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La Légende de Krishna et les Origines du Brahmanisme

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LA
LÉGENDE DE KRISHNA
ET LES
ORIGINES DU BRAHMANISME


De la conquête de l’Inde par les Aryas sortit une des plus brillantes civilisations qu’ait connues la terre. Le Gange et ses affluens virent naître de grands empires et d’immenses capitales, comme Ayodhya, Hastinapoura et Indrapechta. Les récits épiques du Mahabhârata et les cosmogonies populaires des Pouranas, qui renferment les plus vieilles traditions historiques de l’Inde, parlent avec éblouissement de l’opulence royale, de la grandeur héroïque et de l’esprit chevaleresque de ces âges reculés. Rien de plus fier, mais aussi de plus noble, qu’un de ces rois aryens de l’Inde, debout sur son char de guerre, et qui commande à des armées d’éléphans, de chevaux et de fantassins. Un prêtre védique consacre ainsi son roi devant la foule assemblée : « Je t’ai amené au milieu de nous. Tout le peuple te désire. Le ciel est ferme ; la terre est ferme ; ces montagnes sont fermes ; que le roi des familles soit ferme aussi. » Dans un code de lois postérieur, le Manava-Dharma-Sastra, on lit : « Ces maîtres du monde qui, ardens à s’entre-défaire, déploient leur vigueur dans la bataille, sans jamais tourner le visage, montent, après leur mort, directement au ciel. » De fait, ils se disent descendans des dieux, se croient leurs rivaux, prêts à le devenir eux-mêmes. L’obéissance filiale, le courage militaire avec un sentiment de protection généreuse vis-à-vis de tous, voilà l’idéal de l’homme. Quant à la femme, l’épopée indoue, humble servante des brahmanes, ne nous la montre guère que sous les traits de l’épouse fidèle. Ni la Grèce ni les peuples du Nord n’ont imaginé dans leurs poèmes des épouses aussi délicates, aussi nobles, aussi exaltées que la passionnée Sita ou la tendre Damayanti.

Ce que l’épopée indoue ne nous dit pas, c’est le mystère profond du mélange des races et la lente incubation des idées religieuses qui amenèrent les changemens profonds dans l’organisation sociale de l’Inde védique. Les Aryas, conquérans de race pure, se trouvaient en présence de races très mêlées et très inférieures, où le type jaune et rouge se croisait sur un fond noir en nuances multiples. La civilisation indoue nous apparaît ainsi comme une formidable montagne, portant à sa base une race mélanienne, les sangs-mêlés sur ses flancs et les purs Aryens à son sommet. La séparation des castes n’étant pas rigoureuse à l’époque primitive, de grands mélanges se firent entre ces peuples. La pureté de la race conquérante s’altéra de plus en plus avec les siècles ; mais, jusqu’à nos jours, on remarque la prédominance du type aryen dans les hautes classes et du type mélanien dans les classes inférieures. Or, des bas-fonds troubles de la société indoue s’éleva toujours, comme les miasmes des jongles mêlés à l’odeur des fauves, une vapeur brûlante de passions, un mélange de langueur et de férocité. Le sang noir surabondant a donné à l’Inde sa couleur spéciale. Il a affiné et efféminé la race. La merveille est que, malgré ce métissage, les idées dominantes de la race blanche aient pu se maintenir au sommet de cette civilisation à travers tant de révolutions.

Voilà donc la base ethnique de l’Inde bien définie : d’une part, le génie de la race blanche avec son sens moral et ses sublimes aspirations métaphysiques ; de l’autre, le génie de la race noire avec ses énergies passionnelles et sa force dissolvante. Comment ce double génie se traduit-il dans l’antique histoire religieuse de l’Inde ? Les plus anciennes traditions parlent d’une dynastie solaire et d’une dynastie lunaire. Les rois de la dynastie solaire prétendaient descendre du soleil ; les autres se disaient fils de la lune. Mais ce langage symbolique recouvrait deux conceptions religieuses opposées, et signifiait que ces deux catégories de souverains se rattachaient à deux cultes différens. Le culte solaire donnait au Dieu de l’univers le sexe mâle. Autour de lui se groupait tout ce qu’il y avait de plus pur dans la tradition védique : la science du feu sacré et de la prière, la notion ésotérique du Dieu suprême, le respect de la femme, le culte des ancêtres, la royauté élective et patriarcale. Le culte lunaire attribuait à la divinité le sexe féminin, sous le signe duquel les religions du cycle aryen ont toujours adoré la nature, et souvent la nature aveugle, inconsciente, dans ses manifestations violentes et terribles. Ce culte penchait vers l’idolâtrie et la magie noire, favorisait la polygamie et la tyrannie appuyées sur les passions populaires. — La lutte entre les fils du soleil et les fils de la lune, entre les Pandavas et les Kouravas, forme le sujet même de la grande épopée indoue, le Mahabhârata, sorte de résumé en perspective de l’histoire de l’Inde aryenne avant la constitution définitive du brahmanisme. Cette lutte abonde en combats acharnés, en aventures étranges et interminables. Au milieu de la gigantesque épopée, les Kouravas, les rois lunaires, sont vainqueurs. Les Pandavas, les nobles enfans du soleil, les gardiens des rites purs, sont détrônés et bannis. Ils errent exilés, cachés dans les forêts, réfugiés chez les anachorètes, en habits d’écorce, avec des bâtons d’ermite.

Les instincts d’en bas vont-ils triompher ? Les puissances des ténèbres représentées dans l’épopée indoue par les Rakshasas noirs vont-elles l’emporter sur les Dévas lumineux ? La tyrannie va-t-elle écraser l’élite sous son char de guerre, et le cyclone des passions mauvaises broyer l’autel védique, éteindre le feu sacré des ancêtres ? Non, l’Inde n’en est qu’au début de son évolution religieuse. Elle va déployer son génie métaphysique et organisateur dans l’institution du brahmanisme. Les prêtres qui desservaient les rois et les chefs sous le nom de pourohitas (préposés au sacrifice du feu) étaient déjà devenus leurs conseillers et leurs ministres. Ils avaient de grandes richesses et une influence considérable. Mais ils n’auraient pu donner à leur caste cette autorité souveraine, cette position inattaquable au-dessus du pouvoir royal lui-même, sans le secours d’une autre classe d’hommes qui personnifie l’esprit de l’Inde dans ce qu’il a de plus original et de plus profond. Ce sont les anachorètes.

Depuis un temps immémorial, ces ascètes habitaient des ermitages au fond des forêts, au bord des fleuves ou dans les montagnes, près des lacs sacrés. On les trouvait tantôt seuls, tantôt assemblés en confréries, mais toujours unis dans un même esprit. On reconnaît en eux les rois spirituels, les maîtres véritables de l’Inde. Héritiers des anciens sages, des rishis, eux seuls possédaient l’interprétation secrète des Védas. En eux vivait le génie de l’ascétisme, de la science occulte, des pouvoirs transcendans. Pour atteindre cette science et ce pouvoir, ils bravent tout, la faim, le froid, le soleil brûlant, l’horreur des jongles. Sans défense dans leur cabane de bois, ils vivent de prière et de méditation. De la voix, du regard, ils appellent ou éloignent les serpens, apaisent les lions et les tigres. Heureux qui obtient leur bénédiction : il aura les Dévas pour amis ! Malheur à qui les maltraite ou les tue : leur malédiction, disent les poètes, poursuit le coupable jusque dans sa troisième incarnation. Les rois tremblent devant leurs menaces, et, chose curieuse, ces ascètes font même peur aux dieux. Dans le Ramayana, Viçvamitra, un roi devenu ascète, acquiert un tel pouvoir par ses austérités et ses méditations, que les dieux tremblent pour leur existence. Alors Indra lui envoie la plus ravissante des Apsaras, qui vient se baigner dans le lac, devant la hutte du saint. L’anachorète est séduit par la nymphe céleste ; un héros naît de leur union, et pour quelques milliers d’années l’existence de l’univers est garantie. Sous ces exagérations poétiques, on devine le pouvoir réel et supérieur des anachorètes de la race blanche, qui, d’une divination profonde, d’une volonté intense, gouvernent l’âme orageuse de l’Inde du fond de leurs forêts.

C’est du sein de la confrérie des anachorètes que devait sortir la révolution sacerdotale qui fit de l’Inde la plus formidable des théocraties. La victoire du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, de l’anachorète sur le roi, d’où naquit la puissance du brahmanisme, advint par un réformateur de premier ordre. En réconciliant les deux génies en lutte, celui de la race blanche et de la race noire, les cultes solaires et les cultes lunaires, cet homme divin fut le véritable créateur de la religion nationale de l’Inde. En outre, par sa doctrine, ce puissant génie jeta dans le monde une idée nouvelle, d’une portée immense : celle du verbe divin ou de la divinité incarnée et manifestée par l’homme. Ce premier des messies, cet aîné des fils de Dieu, fut Krishna.

Sa légende a cet intérêt capital qu’elle résume et dramatise toute la doctrine brahmanique. Seulement elle est restée comme éparse et flottante dans la tradition, par cette raison que la force plastique fait absolument défaut au génie indou. Le récit confus et mythique du Vishnou-Pourana renferme cependant des données historiques sur Krishna, d’un caractère individuel et saillant. D’autre part, le Bhagavadgita, ce merveilleux fragment interpolé dans le grand poème du Mahabhârata, et que les brahmanes considèrent comme un de leurs livres les plus sacrés, contient dans toute sa pureté la doctrine qu’on lui attribue. C’est en lisant ces deux livres que la figure du grand initiateur religieux de l’Inde m’est apparue avec la persuasion des êtres vivans. Je raconterai donc l’histoire de Krishna en puisant à ces deux sources, dont l’une représente la tradition populaire et l’autre celle des initiés.

I. — LE ROI DE MADOURA.

Au commencement de l’âge du Kali-Youg, vers l’an 3000 avant notre ère (selon la chronologie des brahmanes), la soif de l’or et du pouvoir envahit le monde. Pendant plusieurs siècles, disent les anciens sages, Agni, le feu céleste qui forme le corps glorieux des Dévas et qui purifie l’âme des hommes, avait répandu sur la terre ses effluves éthérés. Mais le souffle brûlant de Kali, la déesse du Désir et de la Mort, qui sort des abîmes de la terre comme une haleine embrasée, passait alors sur tous les cœurs. La justice avait régné avec les nobles fils de Pandou, les rois solaires qui obéissaient à la voix des sages. Vainqueurs, ils pardonnaient aux vaincus et les traitaient en égaux. Mais depuis que les fils du soleil avaient été exterminés ou chassés de leurs trônes et que leurs rares descendans se cachaient chez les anachorètes, l’injustice, l’ambition et la haine avaient pris le dessus. Changeans et faux comme l’astre nocturne dont ils avaient pris le symbole, les rois lunaires se faisaient une guerre sans merci. L’un cependant avait réussi à dominer tous les autres par la terreur et de singuliers prestiges.

Dans le nord de l’Inde, au bord d’un large fleuve, brillait une ville puissante. Elle avait douze pagodes, dix palais, cent portes flanquées de tours. Des étendards multicolores flottaient sur ses hauts murs, semblables à des serpens ailés. C’était la hautaine Madoura, imprenable comme la forteresse d’Indra. Là régnait Kansa, au cœur tortueux, à l’âme insatiable. Il ne souffrait autour de lui que des esclaves, il ne croyait posséder que ce qu’il avait terrassé, et ce qu’il possédait ne lui semblait rien auprès de ce qui lui restait à conquérir. Tous les rois qui reconnaissaient des cultes lunaires lui avaient rendu hommage. Mais Kansa songeait à soumettre toute l’Inde, de Lanka jusqu’à l’Himavat. Pour accomplir ce dessein, il s’allia à Kalayéni, maître des monts Vyndhia, le puissant roi des Yavanas, les hommes à la face jaune. En sectateur de la déesse Kali, Kalayéni s’était adonné aux arts ténébreux de la magie noire. On l’appelait l’ami des Rakshasas ou des démons noctivagues et le roi des serpens, parce qu’il se servait de ces animaux pour terrifier son peuple et ses ennemis. Au fond d’une forêt épaisse se trouvait le temple de la déesse Kali, creusé dans une montagne ; immense caverne noire dont on ignorait le fond et dont l’entrée était gardée par des colosses à têtes d’animaux, taillés dans le roc. C’est là qu’on amenait ceux qui voulaient rendre hommage à Kalayéni pour obtenir de lui quelque pouvoir secret. Il apparaissait à l’entrée du temple, au milieu d’une multitude de serpens monstrueux qui s’entortillaient autour de son corps et se dressaient au commandement de son sceptre. Il forçait ses tributaires à se prosterner devant ces animaux, dont les têtes enchevêtrées surplombaient la sienne. En même temps, il murmurait une formule mystérieuse. Ceux qui avaient accompli ce rite et adoré les serpens obtenaient, disait-on, d’immenses faveurs et tout ce qu’ils désiraient. Mais ils tombaient irrévocablement au pouvoir de Kalayéni. De loin ou de près, ils restaient ses esclaves. Essayaient-ils de lui désobéir, de lui échapper, à quelque distance qu’ils fussent, ils croyaient voir se dresser devant eux le terrible magicien entouré de ses reptiles, ils se voyaient environnés de leurs têtes sifflantes, paralysés par leurs yeux fascinateurs. Kansa demanda à Kalayéni son alliance. Le roi des Yavanas lui promit l’empire de la terre, à condition qu’il épouserait sa fille.

