La Guerre entre l’Allemagne et la France

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La Guerre entre l’Allemagne et la France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 264-283).
LA GUERRE
ENTRE
LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE

En commençant à écrire ces pages, j’ignore quel sera l’état du monde au moment où elles seront terminées. Il faudrait un esprit bien frivole pour chercher à démêler l’avenir quand le présent n’a pas une heure assurée. Il est permis cependant à ceux qu’une conception philosophique de la vie a élevés au-dessus, non certes du patriotisme, mais des erreurs qu’un patriotisme peu éclairé entraîne, d’essayer de découvrir quelque chose à travers l’épaisse fumée qui ne laisse voir à l’horizon que l’image de la mort.

J’ai toujours regardé la guerre entre la France et l’Allemagne comme le plus grand malheur qui pût arriver à la civilisation. Tous, nous acceptons hautement les devoirs de la patrie, ses justes susceptibilités, ses espérances ; tous, nous avons une pleine confiance dans les forces profondes du pays, dans cette élasticité qui déjà plus d’une fois a fait rebondir la France sous la pression du malheur ; mais supposons les espérances permises de beaucoup dépassées, la guerre commencée n’en aura pas moins été un immense malheur. Elle aura semé une haine violente entre les deux portions de la race européenne dont l’union importait le plus au progrès de l’esprit humain. La grande maîtresse de l’investigation savante, l’ingénieuse, vive et prompte initiatrice du monde à toute fine et délicate pensée, sont brouillées pour longtemps, à jamais peut-être ; chacune d’elles s’enfoncera dans ses défauts ; l’harmonie intellectuelle, morale, politique de l’humanité est rompue ; une aigre dissonance se mêlera au concert de la société européenne pendant des siècles. En effet, mettons de côté les États-Unis d’Amérique, dont l’avenir, brillant sans doute, est encore obscur, et qui en tout cas occupent un rang secondaire dans le travail original de l’esprit humain, la grandeur intellectuelle et morale de l’Europe repose sur une triple alliance dont la rupture est un deuil pour le progrès, l’alliance entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Unies, ces trois grandes forces conduiraient le monde et le conduiraient bien, entraînant nécessairement après elles les autres élémens, considérables encore, dont se compose le réseau européen ; elles traceraient surtout d’une façon impérieuse sa voie à une autre force qu’il ne faut ni exagérer ni trop rabaisser, la Russie. La Russie n’est un danger que si le reste de l’Europe l’abandonne à la fausse idée d’une originalité qu’elle n’a peut-être pas, et lui permet de réunir en un faisceau les peuplades barbares du centre de l’Asie, peuplades tout à fait impuissantes par elles-mêmes, mais capables de discipline et fort susceptibles, si l’on n’y prend garde, de se grouper autour d’un Gengiskhan moscovite. Les États-Unis ne sont un danger que si la division de l’Europe leur permet de se laisser aller aux fumées d’une jeunesse présomptueuse et à de vieux ressentimens contre la mère-patrie. Avec l’union de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, le vieux continent gardait son équilibre, maîtrisait puissamment le nouveau, tenait en tutelle ce vaste monde oriental auquel il serait malsain de laisser concevoir des espérances exagérées. — Ce n’était là qu’un rêve. Un jour a suffi pour renverser l’édifice où s’abritaient nos espérances, pour ouvrir le monde à tous les dangers, à toutes les convoitises, à toutes les brutalités.

Dans cette situation, dont nous ne sommes en rien responsables, le devoir de tout esprit philosophique est de faire taire son émotion et d’étudier, d’une pensée froide et claire, les causes du mal, pour tâcher d’entrevoir la manière dont il est possible de l’atténuer. La paix se fera entre la France et l’Allemagne. L’extermination n’a qu’un temps ; elle trouve sa fin, comme les maladies contagieuses, dans ses ravages mêmes, comme la flamme, dans la destruction de l’objet qui lui servait d’aliment. J’ai lu, je ne sais où, la parabole de deux frères qui, du temps de Caïn et d’Abel sans doute, en vinrent à sa haïr et résolurent de se battre jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus frères. Quand, épuisés, ils tombèrent tous deux sur le sol, ils se trouvèrent encore frères, voisins, tributaires du même puits, riverains du même ruisseau.

Qui fera la paix entre la France et l’Allemagne ? Dans quelles conditions se fera cette paix ? On risquerait fort de se tromper, si l’on voulait parler de la paix provisoire ou plutôt de l’armistice qui se conclura dans quelques semaines ou quelques mois. Nous ne parlons ici que du règlement de compte qui interviendra un jour pour le bien du "monde entre les deux grandes nations de l’Europe centrale. Pour se former une idée à cet égard, il faut d’abord bien connaître de quelle façon l’Allemagne est arrivée à concevoir l’idée de sa propre nationalité.


I

La loi du développement historique de l’Allemagne ne ressemble en rien à celle de la France ; la destinée de l’Allemagne au contraire est à beaucoup d’égards semblable à celle de l’Italie. Fondatrice du vieil empire romain, dépositaire jalouse de ses traditions, l’Italie n’a jamais pu devenir une nation comme les autres. Succédant à l’empire romain, fondatrice du nouvel empire carlovingien, se prétendant dépositaire d’un pouvoir universel, d’un droit plus que national, l’Allemagne était arrivée jusqu’à ces dernières années sans être un peuple. L’empire romain et la papauté, qui en fut la suite, avaient perdu l’Italie. L’empire carlovingien faillit perdre l’Allemagne. L’empereur germanique ne fut pas plus capable de faire l’unité de la nation allemande que le pape de faire celle de l’Italie. On n’est maître chez soi que quand on n’a aucune prétention à régner hors de chez soi. Tout pays qui arrive à exercer une primauté politique, intellectuelles religieuse, sur les autres peuples, l’expie par la perte de son existence nationale durant des siècles.

Il n’en fut pas de même de la France. Dès le Xe siècle, la France se retire bien nettement de l’empire. Les deux joyaux du monde occidental, la couronne impériale et la tiare papale, elle les perd pour son bonheur. A partir de la mort de Charles le Gros, l’empire devient exclusivement l’apanage des Allemands ; aucun roi de France n’est plus empereur d’Occident. D’autre part, la papauté devient la propriété de l’Italie. La Francia, telle que l’avait faite le traité de Verdun, est privilégiée justement à cause de ce qui lui manque : elle n’a ni l’empire, ni la papauté, les deux choses universelles qui troublent perpétuellement le pays qui les possède, dans l’œuvre de sa concrétion intime. Dès le Xe siècle, la Francia est toute nationale, et en effet dans la seconde moitié de ce siècle elle substitue au Carlovingien, lourd Allemand qui la défend mal, une famille encore germanique sans doute, mais bien réellement mariée avec le sol, la famille des ducs de France, qui a un domaine propre, et non pas seulement, comme les Carlovingiens, un titre abstrait. Dès lors commence autour de Paris cette admirable marche du développement national, qui aboutit à Louis XIV, à la révolution, et dont le XIXe siècle pourra voir, s’il n’y prend garde, la contre-partie, par suite de la triste loi qui condamne les choses humaines à entrer dans la voie de la décadence et de la destruction dès qu’elles sont achevées.

