt enveloppée. L’infanterie veut se former en carré : dans ce mouvement, le désordre s’accroît et l’ennemi en profite. Alors un escadron de soixante cinq spahis, commandé par le capitaine Montebello, se porte au-devant d’un millier de cavaliers ennemis qui vont dans leur élan écraser notre infanterie en désordre. Cette diversion héroïque donne le temps aux fantassins de se former en carré. On vit aussitôt le cercle d’Arabes qui nous pressait de toutes parts s’élargir devant le feu qui partait à la fois des quatre faces du carré. Une fois ce cercle élargi, le bataillon carré reculait et rechargeait ses armes ; puis, lorsque le cercle des assaillans s’était reformé et se rétrécissait encore, une nouvelle décharge, partie des quatre faces du bataillon, semait de nouvelles victimes autour de nos soldats. La retraite continua, ainsi sans que le bataillon, laçant son feu à mesure, pût être entamé. À la fin, le renfort attendu d’Oran parut, dans la plaine. Notre cavalerie, qui s’était retirée sous le canon de Misergbin, revint en escadrons serrés. L’infanterie reprit l’offensive en attendant. Les Arabes reculèrent ; bientôt ils prirent la fuite, et furent poursuivis jusqu’à la nuit ; ils laissaient près de quatre cents cadavres dans la gorge de Ten-Salmet : nous avions seulement perdu quelques soldats et une vingtaine de cavaliers.

Comme les livres les faits d’armes ont leurs destins favorables ou contraires. On a beaucoup parlé de Mazagran : le combat de Ten-Salmet est resté à peu près ignoré. Cependant le combat de Ten-Salmet est aussi beau que la lutte du 2e léger à la retraite de Constantine, tandis que nous trouverions dans nos annales d’Afrique mille faits d’armes comparables à la défense de Mazagran. La défense de nos colons à la Maison-Carrée et à la Ferme-Modèle est aussi méritoire que celle de cent vingt trois braves postés derrière les murs de terre du fort de Mazagran. Depuis cinq ans, nos soldats se défendaient tous les jours contre les kabyles de Bougie dans des positions tout aussi hasardeuses. Les trois blockaus élevés en avant de Bougie ont été le théâtre de défenses bien autrement périlleuses que celle de Mazagran. On ne sait pas généralement en France ce que c’est qu’un blockaus. Figurez-vous une tour construite en madriers de bois, à l’épreuve de la balle et même, jusqu’à un certain point, des fascines d’incendie. Cette tour, posée sur des fondemens en maçonnerie et protégée par une palissade ou par un fossé, peut contenir de douze à vingt hommes dans son étage supérieur. Cet étage forme saillant sur le rez-de-chaussée ; le saillant, qui est garni de créneaux ou meurtrières, par où l’on fait sur les assiégeans un feu horizontal, repose sur un plancher mobile ou machicoulis : en faisant glisser en dedans ce plancher, les assiégés peuvent atteindre, par un feu plongeant ou même à la baïonnette, les assaillans qui tenteraient d’enfoncer le rez-de-chaussée ou de l’incendier. Le blockaus est en général armé d’obusiers et approvisionné de grenades. C’est, comme on voit, un moyen de défense particulier à la guerre d’Afrique, où l’ennemi n’a pas de canons d’affût à nous opposer. Le blockaus est habituellement placé aux abords d’une plaine ou bien au centre d’une vallée, de telle sorte qu’Arabes et Kabyles ne puissent faire une incursion sur les centres occupés par nous sans passer sous le feu des obusiers du blockaus. Eh bien ! on a vu des milliers de Kabyles s’obstiner pendant trois et quatre jours contre ces tours de bois occupées par douze hommes jusqu’à ce que, décimés ou épuisés, ils se retirassent pour enterrer leurs mots et ne plus reparaître. Par la résistance invincible qu’oppose un simple blockaus a l’agression des Arabes et des Kabyles, on peut comprendre, sans s’en émerveiller, que cent vingt trois hommes aient résisté victorieusement à deux ou quatre mille assaillans dans le fort de Mazagran.

Si nous comptons quelques habiles et heureuses razzias opérées sur les tribus d’Oran par le général Lamoricière vers la fin de 1840, nous aurons donné le fidèle bilan de notre conquête jusqu’à l’arrivée du général Bugeaud, comme général en chef de l’armée d’Afrique, le 22 février 1841. Hormis Constantine, où notre puissance s’établissait sous d’heureux auspices, l’on peut dire que la conquête n’avait pas fait un pas depuis le premier jour, car les points de la côte dont nous étions les seuls occupans nous étaient disputés, même les environs d’Alger, par des incursions journalières, et, comme en 1833, nous étions obligés de repasser sans cesse le col de Mouzaîa, toujours défendu, pour aller ravitailler, Médéah et Milianah, où nous avions laissé garnison permanente. Enfin, pour dernier résultat, à peine vingt-sept mille colons avaient osé s’installer jusque là en Afrique ; encore étaient-ce des citadins ou des ouvriers de ville ne pouvant vivre que de l’armée et par l’armée. Il faut reconnaître pourtant que cette dernière campagne de 1840 avait donné une vigoureuse impulsion à la guerre ; elle avait surtout mis en relief les hommes et les corps qui devaient contribuer le plus glorieusement à l’œuvre glorieuse du maréchal Bugeaud. Parmi ces coadjuteurs du maréchal, il en est surtout deux qui se distinguent par une physionomie particulière ; et par un caractère spécial : ce sont la généraux Lamoricière et Changarnier. Le premier, c’est l’homme des razzias et des courses brillantes ; le second, c’est l’homme des précipices et des combats de montagne.

M. le général de Lamoricière a successivement étonné de sa valeur les trois provinces de l’Afrique française, et dans chacune les Arabe lui ont donné un surnom de guerre différent, croyant que le même homme n’avait pu suffire à tant d’exploits. C’est la témérité intelligente et l’activité curieuse en personne. Il se fera débarquer tout seul sur le rivage de Bougie pour reconnaître la place ; puis, le plan levé, il saluera les balles qui l’accueillent, et se rendra tout d’un trait à Toulon pour presser l’embarquement d’un corps expéditionnaire. À l’assaut de Constantine, où il monte le premier, il sautera par-dessus une mine qui éclate ; au col de Mouzaïa, il franchira un précipice qui le sépare de la redoute qu’il faut prendre. Il passera d’une arme à l’autre, comme il passe de Constantine à Oran, du littoral au désert, propre à tout présent partout. Il ne s’arrête nulle part, pas même à Mascara, où l’hiver et l’ennemi le bloquent et où d’une garnison bloquée il fait une colonne d’opérations actives. Il quittera la direction d’un bureau arabe pour prendre celle d’un régiment ; mais, dans l’intervalle, il se sera familiarisé avec la langue des Arabes, afin de mieux connaître leur caractère, afin surtout de surprendre le secret de leurs ruses et de leurs stratagèmes. Que le maréchal Bugeaud se hâte d’organiser la colonne mobile, le général Lamoricière attend !

Quant au général Changarnier, le maréchal Bugeaud qui s’y connaissait, le surnomma le montagnard, et les Kabyles, qui l’ont mieux connu encore, l’appelleront le dompteur. Celui-là vit dans le danger comme la salamandre dans la flamme. L’offensive, sur quelque terrain et dans quelque condition qu’il se trouve, lui parait être de rigueur. À la retraite de Constantine, environné et pressé par des nuées d’Arabes, il jugera la partie égale, trois cents contre trois mille, et, formant son bataillon en carré, il commandera le feu comme s’il faisait faire l’exercice à des soldats novices. Au col de Mouzaïa il trouvera facile d’escalader une batterie qui a pour affût les broussailles d’un piton de quinze mètres de haut. Au bois des Oliviers, il lancera une poignée de soldats contre des milliers de Kabyles qui occupent tout le plateau, et, trouvant scandaleux que ces pelotons décimés aient rebondi cinq fois en arrière sans pouvoir pénétrer cette masse compacte, il commandera obstinément une sixième charge, au point que ses soldats, voyant bien qu’il n’en démordrait pas jusqu’à ce que tous eussent péri, sont obligés de s’emparer du maudit plateau par rage et dépit. À l’Oued-Foddha, il engagera sans hésiter une colonne de douze cents hommes dans une gorge étroite de trois lieues de profondeur, au milieu du feu plongeant des Kabyles rassemblés de tout l’Ouerenséris : il faudra bien, puisqu’il l’a décidé ainsi, que la colonne traverse victorieusement cet interminable coupe-gorge. Cette audace de responsabilité a jusqu’ici toujours été amnistiée par le succès.

Si tout part possible au général Changarnier dans l’attaque, rien ne paraît impossible au général Cavaignac dans la défense. Les longues épreuves militaires, c’est lui qui les accomplira en Afrique. Lorsqu’on ira débloquer quelque lointaine garnison, soit Tlemcen, soit Cherchel, c’est l’énergique figure du général Cavaignac qui vous apparaîtra toujours en tête de la garnison délivrée. Les généraux Lamoricière et Changarnier sont héroïques par bénéfice de nature ; c’est par la conscience du devoir que le général Cavaignac s’élève à l’héroïsme. Il est encore un autre général qui a marqué en Afrique, c’est le général Bedeau. Celui-ci est l’homme d’organisation militaire par excellence ; il est incontestablement le plus capable de tous – lorsqu’il est en second.

Après les hommes, il faut voir les corps. La création des zouaves et des chasseurs d’Afrique date des premiers jours de la conquête. De l’aveu de tous les étrangers qui ont pu les voir à l’œuvre, ces deux corps, l’un à pied, l’autre à cheval, sont sans rivaux en Europe. Les zouaves, ou voltigeurs d’Afrique, forment un seul régiment fort de quatre mille hommes. Dans le principe, il était en grande partie composé d’indigènes. Aussi les soldats portent-ils le costume turc, tandis que leurs officiers ont conservé l’uniforme européen. Les zouaves ont rendu illustres tous les colonels qui les ont commandés, Lamoricière, Cavaignac, Ladmiraut, Canrobert. Quant aux chasseurs d’Afrique, les Arabes ont comparé leurs charges irrésistibles au simoun poussé par un vent impétueux. Ni les montagnes, ni le désert, rien ne les arrête, et rien non plus ne peut donner une idée de la perfection de leurs manœuvres. On ne trouve jamais à punir chez eux que le courage, parce qu’il sort le plus souvent des limites prudentes imposées par la discipline. Les exploits isolés des chasseurs d’Afrique sont innombrables. Ce corps de cavalerie forme quatre régimens.

Les spahis, créés plus tard, sont des éclaireurs à cheval ; comme les zouaves, ils étaient et sont encore composés en grande partie d’indigènes et commandés exclusivement par des officiers français depuis le grade de capitaine. Les spahis n’ont qu’une ambition que leurs services ont quelquefois justifiée : c’est de pouvoir rivaliser avec les chasseurs d’Afrique.