Fière comme une antilope et souple comme un serpent était la fille du roi magicien, la belle Nysoumba, aux pendeloques d’or, aux seins d’ébène. Son visage ressemblait à un nuage sombre nuancé de reflets bleuâtres par la lune, ses yeux à deux éclairs, sa bouche avide à la pulpe d’un fruit rouge aux pépins blancs. On eût dit Kali elle-même, la déesse du Désir. Bientôt elle régna en maîtresse sur le cœur de Kansa, et soufflant sur toutes ses passions en fit un brasier ardent. Kansa avait un palais rempli de femmes de toutes les couleurs, mais il n’écoutait que Nysoumba.

— Que j’aie de toi un fils, lui dit-il, et j’en ferai mon héritier. Alors je serai le maître de la terre et je ne craindrai plus personne. Cependant Nysoumba n’avait point de fils, et son cœur s’en irritait. Elle enviait les autres femmes de Kansa dont les amours avaient été fécondes. Elle faisait multiplier par son père les sacrifices à Kali, mais son sein demeurait stérile comme une terre brûlée par la fièvre. Alors le roi de Madoura ordonna de faire devant toute la ville le grand sacrifice du feu et d’invoquer tous les Dévas. Les femmes de Kansa et le peuple y assistèrent en grande pompe. Prosternés devant le feu, les prêtres invoquèrent par leurs chants le grand Varouna, Indra, les Açwins et les Marouts. La reine Nysoumba s’approcha et jeta dans le feu une poignée de parfums d’un geste de défi, en prononçant une formule magique dans une langue inconnue. La fumée s’épaissit, les flammes tourbillonnèrent, et les prêtres épouvantés s’écrièrent :

— Ô reine, ce ne sont pas les Dévas, mais les Rakshasas qui ont passé sur le feu. Ton sein restera stérile. — Kansa s’approcha du feu à son tour et dit au prêtre :

— Alors dis-moi de laquelle de mes femmes naîtra le maître du monde ?

À ce moment, Dévaki, la sœur du roi, s’approcha du feu. C’était une vierge au cœur simple et pur qui avait passé son enfance à filer et à tisser, et qui vivait comme dans un songe. Son corps était sur la terre, son âme semblait toujours au ciel. Dévaki s’agenouilla humblement, en priant les Dévas qu’ils donnassent un fils à son frère et à la belle Nysoumba. Le prêtre regarda tour à tour le feu et la vierge. Tout à coup il s’écria plein d’étonnement :

— Ô roi de Madoura, aucun de tes fils ne sera le maître du monde ! Il naîtra dans le sein de la sœur que voici.

Grande fut la consternation de Kansa et la colère de Nysoumba à ces paroles. Quand la reine se trouva seule avec le roi, elle lui dit :

— Il faut que Dévaki périsse sur-le-champ !

— Comment, répondit Kansa, ferais-je périr ma sœur ? Si les Dévas la protègent, leur vengeance retombera sur moi.

— Alors, dit Nysoumba pleine de fureur, qu’elle règne à ma place et que ta sœur mette au monde celui qui te fera périr honteusement. Mais moi, je ne veux plus régner avec un lâche qui a peur des Dévas, et je m’en retourne chez mon père Kalayéni.

Les yeux de Nysoumba lançaient des feux obliques, les pendeloques s’agitaient sur son cou noir et luisant. Elle se roula par terre, et son beau corps se tordit comme un serpent en fureur. Kansa, menacé de la perdre et fasciné d’une volupté terrible, fut saisi de peur et mordu d’un nouveau désir.

— Eh bien ! dit-il, Dévaki périra ; mais ne me quitte pas. Un éclair de triomphe brilla dans les yeux de Nysoumba, une onde de sang empourpra son visage noir. Elle se releva d’un bond et enlaça le tyran dompté de ses bras souples. Puis, l’effleurant de ses seins d’ébène d’où s’exhalaient des parfums capiteux et le touchant de ses lèvres brûlantes, elle murmura à voix basse :

— Nous offrirons un sacrifice à Kali, la déesse du Désir et de la Mort, et elle nous donnera un fils qui sera le maître du monde !

Cependant, cette nuit même, le pourohita, chef du sacrifice, vit en songe le roi Kansa qui tirait l’épée contre sa sœur. Aussitôt il se rendit chez la vierge Dévaki, lui annonça qu’un danger de mort la menaçait, et lui ordonna de s’enfuir sans tarder chez les anachorètes. Dévaki, instruite par le prêtre du feu, déguisée en pénitente, sortit du palais de Kansa et quitta la ville de Madoura sans que personne s’en aperçût. De grand matin, les soldats cherchèrent la sœur du roi pour la mettre à mort, mais ils trouvèrent sa chambre vide. Le roi interrogea les gardiens de la ville. Ils répondirent que les portes étaient restées fermées toute la nuit. Mais dans leur sommeil ils avaient vu les murs sombres de la forteresse se briser sous un rayon de lumière, et une femme sortir de la ville en suivant ce rayon. Kansa comprit qu’une puissance invincible protégeait Dévaki. Dès lors, la peur entra dans son âme, et il se mit à haïr sa sœur d’une haine mortelle.

II. — LA VIERGE DÉVAKI

Quand Dévaki, habillée d’un vêtement d’écorces qui cachait sa beauté, entra dans les vastes solitudes des bois géans, elle chancelait, épuisée de fatigue et de faim. Mais à peine eut-elle senti l’ombre de ces bois admirables, goûté les fruits du manguier et respiré la fraîcheur d’une source, qu’elle se ranima comme une fleur languissante. Elle entra d’abord sous des voûtes énormes, formées par des troncs massifs dont les branches se replantaient dans le sol et multiplaient à l’infini leurs arcades. Longtemps elle y marcha à l’abri du soleil, comme dans une pagode sombre et sans issue. Le bourdonnement des abeilles, le cri des paons amoureux, le chant des kokilas et de mille oiseaux l’attiraient toujours plus avant. Et toujours plus immenses devenaient les arbres, la forêt toujours plus profonde et plus enchevêtrée. Les troncs se serraient derrière les troncs, les feuillages se bombaient sur les feuillages en coupoles, en pylônes grandissans. Tantôt Dévaki glissait dans des couloirs de verdure où le soleil jetait des avalanches de lumière et où gisaient des troncs renversés par la tempête. Tantôt elle s’arrêtait sous des berceaux de manguiers et d’açokas, d’où retombaient des guirlandes de lianes et des pluies de fleurs. Des daims et des panthères bondissaient dans les fourrés ; souvent aussi des buffles faisaient craquer les branches, ou bien une troupe de singes passait dans les feuillages en poussant des cris. Elle marcha ainsi toute la journée. Vers le soir, au-dessus d’un bois de bambous, elle aperçut la tête immobile d’un sage éléphant. Il regarda la vierge d’un air intelligent et protecteur, et leva sa trompe comme pour la saluer. Alors la forêt s’éclaircit, et Dévaki aperçut un paysage d’une paix profonde, d’un charme céleste et paradisiaque.

Devant elle s’épandait un étang semé de lotus et de nymphéas bleus : son sein d’azur s’ouvrait dans la grande forêt chevelue comme un autre ciel. Des cigognes pudiques rêvaient immobiles sur ses rives, et deux gazelles buvaient dans ses ondes. Sur l’autre bord souriait, à l’abri des palmiers, l’ermitage des anachorètes. Une lumière rose et tranquille baignait le lac, les bois et la demeure des saints rishis. À l’horizon, la cime blanche du mont Mérou dominait l’océan des forêts. L’haleine d’un fleuve invisible animait les plantes, et le tonnerre tamisé d’une cataracte lointaine errait dans la brise comme une caresse ou comme une mélodie.

Au bord de l’étang, Dévaki vit une barque. Debout auprès, un homme d’un âge mûr, un anachorète, semblait attendre. Silencieusement, il fit signe à la vierge d’entrer dans la barque et prit les avirons. Pendant que la nacelle s’élançait en frôlant les nymphéas, Dévaki vit la femelle d’un cygne nager sur l’étang. D’un vol hardi, un cygne mâle, venu par les airs, se mit à décrire de grands cercles autour d’elle, puis il s’abattit sur l’eau auprès de sa compagne en frémissant de son plumage de neige. À cette vue, Dévaki tressaillit profondément sans savoir pourquoi. Mais la barque avait touché la rive opposée, et la vierge aux yeux de lotus se trouva devant le roi des anachorètes : Vasichta.

Assis sur une peau de gazelle et vêtu lui-même d’une peau d’antilope noire, il avait l’air vénérable d’un dieu plutôt que d’un homme. Depuis soixante ans, il ne se nourrissait que de fruits sauvages. Sa chevelure et sa barbe étaient blanches comme les cimes de l’Himavat, sa peau transparente, le regard de ses yeux vagues tourné au dedans par la méditation. En voyant Dévaki, il se leva et la salua par ces mots : « Dévaki, sœur de l’illustre Kansa, sois la bienvenue parmi nous. Guidée par Mahadéva, le maître suprême, tu as quitté le monde des misères pour celui des délices. Car te voilà près des saints rishis, maîtres de leurs sens, heureux de leur destinée et désireux de la voie du ciel. Depuis longtemps, nous t’attendions comme la nuit attend l’aurore. Car nous sommes l’œil des Dévas fixé sur le monde, nous qui vivons au plus profond des forêts. Les hommes ne nous voient pas, mais nous voyons les hommes et nous suivons leurs actions. L’âge sombre du désir, du sang et du crime sévit sur la terre. Nous t’avons élue pour l’œuvre de délivrance, et les Dévas t’ont choisie par nous. Car c’est dans le sein d’une femme que le rayon de la splendeur divine doit recevoir une forme humaine. »

À ce moment, les rishis sortaient de l’ermitage pour la prière du soir. Le vieux Vasichta leur ordonna de s’incliner jusqu’à terre devant Dévaki. Ils se courbèrent, et Vasichta reprit : « Celle-là sera notre mère à tous, puisque d’elle naîtra l’esprit qui doit nous régénérer. » Puis se tournant vers elle : « Va, ma fille, les rishis te conduiront à l’étang voisin où demeurent les sœurs pénitentes. Tu vivras parmi elles et les mystères s’accompliront. »

Dévaki alla vivre dans l’ermitage entouré de lianes, chez les femmes pieuses qui nourrissent les gazelles apprivoisées en se livrant aux ablutions et aux prières. Dévaki prenait part à leurs sacrifices. Une femme âgée lui donnait les instructions secrètes. Ces pénitentes avaient reçu l’ordre de la vêtir comme une reine, d’étoffes exquises et parfumées, et de la laisser errer seule en pleine forêt. Et la forêt pleine de parfums, de voix et de mystères, attirait la jeune fille. Quelquefois elle rencontrait des cortèges de vieux anachorètes qui revenaient du fleuve. En la voyant, ils s’agenouillaient près d’elle, puis reprenaient leur route. Un jour, près d’une source voilée de lotus roses, elle aperçut un jeune anachorète en prière. Il se leva à son approche, jeta sur elle un regard triste et profond, et s’éloigna en silence. Et les figures graves des vieillards, et l’image des deux cygnes, et le regard du jeune anachorète hantaient la vierge dans ses rêves. Près de la source, il y avait un arbre d’âge immémorial aux larges branches, que les saints rishis appelaient « l’arbre de vie. » Dévaki aimait à s’asseoir à son ombre. Souvent elle s’y assoupissait, visitée par des visions étranges. Des voix chantaient derrière les feuillages : « Gloire à toi, Dévaki ! Il viendra couronné de lumière, ce fluide pur émané de la grande âme, et les étoiles pâliront devant sa splendeur. — Il viendra, et la vie défiera la mort, et il rajeunira le sang de tous les êtres. — Il viendra plus doux que le miel et l’amrita, plus pur que l’agneau sans tache et la bouche d’une vierge, et tous les cœurs seront transportés d’amour. — Gloire, gloire, gloire à toi, Dévaki[1] ! » Étaient-ce les anachorètes ? Étaient-ce les Dévas qui chantaient ainsi ? Parfois il lui semblait qu’une influence lointaine ou une présence mystérieuse, comme une main invisible étendue sur elle, la forçait à dormir. Alors elle tombait dans un sommeil profond, suave, inexplicable, d’où elle sortait confuse et troublée. Elle se retournait comme pour chercher quelqu’un, mais ne voyait jamais personne. Seulement elle trouvait quelquefois des roses semées sur son lit de feuilles ou une couronne de lotus entre ses mains.