L’idée de former une nationalité compacte ; n’avait jamais été, jusqu’à la révolution française, l’idée de l’Allemagne. Cette grande race allemande porte bien plus loin que la France le goût des indépendances provinciales ; la chance de guerres que nous appellerions civiles entre des parties de la même famille nationale ne l’effraie pas. Elle ne veut pas de l’unité ; pour elle-même, elle la veut uniquement par crainte de l’étranger ; elle tient par-dessus tout à la liberté de ses divisions intérieures. Ce fut là ce qui lui permit de faire la plus belle chose des temps modernes, la réforme luthérienne, chose, selon nous, supérieure à la philosophie et à la révolution, œuvres de la France, et qui me le cède qu’à la renaissance, œuvre de l’Italie ; mais on a toujours les défauts de ses qualités. Depuis la chute des Hohenstaufen, la politique générale de l’Allemagne fut indécise, faible., empreinte d’une sorte de gaucherie ; à la suite de la guerre de trente ans, la conscience d’une patrie allemande existe à peine. La royauté française abusa de ce pitoyable état politique d’une grande race. Elle fit ce qu’elle n’avait jamais fait, elle sortit de son programme, qui était de ne s’assimiler que des pays de langue française ; elle s’empara de l’Alsace. Le temps a légitimé cette conquête, puisque l’Alsace a pris ensuite une part si brillante aux grandes œuvres communes de la France.

La révolution française fut, à vrai dire, le fait générateur de l’idée de l’unité allemande. La révolution répondait en un sens au vœu des meilleurs esprits de l’Allemagne ; mais ils s’en dégoûtèrent vite. L’Allemagne resta légitimiste et féodale ; sa conduite ne fut qu’une série d’hésitations, de malentendus, de fautes. La conduite de la France fut d’une suprême inconséquence. Elle qui élevait dans le monde le drapeau du droit national viola, dans l’ivresse de ses victoires, toutes les nationalités. L’Allemagne fut foulée aux pieds des chevaux ; le génie allemand, qui se développait alors d’une façon si merveilleuse, fut méconnu ; sa valeur sérieuse ne fut pas comprise des esprits bornés qui formaient l’élite intellectuelle du temps de l’empire ; la conduite de Napoléon à l’égard des pays germaniques fut un tissu d’étourderies. Ce grandi capitaine, cet éminent organisateur, était d&nué des principes les plus élémentaires en fait de politique extérieure. Son idée d’une domination universelle de la France était folle, puisqu’il est bien établi que toute tentative d’hégémonie d’une nation européenne provoque, par une réaction nécessaire, une coalition de tous les autres états, coalition dont l’Angleterre, gardienne de l’équilibre, est toujours le centre de formation.

Une nation ne prend d’ordinaire la pleine notion d’elle-même que sous la pression de l’étranger. La France existait avant Jeanne d’Arc et Charles VII ; cependant c’est sous le poids de la domination anglaise que le mot de France prend un accent particulier. Un moi, pour prendre le langage de la philosophie, se crée toujours en opposition avec un autre moi. La France fit de la sorte l’Allemagne comme nation. La plaie avait été trop visible. Une nation dans la pleine floraison de son génie et au plus haut point de sa force morale avait été livrée sans défense à un adversaire moins intelligent et moins moral par les misérables divisions de ses petits princes, et faute d’un drapeau central. L’Autriche, ensemble à peine allemand, introduisant dans le corps germanique une foule d’élémens non germaniques, trahissait sans cesse la cause allemande et en sacrifiait les intérêts à ses combinaisons dynastiques. Un point de renaissance parut alors, ce fut la Prusse de Frédéric. Formation récente dans le corps germanique, la Prusse en recelait toute la force effective. Par le fond de sa population, elle était plus slave que germanique ; mais ce n’était point là un inconvénient, tout au contraire. Ce sont presque toujours ainsi des pays mixtes et limitrophes qui font l’unité politique d’une race : qu’on se rappelle le rôle de la Macédoine en Grèce, du Piémont en Italie. La réaction de la Prusse contre l’oppression de l’empire français fut très belle. On sait comment le génie de Stein tira de l’abaissement même la condition de la force, et comment l’organisation de l’armée prussienne, point de départ de l’Allemagne nouvelle, fut la conséquence directe de la bataille d’Iéna. Avec sa présomption habituelle et son inintelligence de la race germanique, Napoléon ne vit rien de tout cela. La bataille de Leipzig fut le signal d’une résurrection. De ce jour-là, il fut clair qu’une puissance nouvelle de premier ordre faisait son entrée dans le monde. Au fond, la révolution et l’empire n’avaient rien compris à l’Allemagne, comme l’Allemagne n’avait rien compris à la France. Les grands esprits germaniques avaient pu saluer avec enthousiasme l’œuvre de la révolution, parce que les principes de ce mouvement à l’origine étaient les leurs, ou plutôt ceux du XVIIIe siècle tout entier ; mais cette basse démocratie terroriste, se transformant en despotisme militaire et en instrument d’asservissement pour tous les peuples, les remplit d’horreur. Par réaction, l’Allemagne éclairée se montra en quelque sorte affamée d’ancien régime. La révolution française trouvait l’obstacle qui devait l’arrêter dans la féodalité organisée de la Prusse, de là Poméranie, du Holstein, c’est-à-dire dans ce fonds de populations antidémocratiques au premier chef des bords de la Baltique, populations fidèles à la légitimité, acceptant d’être menées, bâtonnées, servant bien quand elles sont bien commandées, ayant à leur tête une petite noblesse de village forte de toute la force que donnent les préjugés et l’esprit étroit. La vraie résistance continentale à la révolution et à l’empire vint de cette Vendée du nord ; c’est là que le gentilhomme campagnard, chez nous couvert de ridicule par la haute noblesse, la cour, la bourgeoisie, le peuple même, prit sa revanche sur la démocratie française, et prépara sourdement, sans bruit, sans plébiscites, sans journaux, l’étonnante apparition qui depuis quelques années vient de se dérouler devant nous.