On doit à l’heureuse initiative du duc d’Orléans (1838) la création des tirailleurs de Vincennes ou chasseurs à pied. L’organisation spéciale des tirailleurs de Vincennes, la portée extraordinaire de leur carabine (quatorze cents mètres), la justesse inévitable de leur tir à six mètres, les rendent plus propres encore que les zouaves à la guerre de montagne. Les zouaves ne sont pas plus habiles aux diversions, ni plus experts aux escalades de rochers, ni plus rapides aux incursions que les tirailleurs de Vincennes. En outre, il n’est pas de cime de montagne si élevée d’où les balles de Vincennes ne puissent déloger un Kabyle. Ces balles luttent à distance égale avec des boulets de canon. On a vu l’utilité des tirailleurs de Vincennes dans les gorges de l’Oued-Foddha, où ils ont successivement balayé les Kabyles de tous les rochers escarpés qu’ils occupaient au-devant de notre colonne. On a vu leur courage à Sidi-Brahim, ou, après avoir défendu, tant qu’ils eurent des balles, un marabout dans lequel ils s’étaient retranchés au nombre de quatre-vingts, ils traversèrent une masse compacte de six mille Arabes pour regagner Djemma-Ghazouat ; ils arrivèrent à Djemma, luttant sans trêve, toujours enveloppés, n’ayant pas d’autre protection que leur tranchante baïonnette disposée en forme de sabre ; ils étaient quatre-vingts au départ, ils ne furent que seize à l’arrivée. Même après le siège de Rome, on ne saurait prévoir de quel poids énorme nos dix bataillons de tirailleurs de Vincennes pèseraient dans une bataille européenne.

Faut il nommer les autres, corps spéciaux affectés à cette guerre, bataillons d’Afrique, zéphyrs, compagnies disciplinaires ? Ce serait montrer le revers de la médaille. À ces hommes vicieux et incorrigibles, il ne reste à peu près rien d’humain, ni le désir de vivre ni la crainte de mourir. Ils tuent et se font tuer, c’est tout. Ne pouvant plus rien donner que leur sang à la France qui les repousse, ils le donnent volontiers, comme faisaient les gladiateurs avilis. Mais, si les compagnies disciplinaires sont le rebut de l’armée, il est juste d’ajouter que leurs officiers et sous officiers en sont l’élite, En dehors de ces corps spéciaux, toute l’infanterie française a participé à la guerre d’Afrique. Il est peu de nos régimens que le soleil africain n’ait point durcis aux fatigues, et habitués à toutes les épreuves militaires. Nommer ceux qui se sont distinguée en Algérie serait commettre une injustice envers ceux qu’on aurait oublié de mentionner. Tous ont leurs états de service portés aux bulletins de l’armée ; l’occasion seule a donné les préférences.


IV. – LA GUERRE DEPUIS 1841.

La prise du col de Mouzaïa en 1840 est peut-être le plus brillant fait d’armes de toute la guerre d’Afrique. Cependant, après ce combat, nos affaires n’en furent pas plus avancées dans l’Algérie ni même dans la province d’Alger. Comme par le passé, nos soldats détachés furent enlevés, dans la Mitidja et nos convois surpris ; comme par le passé, il fallut recommencer des expéditions pour aller délivrer nos garnisons isolées. La concentration d’un corps de troupes un peu considérable prenait des mois entiers. En un mot, le système de guerre qui convenait le mieux pour assurer notre domination était encore à trouver. L’occupation restreinte rendait de notre côté la guerre forcément défensive.

Cette question de la guerre défensive avait été fortement agitée dans la session qui précéda l’envoi du général Bugeaud en Afrique comme gouverneur. On avait remarqué que les Arabes aussi bien que les Kabyles étaient inhabiles et impuissans dans l’attaque, que le moindre retranchement était pour eux un obstacle insurmontable, et que jamais ils n’avaient pu s’emparer même d’un simple blockaus. Il semblait donc qu’il n’y avait qu’à changer de rôle avec eux pour en avoir raison. — Pourquoi, disait-on, nous exposer à des désastres en allant les attaquer dans leurs repaires, quand nous sommes certains des battre en nous laissant attaquer par eux ? Pourquoi faire la conquête de la région du Tell, par exemple, puisque nous n’avons ni la possibilité ni le dessein de nous y établir ? Pourquoi ces lointaines expéditions, peines de dangers et vides de résultats ? Ne vaudrait-il pas mieux nous contenter de l’occupation, relativement facile, de quelques points du littoral, où nous serions sûrs du moins d’écraser les Arabes, toutes les fois qu’ils viendraient nous y attaquer ? Ainsi raisonnaient en 1840 les partisans de l’occupation restreinte, ainsi avait raisonné le général Bugeaud lui-même en 1836 ; mais l’épreuve du traité de la Tafna avait été décisive pour lui, et l’expérience avait réduit à néant ces argumens spécieux. En effet, qu’avait produit le traité de Tafna, qui nous avait forcés à l’occupation restreinte ? L’ennemi, voyant que nous n’allions plus l’inquiéter sur l’Atlas, vint bientôt nous chercher dans le Sahel. Nous n’avions sans doute qu’à le repousser loin de nos retranchemens en attendant qu’il revînt pour le repousser encore : c’est ainsi précisément que nous avions fait à Bougie ; seulement l’ennemi repoussé reparaissait le lendemain, et ces incursions quotidiennes, qui duraient depuis 1833, nous avaient coûté plus cher que n’aurait fait la conquête de toute la Kabylie. Étions-nous plus avancés cependant ? La colonisation ainsi abritée, derrière des retranchemens et des lignes de défense avait-elle pris possession de l’Algérie ? Non ; la magnifique plaine de la Seybouse était déserte, et la Mitidja dépeuplée.

Depuis dix ans, on tournait donc dans un cercle vicieux : on s’obstinait à l’occupation restreinte, parce qu’on voulait attirer la colonisation, et la colonisation ne voulait pas de l’Afrique, précisément parce que notre domination y était contestée. La nécessité pour notre armée d’étendre partout la conquête afin de la rendre effective frappa enfin l’esprit juste et pratique du général Bugeaud. Il comprit que s’arrêter c’était abdiquer, et, que ne pas poursuivre les Arabes dans le désert c’était les attirer inévitablement sur le littoral, mais ce n’était pas tout que de comprendre les conditions de la véritable guerre d’Afrique : il fallait encore la rendre praticable et possible, l’organiser en un mot. — Plus de garnisons isolées, et par conséquent plus d’expéditions pour les délivrer. Les colonnes portèrent avec elles leurs propres ravitaillemens ; elles allaient d’un point à un autre, manoeuvrant sans cesse et faisant ainsi acte d’occupation sur toute la contrée parcourue par elles. Nos ennemis, qui avaient jusque là tenu la campagne dans l’espoir chaque jour réalisé de surprendre nos corps détachés, n’osèrent bientôt plus se hasarder sur les points dont ils étaient maîtres la veille, craignant d’être surpris eux-mêmes par nos colonnes en mouvement. Il ne fallut plus des mois entiers pour organiser un corps d’expédition : il suffisait de la jonction de deux colonnes pour que ce corps d’expédition se trouvât organisé de lui même.

À peine débarqué, le nouveau gouverneur général se mit à l’œuvre avec cette activité dévorante qui le caractérisait. Il commença sa tournée par la Mitidja il vit toute cette immense plaine, où le foin croît trois fois l’an comme dans la huerta de Valence, ruine et dévastée par les dernières hostilités ; il n’y restait plus que les routes, les fossés et les endiguemens exécutés par nos soldats. Blidah était veuve de ses délicieux jardins et de ses bois d’orangers. Les quelques colons qui s’étaient hasardés sur ce sol fécond s’étaient retirés dans la ville. De là, il passa dans la province de Constantine, où l’occupation illimitée avait ouvert les voies à la colonisation. Il visita Bougie, où depuis 1833 nos soldats n’avaient pas eu un seul jour de répit avec les Kabyles, encore indomptés. Il visita Bône, dont la plaine admirable pourrait nourrir assez de chevaux pour remonter toute notre cavalerie ; Philippeville, bourgade européenne qu’alimentait, déjà son commerce avec les Kabyles ; Guelma ce beau camp construit par le général Duvivier avec des débris de monumens romains ; enfin il atteignit Constantine, d’où il admira le magnifique panorama qui s’étend autour de la ville dans l’horizon lointain.

Après la tournée pacifique, qui avait duré un mois à peine, commencèrent immédiatement les tournées militaires. C’étaient encore Médéah et Milianah qu’il fallait ravitailler : le général Bugeaud, lui aussi, eut à le traverser sous les balles des Kabyles, ce terrible col de Mouzaïa qui nous faisait payer si cher l’occupation du Tell. Ce n’est que seize mois plus tard, en septembre 1842, que devait être ouverte, à la coupure de la Chiffa, une route qui raccourcissait de moitié la distance de Blidah à Médéab. Le général en chef dirigea son convoi vers Milianah à travers les montagnes des Boualouans, que nous ne connaissions pas encore. Au revers de ces montagnes, il vit devant lui la plus belle vallée de l’Algérie, la vallée du Chéliff. Il remonta vers Milianah par un ravin où il savait bien qu’il serait attaqué par les Kabyles. Au bruit du combat, la garnison sortit de la place : elle arriva trop tard, les Kabyles avaient disparu.

Par une retraite simulée comme à la Sikkah, le général Bugeaud voulut contraindre l’ennemi à un engagement sérieux. Le plan échoua par la trop grande hâte que mirent nos soldats à commencer le feu : l’ennemi ne laissa que quatre cents des siens sur le champ de bataille. Il restait un autre moyen, c’était de tomber sur les plus fidèles alliés d’Abd-el-Kader dans cette contrée. Le général razzia les Beni-Zigzug : Abd-el-Kader se devait à lui-même de les défendre ; il l’essaya en effet, mais il abandonna le combat après y avoir perdu cent quatre vingt quatre hommes. C’est ainsi que le nouveau général en chef dévasta toutes les tribus du Chéliff fidèles à Abd-el-Kader. Mais, ne pouvant décider celui-ci à un combat sérieux, il reprit le chemin de Blidah, où il ruina encore les Soumatas, qui nous avaient trompés l’année précédente.