Un jour Dévaki tomba dans une extase plus profonde. Elle entendit une musique céleste, comme un océan de harpes et de voix divines. Tout à coup le ciel s’ouvrit en abîmes de lumière. Des milliers d’êtres splendides la regardaient, et, dans l’éclat d’un rayon fulgurant, le soleil des soleils, Mahadéva, lui apparut sous forme humaine. Alors, ayant été adombrée par l’Esprit des mondes, elle perdit connaissance, et dans l’oubli de la terre, dans une félicité sans bornes, elle conçut l’enfant divin[2].

Quand sept lunes eurent décrit leurs cercles magiques autour de la forêt sacrée, le chef des anachorètes fit appeler Dévaki : « La volonté des Dévas s’est accomplie, dit-il. Tu as conçu dans la pureté du cœur et dans l’amour divin. Vierge et mère, nous te saluons. Un fils naîtra de toi qui sera le sauveur du monde. Mais ton frère Kansa te cherche pour te faire périr avec le fruit tendre que tu portes dans tes flancs. Il faut lui échapper. Les frères vont te guider chez les pâtres qui habitent au pied du mont Mérou, sous les cèdres odorans, dans l’air pur de l’Himavat. Là, tu mettras au monde ton fils divin et tu l’appelleras : Krishna, le sacré. Mais qu’il ignore son origine et la tienne ; ne lui en parle jamais. Va sans crainte, car nous veillons sur toi. »

Et Dévaki s’en alla chez les pasteurs du mont Mérou.

III. — LA JEUNESSE DE KRISHNA.

Au pied du mont Mérou s’étendait une fraîche vallée semée de pâturages et dominée par de vastes forêts de cèdres, où glissait le souffle pur de l’Himavat. Dans cette vallée haute habitait une peuplade de pâtres sur laquelle régnait le patriarche Nanda, l’ami des anachorètes. C’est là que Dévaki trouva un refuge contre les persécutions du tyran de Madoura ; et c’est là, dans la demeure de Nanda, qu’elle mit au monde son fils Krishna. Excepté Manda, personne ne sut qui était l’étrangère et d’où lui venait ce fils. Les femmes du pays dirent seulement : « C’est un fils des Gandharvas[3]. Car les musiciens d’Indra doivent avoir présidé aux amours de cette femme, qui ressemble à une nymphe céleste, à une Apsara. » L’enfant merveilleux de la femme inconnue grandit parmi les troupeaux et les bergers, sous l’œil de sa mère. Les pâtres l’appelèrent « le Rayonnant, » parce que sa seule présence, son sourire et ses grands yeux avaient le don de répandre la joie. Animaux, enfans, femmes, hommes, tout le monde l’aimait, et il semblait aimer tout le monde, souriant à sa mère, jouant avec les brebis et les enfans de son âge ou parlant avec les vieillards. L’enfant Krishna était sans crainte, plein d’audace et d’actions surprenantes. Quelquefois on le rencontrait dans les bois, couché sur la mousse, étreignant de jeunes panthères et leur tenant la gueule ouverte sans qu’elles osassent le mordre. Il avait aussi des immobilités subites, des étonnemens profonds, des tristesses étranges. Alors il se tenait à l’écart, et grave, absorbé, regardait sans répondre. Mais par-dessus toute chose et tous les êtres, Krishna adorait sa jeune mère, si belle, si radieuse, qui lui parlait du ciel des Dévas, de combats héroïques et des choses merveilleuses qu’elle avait apprises chez les anachorètes. Et les pâtres, qui conduisaient leurs troupeaux sous les cèdres du mont Mérou, disaient : « Quelle est cette mère et quel est son fils ? Quoique vêtue comme nos femmes, elle ressemble à une reine. L’enfant merveilleux est élevé avec les nôtres, et cependant il ne leur ressemble pas. Est-ce un génie ? Est-ce un dieu ? Quel qu’il soit, il nous portera bonheur. » Quand Krishna eut quinze ans, sa mère Dévaki fut rappelée par le chef des anachorètes. Un jour elle disparut sans dire adieu à son fils. Krishna, ne la voyant plus, alla trouver le patriarche Nanda et lui dit :

— Où est ma mère ?

Nanda répondit en courbant la tête :

— Mon enfant, ne m’interroge pas. Ta mère est partie pour un long voyage. Elle est retournée au pays d’où elle est venue, et je ne sais pas quand elle reviendra.

Krishna ne répondit rien, — mais il tomba dans une rêverie si profonde, que tous les enfans s’écartaient de lui comme saisis d’une crainte superstitieuse. Krishna abandonna ses compagnons, quitta leurs jeux et, perdu dans ses pensées, s’en alla seul sur le mont Mérou. Il erra ainsi plusieurs semaines. Un matin, il parvint sur une haute cime boisée d’où la vue s’étendait sur la chaîne de l’Himavat. Tout à coup, il aperçut près de lui un grand vieillard en robe blanche d’anachorète, debout sous les cèdres géans, dans la lumière matinale. Il paraissait âgé de cent ans. Sa barbe de neige et son front chauve brillaient de majesté. L’enfant plein de vie et le centenaire se regardèrent longtemps. Les yeux du vieillard se reposaient avec complaisance sur Krishna. Mais Krishna fut si émerveillé de le voir, qu’il resta muet d’admiration. Quoiqu’il le vît pour la première fois, il lui semblait connu.

— Qui cherches-tu ? dit enfin le vieillard.

— Ma mère.

— Elle n’est plus ici.

— Où la retrouverai-je ?

— Chez celui qui ne change jamais.

— Mais comment le trouver, Lui ?

— Cherche.

— Et toi, te reverrai-je ?

— Oui ; quand la fille du Serpent poussera le fils du Taureau au crime, alors tu me reverras dans une aurore de pourpre. Alors tu égorgeras le Taureau et tu écraseras la tête du Serpent. Fils de Mahadéva, sache que toi et moi nous ne faisons qu’un en Lui ! Cherche-le, — cherche, cherche toujours !

Et le vieillard étendit les mains en signe de bénédiction. Puis il se retourna et fit quelques pas sous les hauts cèdres, dans la direction de l’Himavat. Soudain, il sembla à Krishna que sa forme majestueuse devenait transparente, puis elle tremblota et disparut, sous le scintillement des aiguilles, dans une vibration lumineuse[4].

Quand Krishna redescendit du mont Mérou, il parut comme transformé. Une énergie nouvelle irradiait de son être. Il rassembla ses compagnons et leur dit : « Allons lutter contre les taureaux et les serpens ; allons défendre les bons et terrasser les méchans. » L’arc en main et l’épée au flanc, Krishna et ses compagnons, les fils des pâtres transformés en guerriers, se mirent à battre les forêts en luttant contre les bêtes fauves. Au fond des bois, on entendit des hurlemens d’hyènes, de chacals et de tigres, et les cris de triomphe des jeunes gens devant les animaux abattus. Krishna tua et dompta des lions ; il fit la guerre à des rois et délivra des peuplades opprimées. Mais la tristesse demeurait au fond de son cœur. Ce cœur n’avait qu’un désir profond, mystérieux, inavoué : retrouver sa mère et revoir l’étrange, le sublime vieillard. Il se souvenait de ses paroles : « Ne m’a-t-il pas promis que je le reverrais, quand j’écraserais la tête du serpent ? Ne m’a-t-il pas dit que je retrouverais ma mère auprès de celui qui ne change jamais ? » Mais il avait eu beau lutter, vaincre, tuer ; il n’avait revu ni le vieillard sublime ni sa mère radieuse. Un jour, il entendit parler de Kalayéni, le roi des serpens, et il demanda à lutter avec la plus terrible de ses bêtes en présence du magicien noir. On disait que cet animal, dressé par Kalayéni, avait déjà dévoré des centaines d’hommes et que son regard glaçait d’épouvante les plus courageux. Du fond du temple ténébreux de Kali, Krishna vit sortir à l’appel de Kalayéni un long reptile d’un bleu verdâtre. Le serpent dressa lentement son corps épais, enfla sa crête rouge, et ses yeux perçans s’allumèrent dans sa tête monstrueuse casquée d’écaillés luisantes. « Ce serpent, dit Kalayéni, sait bien des choses ; c’est un démon puissant. Il ne les dira qu’à celui qui le tuera, mais il tue ceux qui succombent. Il t’a vu ; il te regarde, tu es en son pouvoir. Il ne te reste qu’à l’adorer ou à périr dans une lutte insensée. » À ces paroles, Krishna fut indigné ; car il sentait que son cœur était comme la pointe de la foudre. Il regarda le serpent et se jeta sur lui en l’empoignant au-dessous de la tête. L’homme et le serpent roulèrent sur les marches du temple. Mais avant que le reptile l’eût enlacé de ses anneaux, Krishna lui trancha la tête de son glaive, et se dégageant du corps qui se tordait encore, le jeune vainqueur éleva d’un air de triomphe la tête du serpent dans sa main gauche. Cependant, cette tête vivait encore, elle regardait toujours Krishna, et lui dit : « Pourquoi m’as-tu tué, fils de Mahadéva ? Crois-tu trouver la vérité en tuant les vivans ? Insensé, tu ne la trouveras qu’en agonisant toi-même. La mort est dans la vie, la vie est dans la mort. Crains la fille du serpent et le sang répandu. Prends garde ! prends garde ! » En parlant ainsi, le serpent mourut. Krishna laissa tomber sa tête et s’en alla plein d’horreur. Mais Kalayéni dit : « Je ne peux rien sur cet homme ; Kali seule pourrait le dompter par un charme. »

Après un mois d’ablutions et de prières au bord du Gange, après s’être purifié dans la lumière du soleil et dans la pensée de Mahadéva, Krishna s’en revint à son pays natal, chez les pasteurs du mont Mérou.

La lune d’automne montrait sur les bois de cèdres son globe resplendissant, et, de nuit, l’air s’embaumait de la senteur des lis sauvages dans lesquels les abeilles font leurs murmures le long du jour. Assis sous un grand cèdre, au bord d’une pelouse, Krishna, lassé des vains combats de la terre, rêvait aux combats célestes et à l’infini du ciel. Plus il pensait à sa mère radieuse et au vieillard sublime, plus ses exploits enfantins lui paraissaient méprisables, et plus les choses célestes devenaient vivantes en lui. Un charme consolant, un divin ressouvenir l’inondait tout entier. Alors un hymne de reconnaissance à Mahadéva monta de son cœur et déborda de ses lèvres sur une mélodie suave et divine. Attirées par ce chant merveilleux, les Gopis, les filles et les femmes des bergers, sortirent de leur demeure. Les premières, ayant aperçu des vieillards de leur famille sur leur route, rentrèrent aussitôt, après avoir fait semblant de cueillir une fleur. Quelques-unes s’approchèrent davantage en appelant : Krishna ! Krishna ! puis elles s’enfuirent toutes honteuses. S’enhardissant peu à peu, les femmes entourèrent Krishna par groupes, comme des gazelles timides et curieuses, charmées par ses mélodies. Mais lui, perdu dans le songe des dieux, ne les voyait pas. Excitées de plus en plus par son chant, les Gopis commencèrent par s’impatienter de n’être point remarquées. Nichdali, la fille de Nanda, était tombée les yeux fermés dans une sorte d’extase. Mais Sarasvati, sa sœur, plus hardie, se glissa près du fils de Dévaki et se pressa à son côté ; puis, d’une voix caressante :

— Oh ! Krishna, dit-elle, ne vois-tu pas que nous t’écoutons et que nous ne pouvons plus dormir dans nos demeures ? Tes mélodies nous ont enchantées, ô héros adorable ! et nous voilà enchaînées à ta voix, et nous ne pouvons plus nous passer de toi.

— Oh ! chante encore, dit une jeune fille ; enseigne-nous à moduler nos voix !

— Apprends-nous la danse, dit une femme.