La nécessité qui sous la restauration obligea la France à renoncer à toute ambition extérieure, la sage politique qui sous Louis-Philippe rassura l’Europe, éloignèrent quelque temps le danger que recelait pour la France sortie de la révolution cette anti-France de la Baltique, qui est la négation totale de nos principes les plus arrêtés. La France de ce temps songea peu à l’Allemagne. L’activité était tournée vers l’intérieur, et non vers les agrandissemens du dehors. On avait mille fois raison. La France est assez grande ; sa mission ne consiste pas à s’adjoindre des pays étrangers, elle consiste à offrir chez elle un de ces brillans développemens dont elle est si capable, à montrer la réalisation prospère du système démocratique qu’elle a proclamé, et dont la possibilité n’a pas été jusqu’ici bien prouvée. Qu’un pays de 17 ou 18 millions d’habitans, comme était autrefois la Prusse, joue le tout pour le tout, et sorte, même au prix des plus grands hasards, d’une situation qui le laissait flotter entre les grands et les petits états, cela est naturel ; mais un pays de 30 ou 40 millions d’habitans a tout ce qu’il faut pour être une grande nation. Que les frontières de la France aient été assez mal faites en 1815, cela est possible ; mais, si l’on excepte quelques mauvais contours du côté de la Sarre et du Palatinat, qui furent tracés, à ce qu’il semble, sous le coup de chétives préoccupations militaires, le reste me paraît bien. Les pays flamands sont plus germaniques que français ; les pays wallons ont été empêchés de s’agglutiner au conglomérat français par des aventures historiques qui n’ont rien de fortuit ; cela tint au profond esprit municipal qui rendit la royauté française insupportable à ces pays. Il en faut dire autant de Genève et de la Suisse romande ; on peut ajouter que grande est l’utilité de ces petits pays français, séparés politiquement de la France ; ils servent d’asile aux émigrés de nos dissensions intestines, et en temps de despotisme ils servent de refuge à une pensée libre. La Prusse rhénane et le Palatinat sont des pays autrefois celtiques, mais profondément germanisés depuis deux mille ans. Si l’on excepte quelques vallées séparées de la France en 1815 par des préoccupations militaires, la France n’a donc pas un pouce de terre à désirer. L’Angleterre et l’Ecosse n’ont en surface que les deux cinquièmes de la France, et pourtant l’Angleterre est-elle obligée de songer à des conquêtes territoriales pour être grande ?

Le sort de l’année 1858 fut, en cette question comme en toutes les autres, de soulever des problèmes qu’elle ne put résoudre, et qui reçurent au bout d’un ou deux ans des solutions diamétralement opposées à celles que voulurent les partis alors dominans. La question de l’unité allemande fut posée avec éclat- ; selon la mode du temps, on crut tout arranger par une assemblée constituante. Ces efforts aboutirent à un éclatant échec. Pendant dix ans, les problèmes sommeillèrent, le patriotisme allemand sembla porter le deuil ; mais déjà un homme disait à ceux qui voulaient l’écouter : « Ces problèmes ne se résolvent pas comme vous croyez, par la libre adhésion des peuples ; ils se résolvent par le fer et le feu. »

L’empereur Napoléon III rompît la glace par la guerre d’Italie, ou plutôt par la conclusion de cette guerre, qui fut l’annexion à la France de la Savoie et de Nice. La première de ces deux annexions était assez naturelle ; de tous les pays de langue française non réunis à la France, la Savoie était le seul qui pût sans inconvénient nous être dévolu ; depuis que le duc de Savoie était devenu roi d’Italie, une telle dévolution était presque dans la force des choses. Et cependant cette annexion eut bien plus d’inconvéniens que d’avantages. Elle interdit à la France ce qui fait sa vraie force, le droit d’alléguer une politique désintéressée et uniquement inspirée par l’amour des principes ; elle donna une idée exagérée des plans d’agrandissement de l’empereur Napoléon III, mécontenta l’Angleterre, éveilla les soupçons de l’Europe, provoqua les hardies initiatives de M. de Bismarck.

Il est clair que, s’il y eut jamais un mouvement légitime en histoire, c’est celui qui, depuis soixante ans, porte l’Allemagne à se former en une seule nationalité. Si quelqu’un en tout cas a le droit de s’en plaindre, ce n’est pas la France, puisque l’Allemagne n’a obéi à cette tendance qu’à notre exemple, et pour résister à l’oppression que la France fit peser sur elle au XVIIe siècle et sous l’empire. La France, ayant renoncé au principe de la légitimité, qui ne voyait dans telle ou telle agglomération de provinces en royaume ou en empire que la conséquence des mariages, des héritages, des conquêtes d’une dynastie, ne peut connaître qu’un seul principe de délimitation en géographie politique, je veux dire le principe des nationalités, impliquant la libre volonté des peuples de vivre ensemble, prouvée par des faits sérieux et efficaces. Pourquoi refuser à l’Allemagne le droit de faire chez elle ce que nous avons fait chez nous, ce que nous avons aidé l’Italie à faire ? N’est-il pas évident qu’une race dure, chaste, forte et grave comme la race germanique, une race placée au premier rang par les dons et le travail de l’esprit, une race peu portée vers le plaisir, tout entière livrée à ses rêves et aux jouissances de son imagination, voudrait jouer dans l’ordre des faits politiques un rôle proportionné à son importance intellectuelle ? Le titre d’une nationalité, ce sont des hommes de génie, « gloires nationales, » qui donnent aux sentimens de tel ou tel peuple une forme originale, et fournissent la grande matière de l’esprit national, quelque chose à aimer, à admirer, à vanter en commun. Dante, Pétrarque, les grands artistes de la renaissance ont été les vrais fondateurs de l’unité italienne. Goethe, Schiller, Kant, Herder, ont créé la patrie allemande. Vouloir s’opposer à une éclosion annoncée par tant de signes eût été aussi absurde que de vouloir s’opposer à la marée montante. Vouloir lui donner des conseils, lui tracer la manière dont nous eussions désiré qu’elle s’accomplît, était puéril. Ce mouvement s’accomplissait par défiance de nous ; lui indiquer une règle, c’était fournir à une conscience nationale, soupçonneuse et susceptible, un critérium sûr, et l’inviter clairement à faire le contre-pied de ce que nous lui demandions. Certes je suis le premier à reconnaître qu’à ce besoin d’unité de la nation allemande il se mêla d’étranges excès. Le patriote allemand, comme le patriote italien, ne se détache pas facilement du vieux rôle universel de sa patrie. Certains Italiens rêvent encore le primato ; un très grand nombre d’Allemands rattachent leurs aspirations aux souvenirs du saint-empire, exerçant sur tout le monde européen une sorte de suzeraineté. Or la première condition d’un esprit national est de renoncer à toute prétention de rôle universel, le rôle universel étant destructeur de la nationalité. Plus d’une fois le patriotisme allemand s’est montré de la sorte injuste et partial. Ce théoricien de l’unité allemande qui soutient que l’Allemagne doit reprendre partout les débris de son vieil empire refuse d’écouter aucune raison quand on lui parle d’abandonner un pays aussi purement slave que le grand-duché de Posen[1]. Le vrai, c’est que le principe des nationalités doit être entendu d’une façon large, sans subtilités. L’histoire a tracé les frontières des nations d’une manière qui n’est pas toujours la plus naturelle ; chaque nation a du trop, du trop peu ; il faut se tenir à ce que l’histoire a fait et au vœu des provinces, pour éviter d’impossibles analyses, d’inextricables difficultés.