On reproche beaucoup au général Bugeaud cette première expédition et celles qui allaient suivre. « Brûler des moissons disait-on, à Paris, enlever des troupeaux, ravager des territoires, est-ce là une guerre civilisée ? Est-ce ainsi qu’on prétend se concilier les indigènes ? » Civilisée ou non, répondrons-nous avec le général Bugeaud, toute guerre a pour but de soumettre le pays envahi. Que faire avec un ennemi qui ne veut ni se soumettre ni combattre ? Il faut bien au moins le contraindre à choisir ; mais comment l’y contraindre ? Lorsqu’on envahit son territoire, il fuit : la fuite, ce n’est ni la soumission ni le combat. Lorsqu’au contraire, on le laisse tranquille, c’est lui qui vient vous surprendre, vous enlève vos convois et bloque vos garnisons. Ne pouvant l’atteindre dans sa personne, il faut bien l’atteindre dans sa propriété. Or sa propriété, c’est sa récolte, c’est son troupeau ; une fois sa récolte faite, il pousse son bercail en colonne serrée, et va semer plus loin la terre est grande devant lui. Tant qu’on épargne sa récolte et qu’on lui laisse ses troupeaux, il vous brave et se rit de votre bonne foi. Entre la semaille et la moisson, il courbe la tête et vous jure soumission ; mais à peine a-t-il caché son grain dans les silos, qu’il monte à cheval et prend le fusil. Poursuivez-le alors : ce sera toujours à recommencer, et la guerre ainsi faite sera interminable. Tout ne sera pas dit cependant parce que vous aurez une fois brûlé ses moissons et enlevé ses troupeaux. Il faut lui prouver que partout où il sèmera, nous atteindrons sa récolte, et qu’il n’est pas de pâturages si lointains d’où nous ne puissions ramener ses bœufs et ses moutons. Alors seulement il choisit entre la soumission et le combat.

Pour forcer les. Arabes à faire ce choix entre la résistance et la soumission, le général Bugeaud songea à leur enlever le recours de la fuite. Pour cela, il fallait ruiner les établissemens qu’Abd-el-Kader avait élevés sur la limite du désert afin que les tribus émigrantes du Tell n’y pussent trouver ni un refuge ni des ressources. Des villes du littoral, le centre des divisions militaires fut porté dans les villes du Tell. Des colonnes mobiles devaient, de Maskara, de Médéah et même de Constantine, rayonner dans la région de l’intérieur, pendant que des expéditions volantes agiraient en même temps dans la région du désert, où Abd-el-Kader avait pris ses dispositions pour recueillir les tribus chassées du Tell. ’Toutes ces opérations s’effectuèrent avec un ensemble admirable. Le général. Bugeaud commença le mouvement par l’ouest, le 18 mai 1842, en se dirigeant vers Tekdempt qu’il allait détruire. Dans le même temps, le général Baraguay-d’Hilliers partait de Médéah pour aller détruire Boghar et Taza, au méridien d’Alger. Dans la province de Constantine, le général Négrier faisait la même opération vers le sud, où il s’emparait de M’Sila et de Biskra Cependant le général Bedeau à Mostaganem, le général Lamoricière à Mascara, le général Changarnier à Milianah, le général Lafontaine à Philippeville et à Guelma, rayonnaient chacun avec une colonne expéditionnaire au milieu des tribus de l intérieur ; razziant celles qui résistaient ou qui pliaient leurs tentes, organisant celles qui demandaient l’aman et faisaient acte de soumission A proprement parler, ce fut moins une campagne où il fallut combattre qu’une chasse à courre où il fallut traquer les ennemis, ici à travers les montagnes, là dans les ondulations interminables de la plaine. À la suite de ce premier mouvement, toutes les tribus nomades qui ne se soumirent pas furent rejetées dans le désert ; mais, n’y trouvant pas de subsistances et poursuivies d’ailleurs par nos colonnes infatigables, elles rentrèrent dans leurs douars à la venue de l’hiver.

Le système des colonnes mobiles, inauguré par le général Bugeaud avait plus fait pour la conquête dans une seule campagne que toutes nos expéditions depuis dix ans. Non seulement nous dominions le Tell, mais encore les tribus du désert nous offraient leur concours pour razzier les tribus que nous rejetions vers elles, et les caravanes de Tuggurth, qui, viennent tous les ans faire leurs provisions de grains dans le Tell, étaient obligées de s’adresser à nous pour leurs achats.

Les élémens constitutifs de ces colonnes mobiles avaient été choisis avec un soin extrême. On avait calculé non-seulement les corps qui devaient concourir à la formation de la colonne, mais encore le nombre d’hommes qu’il lui fallait pour rendre la marche et le combat possibles. Les chasseurs d’Afrique marchaient toujours en tête : lorsque la tribu poursuivie était en vue, ils prenaient le galop et la forçaient à s’arrêter pour combattre ; cela donnait aux zouaves qui les suivaient le temps d’arriver pour achever le combat. Si les Arabes fuyaient, les spahis, qui se tenaient à portée sur les flancs de la colonne, se mettaient à leur poursuite, pendant, que le train des équipages recueillait les dépouilles abandonnées par les fugitifs. Lorsque les cavaliers allaient en reconnaissance, les fantassins préparaient le repas ou le bivouac. La colonne, ainsi équipée et forte de quatre mille hommes, faisait par jour douze lieues en moyenne, et la première campagne du général Bugeaud à Tekdempt avait duré cinquante trois jours. — Le combat de Zouilan (juin 1842), la plus forte razzia de toute cette guerre, le combat de Taguin (15 mai 1842), où le duc d’Aumale s’empara de la smala d’Abd-el-Kader, le combat de l’Oued-Mala (11 novembre 1843), où fut tué le terrible Sidi-Embareck, qui allait rejoindre l’émir avec son dernier contingent, tous les faits d’armes, en un mot, qui ont marqué les campagnes du désert sont dus aux colonnes mobiles disposées pour l’attaque comme nous venons de le dire.

Dans la retraite, c’était l’infanterie qui formait l’arrière-garde ; elle soutenait le choc des Arabes, qui attaquent toujours une colonne en retraite. Au lieu de faire un retour offensif, l’infanterie se massait autour du convoi. Les Arabes alors s’engageaient de plus près ; lorsqu’ils étaient bien engagés, les chasseurs d’Afrique quittaient subitement la tête de la colonne, et tombaient au galop sur le flanc des ennemis. Dans les opérations de montagne, la disposition des colonnes n’était plus la même. Les Kabyles ont une tactique relativement très savante en comparaison des Arabes. Habiles aux stratagèmes et aux irruptions soudaines, ils savent, en se retirant devant nous, choisir les points les plus favorables à la défense. Un instant leur suffit pour se disperser sus des rochers escarpés, où ils restent inabordables à la cavalerie. Aussi, pendant que nos fantassins s’avançaient en tirailleurs, nos cavaliers restaient en place à la garde du convoi, et ce poste n’était pas le moins périlleux parfois, en raison de l’habileté des Kabyles dans les manœuvres de montagne. Une fois que les Kabyles étaient débusqués individuellement de leur point de défense, ils se massaient sur des hauteurs plus inexpugnables encore. C’est alors que nos tirailleurs, promptement remis en ligne, montaient à l’escalade, le fusil sur l’épaule, et sans jamais répondre au feu des Kabyles qui les surplombait. Heureusement les fusils kabyles ne peuvent être chargés que lentement, grace à la longueur du canon. L’intervalle d’une décharge à l’autre était mis à profit par nos soldats. Ils montaient toujours, impassibles et irrésistibles comme une machine, douée de mouvement. Cette impassibilité produisait toujours, sur les Kabyles comme une fascination vertigineuse, que l’aspect des baïonnettes braquées contre eux venait augmenter encore. Ils ne reprenaient possession d’eux-mêmes que lorsqu’ils étaient abordés ; mais alors c’était pour se précipiter à travers toutes les fentes des rochers. La cavalerie les attendait à la descente ; pour elle, un combat de montagne n’était guère jamais qu’un hallali.

Abd-el-Kader avait courbé la tête pour laisser passer l’orage qui venait fondre sur lui de tous côtés, Il comptait que nous ne mettrions pas dans nos expéditions plus de persistance que par le passé, et qu’un changement de général en chef, viendrait bientôt changer aussi notre système de guerre.. Il reparut donc à la fin de 1841, signalant, sa présence par les terribles châtimens qu’il infligeait aux tribus qui avaient déserté sa cause, lançant partout nos colonnes sur de fausses pistes, multipliant ses mouvemens pour mieux égarer nos recherches, et rétablissant enfin son influence, parce qu’il avait l’air de nous poursuivre en se montrant derrière nos corps en marche sur tous les chemins qu’ils venaient de traverser. Il renouvelait ainsi contre nous ces prodiges d’activité que Zumalacarregui avait accomplis en Navarre contre les armées constitutionnelles,

Après la campagne de 1841, les tribus de la plaine et des vallées étaient réduites ; mais les tribus des montagnes avaient échappé à notre invasion derrière leurs rochers. Le général Bugeaud ne tarda pas à comprendre qu’il fallait reprendre contre les Kabyles les mêmes opérations qu’il venait de faire contre les Arabes. Le mouvement des colonnes recommença aussitôt avec le même ensemble que dans la campagne précédente. Seulement la besogne allait être plus rude et plus longue. Du reste, les dispositions des corps opérans changèrent peu. Le général Lamoricière se tenait toujours à cheval sur le désert, prêt à recevoir les ennemis qui seraient rejetés au-delà du Tell. Le général Bedeau rayonna de Tlemcen à Nedroma, cernant la frontière du Maroc. Le général d’Arbouville bivouaqua de l’autre côté de la province, sur les bords de la Mina, à la portée des Flittas, qui s’etaient réfugiés dans les montagnes avoisinantes. Trois colonnes opéraient également dans la province d’Alger, à peu près dans des positions correspondantes.

Si la campagne de 1841 avait ressemblé à une chasse à courre, celle de 1842 fut une véritable battue de montagnes. Le général Bugeaud prit ses dispositions en sorte, qu’en faisant indistinctement mouvoir une colonne, il pût immédiatement se mettre en communication avec une autre colonne, soit de l’est à l’ouest, soit du nord au sud. Aussi peut-on dire qu’il se multiplia, dans cette campagne, qui, contre ses prévisions, allait durer deux ans. Le plan qu’il mit à exécution était fort simple en apparence ; seulement il exigeait une parfaite connaissance de la topographie algérienne, et plus encore une étude minutieuse de toutes les ressources qui doivent concourir à l’entretien des longues opérations militaires. Ce plan consistait à cerner toutes les régions montagneuses par leurs deux versans à la fois, de façon à étreindre l’ennemi dans un cercle qui irait toujours se rétrécissant.

Au centre même de l’Algérie, le Chéliff, après avoir coulé du sud au nord tourne brusquement à l’ouest, arrêté dans sa direction première par les contreforts du Petit-Atlas, au dessous de Milianah. Il arrose alors une immense vallée, latérale à la mer, d’où il incline vers le nord, et va se jeter à la mer, non loin de Mostaganem. La vallée du Chéliff sert de ligne de séparation à deux grands pâtés de montagnes sur la rive gauche, c’est l’Ouérenséris, qui a pour limite au sud les plateaux de sable du Serssous ; sur la rive droite, c’est le Dabra, qui s’étend au nord jusqu’à la mer. L’Ouérenséris et le Dahra sont habités par de riches et nombreuses tribus kabyles dont nous ignorions même le nom. C’est du Dahra qu’El-Berkani tirait ces intrépides réguliers que nous avions trouvés si souvent sur le col de Mouzaïa et au bois des Oliviers ; c’est l’Ouérenséris qui fournissait jusqu’à dix mille combattans à la, fois au plus infatigable, lieutenant d’Abd-el-Kader, Sid-Embareck. S’emparer de ce double pâté de rochers et de ravins, c’était enlever son dernier refuge à l’insurrection.