Et Krishna, sortant de son rêve, jeta sur les Gopis des regards bienveillans. Il leur adressa de douces paroles et, leur prenant la main, les fit asseoir sur le gazon, à l’ombre des grands cèdres, sous la lumière de la lune brillante. Alors, il leur raconta ce qu’il avait vu en lui-même : l’histoire des dieux et des héros, les guerres d’Indra et les exploits du divin Rama. Femmes et jeunes filles écoutaient ravies. Ces récits duraient jusqu’à l’aube. Quand l’aurore rose montait derrière le mont Mérou et que les kokilas commençaient à gazouiller sous les cèdres, les filles et les femmes des Gopas regagnaient furtivement leurs demeures. Mais, le lendemain, dès que la lune magique montrait sa faucille, elles revenaient plus avides. Krishna, voyant qu’elles s’exaltaient à ses récits, leur enseigna à chanter de leurs voix et à figurer de leurs gestes les actions sublimes des héros et des dieux. Il donna aux unes des vinas aux cordes frémissantes comme des âmes, aux autres des cymbales sonores comme les cœurs des guerriers, aux autres des tambours qui imitent le tonnerre. Et, choisissant les plus belles, il les animait de ses pensées ; ainsi, les bras étendus, marchant et se mouvant en un rêve divin, les danseuses sacrées représentaient la majesté de Varouna, la colère d’Indra tuant le dragon, ou le désespoir de Maya délaissée. Ainsi les combats et la gloire éternelle des dieux que Krishna avait contemplés en lui-même revivaient dans ces femmes heureuses et transfigurées.

Un matin, les Gopis s’étaient dispersées. Les timbres de leurs instrumens variés, de leurs voix chantantes et rieuses, s’étaient perdus au loin. Krishna, resté seul sous le grand cèdre, vit venir à lui les deux filles de Nanda : Sarasvati et Nichdali. Elles s’assirent à ses côtés. Sarasvati, jetant ses bras autour du cou de Krishna et faisant résonner ses bracelets, lui dit : « En nous enseignant les chants et les danses sacrées, tu as fait de nous les plus heureuses des femmes ; mais nous serons les plus malheureuses quand tu nous auras quittées. Que deviendrons-nous quand nous ne te verrons plus ? Oh ! Krishna ! épouse-nous, ma sœur et moi, nous serons tes femmes fidèles, et nos yeux n’auront pas la douleur de te perdre. » Pendant que Sarasvati parlait ainsi, Nichdali ferma les paupières comme si elle tombait en extase.

— Nichdali, pourquoi fermes-tu les yeux ? demanda Krishna.

— Elle est jalouse, répondit Sarasvati en riant ; elle ne veut pas voir mes bras autour de ton cou.

— Non, répondit Nichdali en rougissant ; je ferme les yeux pour contempler ton image qui s’est gravée au fond de moi-même. Krishna, tu peux partir ; je ne te perdrai jamais.

Krishna était devenu pensif. Il délia en souriant les bras de Sarasvati passionnément attachés à son cou. Puis il regarda tour à tour les deux femmes et enlaça ses deux bras autour d’elles. Il posa d’abord sa bouche sur les lèvres de Sarasvati, puis sur les yeux de Nichdali. Dans ces deux longs baisers, le jeune Krishna parut sonder et savourer toutes les voluptés de la terre. Tout à coup, il frémit et dit :

— Tu es belle, ô Sarasvati ! toi dont les lèvres ont le parfum de l’ambre et de toutes les fleurs ; tu es adorable, ô Nichdali, toi dont les paupières voilent les yeux profonds et qui sais regarder au dedans de toi-même. Je vous aime toutes les deux. Mais comment vous épouserais-je, puisque mon cœur devrait se partager entre vous ?

— Ah ! il n’aimera jamais ! dit Sarasvati avec dépit.

— Je n’aimerai que d’amour éternel.

— Et que faut-il pour que tu aimes ainsi ? dit Nichdali avec tendresse.

Krishna s’était levé ; ses yeux flamboyaient.

— Pour aimer d’amour éternel ? dit-il. Il faut que la lumière du jour s’éteigne, que la foudre tombe dans mon cœur et que mon âme s’enfuie hors de moi-même jusqu’au fond du ciel !

Pendant qu’il parlait, il parut aux jeunes filles qu’il grandissait d’une coudée. Tout à coup, elles eurent peur de lui et rentrèrent chez elles en pleurant. Krishna prit seul le chemin du mont Mérou. La nuit suivante, les Gopis se réunirent pour leurs jeux, mais vainement elles attendirent leur maître. Il avait disparu, ne leur laissant qu’une essence, un parfum de son être : les chants et les danses sacrées.

IV. — INITIATION.

Cependant, le roi Kansa, ayant appris que sa sœur Dévaki avait vécu chez les anachorètes et n’ayant pu la découvrir, se mit à les persécuter et à les chasser comme des bêtes fauves. Ils durent se réfugier dans la partie la plus reculée et la plus sauvage de la forêt. Alors leur chef, le vieux Vasichta, quoique âgé de cent ans, se mit en route pour parler au roi de Madoura. Les gardes virent avec étonnement un vieillard aveugle, guidé par une gazelle qu’il tenait en laisse, apparaître aux portes du palais. Frappés de respect pour le rishi, ils le laissèrent passer. Vasichta s’approcha du trône où Kansa était assis à côté de Nysoumba et lui dit :

— Kansa, roi de Madoura, malheur à toi, fils du Taureau qui persécute les solitaires de la forêt sainte ! Malheur à toi, fille du Serpent qui lui souffles la haine. Le jour de votre châtiment approche. Sachez que le fils de Dévaki est vivant. Il viendra couvert d’une armure d’écailles infrangibles, et il te chassera de ton trône dans l’ignominie. Maintenant, tremblez et vivez dans la peur ; c’est le châtiment que les Dévas vous assignent.

Les guerriers, les gardes, les serviteurs s’étaient prosternés devant le saint centenaire, qui ressortit, conduit par sa gazelle, sans que personne eût osé le toucher. Mais, à partir de ce jour, Kansa et Nysoumba songèrent aux moyens de faire périr secrètement le roi des anachorètes. Dévaki était morte, et nul, hormis Vasichta, ne savait que Krishna était son fils. Cependant, le bruit de ses exploits avait retenti aux oreilles du roi. Kansa pensa : « J’ai besoin d’un homme fort pour me défendre. Celui qui a tué le grand serpent de Kalayéni n’aura pas peur de l’anachorète. » Ayant pensé cela, Kansa fit dire au patriarche Nanda : « Envoie-moi le jeune héros Krishna pour que j’en fasse le conducteur de mon char et mon premier conseiller[5]. » Nanda fit part à Krishna de l’ordre du roi, et Krishna répondit : « J’irai. » À part lui il pensait : « Le roi de Madoura serait-il celui qui ne change jamais ? Par lui je saurai où est ma mère. »

Kansa, voyant la force, l’adresse et l’intelligence de Krishna, prit plaisir à lui et lui confia la garde de son royaume. Cependant, Nysoumba, en voyant le héros du mont Mérou, tressaillit dans sa chair d’un désir impur, et son esprit subtil trama un projet ténébreux à la lueur d’une pensée criminelle. À l’insu du roi, elle fit appeler le conducteur du char dans son gynécée. Magicienne, elle possédait l’art de se rajeunir momentanément par des philtres puissans. Le fils de Dévaki trouva Nysoumba aux seins d’ébène presque nue sur un lit de pourpre ; des anneaux d’or serraient ses chevilles et ses bras ; un diadème de pierres précieuses étincelait sur sa tête. À ses pieds, une cassolette de cuivre d’où s’échappait un nuage de parfums.

— Krishna, dit la fille du roi des serpens, ton front est plus calme que la neige de l’Himavat et ton cœur est comme la pointe de la foudre. Dans ton innocence, tu resplendis au-dessus des rois de la terre. Ici, personne ne t’a reconnu ; tu t’ignores toi-même. Moi seule je sais qui tu es ; les Dévas ont fait de toi le maître des hommes ; moi seule je puis faire de toi le maître du monde. Veux-tu ?

— Si c’est Mahadéva qui parle par ta bouche, dit Krishna d’un air grave, tu me diras où est ma mère et où je trouverai le grand vieillard qui m’a parlé sous les cèdres du mont Mérou.

— Ta mère ? dit Nysoumba avec un sourire dédaigneux, ce n’est certes pas moi qui te l’apprendrai ; quant à ton vieillard, je ne le connais pas. Insensé ! tu poursuis des songes et tu ne vois pas les trésors de la terre que je t’offre. Il y a des rois qui portent la couronne et qui ne sont pas des rois. Il y a des fils de pâtres qui portent la royauté sur leur front et qui ne connaissent pas leur force. Tu es fort, tu es jeune, tu es beau ; les cœurs sont à toi. Tue le roi dans son sommeil et je mettrai la couronne sur ta tête, et tu seras le maître du monde. Car je t’aime et tu m’es prédestiné. Je le veux, je l’ordonne !

En parlant ainsi, la reine s’était soulevée impérieuse, fascinante, terrible comme un beau serpent. Dressée sur sa couche, elle lança de ses yeux noirs un jet de flamme si sombre dans les yeux limpides de Krishna, qu’il frémit épouvanté. Dans ce regard, l’enfer lui apparut. Il vit le gouffre du temple de Kali, déesse du Désir et de la Mort, et des serpens qui s’y tordaient comme dans une agonie éternelle. Alors, soudainement, les yeux de Krishna parurent comme deux glaives. Ils transpercèrent la reine de part en part, et le héros du mont Mérou s’écria :

— Je suis fidèle au roi qui m’a pris pour défenseur ; mais toi, sache que tu mourras !

Nysoumba poussa un cri perçant et roula sur sa couche en mordant la pourpre. Toute sa jeunesse factice s’était évanouie ; elle était redevenue vieille et ridée. Krishna, la laissant à sa colère, sortit.

Persécuté nuit et jour par les paroles de l’anachorète, le roi de Madoura dit à son conducteur de char :

— Depuis que l’ennemi a mis le pied dans mon palais, je ne dors plus en paix sur mon trône. Un magicien infernal du nom de Vasichta, qui vit dans une forêt profonde, est venu me jeter sa malédiction. Depuis, je ne respire plus ; le vieillard a empoisonné mes jours. Mais avec toi qui ne crains rien, je ne le crains pas. Viens avec moi dans la forêt maudite. Un espion qui connaît tous les sentiers nous conduira jusqu’à lui. Dès que tu le verras, cours à lui et frappe-le sans qu’il ait pu dire une parole ou te lancer un regard. Quand il sera blessé mortellement, demande-lui où est le fils de ma sœur, Dévaki, et quel est son nom. La paix de mon royaume dépend de ce mystère.

— Sois tranquille, répondit Krishna, je n’ai pas eu peur de Kalayéni ni du serpent de Kali. Qui pourrait me faire trembler maintenant ? Si puissant que soit cet homme, je saurai ce qu’il te cache.

Déguisés en chasseurs, le roi et son guide roulaient sur un char aux chevaux fougueux, aux roues rapides. L’espion, qui avait exploré la forêt, se tenait derrière eux. On était au début de la saison des pluies. Les rivières s’enflaient, une végétation de plantes recouvrait les chemins, et la ligne blanche des cigognes se montrait sur le dos des nuées. Lorsqu’ils approchèrent de la forêt sacrée, l’horizon s’assombrit, le soleil se voila, l’atmosphère se remplit d’une brume cuivrée. Du ciel orageux, des nuages pendaient comme des trompes sur la chevelure effarée des bois.

— Pourquoi, dit Krishna au roi, le ciel s’est-il obscurci tout à coup et pourquoi la forêt devient-elle si noire ?

— Je le vois bien, dit le roi de Madoura, c’est Vasichta le méchant solitaire qui assombrit le ciel et hérisse contre moi la forêt maudite. Mais toi, Krishna, as-tu peur ?

— Que le ciel change de visage et la terre de couleur, je n’ai pas peur !

— Alors, avance !

Krishna fouetta les chevaux, et le char entra sous l’ombre épaisse des baobabs. Il roula quelque temps d’une vitesse merveilleuse. Mais toujours plus sauvage et plus terrible devenait la forêt. Des éclairs jaillirent ; le tonnerre gronda.

— Jamais, dit Krishna, je n’ai vu le ciel si noir, ni les arbres se tordre ainsi. Il est puissant, ton magicien !

— Krishna, tueur de serpens, héros du mont Mérou, as-tu peur ?

— Que la terre tremble et que le ciel s’effondre, je n’ai pas peur !

— Alors, poursuis !