Si la pensée de l’unité allemande était légitime, il était légitime aussi que cette unité se fît par la Prusse. Les tentatives parlementaires de Francfort ayant échoué, il ne restait que l’hégémonie de l’Autriche ou de la Prusse. L’Autriche renferme trop de Slaves, elle est trop antipathique à l’Allemagne protestante, elle a trop manqué durant des siècles à ses devoirs de puissance dirigeante en Allemagne, pour qu’elle pût être de nouveau appelée à jouer un rôle de ce genre. Si jamais au contraire il y eut une vocation historique bien marquée, ce fut celle de la Prusse depuis Frédéric le Grand. Il ne pouvait échapper à un esprit sagace que la Prusse était le centre d’un tourbillon ethnique nouveau, qu’elle jouait pour la nationalité allemande du nord le rôle du cœur dans l’embryon, sauf à être plus tard absorbée par l’Allemagne qu’elle aurait faite, comme nous voyons le Piémont absorbé par l’Italie. Un homme se trouva pour s’emparer de toutes ces tendances latentes, pour les représenter et leur donner avec une énergie sans égale une puissante réalisation.

M. de Bismarck voulut deux choses que le philosophe le plus sévère pourrait déclarer légitimes, si dans l’application le peu scrupuleux homme d’état n’avait montré que pour lui la force est synonyme de légitimité : d’abord chasser de la confédération germanique l’Autriche, corps plus qu’à demi étranger qui l’empêchait d’exister ; en second lieu grouper autour de la Prusse les membres de la patrie allemande que les hasards de l’histoire avaient dispersés. M. de Bismarck vit-il au-delà ? Son point de vue nécessairement borné d’homme pratique lui permit-il de soupçonner qu’un jour la Prusse serait absorbée par l’Allemagne et disparaîtrait en quelque sorte dans sa victoire, comme Rome finit d’exister en tant que ville le jour où elle eut achevé son œuvre d’unification ? Je l’ignore, car M. de Bismarck ne s’est pas jusqu’ici offert à l’analyse ; il ne s’y offrira peut-être jamais. Une des questions qu’un esprit curieux se pose le plus souvent, en réfléchissant sur l’histoire contemporaine, est de savoir si M. de Bismarck est philosophe, s’il voit la vanité de ce qu’il fait, tout en y travaillant avec ardeur, ou bien si c’est un croyant en politique, s’il est dupe de son œuvre, comme tous les esprits absolus, et n’en voit pas la caducité. J’incline vers la première hypothèse, car il me parait difficile qu’un esprit si complet ne soit pas critique, et ne mesure pas dans son action la plus ardente les limites et le côté faible de ses desseins. Quoiqu’il en soit, s’il voit dans l’avenir les impossibilités du parti qui consisterait à faire de l’Allemagne une Prusse agrandie, il se garde de le dire, car le fanatisme étroit du parti des hobereaux prussiens ne supporterait pas un moment la pensée que le but de ce qui se fait par la Prusse n’est pas de prussianiser toute l’Allemagne, plus tard le monde entier, au nom d’une sorte de mysticisme politique dont on semble vouloir se réserver le secret.

Les plans de M. de Bismarck furent élaborés dans la confidence et avec la pleine adhésion de l’empereur Napoléon III et du petit nombre de personnes qui partageaient le secret de ses desseins. Il est injuste de faire de cela un reproche à l’empereur Napoléon. C’est la France qui a élevé dans le monde le drapeau des nationalités ; toute nationalité qui naît et grandit devrait naître et grandir avec les encouragemens de la France, et devenir pour elle une amie. La nationalité allemande étant une nécessité historique, la sagesse voulait qu’on ne se mît pas à la traverse. La bonne politique n’est pas de s’opposer à ce qui est inévitable ; la bonne politique est d’y servir et de s’en servir. Une grande Allemagne libérale, formée en pleine amitié avec la France, devenait une pièce capitale en Europe, et créait avec la France et l’Angleterre une invincible trinité, entraînant le monde, surtout la Russie, dans les voies du progrès par la raison. Il était donc souverainement désirable que l’unité allemande, venant à se réaliser, ne se fit pas malgré la France, bien au contraire se fît avec son assentiment. La France n’était pas obligée d’y contribuer, mais elle était obligée de ne pas s’y opposer ; il était même naturel de songer au bon vouloir de la jeune nation future, de se ménager de sa part quelque chose de ce sentiment profond que les États-Unis d’Amérique garderont encore longtemps à la France en souvenir de Lafayette. Était-il opportun de tirer profit des circonstances pour notre agrandissement territorial ? Non en principe, puisque de tels agrandissemens sont à peu près inutiles. En quoi la France est-elle plus grande depuis l’adjonction de Nice et de la Savoie ? Cependant l’opinion publique superficielle attachant beaucoup de prix à ces agrandissemens, on pouvait, à l’époque des tractations amicales, stipuler quelques cessions, pourvu qu’il fût bien entendu que ces agrandissemens n’étaient pas le but de la négociation, que l’unique but de celle-ci était l’amitié de la France et de l’Allemagne. Pour répondre aux taquineries des hommes d’état de l’opposition et satisfaire à certaines exigences des militaires qui ont sans doute leur fondement, on pouvait, par exemple, stipuler avant la guerre la cession du Luxembourg et la rectification de la Sarre, auxquelles la Prusse eût probablement consenti alors. Je le répète, j’estime qu’il eût mieux valu ne rien demander : le Luxembourg ne nous eût pas apporté plus de force que la Savoie ou Nice. Quant aux contours stratégiques des frontières, combien une bonne politique eût été un meilleur rempart ! L’effet d’une bonne politique eût été que personne ne nous eût ; attaqués, ou que, si quelqu’un avait pris contre nous l’offensive, nous eussions été défendus par la sympathie de toute l’Europe. — Quoi qu’il en soit, on ne prit aucun parti : une indécision déplorable paralysa la plume de l’empereur Napoléon III, et Sadowa arriva sans que rien eût été convenu pour le lendemain. Cette bataille, qui, si l’on avait suivi une politique consistante, aurait pu être une victoire pour la France, devint ainsi une défaite, et huit jours après le gouvernement français prenait le deuil de l’événement auquel il avait plus que personne contribué.

