La Guerre du feu/III/5

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Plon (p. 157-162).


V

LES HOMMES QUI MEURENT


Trente hommes et dix femmes gisaient sur la terre. La plupart n’étaient pas morts. Le sang coulait à grandes ondes ; des membres étaient rompus et des crânes crevassés ; des ventres montraient leurs entrailles. Quelques blessés s’éteindraient avant la nuit ; d’autres pouvaient vivre plusieurs journées, beaucoup étaient guérissables. Mais les Nains Rouges devaient subir la loi des hommes. Naoh lui-même, qui avait souvent enfreint cette loi, la reconnut nécessaire avec ces ennemis impitoyables.

Il laissa ses compagnons et les Hommes-sans-épaules percer les cœurs, fendre ou détacher les têtes. Le massacre fut prompt : Nam et Gaw se hâtaient, les autres agissaient selon des méthodes millénaires et presque sans férocité.

Puis il y eut une pause de torpeur et de silence. Les Hommes-sans-épaules pansaient leurs blessés. Ils le faisaient d’une manière plus minutieuse et plus sûre que les Oulhamr. Naoh avait l’impression qu’ils connaissaient plus de choses que ceux de sa tribu, mais que leur vie était chétive. Leurs gestes étaient flexibles et tardifs ; ils se mettaient deux et même trois pour soulever un blessé ; parfois, pris d’une torpeur étrange, ils demeuraient les yeux fixes, les bras suspendus comme des branches mortes.

Peut-être les femmes se montraient-elles moins lentes. Elles semblaient aussi plus adroites et déployaient plus de ressources. Même, après quelque temps, Naoh s’aperçut que l’une d’entre elles commandait à la tribu. Cependant, elles avaient les mêmes yeux obscurs, le même visage triste que leurs mâles, et leur chevelure était pauvre, plantée par touffes, avec des îlots de peau squameuse. Le Fils du Léopard songea aux chevelures abondantes des femmes de sa race, à l’herbe magnifique qui étincelait sur la tête de Gammla… Quelques-unes vinrent, avec deux hommes, considérer les blessures des Oulhamr. Une douceur tranquille émanait de leurs mouvements. Elles nettoyaient le sang avec des feuilles aromatiques, elles couvraient les plaies d’herbes écrasées que maintenaient des liens de jonc. Ce pansement fut le signe définitif de l’alliance. Naoh songea que les Hommes-sans-épaules étaient bien moins rudes que ses frères, que les Dévoreurs d’Hommes et que les Nains Rouges. Et son instinct ne le trompait pas plus qu’il ne le trompait sur leur faiblesse.

Leurs ancêtres avaient taillé la pierre et le bois avant les autres hommes. Pendant des millénaires, les Wah occupèrent des plaines et des forêts nombreuses. Ils furent les plus forts. Leurs armes faisaient des blessures profondes, ils connaissaient les secrets du feu et, dans le choc avec les faibles hordes errantes ou les familles solitaires, ils prenaient facilement l’avantage. Alors, leur structure était puissante, leurs muscles rudes et infatigables ; ils se servaient d’un langage moins imparfait que celui de leurs semblables. Et leurs générations s’accroissaient incomparablement sur la face du monde. Puis, sans qu’ils eussent subi d’autres cataclysmes que les autres hommes, leur croissance s’arrêta. Ils ne s’en étaient pas plus aperçus qu’ils n’avaient dû s’apercevoir de leur déchéance.

Les milieux qui avaient favorisé leur développement le contrarièrent. Leurs corps devinrent plus étroits et plus lents ; leur langage cessa de s’enrichir, puis il s’appauvrit ; leurs ruses se firent plus grossières et moins nombreuses ; ils ne maniaient ni avec la même vigueur ni avec la même adresse leurs armes moins bien construites. Mais le signe le plus sûr de leur décadence fut le ralentissement continu de leur pensée et de leurs gestes. Vite las, ils mangeaient peu et dormaient beaucoup : en hiver, il leur arrivait de s’engourdir comme les ours.

De génération en génération décroissait leur faculté de se reproduire. Les femmes concevaient péniblement un ou deux enfants, dont la croissance était difficile. Un grand nombre d’entre elles demeuraient stériles. Toutefois elles manifestaient une vitalité supérieure à celle des mâles, plus d’endurance aussi, et leurs muscles avaient subi une moindre atteinte. Peu à peu, leurs actes devinrent identiques à ceux des guerriers : elles chassaient, pêchaient, taillaient les armes et les outils, combattaient pour la famille ou la horde. En somme, la différence des sexes s’abolissait presque.