De nouveau, le hardi conducteur fouetta les chevaux et le char reprit sa course. Alors la tempête devint si effroyable que les arbres géans ployèrent. La forêt secouée mugit comme du hurlement de mille démons. La foudre tomba à côté des voyageurs ; un baobab fracassé barra la route ; les chevaux s’arrêtèrent et la terre trembla.

— C’est donc un dieu que ton ennemi, dit Krishna, puisque Indra lui-même le protège ?

— Nous touchons au but, dit l’espion du roi. Regarde cette allée de verdure. Au bout se trouve une cabane misérable. C’est là qu’habite Vasichta, le grand mouni, nourrissant les oiseaux, redouté des fauves et défendu par une gazelle. Mais pas pour une couronne, je ne ferai un pas de plus.

À ces mots, le roi de Madoura était devenu livide : « Il est là ? Vraiment ? derrière ces arbres ? » Et, se cramponnant à Krishna, il chuchota à voix basse, en tremblant de tous ses membres :

— Vasichta ! Vasichta, qui médite ma mort, est là. Il me voit du fond de sa retraite… son œil me poursuit… Délivre-moi de lui !

— Oui, par Mahadéva, dit Krishna en descendant du char et en sautant par-dessus le tronc du baobab, je veux voir celui qui te fait trembler ainsi.

Le mouni centenaire Vasichta vivait depuis un an dans cette cabane, cachée au plus profond de la forêt sainte, en attendant la mort. Avant la mort du corps, il était délivré de l’esclavage du corps. Ses yeux étaient éteints, mais il voyait par l’âme. Sa peau percevait à peine le chaud et le froid, mais son esprit vivait dans une unité parfaite avec l’esprit souverain. Il ne voyait plus les choses de ce monde qu’à travers la lumière de Brahma, priant, méditant sans cesse. Un disciple fidèle parti de l’ermitage lui apportait tous les jours les grains de riz dont il vivait. La gazelle qui broutait dans sa main l’avertissait en bramant de l’approche des fauves. Alors il les éloignait en murmurant un mantra et en étendant son bâton de bambou à sept nœuds. Quant aux hommes, quels qu’ils fussent, il les voyait venir par le regard intérieur, à plusieurs lieues de distance.

Krishna, marchant dans l’allée obscure, se trouva tout à coup en face de Vasichta. Le roi des anachorètes était assis, les jambes croisées sur une natte, appuyé contre le poteau de sa cabane, dans une paix profonde. De ses yeux d’aveugle sortait une scintillation intérieure de voyant. Dès que Krishna l’eût aperçu, il reconnut — « le vieillard sublime ! » — Il sentit une commotion de joie ; le respect courba son âme tout entière. Oubliant le roi, son char et son royaume, il plia un genou devant le saint, — et l’adora.

Vasichta semblait le voir. Car son corps appuyé à la cabane se dressa par une légère oscillation ; il étendit les deux bras pour bénir son hôte, et ses lèvres murmurèrent la syllabe sainte : AUM[6].

Cependant le roi Kansa, n’entendant pas un cri et ne voyant pas revenir son conducteur, se glissa d’un pas furtif dans l’allée et resta pétrifié d’étonnement en apercevant Krishna agenouillé devant le saint anachorète. Celui-ci dirigea sur Kansa ses yeux d’aveugle, et levant son bâton, il dit :

— Ô roi de Madoura, tu viens pour me tuer ; salut ! Car tu vas me délivrer de la misère de ce corps. Tu veux savoir où est le fils de ta sœur Dévaki, qui doit te détrôner. Le voici courbé devant moi et devant Mahadéva, et c’est Krishna, ton propre conducteur ! Considère combien tu es insensé et maudit, puisque ton ennemi le plus redoutable est celui-là même que tu as envoyé contre moi pour me tuer. Toi-même tu me l’as amené pour que je lui dise qu’il est l’enfant prédestiné. Tremble ! Tu es perdu, car ton âme infernale va être la proie des démons !

Kansa stupéfié écoutait. Il n’osait regarder le vieillard en face ; blême de rage et voyant Krishna toujours à genoux, il prit son arc, et, le tendant de toute sa force, décocha une flèche contre le fils de Dévaki. Mais le bras avait tremblé, le trait dévia et la flèche alla s’enfoncer dans la poitrine de Vasichta, qui, les bras en croix, semblait l’attendre comme en extase.

Un cri partit, un cri terrible, — non pas de la poitrine du vieillard, mais de celle de Krishna. Il avait entendu la flèche vibrer à son oreille, il l’avait vue dans la chair du saint,.. et il lui semblait qu’elle s’était enfoncée dans son propre cœur, tellement son âme, à ce moment, s’était identifiée avec celle du rishi. Avec cette flèche aiguë, toute la douleur du monde transperça l’âme de Krishna, la déchira jusqu’en ses profondeurs.

Cependant, Vasichta, la flèche dans sa poitrine, sans changer de posture, agitait encore les lèvres. Il murmura :

— Fils de Mahadéva, pourquoi pousser ce cri ? Tuer est vain. La flèche ne peut atteindre l’âme, et la victime est le vainqueur de l’assassin. Triomphe, Krishna ; le destin s’accomplit : je retourne à celui qui ne change jamais. Que Brahma reçoive mon âme. Mais toi, son élu, sauveur du monde, debout ! Krishna ! Krishna !

Et Krishna se dressa, la main à son épée ; il voulut se retourner contre le roi. Mais Kansa s’était enfui.

Alors une lueur fendit le ciel noir, et Krishna tomba à terre foudroyé sous une lumière éclatante. Tandis que son corps restait insensible, son âme, unie à celle du vieillard par la puissance de la sympathie, monta dans les espaces. La terre avec ses fleuves, ses mers, ses continens, disparut comme une boule noire, et tous deux s’élevèrent au septième ciel des Dévas, vers le Père des êtres, le soleil des soleils, Mahadéva, l’intelligence divine. Ils plongèrent dans un océan de lumière qui s’ouvrait devant eux. Au centre de la sphère, Krishna vit Dévaki, sa mère radieuse, sa mère glorifiée, qui d’un sourire ineffable lui tendait les bras, l’attirait sur son sein. Des milliers de Dévas venaient s’abreuver dans le rayonnement de la Vierge-Mère comme en un foyer incandescent. Et Krishna se sentit résorbé dans un regard d’amour de Dévaki. Alors, du cœur de la mère radieuse, son être rayonna à travers tous les cieux. Il sentit qu’il était le Fils, l’âme divine de tous les êtres, la Parole de vie, le Verbe créateur. Supérieur à la vie universelle, il la pénétrait cependant par l’essence de la douleur, par le feu de la prière et la félicité d’un divin sacrifice[7].

Quand Krishna revint à lui, le tonnerre roulait encore dans le ciel, la forêt était sombre et des torrens de pluie tombaient sur la cabane. Une gazelle léchait le sang sur le corps de l’ascète transpercé. « Le vieillard sublime » n’était plus qu’un cadavre. Mais Krishna se leva comme ressuscité. Un abîme le séparait du monde et de ses vaines apparences. Il avait vécu la grande vérité et compris sa mission.

Quant au roi Kansa, plein d’épouvante, il fuyait sur son char chassé par la tempête, et ses chevaux se cabraient comme fouettés par mille démons.

V. — LA DOCTRINE DES INITIÉS.

Krishna fut salué par les anachorètes comme le successeur attendu et prédestiné de Vasichta. On célébra le srada ou cérémonie funèbre du saint vieillard dans la forêt sacrée, et le fils de Dévaki reçut le bâton à sept nœuds, signe du commandement, après avoir accompli le sacrifice du feu en présence des plus anciens anachorètes, de ceux qui savent par cœur les trois Védas. Ensuite Krishna se retira au mont Mérou pour y méditer sa doctrine et la voie du salut pour les hommes. Ses méditations et ses austérités durèrent sept ans. Alors il sentit qu’il avait dompté sa nature terrestre par sa nature divine, et qu’il s’était suffisamment identifié avec le soleil de Mahadéva pour mériter le nom de fils de Dieu. Alors seulement il appela auprès de lui les anachorètes, les jeunes et les anciens, pour leur révéler sa doctrine. Ils trouvèrent Krishna purifié et grandi ; le héros s’était transformé en saint ; il n’avait pas perdu la force des lions, mais il avait gagné la douceur des colombes. Parmi ceux qui accoururent les premiers se trouvait Ardjouna, un descendant des rois solaires, l’un des Pandavas détrônés par les Kouravas ou rois lunaires. Le jeune Ardjouna était plein de feu, mais prompt à se décourager et à tomber dans le doute. Il s’attacha passionnément à Krishna.

Assis sous les cèdres du mont Mérou, en face de l’Himavat, Krishna commença à parler à ses disciples des vérités inaccessibles aux hommes qui vivent dans l’esclavage des sens. Il leur enseigna la doctrine de l’âme immortelle, de ses renaissances et de son union mystique avec Dieu. Le corps, disait-il, enveloppe de l’âme qui y fait sa demeure, est une chose finie ; mais l’âme qui l’habite est invisible, impondérable, incorruptible, éternelle[8]. L’homme terrestre est triple comme la divinité qu’il reflète : intelligence, âme et corps. Si l’âme s’unit à l’intelligence, elle atteint Satwva, la sagesse et la paix ; si elle demeure incertaine entre l’intelligence et le corps, elle est dominée par Raja, la passion, et tourne d’objet en objet dans un cercle fatal ; si elle s’abandonne au corps, elle tombe dans Tama, la déraison, l’ignorance et la mort temporaire. Voilà ce que chaque homme peut observer en lui-même et autour de lui[9].

— Mais, demanda Ardjouna, quel est le sort de l’âme après la mort ? Obéit-elle toujours à la même loi ou peut-elle lui échapper ?

— Elle ne lui échappe jamais et lui obéit toujours, répondit Krishna. C’est ici le mystère des renaissances. Comme les profondeurs du ciel s’ouvrent aux rayons des étoiles, ainsi les profondeurs de la vie s’éclairent à la lumière de cette vérité. « Quand le corps est dissous, lorsque Satwa (la sagesse) a le dessus, l’âme s’envole dans les régions de ces êtres purs qui ont la connaissance du Très-Haut. Quand le corps éprouve cette dissolution pendant que Raja (la passion) domine, l’âme vient de nouveau habiter parmi ceux qui se sont attachés aux choses de la terre. De même, si le corps est détruit quand Tama (l’ignorance) prédomine, l’âme obscurcie par la matière est de nouveau attirée par quelque matrice d’êtres irraisonnables[10].

— Cela est juste, dit Ardjouna. Mais apprends-nous maintenant ce qui advient, dans le cours des siècles, de ceux qui ont suivi la sagesse et qui vont habiter après leur mort dans les mondes divins.

— L’homme surpris par la mort dans la dévotion, répondit Krishna, après avoir joui pendant plusieurs siècles des récompenses dues à ses vertus dans les régions supérieures, revient enfin de nouveau habiter un corps dans une famille sainte et respectable. Mais cette sorte de régénération dans cette vie est très difficile à obtenir. L’homme ainsi né de nouveau se trouve avec le même degré d’application et d’avancement, quant à l’entendement qu’il avait dans son premier corps, et il commence de nouveau à travailler pour se perfectionner en dévotion[11].

— Ainsi, dit Ardjouna, même les bons sont forcés de renaître et de recommencer la vie du corps ! Mais apprends-nous, ô seigneur de la vie ! si pour celui qui poursuit la sagesse, il n’est point de fin aux renaissances éternelles ?

— Écoutez donc, dit Krishna, un très grand et très profond secret, le mystère souverain, sublime et pur. Pour parvenir à la perfection, il faut conquérir la science de l’unité, qui est au-dessus de la sagesse ; il faut s’élever à l’être divin qui est au-dessus de l’âme, au-dessus même de l’intelligence. Or cet être divin, cet ami sublime, est en chacun de nous. Car Dieu réside dans l’intérieur de tout homme, mais peu savent le trouver. Or voici le chemin du salut. Une fois que tu auras aperçu l’être parfait qui est au-dessus du monde et en toi-même, détermine-toi à abandonner l’ennemi qui prend la forme du désir. Domptez vos passions. Les jouissances que procurent les sens sont comme les matrices des peines à venir. Ne faites pas seulement le bien, mais soyez bons. Que le motif soit dans l’acte et non dans ses fruits. Renoncez au fruit de vos œuvres, mais que chacune de vos actions soit comme une offrande à l’Être suprême. L’homme qui fait le sacrifice de ses désirs et de ses œuvres à l’être d’où procèdent les principes de toutes choses, et par qui l’univers a été formé, obtient par ce sacrifice la perfection. Uni spirituellement, il atteint cette sagesse spirituelle qui est au-dessus du culte des offrandes et ressent une félicité divine. Car celui qui trouve en lui-même son bonheur, sa joie et en lui-même aussi sa lumière, est un avec Dieu. Or, sachez-le, l’âme qui a trouvé Dieu est délivrée de la renaissance et de la mort, de la vieillesse et de la douleur, et boit l’eau de l’immortalité[12].