À ce moment d’ailleurs entrèrent en scène deux élémens qui n’avaient eu aucune part aux conversations de Biarritz, l’opinion française et l’opinion prussienne exaltée. M. de Bismarck n’est pas la Prusse ; en dehors de lui existe un parti fanatique, absolu, tout d’une pièce, avec lequel il doit compter. M. de Bismarck par sa naissance appartient à ce parti ; mais il n’en a pas les préjugés. Pour se rendre maître de l’esprit du roi, faire taire ses scrupules et dominer les conseils étroits qui l’entourent, M. de Bismarck est obligé à des sacrifices. Après la victoire de Sadowa, le parti fanatique se trouva plus puissant que jamais ; toute transaction devint impossible. Ce qui arrivait à l’empereur Napoléon III arrivera, je le crains, à plusieurs de ceux qui auront des relations avec la Prusse. Cet esprit intraitable, cette roideur de caractère, cette fierté exagérée, seront la source de beaucoup de difficultés. — En France, l’empereur Napoléon III fut également débordé par l’opinion. L’opposition fut cette fois, ce qu’elle est trop souvent, superficielle et déclamatoire. Il était facile de montrer que la conduite du gouvernement avait été pleine d’imprévoyance et de tergiversations. Il est clair qu’à l’époque des ouvertures de M. de Bismarck il eût fallu ou refuser de l’écouter ou avoir un plan de conduite qu’on pût appuyer d’une bonne armée sur le Rhin ; mais ce n’était pas là une raison pour soutenir que la France avait été vaincue à Sadowa, ni surtout pour établir en doctrine que la frontière de la France devait être garnie de petits états faibles, ennemis les uns des autres. Pouvait-on inventer un moyen plus efficace pour leur persuader d’être unis et forts ?

Le règlement de la question du Luxembourg mit cette situation funeste dans tout son jour. Rien n’avait été convenu avant Sadowa entre la France et la Prusse : la Prusse n’éluda donc aucun engagement en refusant toute concession ; mais, si la modération avait été dans le caractère de la cour de Berlin, comment ne lui eût-elle pas conseillé de tenir compte de l’émotion de la France, de ne pas pousser son droit et ses avantages à l’extrême ? Le Luxembourg est un pays insignifiant, tout à fait hybride, ni allemand ni français, ou, si l’on veut, l’un et l’autre. Son annexion à la France n’avait rien qui pût mécontenter l’Allemand le plus correct dans son patriotisme. La roideur systématique de la Prusse prouva qu’elle n’entendait garder aucun souvenir reconnaissant des tractations qui avaient précédé Sadowa, et que la France, malgré l’appui réel qu’elle lui avait prêté, était toujours pour elle l’éternelle ennemie. Du côté de la France, on avait amené ce résultat par une série de fautes ; on avait été si malavisé qu’on n’avait même pas le droit de se plaindre. On avait voulu jouer au fin, on avait trouvé plus fin que soi. On avait fait comme celui qui, ayant dans son jeu des cartes excellentes, n’a pas pu se décider à les jeter sur table, les réservant toujours pour des coups qui ne viennent jamais.

Est-ce à dire, comme le pensent beaucoup de personnes, que depuis 1866 la guerre entre la France et la Prusse fût inévitable ? Non certes. Quand on peut attendre, peu de choses sont inévitables ; or on pouvait gagner du temps. La mort du roi de Prusse, ce qu’on sait du caractère sage et modéré du prince et de la princesse de Prusse, pouvaient déplacer bien des choses. Le parti militaire féodal prussien, qui est l’une des grandes causes de danger pour la paix de l’Europe, semble destiné à céder avec le temps beaucoup de son ascendant à la bourgeoisie berlinoise, à l’esprit allemand, si large, si libre, et qui deviendra profondément libéral dès qu’il sera délivré de l’étreinte du casernement prussien. Je sais que les symptômes de ceci ne se montrent guère encore, que l’Allemagne, toujours un peu timide dans l’action, a été conquise par la Prusse, sans qu’aucun indice ait montré la Prusse disposée à se perdre dans l’Allemagne ; mais le temps n’est pas venu pour une telle évolution. Acceptée comme moyen de lutte contre la France, l’hégémonie prussienne ne faiblira que quand une pareille lutte n’aura plus raison d’être. La force avec laquelle est lancé le mouvement allemand donnera lieu à des développemens très rapides. Il n’y a plus aucune analogie en histoire, si l’Allemagne conquise ne conquiert la Prusse à son tour et ne l’absorbe. Il est inadmissible que la race allemande, si peu révolutionnaire qu’elle soit, ne triomphe pas du noyau prussien, quelque résistant qu’il puisse être. Le principe prussien, d’après lequel la base d’une nation est une armée, et la base de l’armée une petite noblesse, ne saurait être appliqué à l’Allemagne. L’Allemagne, Berlin même, a une bourgeoisie. La base de la vraie nation allemande sera, comme celle de toutes les nations modernes, une bourgeoisie riche. Le principe prussien a fait quelque chose de très fort, mais qui ne saurait durer au-delà du jour où la Prusse aura terminé son œuvre germanique. Sparte eût cessé d’être Sparte, si elle eût fait l’imité de la Grèce. La constitution et les mœurs romaines disparurent dès que Rome fut maîtresse du monde ; à partir de ce jour-là, Rome fut gouvernée par le monde, et ce ne fut que justice.

Chaque année eût ainsi apporté à l’état de choses sorti de Sadowa les plus profondes transformations. Une heure d’aberration a troublé toutes les espérances des bons esprits. La présomption et l’ignorance des uns, l’étourderie et la vanité des autres, l’absence de pondération sérieuse dans le gouvernement, les accès bizarres d’une volonté intermittente comme les réveils d’un Épiménide, ont amené sur l’espèce humaine les plus grands malheurs qu’elle eût connus depuis cinquante-cinq ans. Un incident qu’une habile diplomatie eût aplani en quelques heures a suffi pour déchaîner l’enfer… Retenons nos malédictions ; il y a des momens où l’horrible réalité est la plus cruelle des imprécations.