La battue des montagnes, commença, au mois de juin, par le pâté qui a pour centre le Mouzaïa, entre Milianah, Médéah et Blidah. Après cette première battue, le général Changarnier opéra dans l’Ouérenséris, qu’il traversa deux fois au milieu de combats dont l’interminable gorge de l’Oued-Foddha vit le plus glorieux le 21 septembre 1842. Pendant que le général Changarnier était à la recherche de Sidi-Embareck, le général de Bar, allait au sud est de Médéah à la rencontre de Ben-Salem dans le Sebaou, soit pour le rejeter au sud, où une colonne l’attendait soit pour le pousser vers le nord, d’où le général Bugeaud arrivait, au mois d’octobre, en remontant le cours de l’Isser jusqu’à la vallée du Hamza, aux avenues des Bibans.

Cette expédition à peine terminée, l’infatigable gouverneur prenait le commandement d’une autre colonne, avec laquelle il allait rejoindre le général Changarnier dans l’Ouérenséris. L’Ouérenséris fut vivement traqué par trois colonnes à la fois et cerné comme l’avait été le pâté de Mouzaïa. La battue de l’Ouérenséris finit, au mois de décembre, par les montagnes des Beni-Ourack. La même battue avait lieu dans les montagnes voisines, où les Flittas s’étaient retirés. Le général Lamoricière recevait leur soumission Enfin dans les derniers jours de 1842, le général Bugeaud entreprit le Dahra Ici, comme dans l’Ouérenséris, la résistance fut terrible et même héroïque ; mais, elle fut inutile aussi. Nos baïonnettes et nos obus produisirent leur effet accoutumé.

Ces expéditions nous montrèrent les montagnes de l’Algérie toutes couvertes d’une population armée dont nous n’avions même pas soupçonné l’existence. Il y avait, au sein de ces rochers ignorés, des tribus, comme les Beni-Menasser et les Traras d’Oran, par excemple, qui occupaient jusqu’à vingt villages bien construits, abritant deux cent mille têtes de bétail et pouvant armer jusqu’à dix mille guerriers.

La guerre semblait terminée avec l’année 1842 : comme les Arabes, les Kabyles avaient été partout vaincus ou refoulés, sinon réduits ou soumis. Les tribus même les plus dévouées à l’émir, les Hachems et les Flittas au-dessus de Mascara, les Djeffras au sud, avaient désespéré de fortune ; il y en avait même qui l’avaient repoussé, comme les Traras des montagnes de l’extrême ouest. Plus de quatre mille, auxiliaires réguliers avaient marché contre lui sous la conduite de chefs nommés par nous. Abd-el-Kader ne pouvait d’ailleurs long-temps se maintenir dans le désert devant la poursuite incessante du général de Lamoricière. Celui-ci lui avait enlevé successivement Saïda, Tegdempt, où il avait tenté de s’établir de nouveau, Frenda, au confluent de trois vallées qui mènent du Tell au désert, il ne resta bientôt plus à l’émir aucun poste permanent où il pût déposer ses trésors et abriter sa famille, pas même Goudjila, dans la région des sables ; car les Arars et les Ouled-Katifs avaient prêté leurs chameaux au général Lamoricière pour lui disputer ce dernier asile, Abd-el-Kader dut donc remonter vers le nord-ouest, ne sachant plus où planter ses tentes ; mais il l ne sut pas si bien cacher son passage ; que nos auxiliaires réguliers d’abord, nos chasseurs à cheval et nos spahis ensuite, ne fussent parvenus à l’atteindre au défilé de Loba, et à le poursuivre, le sabre au dos, pendant deux lieues.

Abd-el-Kader, qu’aucun revers ne pouvait décourager, fit alors comme Mithridate porta la guerre dans les lieux mêmes où nous venions de vaincre. Au mois de janvier 1843, quelques jours à peine après que nous avions quitté l’Ouérenséris et le Dahra, on le vit réveiller l’insurrection du Dahra et de l’Ouérenséris, secondé par les Kabyles fugitifs qui étaient allés le joindre au désert sous la conduite, de Berkani et d’Embareck. Cette nouvelle insurrection fut vigoureusement réprimée ; mais peut être, si Abd-el-Kader eût entretenu par sa présence l’ardeur des insurgés ; au lieu de disparaître mystérieusement pour aller ailleurs nous créer d’autres embarras et faire diversion, le Dahra et l’Ouérenséris eussent-ils tenu long-temps devant nos armes. Quoi qu’il en soit, le général Bugeaud comprit que l’insurrection des Kabyles, un instant comprimée, se réveillerait bientôt plus ardente, s’il n’agissait sur les montages par des moyens d’action plus perma mens que ne l’était la battue générale qu’il venait d’accomplir contre les Kabyles du centre de l’Algérie. C’est alors qu’il songea à bloquer les montagnes par des postes militaires fixes, correspondant entre eux par des routes, de façon à pouvoir toujours donner la main aux colonnes mobiles engagées dans la contrée, ainsi bloquée et traquée. Et, comme dans son esprit l’action suivait immédiatement l’idée, il se mit aussitôt à l’œuvre.

Cherchell et Milianah commandent le côté oriental du Datera En suivant à l’ouest la latitude de Chercilell, on arrive au port de Tenez, à l’autre extrémité du Dahra. C’est à Tenez que le général Bugeaud plaça son premier poste militaire. Il fallait chercher au sud un point de la vallée du Chéliff qui correspondît au poste de Tenez, comme Milianah correspondait à Cherchell. On arrive ainsi à El-Esnauc, sur un point qui commande de l’est à l’ouest la vallée du Chéliff, et du nord au sud le passage du Dahra à l’Ouérenséris ; c’est là que le gouverneur général établit le second poste, qui devint bientôt Orléansville. Cherchant alors dans le sud, de l’autre côté de l’Ouérenséris, deux points correspondant à Orléansville et à Milianah, il trouva Téniet-el-Had et Tiaret, où les généraux Lamoricière et Changarnier furent chargés d’établir deux autres postes permanens, précisément aux environs de Tegdempt et de Thaza, détruits deux ans auparavant.

C’est ainsi que toute l’Algérie fut bientôt couverte de postes militaires sur les points stratégiques les plus importans. Partout où Abd-el-Kader voulut désormais tenter un soulèvement outre les colonnes qui le poursuivaient, il vint toujours se heurter contre quel poste qui le repoussaient comme au autant d’angles saillans. Pour relier ces postes entre eux, il fallut percer des routes, jeter des ponts sur les ravins qui sillonnent en tous sens le territoire de l’Algérie : notre infatigable armée suffit à tout, aux travaux comme aux combats. À travers le soleil et la pluie, souvent après des marches forcées il fallait prendre la pioche où la truelle, construire des blockaus, assainir des marécages, préparer partout les voies à la colonisation attardée. C’est par là surtout que notre armée d’Afrique fut admirable sous le commandement de son illustre chef. Rien ne put rebuter le soldat sous un tel général, ni les privations, ni les fatigues, ni les labeurs ; nous ne parlons pas du danger c’était une prime offerte à son courage.

Cette fois la guerre était bien finie ; nous dominions la plaine et la montagne Après avoir balayé la vallée du Chéliff, nous avions organisé le Dahra et l’Ouérenséris, maintenus par nos colonnes et par nos postes militaires. Enfin Abd-el-Kader, chassé du désert, voyait sa smala prise et ses réguliers détruits. Poursuivi dans la province d’Oran d’où il se disposait à gagner la frontière du Maroc, il était rejeté une fois encore vers le désert, du côté d’Angad, derrière Tlemcen et Sebaou. C’est de là qu’il manda à Sidi-Embareck de venir le rejoindre avec son dernier contingent ; mais il ne tarda pas à apprendre la destruction de ce contingent et la mort de son khalifat. Alors, courbant la tête, mais interrogeant encore l’avenir, il passa la frontière du Maroc. C’était la fin de la campagne de 1843. L’Algérie était conquise.


V. – LA GUERRE EN KABYLIE.

Les trois campagnes que nous venons de raconter avaient valu au général Bugeaud le bâton de maréchal de France. Lorsqu’il prit le gouvernement de l’Algérie, il y trouva vingt sept mille Européens ; il y en avait soixante-cinq mille trois ans après, et ce nombre allait désormais rapidement s’accroître Notre domination dans l’Algérie assurée désormais contre toutes les entreprises des indigènes, la sécurité la plus profonde régnant autour de nos centres de division et de subdivision, dix-neuf routes percées, vingt-deux nouveaux centres de population installés, telle fut l’œuvre de ces trois années.

Abd-el-Kader cependant pouvait tenter de nouvelles incursions sur notre territoire ; il pouvait être encore un chef de maraudeurs redoutable, mais il n’était plus un chef de nation pouvant traiter de pair avec nous, comme en 1834 et 1836. L’Algérie ne lui appartenait plus ; il n’y pouvait plus rentrer, que comme en pays ennemi, en pillant et dévastant. L’insurrection ne pouvait plus compter que sur les montagnes du Djerjera, sur ce qu’on est convenu de nommer la Grande Kabylie. C’est là que s’était réfugié le dernier khalifat d’Abd-el-Kader, Ben-Salem après son expulsion de la vallée du Sebaou. Au commencement de 1844, il agitait ces populations fanatiques que le fameux Ben-Zamboun avait conduites plusieurs fois jusqu’aux portes d’Alger de 1830 à 1833, et qui depuis n’avaient pas cessé un seul jour de se ruer sur Bougie. Déjà en 1842, un marabout fanatique, Si-Zergzoud, dans le cercle de Philippeville, leur avait fait croire qu’il pouvait les rendre invisibles. Les Kabyles crédules s’étaient laissé guider par lui jusque dans notre camp, gardé, il est vrai, par un seul détachement. Ce ne fut qu’après être tous entrés dans nos retranchemens qu’ils commencèrent le feu. Heureusement une colonne qui s’éloignait revint sur ses pas au bruit du combat. Les Kabyles se firent tous tuer jusqu’au dernier, croyant être invisibles à nos coups. La même chose arriva quelque temps après dans le camp de Sidi-bel-Abbès avec les Darkouas ou indépendans d’Oran.

Lorsqu’on apprit à Paris que le maréchal Bugeaud se disposait à envahir la Grande-Kabylie pour en chasser Ben-Salem, on se figura que c’était une nouvelle conquête à entreprendre, et que le Djerjera différait beaucoup de l’Ouérenséris et du Dahra On refusa donc les crédits demandés pour cette expédition, et peu s’en fallut qu’on n’obtint le rappel de l’homme qui nous avait sauvés en Algérie, comme accusé d’incapacité et d’extravagance. Depuis le temps où un député de la convention allait au camp d’un général vainqueur pour contrôler ses plans militaires et lui signifier des ordres, le pouvoir parlementaire n’avait pas donné pareil exemple de défiance. Que les chambres eussent limité les prérogatives du gouverneur-général de l’Algérie, cela eût été juste peut être ; mais vouloir limiter l’action du général d’armée, intervenir dans les actes de son commandement, c’était compromettre son autorité auprès des soldas : c’était faire avorter d’avance tous les résultats de la guerre.