Ainsi Krishna expliquait sa doctrine à ses disciples, et par la contemplation intérieure, il les élevait peu à peu aux vérités sublimes qui s’étaient dévoilées à lui-même sous le coup de foudre de sa vision. Lorsqu’il parlait de Mahadéva, sa voix devenait plus grave, ses traits s’illuminaient. Un jour, Ardjouna, plein de curiosité et d’audace, lui dit :

— Fais-nous voir Mahadéva dans sa forme divine. Nos yeux ne peuvent-ils le contempler ?

Alors Krishna se levant commença à parler de l’être qui respire dans tous les êtres, aux cent mille formes, aux yeux innombrables, aux faces tournées de tous les côtés, et qui cependant les surpasse de toute la hauteur de l’infini ; qui, dans son corps immobile et sans bornes, renferme l’univers mouvant avec toutes ses divisions. « Si dans les cieux éclatait en même temps la splendeur de mille soleils, dit Krishna, elle ressemblerait à peine à la splendeur du Tout-Puissant unique. » Tandis qu’il parlait ainsi de Mahadéva, un tel rayon jaillit des yeux de Krishna que les disciples n’en purent soutenir l’éclat et se prosternèrent à ses pieds. Les cheveux d’Ardjouna se dressèrent sur sa tête, et se courbant il dit en joignant les mains : « Maître, tes paroles nous épouvantent, et nous ne pouvons soutenir la vue du grand Être que tu évoques devant nos yeux. Elle nous foudroie[13]. »

Krishna reprit : « Écoutez ce qu’il vous dit par ma bouche : Moi et vous, nous avons eu plusieurs naissances. Les miennes ne sont connues que de moi, mais vous ne connaissez pas même les vôtres. Quoique je ne sois pas par ma nature sujet à naître ou à mourir et que je sois le maître de toutes les créatures, cependant, comme je commande à ma nature, je me rends visible par ma propre puissance, et toutes les fois que la vertu décline dans le monde et que le vice et l’injustice l’emportent, alors je me rends visible, et ainsi je me montre d’âge en âge pour le salut du juste, la destruction du méchant et le rétablissement de la vertu. Celui qui connaît selon la vérité ma nature et mon œuvre divine, quittant son corps ne retourne pas à une naissance nouvelle, il vient à moi[14]. »

En parlant ainsi, Krishna regarda ses disciples avec douceur et bienveillance. Ardjouna s’écria :

— Seigneur ! tu es notre maître, tu es le fils de Mahadéva ! Je le vois à ta bonté, à ton charme ineffable plus encore qu’à ton éclat terrible. Ce n’est pas dans les vertiges de l’infini que les Dévas te cherchent et te désirent, c’est sous la forme humaine qu’ils l’aiment et t’adorent. Ni la pénitence, ni les aumônes, ni les Védas, ni le sacrifice ne valent un seul de tes regards. Tu es la vérité. Conduis-nous à la lutte, au combat, à la mort. Où que ce soit, nous te suivrons !

Sourians et ravis, les disciples se pressaient autour de Krishna en disant :

— Comment ne l’avons-nous pas vu plus tôt ? C’est Mahadéva lui-même qui parle en toi.

Il répondit :

— Vos yeux n’étaient pas ouverts. Je vous ai donné le grand secret. Ne le dites qu’à ceux qui peuvent le comprendre. Vous êtes mes élus ; vous voyez le but ; la foule ne voit qu’un bout du chemin. Et maintenant allons prêcher au peuple la voie du salut.

VI. — LE TRIOMPHE ET LA MORT.

Après avoir instruit ses disciples sur le mont Mérou, Krishna se rendit avec eux sur les bords de la Djamouna et du Gange, afin de convertir le peuple. Il entrait dans les cabanes et s’arrêtait dans les villes. Le soir, aux abords des villages, la foule se groupait autour de lui. Ce qu’il prêchait avant tout au peuple, c’était la charité envers le prochain. « Les maux dont nous affligeons notre prochain, disait-il, nous poursuivent ainsi que notre ombre suit notre corps. — Les œuvres qui ont pour principe l’amour du semblable sont celles qui doivent être ambitionnées par le juste, car ce seront celles qui pèseront le plus dans la balance céleste. — Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchans pour les ramener au bien. — L’homme vertueux est semblable au multipliant gigantesque dont l’ombrage bienfaisant donne aux plantes qui l’entourent la fraîcheur de la vie. » Parfois Krishna, dont l’âme débordait maintenant d’un parfum d’amour, parlait de l’abnégation et du sacrifice d’une voix suave et en images séduisantes : « De même que la terre supporte ceux qui la foulent aux pieds et lui déchirent le sein en le labourant, de même nous devons rendre le bien pour le mal. — L’honnête homme doit tomber sous les coups des méchans, comme l’arbre sandal, qui, lorsqu’on l’abat, parfume la hache qui l’a frappé. » Lorsque les demi-savans, les incrédules ou les orgueilleux lui demandaient de leur expliquer la nature de Dieu, il répondait par des sentences comme celles-ci : « La science de l’homme n’est que vanité ; toutes ses bonnes actions sont illusoires quand il ne sait pas les rapporter à Dieu. — Celui qui est humble de cœur et d’esprit est aimé de Dieu ; il n’a pas besoin d’autre chose. — L’infini et l’espace peuvent seuls comprendre l’infini ; Dieu seul peut comprendre Dieu. »

Ce n’étaient pas les seules choses nouvelles de son enseignement. Il ravissait, il entraînait la foule surtout, par ce qu’il disait du Dieu vivant, de Vishnou. Il enseignait que le maître de l’univers s’était incarné déjà plus d’une fois parmi les hommes. Il avait paru successivement dans les sept rishis, dans Vyasa et dans Vasichta. Il paraîtrait encore. Mais Vishnou, au dire de Krishna, se plaisait quelquefois à parler par la bouche des humbles, dans un mendiant, dans une femme repentante, dans un petit enfant. Il racontait au peuple la parabole du pauvre pêcheur Dourga, qui avait rencontré un petit enfant mourant de faim sous un tamarinier. Le bon Dourga, quoique ployé sous la misère et chargé d’une nombreuse famille qu’il ne savait comment nourrir, fut ému de pitié pour le petit enfant et l’emmena chez lui. Or, le soleil s’était couché, la lune montait sur le Gange, la famille avait prononcé la prière du soir, et le petit enfant murmura à mi-voix : « Le fruit du cataca purifie l’eau ; ainsi les bienfaits purifient l’âme. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange. » Dourga jeta ses filets, et ils ployèrent sous le nombre des poissons. L’enfant avait disparu. Ainsi, disait Krishna, quand l’homme oublie sa propre misère pour celle des autres, Vishnou se manifeste et le rend heureux dans son cœur. Par de tels exemples, Krishna prêchait le culte de Vishnou. Chacun était émerveillé de trouver Dieu si près de son cœur, quand parlait le fils de Dévaki.

La renommée du prophète du mont Mérou se répandit en Inde. Les pâtres qui l’avaient vu grandir et avaient assisté à ses premiers exploits ne pouvaient croire que ce saint personnage fût le héros impétueux qu’ils avaient connu. Le vieux Nanda était mort. Mais ses deux filles, Sarasvati et Nichdali, que Krishna aimait, vivaient encore. Diverse avait été leur destinée. Sarasvati, irritée du départ de Krishna, avait cherché l’oubli dans le mariage. Elle était devenue la femme d’un homme de caste noble, qui l’avait prise pour sa beauté. Mais ensuite il l’avait répudiée et vendue à un vayçia ou marchand. Sarasvati avait quitté par mépris cet homme pour devenir une femme de mauvaise vie. Puis, un jour, désolée dans son cœur, prise de remords et de dégoût, elle revint à son pays et alla trouver secrètement sa sœur Nichdali. Celle-ci, pensant toujours à Krishna, comme s’il était présent, ne s’était point mariée et vivait auprès d’un frère comme servante. Sarasvati lui ayant conté ses infortunes et sa honte, Nichdali lui répondit :

— Ma pauvre sœur ! je te pardonne, mais mon frère ne te pardonnera pas. Krishna seul pourrait te sauver.

Une flamme brilla dans les yeux éteints de Sarasvati.

— Krishna ! dit-elle ; qu’est-il devenu ?

— Un saint, un grand prophète. Il prêche sur les bords du Gange.

— Allons le trouver ! dit Sarasvati. — Et les deux sœurs se mirent en route, l’une flétrie par les passions, l’autre embaumée d’innocence, — et cependant toutes deux consumées d’un même amour.

Krishna était en train d’enseigner sa doctrine aux guerriers ou kchatryas. Car tour à tour il entreprenait les brahmanes, les hommes de la caste militaire et le peuple. Aux brahmanes, il expliquait avec le calme de l’âge mûr les vérités profondes de la science divine ; devant les rajas, il célébrait les vertus guerrières et familiales avec le feu de la jeunesse ; au peuple, il parlait, avec la simplicité de l’enfance, de charité, de résignation et d’espérance. Krishna était assis à la table d’un festin chez un chef renommé, lorsque deux femmes demandèrent à être présentées au prophète. On les laissa entrer à cause de leur costume de pénitentes. Sarasvati et Nichdali allèrent se prosterner aux pieds de Krishna. Sarasvati s’écria en versant un torrent de larmes :

— Depuis que tu nous a quittées, j’ai passé ma vie dans l’erreur et le péché ; mais, si tu le veux, Krishna, tu peux me sauver !..

Nichdali ajouta :

— Oh ! Krishna, quand je t’ai vu autrefois, j’ai su que je t’aimais pour toujours ; maintenant que je te retrouve dans ta gloire, je sais que tu es le fils de Mahadéva !

Et toutes les deux embrassèrent ses pieds. Les rajas dirent :

— Pourquoi, saint rishi, laisses-tu ces femmes du peuple t’insulter par leurs paroles insensées ?

Krishna leur répondit :

— Laissez les épancher leur cœur ; elles valent mieux que vous. Car celle-ci a la loi et celle-là l’amour. Sarasvati la pécheresse est sauvée dès à présent parce qu’elle a cru en moi, et Nichdali, dans son silence, a plus aimé la vérité que vous par tous vos cris. Sachez donc que ma mère radieuse, qui vit dans le soleil de Mahadéva, lui enseignera les mystères de l’amour éternel, quand vous tous serez encore plongés dans les ténèbres des vies inférieures.

À partir de ce jour, Sarasvati et Nichdali s’attachèrent aux pas de Krishna et le suivirent avec ses disciples. Inspirées par lui, elles enseignèrent les autres femmes.


Kansa régnait toujours à Madoura. Depuis le meurtre du vieux Vasichta, le roi n’avait pas trouvé de paix sur son trône. La prophétie de l’anachorète s’était réalisée : le fils de Dévaki était vivant ! Le roi l’avait vu, et devant son regard il avait senti se fondre sa force et sa royauté. Il tremblait pour sa vie comme une feuille sèche, et souvent, malgré ses gardes, il se retournait brusquement, s’attendant à voir le jeune héros, terrible et radieux, debout sous sa porte. — De son côté, Nysoumba, roulée sur sa couche, au fond du gynécée, songeait à ses pouvoirs perdus. Lorsqu’elle apprit que Krishna, devenu prophète, prêchait sur les bords du Gange, elle persuada au roi d’envoyer contre lui une troupe de soldats et de l’amener garotté. Quand Krishna les aperçut, il sourit et leur dit :

— Je sais qui vous êtes et pourquoi vous venez. Je suis prêt à vous suivre auprès de votre roi ; mais, avant, laissez-moi vous parler du roi du ciel, qui est le mien.

Et il commença à parler de Mahadéva, de sa splendeur et de ses manifestations. Quand il eut fini, les soldats rendirent leurs armes à Krishna en disant :

— Nous ne t’emmènerons pas prisonnier auprès de notre roi, mais nous te suivrons chez le tien. Et ils restèrent auprès de lui. Kansa, ayant appris cela, fut fort effrayé. Nysoumba lui dit :

— Envoie les premiers du royaume.