II

Qui a fait la guerre ? Nous l’avons dit, ce me semble. — Il faut se garder, dans ces sortes de questions, de ne voir que les causes immédiates et prochaines. Si l’on se bornait aux considérations restreintes d’un observateur inattentif, la France aurait tous les torts. Si l’on se place à un point de vue plus élevé, la responsabilité de l’horrible malheur qui a fondu sur l’humanité en cette funeste année doit être partagée. La Prusse a facilement dans ses manières d’agir quelque chose de dur, d’intéressé, de peu généreux. Sentant sa force, elle n’a fait aucune concession. Du moment que M. de Bismarck voulut exécuter ses grandes entreprises de concert avec la France, il devait accepter franchement les conséquences de la politique qu’il avait choisie. M. de Bismarck n’était pas obligé de mettre l’empereur Napoléon III dans ses confidences ; mais, l’ayant fait, il était obligé d’avoir des égards pour l’empereur et les hommes d’état français, ainsi que pour une fraction de l’opinion qu’il fallait ménager. Le grand mal de la Prusse, c’est l’orgueil. Foyer puissant d’ancien régime, ses gentilshommes sont blessés de voir des roturiers, je ne dis pas plus riches qu’eux, mais exerçant comme eux la profession qui ailleurs est le privilège de la noblesse. La jalousie chez eux double l’orgueil. « Nous sommes une jeunesse pauvre, disent-ils, des cadets qui veulent se faire leur place dans le monde. » Une des causes qui ont produit M. de Bismarck a été la vanité blessée du diplomate abreuvé d’avanies par ses confrères autrichiens traitant la Prusse en parvenue. Le sentiment qui a créé la Prusse a été quelque chose d’analogue : l’homme sérieux, pauvre, intelligent, sans charme, supporte avec peine les succès de société d’un rival qui, tout en lui étant fort inférieur peur les qualités solides, fait figure dans le monde, règle la mode et réussit par des dédains aristocratiques à empêcher les autres de se faire accepter.

La France de son côté portera au tribunal de l’histoire une grave responsabilité. Les journaux ont été superficiels, le parti militaire a été présomptueux et entêté, l’opposition, uniquement attentive à la recherche d’une fausse popularité, parlait sans cesse de la honte de Sadowa et de la nécessité d’une revanche ; mais le grand mal a été l’excès du pouvoir personnel. La conversion à la monarchie parlementaire affectée depuis un an était si peu sérieuse qu’un ministère tout entier, la chambre, le sénat, ont cédé presque sans résistance à une pensée personnelle du souverain que rien la veille ne semblait justifier.

Et maintenant qui fera la paix ?… La pire conséquence de la guerre, c’est de rendre impuissans ceux qui ne l’ont pas voulue, et d’ouvrir un cercle fatal où le bon sens est qualifié de lâcheté, parfois de trahison. Nous parlerons avec franchise. Une seule force au monde sera capable de réparer le mal que l’orgueil féodal, le patriotisme exagéré, l’excès du pouvoir personnel, le peu de développement du gouvernement parlementaire sur le continent, ont fait en cette circonstance à la civilisation.

Cette force, c’est l’Europe. L’Europe a un intérêt majeur à ce qu’aucune des deux nations ne soit ni trop victorieuse ni trop vaincue. La disparition de la France du nombre des grandes puissances serait la fin de l’équilibre européen. J’ose dire que l’Angleterre en particulier sentirait, le jour où un tel événement viendrait à se produire, les conditions de son existence toutes changées. La France est une des conditions de la prospérité de l’Angleterre. L’Angleterre, selon la grande loi qui veut que la race primitive d’un pays prenne à la longue le dessus sur toutes les invasions, devient chaque jour plus celtique et moins germanique ; dans la grande lutte des races, elle est avec nous, l’alliance de la France et de l’Angleterre est fondée pour des siècles. Que l’Angleterre porte sa pensée du côté des États-Unis, de Constantinople, de l’Inde ; elle verra qu’elle a besoin de la France et d’une France forte.

Il ne faut pas s’y tromper en effet ; une France faible et humiliée ne saurait exister. Que la France perde l’Alsace et la Lorraine, et la France n’est plus. L’édifice est si compacte que l’enlèvement d’une ou deux grosses pierres le ferait crouler. L’histoire naturelle nous apprend que l’animal dont l’organisation est très centralisée ne souffre pas l’amputation d’un membre important ; on voit souvent un homme à qui l’on coupe une jambe mourir de phthisie ; de même la France atteinte dans ses parties principales verrait sa vie générale s’éteindre et ses organes du centre insuffisans pour renvoyer la vie jusqu’aux extrémités.

Qu’on ne rêve donc pas de concilier deux choses contradictoires, conserver la France et l’amoindrir. Il y a des ennemis absolus de la France qui croient que le but suprême de la politique contemporaine doit être d’étouffer une puissance qui, selon eux, représente le mal. Que ces fanatiques conseillent d’en finir avec l’ennemi qu’ils ont momentanément vaincu, rien de plus simple ; mais que ceux qui croient que le monde serait mutilé si la France disparaissait y prennent garde. Une France diminuée perdrait successivement toutes ses parties ; l’ensemble se disloquerait, le midi se séparerait ; l’œuvre séculaire des rois de France serait anéantie, et, je vous le jure, le jour où cela arriverait, personne n’aurait lieu de s’en réjouir. Plus tard, quand on voudrait former la grande coalition que provoque toute ambition démesurée, on regretterait en Europe de ne pas avoir été plus prévoyant. De grandes races sont en présence ; toutes ont fait de grandes choses, toutes ont une grande tâche à remplir en commun ; il ne faut pas que l’une d’elles soit mise en un état qui équivaille à sa destruction. Le monde sans la France serait aussi mutilé que le monde sans l’Allemagne ; ces grands organes de l’humanité ont chacun leur office : il importe de les maintenir pour l’accomplissement de leur mission diverse. Sans attribuer à l’esprit français le premier rôle dans l’histoire de l’esprit humain, on doit reconnaître qu’il y joue un rôle essentiel : le concert serait troublé, si cette note y manquait. Or, si vous voulez que l’oiseau chante, ne touchez pas à son bocage. La France humiliée, vous n’aurez plus d’esprit français.

Une intervention de l’Europe assurant à l’Allemagne l’entière liberté de ses mouvemens intérieurs, maintenant les limites fixées en 1814 et défendant à la France d’en rêver d’autres, laissant la France vaincue, mais fière dans son intégrité, la livrant au souvenir de ses fautes et la laissant se dégager en toute liberté et comme elle l’entendrait de l’étrange situation intérieure qu’elle s’est faite, telle est la solution que doivent, selon nous, désirer les amis de l’humanité et de la civilisation. Non-seulement cette solution mettrait fin à l’horrible déchirement qui trouble en ce moment la famille européenne, elle renfermerait de plus le germe d’un pouvoir destiné à exercer sur l’avenir l’action la plus bienfaisante.