Et la race entière se trouva rejetée lentement vers le sud-ouest par des concurrents plus rudes, plus actifs, plus prolifiques.

Les Nains Rouges en avaient anéanti des hordes nombreuses ; les Dévoreurs d’Hommes les avaient massacrés sans lassitude. Ils rôdaient comme dans un rêve, avec les vestiges d’une industrie plus fine que celle des rivaux, avec les restes d’une intelligence moins sommaire. Ils s’étaient adaptés aux terres où les fleuves débordent, où s’accumulent les tourbières et les marécages, parmi les grands lacs et aussi dans quelques pays souterrains.

Dans les vastes cavernes creusées par les eaux, reliées par des pertuis sinueux, ils retrouvaient admirablement leur route et savaient se creuser des issues. Quoiqu’ils n’eussent aucune idée précise sur leur décadence, ils se connaissaient lents, faibles, vite recrus de fatigue, et rusaient pour éviter la lutte. Ils se terraient avec une habileté qui eût déconcerté le flair des chiens et des loups, à plus forte raison le flair grossier des hommes. Aucune bête n’effaçait mieux ses traces.

Ces êtres timides, sur un seul point, montraient de l’imprudence et de la témérité : ils risquaient tout pour délivrer un des leurs pris, cerné ou tombé au piège. Cette solidarité, comparable à celle des pécaris, et qui jadis avait immensément accru leur puissance, les conduisait parfois à de sinistres aventures. C’est elle qui les avait entraînés au secours de l’homme recueilli par Naoh. Comme les Nains veillaient, comme il avait fallu parcourir des terres arides, les Wah s’étaient laissé découvrir et même surprendre. Sans l’intervention de Naoh, ils eussent succombé dans la lutte ; de même, leur présence avait sauvé les trois Oulhamr.

Cependant, le Fils du Léopard, après le pansement, retourna vers l’arête granitique pour reprendre les cages. Il les retrouva intactes ; leurs petits foyers rougeoyaient encore. En les revoyant, la victoire lui parut plus complète et plus douce. Ce n’est pas qu’il craignît l’absence du Feu ; les Hommes-sans-épaules lui en donneraient sûrement. Mais une superstition obscure le guidait ; il tenait à ces petites flammes de la conquête ; l’avenir aurait paru menaçant si elles étaient toutes trois mortes. Il les ramena glorieusement auprès des Wah.

Ils l’observaient avec curiosité et une femme, qui conduisait la horde, hocha la tête. Le grand Nomade montra, par des gestes, que les siens avaient vu mourir le feu et qu’il avait su le reconquérir. Personne ne paraissant le comprendre, Naoh se demanda s’ils n’étaient pas de ces races misérables qui ne savent pas se chauffer pendant les jours froids, éloigner la nuit ni cuire les aliments. Le vieux Goûn disait qu’il existait de telles hordes, inférieures aux loups, qui dépassent l’homme par la finesse de l’ouïe et la perfection du flair. Naoh, pris de pitié, allait leur montrer comment on fait croître la flamme, lorsqu’il aperçut, parmi des saules, une femme qui frappait l’une contre l’autre deux pierres. Des étincelles jaillissaient, presque continues, puis un petit point rouge dansa le long d’une herbe très fine et très sèche ; d’autres brins flambèrent, que la femme entretenait doucement de son souffle : le feu se mit à dévorer des feuilles et des ramilles.

Le Fils du Léopard demeurait immobile. Et il songea, pris d’un grand saisissement :

« Les Hommes-sans-épaules cachent le feu dans des pierres ! »

S’approchant de la femme, il cherchait à l’examiner. Elle eut un geste instinctif de méfiance. Puis, se souvenant que cet homme les avait sauvés, elle lui tendit les pierres. Il les examina avidement et, n’y pouvant découvrir aucune fissure, sa surprise fut plus grande. Alors, il les tâta : elles étaient froides. Il se demandait avec inquiétude :

« Comment le feu est-il entré dans ces pierres… et comment ne les a-t-il pas chauffées ? »

Il rendit les pierres avec cette crainte et cette méfiance que les choses mystérieuses inspirent aux hommes.