La Légende d’un peuple/Jolliet

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 99-107).


Le grand fleuve dormait couché dans la savane.
Dans les lointains brumeux passaient en caravane
De farouches troupeaux d’élans et de bisons.
Drapé dans les rayons de l’aube matinale,
Le désert déployait sa splendeur virginale
Sur d’insondables horizons.

Juin brillait. Sur les eaux, dans l’herbe des pelouses,
Sur les sommets, au fond des profondeurs jalouses,

L’Été fécond chantait ses sauvages amours.
Du Sud à l’Aquilon, du Couchant à l’Aurore,
Toute l’immensité semblait garder encore
La majesté des premiers jours.

Travail mystérieux ! les rochers aux fronts chauves,
Les pampas, les bayous, les bois, les antres fauves,
Tout semblait tressaillir sous un souffle effréné ;
On sentait palpiter les solitudes mornes,
Comme au jour où vibra, dans l’espace sans bornes,
L’hymne du monde nouveau-né.

L’Inconnu trônait là dans sa grandeur première.
Splendide, et tacheté d’ombres et de lumière,
Comme un reptile immense au soleil engourdi,
Le veux Meschacébé, vierge encor de servage,
Déployait ses anneaux de rivage en rivage
Jusques aux golfes du Midi.

Écharpe de Titan sur le globe enroulée,
Le grand fleuve épanchait sa nappe immaculée

Des régions de l’Ourse aux plages d’Orion,
Baignant le steppe aride et les bosquets d’orange,
Et mariant ainsi dans un hymen étrange
L’Équateur au Septentrion.

Fier de sa liberté, fier de ses flots sans nombre,
Fier des grands bois mouvants qui lui versent leur ombre,
Le Roi-des-Eaux n’avait encore, en aucun lieu
Où l’avait promené sa course vagabonde,
Déposé le tribut de sa vague profonde,
Que devant le soleil et Dieu !…

Jolliet ! Jolliet ! quel spectacle féerique
Dut frapper ton regard, quand ta nef historique
Bondit sur les flots d’or du grand fleuve inconnu !
Quel sourire d’orgueil dut effleurer ta lèvre !
Quel éclair triomphant, à cet instant de fièvre,
Dut resplendir sur ton front nu !
 
Le voyez—vous, là-bas, debout comme un prophète,
L’œil tout illuminé d’audace satisfaite,

La main tendue au loin vers l’Occident bronzé,
Prendre possession de ce domaine immense,
Au nom du Dieu vivant, au nom du roi de France,
Et du monde civilisé ?

Puis, bercé par la houle, et bercé par ses rêves,
L’oreille ouverte aux bruits harmonieux des grèves,
Humant l’acre parfum des grands bois odorants,
Rasant les îlots verts et les dunes d’opale,
De méandre en méandre, au fil de l’onde pâle,
Suivre le cours des flots errants !

À son aspect, du sein des flottantes ramures,
Montait comme un concert de chants et de murmures ;
Des vols d’oiseaux marins s’élevaient des roseaux,
Et, pour montrer la route à la pirogue frêle,
S’enfuyaient en avant, traînant leur ombre grêle
Dans le pli lumineux des eaux.

Et pendant qu’il allait voguant à la dérive,
On aurait dit qu’au loin les arbres de la rive,

En arceaux parfumés penchés sur son chemin,
Saluaient le héros dont l’énergique audace
Venaient d’inscrire encor le nom de notre race
Aux fastes de l’esprit humain !

Ô grand Meschacébé ! — voyage taciturne,
Bien des fois, aux rayons de l’étoile nocturne,
Sur tes bords endormis je suis venu m’asseoir ;
Et là, seul et rêveur, perdu sous les grands ormes,
J’ai souvent du regard suivi d’étranges formes
Glissant dans les brumes du soir.

Tantôt je croyais voir, sous les vertes arcades,
Du fatal De Soto passer les cavalcades
En jetant au désert un défi solennel ;
Tantôt c’était Marquette errant dans la prairie,
Impatient d’offrir un monde à sa patrie.
Et des âmes à l’Éternel.

Parfois, dans le lointain, ma prunelle trompée
Croyait voir de La Salle étinceler l’épée,

Et parfois, morne essaim sortant je ne sais d’où,
Devant une humble croix — ô puissance magique ! —
De farouches guerriers à l’œil sombre et tragique
Passer en pliant le genou !

Et puis, berçant mon âme aux rêves des poètes,
J’entrevoyais aussi de blanches silhouettes,
Doux fantômes flottant dans le vague des nuits :
Atala, Gabriel, Chactas, Évangeline,
Et l’ombre de René, debout sur la colline,
Pleurant ses éternels ennuis.

Et j’endormais ainsi mes souvenirs moroses…
Mais de ces visions poétiques et roses
Celle qui plus souvent venait frapper mon œil,
C’était, passant au loin dans un reflet de gloire,
Ce hardi pionnier dont notre jeune histoire
Redit le nom avec orgueil.

Jolliet ! Jolliet ! deux siècles de conquêtes,
Deux siècles sans rivaux ont passé sur nos têtes,

Depuis l’heure sublime, où, de ta propre main,
Tu jetas d’un seul trait sur la carte du monde
Ces vastes régions, zône immense et féconde,
Futur grenier du genre humain !

Deux siècles sont passés depuis que ton génie
Nous fraya le chemin de la terre bénie
Que Dieu fit avec tant de prodigalité,
Qu’elle garde toujours dans les plis de sa robe,
Pour les déshérités de tous les points du globe,
Du pain avec la liberté !

Oui, deux siècles ont fui ! La solitude vierge
N’est plus là ! Du progrès le flot montant submerge
Les vestiges derniers d’un passé qui finit.
Où le désert dormait grandit la métropole ;
Et le fleuve asservi courbe sa large épaule
Sous l’arche aux piles de granit !

Plus de forêts sans fin ! la vapeur les sillonne ;
L’astre des jours nouveaux sur tous les points rayonne ;

L’enfant de la nature est évangélisé ;
Le soc du laboureur fertilise la plaine ;
Et le surplus doré de sa gerbe trop pleine
Nourrit le vieux monde épuisé !

Des plus purs dévoûments merveilleuse semence !
Qui de vous eût jamais rêvé cette œuvre immense,
Ô Jolliet, et vous, apôtres ingénus,
Vaillants soldats de Dieu, sans orgueil et sans crainte,
Qui portiez le flambeau de la vérité sainte
Dans ces parages inconnus ?

Des volontés du ciel exécuteurs dociles,
Vous fûtes les jalons qui rendent plus faciles
Les durs sentiers où doit marcher l’humanité…
Gloire à vous tous ! du Temps franchissant les abîmes,
Vos noms environnés d’auréoles sublimes
Ont droit à l’immortalité !


Et toi, de ces héros généreuse patrie,
Sol canadien, qu’on aime avec idolâtrie,
Dans l’accomplissement de tous ces grands travaux,
Quand je pèse la part que le ciel t’a donnée,
Les yeux sur l’avenir, terre prédestinée,
J’ai foi dans tes destins nouveaux !