Comment en effet un effroyable événement comme celui qui laissera autour de l’année 1870 un souvenir de terreur a-t-il été possible ? Parce que les diverses nations européennes sont trop indépendantes les unes des autres et n’ont personne au-dessus d’elles, parce qu’il n’y a ni congrès, ni diète, ni tribunal amphictyonique quelconque supérieur aux souverainetés nationales. Un tel établissement existe à l’état virtuel, puisque l’Europe, surtout depuis 1814, a fréquemment agi en nom collectif, appuyant ses résolutions de la menace d’une coalition ; mais ce pouvoir central n’a pas été assez fort pour empêcher des guerres terribles. Il faut qu’il le devienne. Le rêve des utopistes de la paix, un tribunal sans armée pour appuyer ses décisions, est une chimère ; personne ne lui obéira. D’un autre côté, l’opinion selon laquelle la paix ne serait assurée que le jour où une nation aurait sur les autres une supériorité incontestée est l’inverse de la vérité ; toute nation exerçant l’hégémonie prépare par cela seul sa ruine en amenant la coalition de tous contre elle. La paix ne peut être établie et maintenue que par l’intérêt commun de l’Europe, ou, si l’on aime mieux, par la ligue des neutres passant à une attitude comminatoire. La justice entre deux parties contendantes n’a aucune chance de triompher ; mais entre dix parties contendantes la justice l’emporte, car il n’y a qu’elle qui offre une base commune d’entente, un terrain commun. La force capable de maintenir contre le plus puissant des états une décision jugée utile au salut de la famille européenne réside donc uniquement dans le pouvoir d’intervention, de médiation, de coalition des divers états. Espérons que ce pouvoir, prenant des formes de plus en plus concrètes et régulières, amènera dans l’avenir un vrai congrès, périodique, sinon permanent, et sera le cœur d’états unis d’Europe liés entre eux par un pacte fédéral.

De la sorte, on peut espérer que la crise épouvantable où est engagée l’humanité trouvera un moment d’arrêt. Le lendemain du jour où la faux de la mort aura été arrêtée, que devra-t-on faire ? Attaquer énergiquement la cause du mal. La cause du mal a été un déplorable régime politique qui a fait dépendre l’existence d’une nation des présomptueuses vantardises de militaires bornés, des dépits et de la vanité blessée de quelques diplomates. Opposons à cela le régime parlementaire, un vrai gouvernement des parties sérieuses et modérées du pays, non la chimère démocratique du règne de la volonté populaire avec tous ses caprices, mais le règne de la volonté nationale, résultat des bons instincts du peuple savamment interprétés par des pensées réfléchies : Le pays ne veut pas la guerre ; il veut son développement intérieur, soit sous forme de richesse, soit sous forme de libertés publiques. Donnons à l’étranger le spectacle de la prospérité, de la liberté, du calme, de l’égalité bien entendue. La France a des principes qui, bien que critiquables et dangereux à quelques égards, sont faits pour séduire le monde, quand la France donne la première l’exemple du respect de ces principes ; qu’elle présente chez elle le modèle d’un état vraiment libéral, où les droits de chacun sont garantis, d’un état bienveillant pour les autres états, renonçant définitivement à l’idée d’agrandissement, et tous, loin de l’attaquer, s’efforceront de l’imiter.

Il y a, je le sais, dans le monde des foyers de fanatisme où le tempérament règne encore ; il y a en certains pays une noblesse militaire, ennemie-née de ces conceptions raisonnables, et qui rêve l’extermination de ce qui ne lui ressemble pas. L’élément féodal de la Prusse en particulier est à cet âge où l’on a l’âcreté du sang barbare, sans retour en arrière ni désillusion. La France et jusqu’à un certain point l’Angleterre ont atteint leur but. La Prusse n’est pas encore arrivée à ce moment où l’on possède ce que l’on a voulu, où l’on considère froidement ce pour quoi l’on a troublé le monde, et où l’on s’aperçoit que ce n’est rien, que tout ici-bas n’est qu’un épisode d’un rêve éternel, une ride à la surface d’un infini qui nous produit et nous absorbe. Ces races neuves et violentes du nord sont bien plus naïves ; elles sont dupes de leurs désirs ; entraînées par le but qu’elles se proposent, elles ressemblent au jeune homme qui s’imagine que, l’objet de sa passion une fois obtenu, il sera pleinement heureux. A cela se joint un trait de caractère, un sentiment que les plaines sablonneuses du nord de l’Allemagne paraissent toujours avoir inspiré, le sentiment des Vandales chastes devant les mœurs et le luxe de l’empire romain, une sorte de fureur puritaine, la jalousie et la rage contre la vie facile de ceux qui jouissent. Cette humeur sombre et fanatique existe encore de nos jours. De tels « esprits mélancoliques, » comme on disait autrefois, se croient chargés de venger la vertu, de redresser les nations corrompues. Pour ces exaltés, l’idée de l’empire allemand n’est pas celle d’une nationalité limitée, libre chez elle, ne s’occupant pas du reste du monde ; ce qu’ils veulent, c’est une action universelle de la race germanique, renouvelant et dominant l’Europe. C’est là une frénésie bien chimérique, car supposons, pour plaire à ces esprits chagrins, la France anéantie, la Belgique, la Hollande, la Suisse écrasées, l’Angleterre passive et silencieuse ; que dire du grand spectre de l’avenir germanique, des Slaves, qui aspireront d’autant plus à se séparer du corps germanique que ce dernier s’individualisera davantage ? La conscience slave s’élève en proportion de la conscience germanique, et s’oppose à celle-ci comme un pôle contraire ; l’une crée l’autre. L’Allemand a droit comme tout le monde à une patrie ; pas plus que personne, il n’a droit à la domination. Il faut observer d’ailleurs que de telles visées fanatiques ne sont nullement le fait de l’Allemagne éclairée. La plus complète personnification de l’Allemagne, c’est Goethe. Quoi de moins prussien que Goethe ? Qu’on se figure ce grand homme à Berlin et le débordement de sarcasmes olympiens que lui eussent inspirés cette roideur sans grâce ni esprit, ce lourd mysticisme de guerriers pieux et de généraux craignant Dieu ! Une fois délivrées de la crainte de la France, ces populations fines de la Saxe, de la Souabe, se soustrairont à l’enrégimentation prussienne ; le midi en particulier reprendra sa vie gaie, sereine, harmonieuse et libre.