Le maréchal Bugeaud rassembla une colonne de sept mille hommes, y compris nos auxiliaires du Sebaou, sous la conduite de notre khalifat Mahiddin, et, se passant des crédits demandés, il prit la route de la Kabylie dans les premiers jours du mois de mai. Il traversa les fertiles vallées du Hamis et du Boudouan, monta le col des Beni-Aïcba, et se vit bientôt en face de Dellys, où il allait établir un poste permanent. Du haut des montagnes où la colonne était arrivée, un panorama splendide se déroulait à ses pieds en face, la Méditerranée aux flots bleus ; à gauche, la ligne boisée du Sahel jusqu’à la pointe Pescade et aux jardins d’Alger ; à droite, vers l’est, les collines des Amérouas, en ce moment chargée de moissons, et qui se prolongent de vallons en vallons jusqu’à Bougie ; dans la plaine, d’innombrables troupeaux paissant en paix les pâturages de l’Oued-Neça, et de riches villages s’étendant au loin, entourés de vergers.

Après s’être arrêté quatre jours à Dellys, le maréchal remonta l’Oued-Neça et pénétra dans le territoire des Flittas. Les Flittas sont une des tribus les plus considérables de la Kabylie : elle compte dix-neuf kharoubas (districts), et peut mettre sur pied vingt mille combattans ; elle a un secret pour tremper le fer que lui fournit la tribut des Beni-Barbacha, et dont elle se sert pour fabriquer des sabres qui portent son nom. Ce sont les Graboulas qui fournissent la poudre ; les Beni-Abbas fabriquent les fusils aux longs canons. Toutes ces tribus réunies, depuis Dellys et Bougie jusqu’à Sétif, peuvent donner à la guerre un contingent de cinquante mille hommes[3]. La Kabylie ressemble beaucoup à l’Ouérenséris ; elle est seulement plus riche et plus peuplée. L’affaire importante pour le maréchal Bugeaud n’était donc pas de vaincre, mais bien d’avoir hasardé l’expédition devant la mauvaise volonté des chambres. Il rencontra une première fois les Kabyles dans la vallée de Taourgha, les vainquit et brûla leurs villages ; puis, apprenant que tous leurs contingens se rassemblaient sur les hauteurs presque inaccessibles d’Ouarez-Eddin, il donna l’ordre aux deux colonnes du général Gentil et du général Korte de venir le joindre, et s’en alla lui même camper dans les bas fonds dominés par les rochers couverts de Kabyles. Il fallait prouver à ces indomptés Kabyles qu’il n’était point d’escarpemens tellement inexpugnables que nos soldats ne pussent atteindre. Au milieu de la nuit du 16 mai 1844, l’ascension commença par un temps épouvantable. Telles étaient les précautions prises et la puissance de la discipline, que toute la division escalada les précipices, homme par homme, sans que les Kabyles, voyant le camp tranquille et silencieux à huit cents mètres au dessous de leurs positions, se doutassent seulement qu’il avait été abandonné dans la nuit. Les mulets eux-mêmes suivaient, portant les obusiers. Le jour nous surprit au milieu de cette ascension miraculeuse. Les zouaves, les premiers, atteignirent les hauteurs l’avant-garde était aux prises, et l’on entendait la fusillade retentir au loin déjà, pendant que nos cavaliers montaient encore et embarrassaient la marche de la colonne qui venait derrière eux. Nos pelotons s’engageaient l’un après l’autre à mesure qu’ils arrivaient. Une charge de cavalerie détermina la déroute des Kabyles : on les vit se couleur à travers les escarpemens où nos cavaliers ne pouvaient les poursuivre, où nos obus rebondissaient au-dessus de leurs têtes. Malheureusement, les escadrons du général Korte, laissés en réserve, n’étaient pas encore arrives dans la vallée de l’Oued-el-Ksab pour les y recevoir. Il fallut revenir sur le front d’attaque, où les Kabyles avaient reflué, pendant que le général Gentil descendait au camp. Prenant ce mouvement pour une retraite, l’ennemi dispersé se rallia Le maréchal, debout sur un petit plateau découvert et exposé de toutes parts aux balles des Kabyles épars autour de lui en tirailleurs, ordonna aux compagnies à sa portée de ne point répondre au feu et de se masser en colonne. Les Kabyles enhardis s’avancèrent ; une charge à la baïonnette les culbuta dans les précipices. La bataille arisait terminée, quand un contingent de trois mille hommes arriva du sud aux tribus engagées, probablement conduit par Ben-Salem. Les Kabyles revinrent à la charge, comme nous installions le bivouac auprès d’une fontaine au delà de la vallée. Les nouveaux venus y arrivèrent en même temps, abrités par un mamelon boisé qui les cachait à nos yeux. Une compagnie du 48e essuya leur première décharge à portée de pistolet. La compagnie, fort maltraitée, revint au feu, protégée par un bataillon accouru à son secours. L’artillerie fit le reste. Cette bataille durait depuis quatorze heures ; les Kabyles laissèrent onze cents cadavres à travers les rochers. Nous eûmes cent trente morts et blessés. Quelques jours après, les Flittas se résignaient à notre domination.

Telle fut notre première expédition dans la Kabylie ; telle fut cette campagne audacieuse que nos hommes politiques redoutaient comme on redoute l’inconnu. Les troupes françaises avaient pu compter chemin faisant, plus de cent villages, elles avaient traversé les plus belles montagnes de la terre. Deux combats et quinze jours avaient suffi pour y faire reconnaître notre domination. Cependant le maréchal Bugeaud, à peine de retour à Alger, devait courir aux frontières du Maroc, où les intrigues d’Abd-el-Kader avaient amené une armée marocaine à l’appui de sa cause. Nous n’avons pas à nous occuper de cette rapide campagne, si bien racontée par le maréchal lui même[4].

Du reste, si le maréchal donnait à la guerre d’Afrique l’importance qu’elle avait en réalité, il faisait peu de cas des victoires qu’on y pouvait remporter. Il disait souvent, et nos colonnes le prouvaient chaque jour, qu’une force cohérente et disciplinée aurait toujours raison, si minime qu’elle fût, de toutes les multitudes armées que les Arabe avaient à nous opposer. La victoire était pour lui une certitude mathématique il rédigea le bulletin d’Isly la veille de la bataille, et l’événement répondit point par point à tout ce qu’il avait prévu. En Afrique, le mérite consistait, selon lui, dans la conduite de la guerre, mais nullement dans le succès des combats. Vaincre Abd-el-Kader, écraser l’insurrection, ce n’était rien ; mais assurer la conquête, c’était plus difficile, et c’est aussi où le maréchal mettait sa gloire.

À peine de retour de son expédition dans le Maroc, il apprenait que le général Comman luttait dans la Kabylie contre des forces dix fois supérieures. Le maréchal accourut aussitôt à Dellys sa présence seule suffit à vaincre la résistance des Kabyles. Après avoir rangé sous notre domination les tribus récalcitrantes, il s’embarqua pour la France dans le mois de novembre, afin d’assister aux débats qu’allaient soulever dans nos chambres les derniers événemens de la guerre d’Afrique. Ce qui le préoccupait surtout, c’était d’achever la conquête par la grande expédition qu’il avait projetée contre la Kabylie.

Tout était de nouveau tranquille en Algérie au commencement de 1845. La conquête, semblait à jamais assurée nos marchands allaient sans escorte jusqu’à quatre-vingts lieues dans l’intérieur, et pouvaient confier leurs personnes et leurs marchandises à l’hospitalité des tribus du désert ; mais ce calme n’était qu’à la surface. Une sourde fermentation régnait dans les tribus, agitées par les prédications à voix basse de quelques fanatiques ambitieux. Comme en 1839, avant la rupture du traité de la Tafna, rien ne transpirait de cette mystérieuse propagande. Même les tribus qui résistaient aux conseils de révolte et nous restaient fidèles se gardaient bien de nous prévenir, ne voulant point trahir pour nous leurs coreligionnaires. Abd-el-Kader, toujours interné dans le Maroc, inondait la province d’Oran de ses émissaires. Bou-Maza, un rusé sauvage que nous avons vu depuis à Paris, sceptique et débauché, mais toujours sauvage, travaillait le Dahra et l’Ouérenséris. D’abord repoussé, il avait eu recours à quelques tours de prestidigitation que ces fanatiques populations prirent pour des miracles.

Un beau jour, le 18 avril 1845, trois cent soixante-dix tirailleurs de Vincennes sont attaqués, sur la route d’Orléansville à Tenez, par une horde de Kabyles, et ne parviennent à se dégager qu’après deux jours de lutte continue ; cette lutte héroïque mit en relief la réputation naissante du colonel Canrobert. Au même moment, toute cette contrée montagneuse, qui s’étend depuis le Serssous jusqu’à la mer, s’agite, et des partis armés passent à travers les tribus encore fidèles. Le maréchal, qui venait d’arriver à Alger, envoie aussitôt trois colonnes dans le Dahra soulevé, chargées de combiner leurs opérations. Une de ces colonnes, sous les ordres du colonel Pélissier, opérait son mouvement de concentration vers une autre colonne, quand elle rencontra sur son chemin une tribu qui l’accueillit à coups de fusil, puis se retira dans des grottes inexpugnables c’étaient les Ouled-Rhia On les bloqua dans ces grottes, formées par deux rochers qui se rejoignaient, et par conséquent ouvertes des deux côtés. Les parlementaires qu’on envoya aux réfugiés pour traiter de leur reddition furent massacrés par eux. Alors, comme le colonel Pélissier n’avait pas le temps d’attendre que la faim chassât ces fanatiques de leur repaire, une compagnie coupa des fascines, les fit pénétrer dans les fissures des rochers et y mit le feu, pendant que le reste du bataillon cernait les avenues de la grotte pour recueillir les Kabyles que la fumée pousserait dehors. Malheureusement les fascines étaient humides et furent longues à prendre feu. Enfin une fumée épaisse s’éleva d’entre les rochers ; mais une rafale la rabattit et l’engouffra dans la grotte. Les heures se passaient pourtant, et aucun Kabyle ne paraissait. On entendait dans l’intérieur, comme des gémissemens et le bruit d’une lutte. — Le jour arriva tout était silencieux dans la grotte. La fumée avait disparu, mais elle n’avait pas laissé un seul être vivant sur son passage. Nos soldats pénétrèrent dans la grotte ; ils y trouvèrent huit cents cadavres. Quelques jours après, les Sbéas s’étaient retirés dans leurs grottes comme les Ouled-Rhia on ne fut point obligé d’employer contre eux les fascines ; on les bloqua, ils se rendirent.