Ainsi fut fait. Ils allèrent dans la ville où Krishna enseignait. Ils avaient promis de ne pas l’écouter. Mais quand ils virent l’éclat de son regard, la majesté de son maintien et le respect que lui témoignait la foule, ils ne purent s’empêcher de l’entendre. Krishna leur parla de la servitude intérieure de ceux qui font le mal et de la liberté céleste de ceux qui font le bien. Les kchatryas furent pleins de joie et de surprise, car ils se sentirent comme délivrés d’un poids énorme.

— En vérité, tu es un grand magicien, dirent-ils. Car nous avions juré de te mener au roi avec des chaînes de fer ; mais il nous est impossible de le faire, puisque tu nous as délivrés des nôtres.

Ils s’en retournèrent auprès de Kansa et lui dirent :

— Nous ne pouvons t’amener cet homme. C’est un trop grand prophète, et tu n’as rien à craindre de lui.

Le roi, voyant que tout était inutile, fit tripler ses gardes et mettre des chaînes de fer à toutes les portes de son palais. Un jour cependant, il entendit un grand bruit dans la ville, des cris de joie et de triomphe. Les gardes vinrent lui dire : « C’est Krishna qui entre dans Madoura. Le peuple enfonce les portes, il brise les chaînes de fer. » Kansa voulut s’enfuir. Les gardes mêmes l’obligèrent à rester sur son trône.

En effet, Krishna, suivi de ses disciples et d’un grand nombre d’anachorètes, faisait son entrée dans Madoura, pavoisée d’étendards, au milieu d’une multitude entassée d’hommes qui ressemblait à une mer agitée par le vent. Il entrait sous une pluie de guirlandes et de fleurs. Tous l’acclamaient. Devant les temples, les brahmanes se tenaient groupés sous les bananiers sacrés pour saluer le fils de Dévaki, le vainqueur du serpent, le héros du mont Mérou, mais surtout le divin prophète de Vishnou. Suivi d’un brillant cortège et salué comme un libérateur par le peuple et les kchatryas, Krishna se présenta devant le roi et la reine.

— Tu n’as régné que par la violence et le mal, dit Krishna à Kansa, et tu as mérité mille morts, parce que tu as tué le saint vieillard Vasichta. Pourtant tu ne mourras pas encore. Je veux prouver au monde que ce n’est pas en les tuant qu’on triomphe de ses ennemis vaincus, mais en leur pardonnant.

— Mauvais magicien ! dit Kansa, tu m’as volé ma couronne et mon royaume. Achève-moi.

— Tu parles comme un insensé, dit Krishna. Car, si tu mourais dans ton état de déraison, d’endurcissement et de crime, tu serais irrévocablement perdu dans l’autre vie. Si, au contraire, tu commences à comprendre ta folie et à te repentir dans celle-ci, ton châtiment sera moindre dans l’autre, et, par l’entremise des purs esprits, Mahadéva te sauvera un jour.

Nysoumba, penchée à l’oreille du roi, murmura :

— Insensé ! profite de la folie de son orgueil. Tant qu’on est vivant, il reste l’espoir de la vengeance.

Krishna comprit ce qu’elle avait dit sans l’avoir entendu. Il lui jeta un regard sévère, de pitié pénétrante :

— Ah ! malheureuse ! toujours ton poison. Corruptrice, magicienne noire, tu n’as plus dans ton cœur que le venin des serpens. Extirpe-le, ou un jour je serai forcé d’écraser ta tête. Et maintenant tu iras avec le roi dans un lieu de pénitence pour expier tes crimes sous la surveillance des brahmanes.

Or, après ces événemens, Krishna, avec le consentement des grands du royaume et du peuple, consacra Ardjouna, son disciple, le plus illustre descendant de la race solaire, comme roi de Madoura. Il donna l’autorité suprême aux brahmanes, qui devinrent les instituteurs des rois. Lui-même demeura le chef des anachorètes, qui formèrent le conseil supérieur des brahmanes. Afin de soustraire ce conseil aux persécutions, il fit bâtir pour eux et pour lui une ville forte au milieu des montagnes, défendue par une haute enceinte et par une population choisie. Elle s’appelait Dwarka. Au centre de cette ville se trouvait le temple des initiés, dont la partie la plus importante était souterrainement cachée[15].


Cependant, lorsque les rois du culte lunaire apprirent qu’un roi du culte solaire était remonté sur le trône de Madoura et que les brahmanes, par lui, allaient devenir les maîtres de l’Inde, ils firent entre eux une ligue puissante pour le renverser. Ardjouna, de son côté, groupa autour de lui tous les rois du culte solaire de la tradition blanche, aryenne, védique. Du fond du temple de Dwarka, Krishna les suivait, les dirigeait. Les deux armées se trouvaient en présence, et la bataille décisive était imminente. Cependant Ardjouna, n’ayant plus son maître auprès de lui, sentait son esprit se troubler et faiblir son courage. Un matin, au point du jour, Krishna apparut devant la tente du roi, son disciple :

— Pourquoi, dit sévèrement le maître, n’as-tu pas commencé le combat qui doit décider si les fils du soleil ou les fils de la lune vont régner sur la terre ?

— Sans toi je ne le puis, dit Ardjouna. Regarde ces deux armées immenses et ces multitudes qui vont s’entre-tuer.

De l’éminence où ils étaient placés, le seigneur des esprits et le roi de Madoura contemplèrent les deux armées innombrables, rangées en ordre, l’une en face de l’autre. On y voyait briller les cottes de mailles dorées des chefs ; des milliers de fantassins, de chevaux et d’éléphans attendaient le signal du combat. À ce moment, le chef de l’armée ennemie, le plus vieux des Kouravas, souffla dans sa conque marine, dans la grande conque dont le son ressemblait au rugissement d’un lion. À ce bruit, on entendit tout à coup sur le vaste champ de bataille des hennissemens de chevaux, un bruit confus d’armes, de tambours et de trompettes, — et ce fut une grande rumeur. Ardjouna n’avait plus qu’à monter sur son char traîné par des chevaux blancs et à souffler dans sa conque d’un bleu céleste pour donner le signal du combat aux fils du soleil. Mais voici que le roi fut submergé de pitié et dit, très abattu :

— En voyant cette multitude en venir aux mains, je sens tomber mes membres ; ma bouche se dessèche, mon corps tremble, mes cheveux se dressent sur ma tête, ma peau brûle, mon esprit tourbillonne. Je vois de mauvais augures. Aucun bien ne peut venir de ce massacre. Que ferons-nous avec des royaumes, des plaisirs, et même avec la vie ? Ceux-là mêmes pour lesquels nous désirons des royaumes, des plaisirs, des joies, sont debout là pour se battre, oubliant leur vie et leurs biens. Précepteurs, pères, fils, grands-pères, oncles, petits-fils, parens, vont s’entre-égorger. Je n’ai pas envie de les tuer pour régner sur les trois mondes, mais bien moins encore pour régner sur cette terre. Quel plaisir éprouverais-je à tuer mes ennemis ? Les félons morts, le péché retombera sur nous.

— Comment t’a-t-il saisi, dit Krishna, ce fléau de la peur, indigne du sage, source d’infamie qui nous chasse du ciel ? Ne sois pas efféminé. Debout ! Mais Ardjouna, accablé de découragement, s’assit en silence et dit :

— Je ne combattrai pas.

Alors Krishna, le roi des esprits, reprit avec un léger sourire :

— Ardjouna ! je t’ai appelé le roi du sommeil pour que ton esprit veille toujours. Mais ton esprit s’est endormi, et ton corps a vaincu ton âme. Tu pleures sur ceux qu’on ne devrait pas pleurer, et tes paroles sont dépourvues de sagesse. Les hommes instruits ne se lamentent ni sur les vivans ni sur les morts. Moi et toi et ces commandeurs d’hommes, nous avons toujours existé et nous ne cesserons jamais d’être à l’avenir. De même que dans ce corps l’âme éprouve l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, de même elle l’éprouvera en d’autres corps. Un homme de discernement ne s’en trouble pas. Fils de Bharat ! supporte la peine et le plaisir d’une âme égale. Ceux qu’ils n’atteignent plus méritent l’immortalité. Ceux qui voient l’essence réelle voient l’éternelle vérité qui domine l’âme et le corps. Sache-le donc, ce qui traverse toutes les choses est au-dessus de la destruction. Personne ne peut détruire l’Inépuisable. Tous ces corps ne dureront pas, tu le sais. Mais les voyans savent aussi que l’âme incarnée est éternelle, indestructible et infinie. C’est pourquoi, va combattre, descendant de Bharat ! Ceux qui croient que l’âme peut tuer ou qu’elle est tuée se trompent également. Elle ne tue ni n’est tuée. Elle n’est pas née et ne meurt pas, et ne peut pas perdre cet être qu’elle a toujours eu. Comme une personne rejette de vieux habits pour en prendre de nouveaux, ainsi l’âme incarnée rejette son corps pour en prendre d’autres. Ni l’épée ne la tranche, ni le feu ne la brûle, ni l’eau ne la mouille, ni l’air ne la sèche. Elle est imperméable et incombustible. Durable, ferme, éternelle, elle traverse tout. Tu ne devrais donc t’inquiéter ni de la naissance, ni de la mort, ô Ardjouna ! Car, pour celui qui naît, la mort est certaine ; et, pour celui qui meurt, la naissance. Regarde ton devoir sans broncher ; car, pour un kchatrya, il n’y a rien de mieux qu’un juste combat. Heureux les guerriers qui trouvent la bataille comme une porte ouverte sur le ciel ! Mais si tu ne veux pas combattre ce juste combat, tu tomberas dans le péché, abandonnant ton devoir et ta renommée. Tous les êtres parleront de ton infamie éternelle, et l’infamie est pire que la mort pour celui qui a été honoré[16].

À ces paroles du maître, Ardjouna fut saisi de honte et sentit rebondir son sang royal avec son courage. Il s’élança sur son char et donna le signal du combat. Alors Krishna dit adieu à son disciple et quitta le champ de bataille, car il était sûr de la victoire des fils du soleil. Cependant Krishna avait compris que, pour faire accepter sa religion des vaincus, il fallait remporter sur leur âme une dernière victoire plus difficile que celle des armes. De même que le saint Vasichta était mort percé d’une flèche pour révéler la vérité suprême à Krishna, de même Krishna devait mourir volontairement sous les traits de son ennemi mortel, pour implanter jusque dans le cœur de ses adversaires la foi qu’il avait prêchée à ses disciples et au monde. Il savait que l’ancien roi de Madoura, loin de faire pénitence, s’était réfugié chez son beau-père Kalayéni, le roi des serpens. Sa haine, toujours excitée par Nysoumba, le faisait suivre par des espions, guettant l’heure propice pour le frapper. Or Krishna sentait que sa mission était terminée et ne demandait, pour être accomplie, que le sceau suprême du sacrifice. Il cessa donc d’éviter et de paralyser son ennemi par la puissance de sa volonté. Il savait que, s’il cessait de se défendre par cette force occulte, le coup longtemps médité viendrait le frapper dans l’ombre. Mais le fils de Dévaki voulait mourir loin des hommes, dans les solitudes de l’Himavat. Là, il se sentirait plus près de sa mère radieuse, du vieillard sublime et du soleil de Mahadéva.

Krishna partit donc pour un ermitage qui se trouvait dans un lieu sauvage et désolé, au pied des hautes cimes de l’Himavat. Aucun de ses disciples n’avait pénétré son dessein. Seules Sarasvati et Nichdali le lurent dans les yeux du maître par la divination qui est dans la femme et dans l’amour. Quand Sarasvati comprit qu’il voulait mourir, elle se jeta à ses pieds, les embrassa avec fureur et s’écria :

— Maître ! ne nous quitte pas !

Nichdali le regarda et lui dit simplement :

— Je sais où tu vas. Si nous t’avons aimé, laisse-nous te suivre !

Krishna répondit :

— Dans mon ciel, il ne sera rien refusé à l’amour. Venez ! Après un long voyage, le prophète et les saintes femmes atteignirent des cabanes groupées autour d’un grand cèdre dénudé, sur une montagne jaunâtre et rocheuse. D’un côté, les immenses dômes de neige de l’Himavat ; de l’autre, dans la profondeur, un dédale de montagnes ; au loin, la plaine, l’Inde perdue comme un songe dans une brume dorée. Dans cet ermitage vivaient quelques pénitens en vêtemens d’écorce, aux cheveux tordus en gerbe, la barbe longue et le poil non taillé, sur un corps tout souillé de fange et de poussière, avec des membres desséchés par le souffle du vent et la chaleur du soleil. Quelques-uns n’avaient qu’une peau sèche sur un squelette aride. En voyant ce lieu triste, Sarasvati s’écria :

— La terre est loin et le ciel est muet. Seigneur, pourquoi nous as-tu conduit dans ce désert abandonné de Dieu et des hommes ?