Le moyen pour que cela arrive, c’est que nous ne nous en mêlions pas. Le grand facteur de la Prusse, c’est la France, ou, pour mieux dire, l’appréhension d’une ingérence de la France dans les affaires allemandes. Moins la France s’occupera de l’Allemagne, plus l’unité allemande sera compromise, car l’Allemagne ne veut l’unité que par mesure de précaution. La France est en ce sens toute la force de la Prusse. La Prusse (j’entends la Prusse militaire et féodale) aura été une crise, non un état permanent ; ce qui durera réellement, c’est l’Allemagne. La Prusse aura été l’énergique moyen employé par l’Allemagne pour se délivrer de la menace de la France bonapartiste. La réunion des forces allemandes dans la main de la Prusse n’est qu’un fait amené par une nécessité passagère. Le danger disparu, l’union disparaîtra, et l’Allemagne reviendra bientôt à ses instincts naturels. Le lendemain de sa victoire, la Prusse se trouvera ainsi en face d’une Europe hostile et d’une Allemagne reprenant son goût pour les autonomies particulières. C’est ce qui me fait dire avec assurance : La Prusse passera, l’Allemagne restera. Or l’Allemagne livrés à son propre génie sera une nation libérale, pacifique, même démocratique dans le sens légitime ; je crois qu’elle fera faire aux problèmes sociaux des progrès remarquables, et que plusieurs idées qui chez nous ont revêtu le masque effrayant de la démocratie socialiste se produiront chez elle sous une forme bienfaisante et réalisable.

La plus grande faute que pourrait commettre l’école libérale au milieu des horreurs qui nous assiègent, ce serait de désespérer. L’avenir est à elle. Cette guerre, objet des malédictions futures, est arrivée parce qu’on s’est écarté des maximes libérales, maximes qui sont en même temps celles de la paix et de l’union des peuples. Le funeste désir d’une revanche, désir qui prolongerait indéfiniment l’extermination, sera écarté par un sage développement de la politique libérale. C’est une fausse idée que la France puisse imiter les institutions militaires prussiennes. L’état social de la France ne veut pas que tous les citoyens soient soldats, ni que ceux qui le sont le soient toujours. Pour maintenir une armée organisée à la prussienne, il faut une petite noblesse ; or nous n’avons pas de noblesse, et, si nous en avions une, le génie de la France ferait que nous en aurions plutôt une grande qu’une petite. La Prusse fonde sa force sur le développement de l’instruction primaire et sur l’identité de l’armée et de la nation ; étant, comme dirait Plutarque, d’un tempérament plus vertueux que la France, elle peut porter des institutions qui, très largement appliquées, donneraient peut-être chez nous des fruits tout différens, et seraient une source de révolutions. La Prusse touche en cela le bénéfice de la grande abnégation politique et sociale de ses populations. En obligeant ses rivaux à soigner l’instruction primaire et à imiter sa landwehr (innovations qui, dans des pays catholiques et révolutionnaires, seront probablement anarchiques), elle les force à un régime sain pour elle, malsain pour eux, comme le buveur qui fait boire à son partenaire. un vin qui l’enivrera, tandis que lui gardera sa raison.

En résumé, l’immense majorité de l’espèce humaine a horreur de la guerre. Les idées vraiment chrétiennes de douceur, de justice, de bonté, conquièrent de plus en plus le monde. L’esprit belliqueux ne vit plus que chez les soldats de profession, dans les classes nobles du nord de l’Allemagne. La démocratie ne comprend pas le point d’honneur militaire. Le progrès de la démocratie sera la fin du règne de ces hommes de fer, survivans d’un autre âge, que notre siècle a vus avec terreur sortir des entrailles du vieux monde germanique. Quelle que soit l’issue de la guerre actuelle, ce parti sera vaincu en Allemagne. La démocratie lui a compté les jours. J’ai des appréhensions contre certaines tendances de la démocratie, et je les ai dites ici, il y a un an, avec sincérité ; mais certes, si la démocratie se borne à débarrasser l’espèce humaine de ceux qui, pour la satisfaction de leurs vanités et de leurs rancunes, font égorger des millions d’hommes, elle aura mon plein assentiment et ma reconnaissante sympathie.

Le principe des nationalités indépendantes n’est pas de nature, comme plusieurs le pensent, à délivrer l’espèce humaine du fléau de la guerre ; au contraire j’ai toujours craint que le principe des nationalités ne fît dégénérer les luttes, des peuples en exterminations de race, et ne chassât du code du droit des gens ces tempéramens, ces civilités qu’admettaient les petites guerres politiques et dynastiques d’autrefois. On verra la fin de la guerre quand, au principe des nationalités, on joindra le principe qui en est le correctif, celui de la fédération européenne, supérieure à toutes les nationalités. Des naturalistes allemands qui ont la prétention d’appliquer leur science à la politique soutiennent, avec une froideur qui voudrait avoir l’air d’être profonde, que la loi de la destruction des races et de la lutte pour la vie se retrouve dans l’histoire, que la race la plus forte chasse nécessairement la plus faible, et que la race germanique, étant plus forte que les races latine et slave, est appelée à les vaincre et à se les subordonner. Laissons passer cette dernière prétention, quoiqu’elle pût donner lieu à bien des réserves. N’objectons pas non plus à ces matérialistes transcendans que le droit, la justice, la morale, choses qui n’ont pas de sens dans le règne animal, sont des lois de l’humanité ; des esprits si dégagés des vieilles idées nous répondraient probablement par un sourire. Bornons-nous à une observation : les espèces animales ne se liguent pas entre elles. On n’a jamais vu deux ou trois espèces en danger d’être détruites former une coalition contre leur ennemi commun ; les bêtes d’une même contrée n’ont entre elles ni alliances ni congrès. Le grand principe fédératif, gardien de la justice, est ainsi la base de l’humanité. Là est la garantie des droits de tous ; il n’y a pas de peuple européen qui ne doive s’incliner devant un pareil tribunal. Toutes les grandes hégémonies militaires, celle de l’Espagne au XVIe siècle, celle de la France sous Louis XIV, celle de la France sous Napoléon, ont abouti à un prompt épuisement. Que la Prusse y prenne garde, sa politique radicale peut l’engager dans une série de complications dont il ne lui soit plus loisible de se dégager ; un œil pénétrant verrait peut-être dès à présent le nœud déjà formé de la coalition future. Les sages amis de la Prusse lui disent tout bas, non comme menace, mais comme avertissement : Vœ victoribus !


ERNEST RENAN.

  1. La possession de Posen par la Prusse ne saurait en aucune manière être assimilée à la possession de l’Alsace par la France. L’Alsace est francisée et ne proteste plus contre son annexion, tandis que Posen n’est pas germanisé et proteste. Le parallèle de l’Alsace est la Silésie, province slave de race et de langue, mais suffisamment germanisée, et dont personne ne conteste plus la légitime propriété à la Prusse.