L’insurrection s’apaisa peu à peu. Bou-Maza, chassé du Dahra et de l’Ouérenséris, s’était réfugié dans les montagnes des Flittas ; mais il était inévitable que les tribus fidèles, ébranlées dans leur soumission par la propagande qu’on faisait autour d’elles, céderaient bientôt à l’entraînement de la révolte. Le départ du maréchal pour la France ; le 4 septembre, fait en effet le signal d’une grande levée de boucliers. Les Beni-Amers, qui avaient combattu l’émir à nos côtés en 1843, les Traras, qui l’avaient accueilli à coups de fusil lorsqu’il venait chercher un refuge dans leurs montagnes, furent les premiers à l’accueillir après la moisson de 1845. – Le 22 septembre 1845, la tribu des Souhélia vint à Djemma-Ghazouat demander secours au colonel Montagnac contre Abd-el-Kader, qui, dit elle, traversait son territoire, pour aller soulever les Traras. Le brave colonel prit trois cent-cinquante tirailleurs de Vincennes, 8e bataillon, et soixante hussards, et se laissa guider par les Souhélia jusqu’au guet-apens où ceux-ci le conduisaient. La petite colonne se vit bientôt entourée par une nuée de cavaliers arabes. Il ne resta debout dans nos rangs que quatre-vingt-trois tirailleurs de Vincennes qui finirent par gagner à la pointe de la baïonnette le marabout voisin de Sidi-Brahim, où ils s’enfermèrent. On sait le reste ces quatre-vingt-trois braves soutinrent l’assaut trois jours durant. À la fin, privés de vivres et de munitions, ils sortirent du marabout, s’ouvrirent à la baïonnette un chemin à travers les rangs ennemis, qui grossissaient sans cesse devant eux. Ils arrivèrent ainsi à Djemma-Ghazouat après une pleine journée de combat ils étaient encore douze vivans !

Ce désastre héroïque fut peu de jours après suivi d’une honte. Deux cents hommes envoyés au poste d’Aïn-Tmouchen mirent bas les armes presque sans combat. Ils étaient à peine convalescens, il est vrai. Le général Lamoricière se mit aussitôt en campagne, mais il était trop tard ; toute l’Algérie était en feu. L’insurrection maîtrisée ici, se réveillait plus loin. Bou-Maza avait reparu chez les Flittas ; le Dahra et l’Ouérenséris l’attendaient en armes. Tout le cercle de Tlemcen, depuis le désert jusqu’à la mer, était soulevé. Des officiers isolés, attirés sous la tente par des Arabes, avaient été massacrés. Il était évident que toute l’Algérie obéissait à un mot d’ordre, car partout à la fois on attendait l’arrivée d’Abd-el-Kader, dans le Djebbel-Amour, sur la ligne des oasis, aussi bien que dans le Djerjera, sur le littoral.

Nos colonnes, prises entre cette insurrection formidable, avaient été obligées de se concentrer sur elles mêmes pour n’être point débordées. Agissant presque toujours isolément, elles étaient impuissantes à dominer le pays insurgé. Il était temps que le maréchal revînt. Les premières nouvelles de cette insurrection avaient beaucoup ému les esprits en France, où l’on s’était persuadé que la guerre était finie. Le maréchal, qui ne savait jamais cacher son humeur ni retenir sa langue, maugréa contre tout le monde, contre le gouvernement, contre les chambres, puis il partit avec un renfort équipé à la hâte. « En Afrique, disait-il souvent, une armée européenne est comme un taureau assailli par une multitude de guêpes. » Cette fois, il se promettait bien d’écraser le guêpier. À peine débarqué à Alger vers le milieu d’octobre, il partit avec une colonne pour l’Ouérenséris ; mais l’Ouérenséris était dépeuplé. Il fallut recommencer contre l’émir, qui fuyait toujours en traînant les populations après lui, la campagne de 1841. La chasse recommença ardente ; impitoyable, à travers les montagnes, à travers les déserts, de l’ouest à l’est, du nord au sud. La flamme et la dévastation suivaient le combat. Tant que les tribus avaient espéré pouvoir échapper à nos atteintes, elles avaient accueilli et approvisionné l’émir ; mais, sitôt qu’elles virent une colonne française apparaître toujours derrière l’émir, qu’elles avaient reçu, pour les punir de lui avoir donné asile, elles l’accueillirent bientôt à coups de fusil, Comme elles l’avaient fait deux années auparavant.

La présence seule du maréchal avait suffi pour rendre l’élasticité de leurs mouvemens à nos colonnes. Désormais Abd-el-Kader ne put faire un pas sans courir le risque de tomber au milieu d’un de ces corps expéditionnaires qui se croisaient en tous sens sur le théâtre de la guerre. Défait trois fois par le général Yusuf, commis à sa poursuite, l’émir ne l’évitait que pour aller se faire battre par le général Lamoricière. Battu par celui ci, il devait faire cinquante lieues tout d’une traite pour éviter la colonne du maréchal et se réfugier auprès de Ben Stem dans le Sebaou : il croyait y trouver un moment de repos ; mais le général Gentil était là, qui le recevait rudement ; peu s’en fallait même que l’émir ne tombât dans ses mains. Chassé des vallées de l’Isser, Abd-el-Kader chercha un asile chez les Kabyles de l’est, dans le Djerjera. Le maréchal, qui se trouvait en ce moment dans l’Ouérenséris, partit aussitôt, arriva chez les Beni-Kalfaun, qu’il châtia ; mais, pendant qu’il tournait le Djerjera, Abd-el-Kader en descendit les pentes occidentales, revint à travers le Hamza et disparut, livrant ceux qui s’étaient compromis pour lui à la merci du vainqueur.

Le maréchal rentra enfin à Alger le 18 février espérant y trouver le repos pour sa colonne après quatre mois de courses incessantes. Il se trompait. Quelques jours après, il apprit qu’Abd-el-Kader avait reparu dans la Kabylie : il repartit avec des troupes fraîches ; mais les Kabyles n’attendirent pas cette fois l’arrivée du maréchal pour expulser Abd-el-Kader. Celui-ci fait alors une pointe de quarante lieues vers le sud-ouest sans s’arrêter. Le colonel Camou le rencontre du côté de Boghar, lui tue la majeure partie de ses cavaliers, s’empare de tous ses chevaux de relais, et le renvoie ainsi mutilé au général Yusuf, qui le poursuit à son tour de bivouac en bivouac, toujours bride abattue, l’atteint une première fois, le poursuit encore plus avant, et châtie les tribus du désert qui ont donné un asile de quatre heures aux quatorze cavaliers restés à l’émir. Ainsi poursuivi par les infatigables spahis de Yusuf, Abd-el-Kader abandonna les Ouled-Naïls compromis par lui, remonte vers le Serssous, essaie de se réfugier dans l’Ouérenséris ; mais il apprend que le maréchal vient d’en chasser Bou-Maza et El-Séghir, le successeur de Sidi-Embareck. Il reprend sa course vers l’ouest, arrive le 5 mai 1848 à Stétinn, où Bou-Maza et El-Séghir viennent le joindre. Le colonel Regnaud se met en chasse à son tour ; il atteint enfin l’émir dans les premiers jours de juin, chez les Chenalah, lui tue ses derniers cavaliers et le rejette, par-delà la frontière du Maroc, que l’émir ne devait plus repasser que pour se rendre aux Français.

Telle fut la fin de cette campagne furieuse et haletante à laquelle personne ne comprenait rien en France ni ailleurs. Ce fut pourtant la plus intelligente et la mieux ordonnée de toutes les campagnes du maréchal en Afrique, comme le résultat l’a démontré de reste. De quoi s’agissait-il en effet ? De s’emparer d’Abd-el-Kader ? C’est bien là ce qu’on demandait en France, précisément parce qu’on savait la chose à peu près impossible mais Abd-el-Kader pris, restait Bou-Maza, et, après Bou-Maza, d’autres intrigans et d’autres ambitieux, qui auraient continué l’œuvre de l’insurrection auprès de ces tribus si facilement inflammables. L’important était donc de compromettre Abd-el-Kader et ses imitateurs vis-à-vis des tribus même qui les avaient accueillis ou appelés. Pour cela, il suffisait d’être toujours, en mesure de tomber sur la tribu qui recevait l’émir fugitif. L’émir, au lieu de défendre ceux qui s’étaient compromis pour lui, les abandonnait à notre vengeance et allait demander asile à une autre tribu. Celle ci, sachant à quoi l’exposait cette hospitalité dangereuse, refusait de recevoir l’émir. Dans ce cas, Abd-el- Kader > pressé par la faim, était obligé de piller pour vivre : la tribu pillée par lui se défendait ; le saint marabout n’était plus alors qu’un maraudeur vulgaire. C’est ainsi que toutes les tribus qui les premières s’étaient armées dans le Tell en faveur d’Abd-el-Kader ou de Bou-Maza furent aussi les premières à les repousser à coups de fusil vers la fin de la campagne.

Le désert restait à l’émir ; mais le maréchal savait fort bien que les tribus du désert, une fois leurs communications interceptées avec le Tell, se verraient obligées de rejeter elles mêmes Abd-el-Kader de leur sein pour ne pas être exposées à mourir de faim. Cela ne manqua pas d’arriver. Les Arars se soumirent au général Lamoricière avant même que celui-ci les eût atteints ; et les Ouled-Naïls se virent bientôt dans la nécessité de suivre leur exemple. Ces deux confédérations du désert occupent, de l’ouest à l’est, une lisière de cent lieues d’étendue sur les penchans du Grand-Atlas ; le Tell leur fournit leur approvisionnement de grains. Repoussé du Tell, rejeté du désert, ne sachant plus où se cacher, ne trouvant plus où s’abriter, il était inévitable qu’Abd-el-Kader, au bout d’un temps donné, voyant le sol de l’Algérie manquer partout sous ses pieds, serait forcé de se rendre, comme allait le faire Bou-Maza, si le Maroc lui refusait un asile. En vain, désespérant de la résistance, voulut-il prêcher l’émigration : les tribus sédentaires des montagnes n’avaient garde de le suivre dans le Maroc, et, quant aux tribus de la plaine qui essayèrent de gagner les bords de la Mouilah, atteintes par nos colonnes dans le trajet ou bien recueillies par le général Cavaignac sur la frontière, elles furent obligées de revenir sur leurs pas, décimées et ruinées.

