La Guerre du feu/II/4

La bibliothèque libre.


IV

L’ALLIANCE ENTRE L’HOMME ET LE MAMMOUTH


Or Nam et Gaw avaient vu le mammouth venir auprès de leur chef : ils conçurent mieux la petitesse de l’homme ; puis, quand la trompe énorme se posa sur Naoh, ils murmurèrent :

— Voilà ! Naoh va être écrasé, Nam et Gaw seront seuls devant les Kzamms, les bêtes et les eaux.

Ensuite, ils virent la main de Naoh effleurer la bête ; leur âme s’emplit de joie et d’orgueil.

— Naoh a fait alliance avec le mammouth ! murmura Nam. Naoh est le plus puissant des hommes.

Cependant, le fils du Léopard criait :

— Que Nam et Gaw approchent à leur tour, de la manière que Naoh s’est approché… Ils arracheront de l’herbe et des pousses, et les offriront au mammouth.

Ils l’écoutaient, la poitrine chaude, pleins de foi ; ils s’avancèrent avec la lenteur dont le chef avait donné l’exemple, arrachant à leur passage tantôt de l’herbe tendre, tantôt de jeunes racines.

Quand ils furent proches, ils tendirent leur récolte. Comme Naoh la tendait en même temps qu’eux, le mammouth vint la dévorer. Ainsi se noua l’alliance des Oulhamr avec le mammouth.

La lune nouvelle avait grandi ; elle approchait de la nuit où elle se lèverait aussi vaste que le soleil. Or, un soir des temps, les Kzamms et les Oulhamr campaient à vingt mille coudées les uns des autres. C’était encore le long du fleuve. Les Kzamms occupaient une bande sèche du territoire ; ils se chauffaient devant le Feu rugissant et mangeaient de lourds quartiers de viande, car la chasse avait été abondante, tandis que les Oulhamr se partageaient en silence, dans l’ombre humide et froide, quelques racines et la chair d’un ramier.

À dix mille coudées de la rive, les mammouths dormaient parmi les sycomores. Ils supportaient, pendant le jour, la présence des Nomades ; la nuit, ils montraient une humeur plus ombrageuse, soit qu’ils connussent ses embûches, soit qu’ils fussent gênés dans leur repos par une autre présence que celle de leur race. Chaque soir les Oulhamr s’éloignaient donc, au-delà du terme où leur émanation pouvait être importune.

Or, cette fois, Naoh demanda à ses compagnons :

— Nam et Gaw sont-ils prêts à la fatigue ? Leurs membres sont-ils souples et leur poitrine pleine de souffle ?

Le fils du Peuplier répondit :

— Nam a dormi une partie du jour. Pourquoi ne serait-il pas prêt au combat ?

Et Gaw dit à son tour :

— Le fils du Saïga peut parcourir, de toute sa vitesse, la distance qui le sépare des Kzamms.

— C’est bien ! Naoh et ses jeunes hommes iront vers les Kzamms. Ils vont lutter toute la nuit pour conquérir le Feu.

Nam et Gaw se levèrent d’un bond et suivirent leur chef. Il ne fallait pas compter sur les ténèbres pour surprendre l’ennemi : une lune à peine écornée se levait à l’autre rive du Grand Fleuve. Elle apparaissait tantôt toute rouge au ras des îles, tantôt rompue par quelque file de hauts peupliers, à travers lesquels elle s’éparpillait en lunules ; ailleurs, elle s’enfonçait dans les flots noirs, où son image vacillante parfois rappelait un étincelant nuage d’été, parfois rampait comme un python de cuivre, ou s’allongeait ainsi qu’un cygne ; une nappe d’écailles et de micas s’élançait de son orbe et s’évasait obliquement d’une rive à l’autre.

Les Oulhamr accélérèrent d’abord leur marche, choisissant des terrains où les végétaux étaient courts. À mesure qu’ils approchaient du campement des Kzamms, leurs pas se ralentirent. Ils circulaient parallèlement les uns aux autres, séparés par des intervalles considérables, afin de surveiller la plus grande aire possible et de ne pas être cernés. Brusquement, au détour d’une oseraie, les flammes resplendirent, lointaines encore : le clair de lune les rendait pâles.

Les Kzamms dormaient : trois guetteurs entretenaient le brasier et surveillaient la nuit. Les rôdeurs, tapis parmi les végétaux, épiaient le campement avec une convoitise rageuse. Ah ! s’ils pouvaient seulement dérober une étincelle ! Ils tenaient prêts des brindilles sèches, des rameaux finement découpés : le Feu ne mourrait plus entre leurs mains jusqu’à ce qu’ils l’eussent emprisonné dans la cage d’écorce, doublée intérieurement de pierres plates. Mais comment approcher de la flamme ? Comment détourner l’attention des Kzamms, surexcitée depuis la nuit où le fils du Léopard avait paru devant leur foyer ?…

Naoh dit :

— Voici. Pendant que Naoh remontera le long du Grand Fleuve, Nam et Gaw erreront dans la plaine, autour du camp des Dévoreurs d’Hommes. Tantôt ils se cacheront et tantôt ils se montreront. Quand les ennemis s’élanceront sur leur trace, ils prendront la fuite, mais non de toute leur vitesse, car il faut que les Kzamms espèrent les saisir et qu’ils les poursuivent longtemps. Nam et Gaw mettront leur courage à ne pas fuir trop vite… Ils entraîneront les Kzamms jusqu’auprès de la Pierre Rouge. Si Naoh n’y est pas, ils passeront entre les mammouths et le Grand Fleuve. Naoh retrouvera leur piste.