Cette campagne dura six mois, sans un seul jour de repos pour nos colonnes, sans un instant de répit pour les tribus insurgées. Nos soldats rentrèrent dans leurs divisions, exténués par les privations et les fatigues, mais l’Algérie était définitivement pacifiée. Et cependant, aux yeux du maréchal, la conquête même alors n’était pas achevée il restait, comme point d’intersection entre la province d’Alger et celle de Constantine, ce grand massif du Djerjera, qui était en même temps pour nos armes une menace et un défi. Le maréchal l’avait abordé plusieurs fois, et même durant la précédente campagne, où tant d’autres soins l’avaient occupé, il n’avait pas un seul jour quitté des yeux la Grand-Kabylie : c’était pour lui la Carthage à détruire. Il disait à tout propos que jamais la possession de l’Algérie ne serait assurée tant que le Djerjera resterait indépendant, que cette indépendance serait une perpétuelle tentation de révolte pour les Kabyles des autres montagnes qui s’étaient rangés sous notre domination, et que la colonisation enfin, le but, de tous nos sacrifices en Algérie, ne commencerait jamais tant que ce dernier foyer laissé à l’insurrection alimenterait l’état de guerre dans nos possessions toujours menacées.

Le Djérjera couvre de son ombre les plus beaux abris de la colonisation européenne : à l’ouest, les vallées de l’Isser, abondantes en pâturages, le Hamza, où l’olive et l’oranger mûrissent ; au sud la Medjanah, fréquentée des abeilles, et la plaine de Sétif ; à l’est et au nord, les collines fécondes qui, de Sétif jusqu’à Bougie et de Bougie à Dellys entourent, comme d’une ceinture de moissons, et de forêts les flancs escarpés des grandes montagnes. Néanmoins cette ombre du Djerjera ne sera jamais propice à la colonisation tant qu’un Kabyle armé dominera les hauteurs. Il semblait qu’un charme mystérieux eût protégé jusque-là ce grand massif de montagnes contre l’effort de nos armées. Toutes les fois que le maréchal s’en était rapproché, un cri d’alarme avait retenti à Paris. Encore cette fois, il allait être obligé de faire son expédition à la dérobée, après l’avoir préparée en secret. Comment les chambres, qui avaient accordé toute sorte de crédits pour aller dans le Datera et dans l’Ouérenséris, refusaient-elles obstinément ce qu’on leur demandait pour aller dans la Grande-Kabylie, c’est-à-dire pour terminer la guerre d’Afrique ? La conquête de la Kabylie était plus importante assurément que la conquête de l’Ouérenséris et du Dahra. Était elle plus difficile ? — Tous les khalifats de l’émir étaient morts ou en fuite Bou-Maza lui-même, chassé par les tribus et poursuivi par nos colonnes, venait de se remettre entre les mains du colonel Saint-Arnaud, découragé et mourant de faim. Ben-Salem, le seul khalifat de l’émir resté debout, comprit que son tour était venu. Au lieu d’attendre dans ses montagnes une défaite inévitable, il vint chercher l’aman à Alger, dans les derniers jours de mars 1847. Il obtint du maréchal la faveur de pouvoir se retirer à la Mecque, et son frère, Si-Omar, fut investi, à sa place, du commandement des tribus kabyles qui longent le cours supérieur de la Summam, du côté de Hamza C’étaient les Ouled-Aziz, les Beni-Yaala, les Ben-Djaad, les Merckalla, qui fournissent un contingent de dix mille fusils. Bel-Kassem-ou-Kassi, chef des Ameraouas, craignant le même sort que Ben-Salem, était venu avec lui faire sa soumission à Alger. Le maréchal l’investit du commandement des tribus qui s’étendent au-dessous de Dellys, dans la riche vallée de Sebaou, et qui fournissent un contingent de vingt-deux mille fusils. Ben-Zamoun conserva le commandement des tribus qui confinent à la vallée de l’Isser, les Flissas, les Beni-Kalfoun, les Nezlyoua, fortes de plus de six mille fusils. C’était donc, depuis Dellys jusqu’au poste d’Aumale au sud, la moitié de la Grande-Kabylie dont nous donnions ainsi l’investiture. Il ne restait à soumettre que le versant oriental du Djerjera en remontant du sud au nord, la vallée de l’Abjeb depuis Sétif, et la populeuse vallée de la Summam jusqu’à Bougie.

Vers le milieu de mai 1847, deux colonnes, fortes chacune de huit mille hommes environ, partirent, l’une d’Aumale sous le commandement du maréchal, l’autre de Sétif sous la conduite du général Bedeau, pour opérer l’envahissement du pays insoumis. Elles devaient se rejoindre près du défilé de Fellaye, qui sépare les deux bassins de l’Adjeb et de la Summam, après avoir enfermé dans l’angle de leur direction les tribus hostiles.

Le 15 mai, le maréchal campait à Sidi Moussa, sur la rive gauche de la Summam. Il avait en face, sur l’autre rive, la puissante confédération des Beni-Abbas, dont les villages s’échelonnent sur un amphithéâtre de monts superposés. Au point central et culminant est Azrou, village presque inaccessible, resserré à droite et à gauche sur la crête d’un contre-fort escarpé Sitôt que la nuit fut venue, notre camp, qui reposait au bas de cet amphithéâtre, protégé sur son flanc par le cours de la rivière, vit tout à coup les hauteurs s’illuminer d’innombrables lumières. Peu à peu, ces lumières se rapprochèrent du camp, ruisselant à la fois de tous les gradins des montagnes : les Kabyles venaient provoquer notre colonne à un combat de nuit.

C’est à coup sûr, une des choses les plus pittoresques et les plus curieuses de cette guerre qu’une attaque nocturne de Kabyles contre un de nos campemens. Lorsqu’on se bat dans l’obscurité, l’ordre et la tactique ne sont plus d’aucun secours ; la confusion se met dans les rangs. Si nos soldats sortent du campement, ils tombent inévitablement dans les embuscades tendues par leurs assaillans. Aussi est-il expressément défendu à nos colonnes de s’exposer à ces combats de nuit, où l’ennemi reprend sur nous tous les avantages de ruse et de surprise que le jour vient rendre inutiles. À mesure que les lumières descendent des hauteurs et se rapprochent, les feux du camp s’éteignent ; à mesure que les clameurs des Kabyles augmentent, le silence se fait plus profond parmi nos soldats, couchés près de leurs armes. Ce silence produit toujours son effet de terreur mystérieuse sur les Kabyles, lorsqu’ils viennent à interrompre leurs clameurs pour écouter ; mais cette terreur même les exalte, et produit souvent sur eux une sorte d’ivresse sauvage qui les fait se précipiter contre nos retranchemens. Alors la lumière éclatante et soudaine des pots à feu[5] produit le jour autour du camp ; les obus éclatent sur les Kabyles, qui fuient épars et décimés ; puis tout rentre dans la nuit et le silence.

Pendant que nos postes avancés soutenaient l’attaque nocturne des Beni-Abbas, les soldats du campement, habitués à de pareilles rencontres, se tenaient prêts à recevoir les Kabyles, dans le cas où ceux-ci eussent refoulé nos grand’gardes ; mais l’ennemi dut se retirer après avoir vainement tenté d’enlever nos sentinelles. Le lendemain, avant le point du jour, la colonne s’ébranle, passe les gués de la rivière, et l’attaque commence aussitôt. On voit huit bataillons sans sac s’élancer au pas de course, le fusil sur l’épaule. En vain les Kabyles, des hauteurs qu’ils occupent, dirigent un feu plongeant sur cette colonne : elle ne riposte point et avance toujours avec l’impassibilité d’une machine mise en mouvement. Les Kabyles, étonnés, se replient sur leur seconde ligne de bataille la colonne marche toujours. Elle atteint successivement les quatre premiers villages, où les Kabyles se sont barricadés, pendant que les zouaves agiles voltigent sur les hauteurs environnantes qu’ils ont tournées. La population de ces villages avait déjà déménagé avec toutes ses richesses depuis le matin. La fusillade commence à travers des sentiers de chèvre, des escarpemens inabordables. Au milieu du bruit du combat, notre colonne d’attaque monte si vite, que déjà elle atteint l’émigration des villages évacués avant que celle ci ait pu tout entière s’abriter dans Azrou.

Deux villages, flanqués chacun d’une tour, protégent la position plus élevée d’Azrou : on les a surnommés les Cornes du Taureau. Arrivé là, le maréchal commande aussitôt l’assaut pour ne pas laisser aux Kabyles le temps de reprendre haleine. Tout le monde connaît dans le midi de la France ces vieilles tours romaines perchées sur la plate-forme des rochers ; telle est la position d’Azrou On ne peut gravir cette plateforme qu’en s’aidant des pieds et des mains, en se pendant aux broussailles. Le seul point accessible est un étroit sentier qui serpente sous le feu des maisons crénelées. C’est par ce sentier que monte le 6° bataillon des tirailleurs de Vincennes, pendant que les zouaves escaladent la droite du village, et que le 43e léger tourne à gauche pour couper la retraite aux Kabyles. Ici encore, on voit nos fantassins essuyer résolûment le feu de l’ennemi sans y répondre. Ces décharges, au lieu d’arrêter leur élan, le précipite. Les Kabyles, nous l’avons dit, sont lents à recharger leurs fusils à cause de la longueur du canon. Nos fantassins mettent à profit l’intervalle d’une décharge à l’autre pour franchir un obstacle de plus. Ils étaient devant les maisons crénelées, les voici dans l’intérieur même d’Azrou, après la dernière décharge. Une fumée noire et fétide s’élève bientôt des villages emportés elle est produite par la combustion de grands approvisionnemens d’huile que chaque maison recélait. Dans le même temps, une des Cornes du Taureau s’abat avec fracas sous l’effet de la mine. Les Kabyles ont disparu.

Tout à coup, de ce chaos de fumée, de bruit et de chaleur intolérables, s’élance un cheik ; pareil à un guerrier d’Homère, il s’avance vers le maréchal d’un pas grave et majestueux, passant à travers les balles et faisant signe qu’il veut parler : « L’honneur exigeait, dit il en se prosternant, que son peuple fît l’épreuve de la poudre ; mais il en a vu assez : son œil est satisfait. Il demande l’aman. » Et le guerrier lève la main avec solennité pour attester la sincérité de ses paroles.

L’état-major hésite à le croire ; mais le général, frappé de la dignité fière avec laquelle cet homme s’est présenté à lui, lui dit : « Va, et songe bien à tenir ta promesse, le salut de ton peuple, me répondra de toi. » Le Kabyle s’éloigne. Aussitôt l’appel du canon retentit, les tambours battent aux champs, et les clairons se répondent au loin. Nos bataillons, dispersés dans les villages, reprennent leurs rangs à cet appel ; on les voit descendre les pontes qu’ils avaient envahies, chargés de butin. Le Kabyle tint fidèlement sa parole ; le lendemain, la confédération des Beni-Abbas faisait sa soumission ; elle fut mise sous le commandement de notre khalifat de la Medjana, Mockrani. Pendant la cérémonie de l’investiture, une scène caractéristique se passa à une des extrémités du camp. Nos soldats avaient mis aux enchères les objets provenant de leur razzia. Les Beni-Abbas, qui la veille avaient sacrifié leurs maisons et leurs richesses pour défendre leur indépendance, marchandaient les objets qu’ils voulaient racheter, comme si ces objets ne leur eussent jamais appartenu. L’instinct guerrier avait soudainement fait place à l’instinct mercantile.

Le jour même du combat d’Azrou, le 16 mai, la colonne de Sétif campait au milieu du Soff ou confédération des Reboulas, au pied du mont Guergour. Les Reboulas attendaient sous les armes l’arrivée de notre colonne. Quelques charges de cavalerie suffirent pour balayer les hauteurs qu’ils occupaient. La colonne continua sa route, comme si elle avait hésité à recommencer le combat. Naturellement les Reboulas s’enhardirent ; mais, sitôt qu’ils furent à portée, la colonne fit un retour offensif et les dispersa de nouveau. Les Reboulas, ayant ainsi fait leur Journée de poudre, se soumirent comme les Beni-Abbas, après avoir vu brûler quelques uns de leurs villages. Ainsi firent les Beni-Ourtilan, que la colonne rencontra deux jours après sur sa route. Les deux colonnes remontèrent, chacune de son côté, vers le défilé de Fellaye, où elles devaient se rejoindre ; mais le bruit de leurs combats les y avait précédées : aussi ne rencontrèrent-elles plus aucune résistance. Il semblait que les tribus dont on traversa le territoire eussent chargé les Beni-Abbas et les Reboulas de faire pour elles l’épreuve de la poudre contre les Français, car elles vinrent au-devant du maréchal et reconnurent notre domination sans brûler la moindre cartouche. Telle fut pourtant cette terrible expédition de Kabylie, dont on s’émouvait tant en France.

Le maréchal avait le projet d’opérer le désarmement de la Kabylie, comme il avait déjà opéré le désarmement du Dahra et de l’Ouérenséris. C’était là en effet le résultat logique de la conquête ; mais, pour désarmer les Kabyles, pour démembrer ces confédérations belliqueuses par des postes militaires et par des routes, il fallait plus qu’une armée expéditionnaire, il fallait une armée d’occupation. Or le maréchal était fatigué de toujours lutter contre la résistance des chambres et l’indécision du gouvernement. Après avoir conduit ses soldats jusqu’à Bougie, il fit ses adieux a l’armée qu’il avait illustrée, et quitta l’Afrique conquise par lui pour n’y plus retourner, laissant à ses lieutenans le soin de mettre la dernière main à la conquête.

Si l’on avait mis à exécution les projets formés par le maréchal, nous n’eussions pas eu à solder en 1849 les frais de l’expédition de Zaatcha et à déplorer la mort du brave général Barral, blessé mortellement le 21 mai 1850 en dispersant un rassemblement kabyle dans les montagnes des Beni-Himmel. Voici quelles étaient à ce sujet les idées du maréchal. Le Kabyle puise le sentiment de la résistance dans la possession de son fusil, de même que l’Arabe le puise dans la possession de son cheval. Tant qu’on n’aura pas désarmé l’un et démonté l’autre, ils ne subiront pas notre conquête sans protestation, Lorsque nous voudrons accomplir ce dernier acte de la conquête, nous devrons peut-être soutenir contre les indigènes une lutte suprême ; mais notre domination ne sera définitive qu’à ce prix. Une fois cet acte accompli, les zouaves et les spahis, recrutés pour moitié parmi les vaincus, suffiront à garantir à la colonisation la complète sécurité de l’Algérie. Les insurrections ne pourraient plus venir alors que de la région du désert ; mais, en portant dans le Serssous, à Laghouat par exemple, le centre de nos divisions que le maréchal Bugeaud avait déjà porté dans le Tell, on préviendrait aisément toute possibilité de révolte. Pour affamer les tribus d u désert, il n’y a qu’à leur fermer le Tell, qui est leur grenier d’approvisionnement.

J’ai suivi fidèlement toutes les phases de cette guerre d’Afrique, les hésitations des premières années, la guerre offensive portée dans le Tell, enfin la guerre en Kabylie. Si j’ai atteint le but que je m’étais proposé, on aura compris toutes les difficultés qu’une pareille guerre présentait à une armée européenne. Ces difficultés, le maréchal Bugeaud les a victorieusement surmontées une par une, on a vu comment. C’est lui qui a trouvé le secret de notre force contre les Africains, en prenant l’offensive partout où ses devanciers s’étaient tenus sur la défensive Les Arabes qu’on attaque sont à moitié vaincus ; mais, tant qu’on leur a laissé l’offensive ; on avait beau les repousser, ils revenaient toujours à la charge, et la guerre devenait interminable.

Ce n’était pas tout cependant que de trouver le meilleur système de guerre en Algérie ; bien d’autres l’avaient proclamé, au temps même où le maréchal prônait l’occupation restreinte et par conséquent la guerre défensive : ce qui importait surtout, c’était le moyen de rendre l’offensive efficace, en la portant partout à la fois, en attaquant les indigènes en tout lieu et en toute occasion. La colonne mobile fut organisée. Ce n’était pas tout encore : il fallait qu’il n’y eût pas de position si inexpugnable dans les montagnes où le Kabyle pût se mettre à l’abri de notre attaque ; il fallait qu’il n’y eût pas de retraite si lointaine dans le désert où l’Arabe vagabond, qui parcourt jusqu’à soixante lieues en vingt-quatre heures, pût se mettre à l’abri de notre poursuite. Si les cavaliers ne pouvaient suivre la colonne mobile dans les montagnes, si les fantassins ne pouvaient suivre la cavalerie dans le désert, rien n’était fait. Il fallut donc que les cavaliers galopassent, le sabre au poing, sur des crêtes de rochers où des piétons ordinaires auraient à peine osé marcher ; il fallut que les fantassins fussent équipés de telle sorte qu’ils pussent, par une marche continue à travers le désert, regagner les avantages de vitesse qu’avaient pris sur eux les cavaliers arabes. Le train des équipages devenait ainsi l’objet le plus important de ce système militaire. L’offensive aurait pu nous devenir funeste dans cette guerre où l’ennemi commandait toujours les positions de la bataille, si l’artillerie n’avait pu, en toute occasion, venir en aide à la colonne mobile. Il fallut créer une batterie portative qu’on pût établir sur les pitons les plus escarpés, qu’on pût faire suivre dans les courses les plus rapides du Sahara. L’obusier de 12 devint maniable comme un fusil de rempart. Il forma le chargement d’un mulet de même pour son affût. Vingt cinq mulets furent suffisans au service de chaque pièce, approvisionnée à cent coups, avec une réserve de trente mille cartouches. Les perfectionnemens obtenus dans l’artillerie de montagne ne sont rien encore en comparaison des progrès de la mousqueterie. La carabine à tige, dite carabine Delvigne dont se servent les tirailleurs de Vincennes, amènera inévitablement, par sa portée et sa justesse, une véritable révolution dans l’emploi des armes de guerre. La carabine à tige porte aussi loin que le canon, et là où le gros tube peut à peine atteindre une masse, le petit tube atteint un objet déterminé. Je laisse à supposer ce que nos soldats, habitués par la guerre de Kabylie à marcher l’arme au bras sous le feu de l’ennemi, pourraient faire contre une redoute européenne, sous la protection d’une pareille mousqueterie.

La guerre d’Afrique a développé jusqu’au miracle toutes les qualités qui caractérisent l’armée française : — la souplesse et la vigueur du jarret, qui déjà nous avaient permis avec Napoléon de parcourir l’Europe et l’Égypte au pas de charge, tout d’une haleine ; la sobriété, qui nous fait supporter des privations devant lesquelles succomberaient les soldats de toute autre nation, excepté peut-être les Navarrais ; — la force de résistance aux fatigues, qui a fait accomplir à notre armée d’Afrique des travaux publics que les vieilles légions romaines auraient pu seules exécuter ; la fermeté du caractère contre les épreuves démoralisantes et la fermeté du cœur devant le danger imprévu ; l’intelligence et l’initiative du soldat merveilleusement unies à son instinct de la discipline, à sa religion du devoir, qualités dont le rare ensemble permet à une armée de tenter l’impossible, parce qu’elle n’a jamais été arrêtée par une impossibilité. C’est la guerre d’Afrique enfin qui a mis notre jeune armée sur les traces de l’armée impériale, et qui peut être nous a préservés d’une guerre en Europe en montrant aux puissances attentives ce que nous pourrions contre elles par ce que nous faisions loin d’elles. Lors même que l’Algérie n’eût fait que servir d’exutoire aux ardeurs militaires si profondément invétérées dans le sang français, cette conquête serait déjà un bienfait. La possession du littoral africain importe d’ailleurs, aux destinées de la France. Certes, sans vouloir faire de la Méditerranée un lac français, comme le prétendait Napoléon, il nous est indispensable d’avoir au moins, comme riverains, un droit privilégié de jouissance sur cet immense canal, animé et peuplé comme les avenues d’une capitale. Nous avons à Toulon un des battant d’écluse de cet entrepôt maritime du monde. Bonaparte cherchait l’autre battant à Alexandrie, en Égypte ; nous l’avons trouvé au Mers-el-Kebir d’Oran. Les navires engagés dans le canal de la Méditerranée à l’Océan sont inévitablement poussés par les courans, sous le feu des canons du Mers-el-Kebir. En prenant, soit à Carthagène, soit aux Baléares, un point d’appui entre Oran et Toulon, nous dominerions, grace à l’invention de la marine à vapeur ; le transit du marché européen en cas de guerre. Quant aux bénéfices directs de la conquête, la France attend que l’armée puisse livrer le sol conquis à la colonisation ; le pionnier attend que le soldat ait fini. Dès que ce moment sera venu, la colonisation se fera d’elle-même et sans qu’on y songe, comme tout se fait chez nous, par entraînement et par engouement. Nous sommes les ouvriers de la onzième heure ; mais il nous est arrivé de faire en dix années l’ouvrage d’un siècle.


FRANCOIS DUCUING.

  1. Les bataillons des zouaves ont fait jusqu’à vingt et une lieues par jour à la poursuite d’Abd-el-Kader ; c’est encore un peu moins que les volontaires de Zumalacarregui.
  2. En 1844, un lieutenant d’Abd-el-Kader avait demandé refuge contre nous aux Kabyles de Djigelly. Plutôt que de nous livrer leur hôte, ils se résignèrent à une invasion de nos troupes qui les ruina ; mais en 1847, lorsque, soutenant la guerre pour leur compte, ils virent arriver chez eux les Arabes de la plaine comme auxiliaires, ils les employèrent sans hésiter, aimant mieux encore avoir affaire à des ennemis comme nous qu’à des alliés comme les Arabes.
  3. Le général Daumas porte même à soixante-dix mille fusils l’effectif militaire de la Grande-Kabylie, et le général Daumas est certainement l’homme de France qui a le plus pratiqué les Kabyles, comme ennemi et comme ami.
  4. Dans cette Revue n° du 15 mars 1845.
  5. Ces pots à feu sont des godets en fer remplis de poudre d’artifice. L’inflammation de cette poudre dure jusqu’à deux et trois minutes. Le général Duvivier les employa, avec un grand succès contre les attaques nocturnes des Kabyles de Bougie.