Les jeunes nomades frissonnèrent ; il leur était dur d’être séparés de Naoh devant les Kzamms formidables. Dociles, ils se glissèrent à travers les végétaux, tandis que le fils du Léopard se dirigeait vers la rive. Du temps passa. Puis Nam se montra sous un catalpa et disparut ; ensuite la silhouette de Gaw se dessina, furtive, sur les herbes… Les veilleurs donnèrent l’alarme ; les Kzamms surgirent en désordre, avec de longs hurlements, et s’assemblèrent autour de leur chef. C’était un guerrier de stature médiocre, aussi trapu que l’ours des cavernes. Il leva deux fois sa massue, proféra des propos rauques et donna le signal.

Les Kzamms formèrent six groupes éparpillés en demi-cercle. Naoh, plein de doute et d’inquiétude, les regarda disparaître ; puis il ne songea qu’à conquérir le Feu.

Quatre hommes le gardaient, choisis parmi les plus robustes. L’un surtout paraissait redoutable. Aussi trapu que le chef, et de taille plus haute, la seule dimension de sa massue annonçait sa force. Il se tenait en pleine lumière. Naoh discerna la mâchoire énorme, les yeux ombragés par des arcades velues, les jambes brèves, triangulaires et massives. Moins denses, les trois autres n’en montraient pas moins des torses épais et de longs bras aux muscles durcis.

La position de Naoh était favorable : la brise, légère mais persistante, soufflait vers lui, emportait son émanation loin des veilleurs ; des chacals rôdaient sur la savane, émettant une odeur perçante ; il avait, par surcroît, gardé une des peaux conquises. Ces circonstances lui permirent d’approcher à soixante coudées du Feu. Il s’arrêta longtemps. La lune dépassait les peupliers, lorsqu’il se dressa et poussa son cri de guerre.

Surpris par son apparition brusque, les Kzamms l’épiaient. Leur stupeur ne dura guère : hurlant tous ensemble, ils levèrent la hache de pierre, la massue ou la sagaie.

Naoh clama :

— Le fils du Léopard est venu, à travers les savanes, les forêts, les montagnes et les rivières, parce que sa tribu est sans Feu !… Si les Kzamms lui laissent prendre quelques tisons à leur foyer, il se retirera sans combattre.

Ils ne comprenaient pas mieux ces paroles d’une langue étrangère qu’ils n’eussent compris le hurlement des loups. Voyant qu’il était seul, ils ne songeaient qu’à le massacrer. Naoh recula, dans l’espoir qu’ils se disperseraient et qu’il pourrait les attirer loin du Feu ; ils s’élancèrent en groupe.

Le plus grand, dès qu’il fut à portée, jeta une sagaie à pointe de silex. Il l’avait dardée avec force et adresse. L’arme, effleurant l’épaule de Naoh, retomba sur la terre humide. L’Oulhamr, qui préférait ménager ses propres armes, ramassa le trait et le lança à son tour. Avec un sifflement, l’arme décrivit une courbe ; elle perça la gorge d’un Kzamm, qui chancela et s’étendit. Ses compagnons, poussant des clameurs de chiens, ripostèrent simultanément. Naoh n’eut que le temps de se jeter à terre pour éviter les pointes tranchantes, et les Dévoreurs d’Hommes, le croyant atteint, se précipitèrent pour l’achever. Déjà il avait rebondi et ripostait. Un Kzamm, frappé au ventre, cessa la poursuite, tandis que les deux autres projetaient coup sur coup leurs sagaies : du sang jaillit à la hanche de Naoh, mais, sentant que la blessure n’était point profonde, il se mit à tourner autour de ses adversaires, car il ne redoutait plus d’être enveloppé. Il s’éloignait, il revenait, si bien qu’il se trouva entre le Feu et ses ennemis.

— Naoh est plus rapide que les Kzamms ! cria-t-il. Il prendra le Feu et les Kzamms auront perdu deux guerriers.

Il bondit encore ; il vint tout près de la flamme. Et il étendait les mains pour saisir des tisons, lorsqu’il s’aperçut avec tremblement que tous étaient presque consumés. Il fit le tour du brasier, dans l’espoir de trouver une branche maniable : sa recherche fut vaine.

Et les Kzamms arrivaient !

Il voulut fuir, il se heurta à une souche et trébucha, si bien que ses antagonistes réussirent à lui barrer la route, en l’acculant contre le Feu. Quoique le brasier occupât une aire considérable et se trouvât surhaussé, il aurait pu le franchir. Un désespoir formidable emplissait sa poitrine ; l’idée de retourner vaincu, dans la nuit, lui fut insupportable. Levant ensemble sa hache et sa massue, il accepta le combat.