— Prie, répondit Krishna, si tu veux que la terre se rapproche et que le ciel te parle.

— Avec toi le ciel est toujours présent, dit Nichdali ; mais pourquoi le ciel veut-il nous quitter ?

— Il faut, dit Krishna, que le fils de Mahadéva meure percé d’une flèche pour que le monde croie à sa parole.

— Explique-nous ce mystère.

— Vous le comprendrez après ma mort. Prions.

Pendant sept jours, ils firent les prières et les ablutions. Souvent le visage de Krishna se transfigurait et paraissait comme rayonnant. Le septième jour, vers le coucher du soleil, les deux femmes virent des archers monter vers l’ermitage.

— Voici les archers de Kansa qui te cherchent, dit Sarasvati ; maître, défends-toi !

Mais Krishna, à genoux près du cèdre, ne sortait pas de sa prière. Les archers vinrent ; ils regardèrent les femmes et les pénitens. C’étaient de rudes soldats, à faces jaunes et noires. En voyant la figure extatique du saint, ils restèrent interdits. D’abord, ils essayèrent de le tirer de son extase en lui adressant des questions, en l’injuriant et en lui jetant des pierres. Mais rien ne put le faire sortir de son immobilité. Alors, ils se jetèrent sur lui et le lièrent au tronc du cèdre. Krishna se laissa faire comme dans un rêve. Puis, les archers, se plaçant à distance, se mirent à tirer sur lui en s’excitant les uns les autres. À la première flèche qui le transperça, le sang jaillit, et Krishna s’écria : « Vasichta, les fils du soleil sont victorieux ! » Quand la seconde flèche vibra dans sa chair, il dit : « Ma mère radieuse, que ceux qui m’aiment entrent avec moi dans ta lumière ! » À la troisième, il dit seulement : « Mahadéva ! » Et puis, avec le nom de Brahma, il rendit l’esprit.

Le soleil s’était couché. Il s’éleva un grand vent, une tempête de neige descendit de l’Himavat et s’abattit sur la terre. Le ciel se voila. Un tourbillon noir balaya les montagnes. Effrayés de ce qu’ils avaient fait, les meurtriers s’enfuirent, et les deux femmes, glacées d’épouvante, roulèrent évanouies sur le sol comme sous une pluie de sang.

Le corps de Krishna fut brûlé par ses disciples dans la ville sainte de Dwarka. Sarasvati et Nichdali se jetèrent dans le bûcher pour rejoindre leur maître, et la foule crut apercevoir le fils de Mahadéva sortir des flammes avec un corps de lumière, entraînant ses deux épouses. Après cela, une grande partie de l’Inde adopta le culte de Vishnou, qui conciliait les cultes solaires et lunaires dans la religion de Brahma.

VII. — CONCLUSION.

Telle est la légende de Krishna reconstituée dans son ensemble organique et replacée dans !a perspective de l’histoire.

Elle jette une vive lumière sur les origines du brahmanisme. Certes, il est impossible d’établir par des documens positifs que derrière le mythe de Krishna se cache un personnage réel. Le triple voile qui recouvre l’éclosion de toutes les religions orientales est plus épais en Inde qu’ailleurs. Car les brahmanes, maîtres absolus de la société indoue, uniques détenteurs de ses traditions, les ont souvent modelées et remaniées dans le cours des âges. Mais il est juste d’ajouter qu’ils en ont fidèlement conservé tous les élémens, et que, si leur doctrine sacrée s’est développée avec les siècles, son centre ne s’est jamais déplacé. Nous ne saurions donc, comme le font la plupart des savans européens, expliquer une figure comme celle de Krishna en disant : C’est un conte de nourrice plaqué sur un mythe solaire, avec une fantaisie philosophique brochée sur le tout. Ce n’est pas ainsi, croyons-nous, que se fonde une religion qui dure des milliers d’années, enfante une poésie merveilleuse, plusieurs grandes philosophies, résiste à l’attaque formidable du bouddhisme[17], aux invasions mongoles, mahométanes, à la conquête anglaise, et conserve jusque dans sa décadence profonde le sentiment de son immémoriale et haute origine. Non ; il y a toujours un grand homme à l’origine d’une grande institution. Considérant le rôle dominant du personnage de Krishna dans la tradition épique et religieuse, ses côtés humains d’une part et de l’autre son identification constante avec Dieu manifesté ou Vishnou, force nous est de croire qu’il fut le créateur du culte vishnouïte, qui donna au brahmanisme sa force et son prestige. Il est donc logique d’admettre qu’au milieu du chaos religieux et social que créait dans l’Inde primitive l’envahissement des cultes naturalistes et passionnels parut un réformateur lumineux, qui renouvela la pure doctrine aryenne par l’idée de la trinité et du verbe divin manifesté, qui mit le sceau à son œuvre par le sacrifice de sa vie, et donna ainsi à l’Inde son âme religieuse, son moule national et son organisation définitive.

L’importance de Krishna nous paraîtra plus grande encore et d’un caractère vraiment universel, si nous remarquons que sa doctrine renferme deux idées mères, deux principes organisateurs des religions et de la philosophie ésotérique. J’entends la doctrine organique de l’immortalité de l’âme ou des existences progressives par la réincarnation, et celle correspondante de la trinité ou du verbe divin révélé dans l’homme. Je n’ai fait qu’indiquer plus haut[18] la portée philosophique de cette conception centrale, qui, bien comprise, a sa répercussion animatrice dans tous les domaines de la science, de l’art et de la vie. Je dois me borner, pour conclure, à une remarque historique. L’idée que Dieu, la Vérité, la Beauté et la Bonté infinies se révèlent dans l’homme conscient avec un pouvoir rédempteur qui rejaillit jusqu’aux profondeurs du ciel par la force de l’amour et du sacrifice, cette idée féconde entre toutes apparaît pour la première fois en Krishna. Elle se personnifie au moment où, sortant de sa jeunesse aryenne, l’humanité va s’enfoncer de plus en plus dans le culte de la matière. Krishna lui révèle l’idée du verbe divin ; elle ne l’oubliera plus. Elle aura d’autant plus soif de rédempteurs et de fils de Dieu, qu’elle sentira plus profondément sa déchéance. Après Krishna, il y a comme une puissante irradiation du verbe solaire à travers les temples d’Asie, d’Afrique et d’Europe. En Perse, c’est Mithras, le réconciliateur du lumineux Ormuzd et du sombre Ahrimane ; en Égypte, c’est Horus, le fils d’Osiris et d’Isis ; en Grèce, c’est Apollon, le dieu du soleil et de la lyre, c’est Dionysos, le ressusciteur des âmes. Partout le dieu solaire est un dieu médiateur, et la lumière est aussi la parole de vie. N’est-ce pas d’elle aussi que jaillit l’idée messianique ? Quoi qu’il en soit, c’est par Krishna que cette idée entra dans le monde antique ; c’est par Jésus qu’elle rayonnera sur toute la terre.

Nous n’entreprendrons pas de montrer, même sommairement, comment la doctrine du ternaire divin se relie à celle de l’âme et de son évolution, comment et pourquoi elles se supposent et se complètent réciproquement. Disons seulement que leur point de contact forme le centre vital, le foyer lumineux de la doctrine ésotérique. À ne considérer les grandes religions de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de la Judée que par le dehors, on ne voit que discorde, superstition, chaos. Mais sondez les symboles, interrogez les mystères, cherchez la doctrine mère des fondateurs et des prophètes, — et l’harmonie se fera dans la lumière. Par des routes très diverses et souvent tortueuses, on aboutira au même point, en sorte que pénétrer dans l’arcane de l’une de ces religions, c’est aussi pénétrer dans ceux des autres. Alors un phénomène étrange se produit. Peu à peu, mais dans une sphère grandissante, on voit reluire la doctrine des initiés au centre des religions, comme un soleil débrouillant sa nébuleuse. Chaque religion apparaît comme une planète différente. Avec chacune d’elles, nous changeons d’atmosphère et d’orientation céleste, mais c’est toujours le même soleil qui nous éclaire. L’Inde, la grande songeuse, nous plonge avec elle dans le rêve de l’éternité. L’Égypte grandiose, austère comme la mort, nous invite au voyage d’outre-tombe. La Grèce enchanteuse nous entraîne aux fêtes magiques de la vie et donne à ses mystères la séduction de ses formes tour à tour charmantes ou terribles, de son âme toujours passionnée. Pythagore enfin formule scientifiquement la doctrine ésotérique, lui donne l’expression la plus complète peut-être et la plus solide qu’elle eût jamais ; Platon et les Alexandrins ne furent que ses vulgarisateurs. Nous venons de remonter jusqu’à sa source dans les jongles du Gange et les solitudes de l’Himalaya.

Édouard Schuré.
  1. Atharva-Véda.
  2. Une remarque est indispensable ici sur le sens symbolique de la légende et sur l’origine réelle de ceux qui ont porté dans l’histoire le nom de fils de Dieu. Selon la doctrine secrète de l’Inde, qui fut aussi celle des initiés de l’Égypte et de la Grèce, l’âme humaine est fille du ciel, puisque avant de naître sur la terre elle a eu une série d’existences corporelles et spirituelles. Le père et la mère n’engendrent donc que le corps de l’enfant, puisque son âme vient d’ailleurs. Cette loi universelle s’impose à tous. Les plus grands prophètes, ceux-là même en qui le Verbe divin a parlé, ne sauraient y échapper. Et, en effet, du moment que l’on admet la préexistence de l’âme, la question de savoir quel a été le père devient secondaire. Ce qu’il importe de croire, c’est que ce prophète vient d’un monde divin. Et cela, les vrais fils de Dieu l’affirment par leur vie et par leur mort. — Mais les initiés antiques n’ont pas cru devoir faire connaître ces choses au vulgaire. Quelques-uns de ceux qui ont paru dans le monde comme des envoyés divins furent des fils d’initiés, et leurs mères avaient fréquenté les temples afin de concevoir des élus.
  3. Ce sont les génies qui, dans toute la poésie indoue, sont censés présider aux mariages d’amour.
  4. C’est une croyance constante en Inde que les grands ascètes peuvent se manifester à distance sous une apparence visible, pendant que leur corps reste plongé dans un sommeil cataleptique.
  5. Dans l’Inde ancienne, ces deux fonctions étaient souvent réunies. Les conducteurs de chars des rois étaient de grands personnages et souvent les ministres des monarques. Les exemples en fourmillent dans la poésie indoue.
  6. Dans l’initiation brahmanique, elle signifie : le Dieu suprême, le Dieu-Esprit. Chacune de ses lettres correspond à une des facultés divines, populairement parlant, à une des personnes de la Trinité.
  7. La légende de Krishna nous fait saisir à sa source même l’idée de la Vierge-Mère, de l’Homme-Dieu et de la Trinité. — En Inde, cette idée apparaît dès l’origine dans son symbolisme transparent, avec son profond sens métaphysique. Au livre v, ch. ii, le Vishnou-Pourana, après avoir raconté la conception de Krishna par Dévaki, ajoute : « Personne ne pouvait regarder Dévaki, à cause de la lumière qui l’enveloppait, et ceux qui contemplaient sa splendeur sentaient leur esprit troublé ; les dieux, invisibles aux mortels, célébraient continuellement ses louanges depuis que Vishnou était renfermé en sa personne. Ils disaient : « Tu es cette Prakriti infinie et subtile qui porta jadis Brahma en son sein ; tu fus ensuite la déesse de la Parole, l’énergie du Créateur de l’univers et la mère des Védas. Ô toi, être éternel, qui comprends en ta substance l’essence de toutes les choses créées, tu étais identique avec la création, tu étais le sacrifice d’où procède tout ce que produit la terre ; tu es le bois qui, par son frottement, engendre le feu. Comme Aditi, tu es la mère des dieux ; comme Diti, tu es celle des Datyas, leurs ennemis. Tu es la lumière d’où naît le jour, tu es l’humilité, mère de la véritable sagesse ; tu es la politique des rois, mère de l’ordre ; tu es le désir d’où naît l’amour ; tu es la satisfaction d’où dérive la résignation, tu es l’intelligence, mère de la science ; tu es la patience, mère du courage ; tout le firmament et les étoiles sont tes enfans ; c’est de toi que procède tout ce qui existe,.. Tu es descendue sur la terre pour le salut du monde. Aie compassion de nous, ô déesse ! et montre-toi favorable à l’univers, sois fière de porter le dieu qui soutient le monde. » Ce passage prouve que les brahmanes identifiaient la mère de Krishna avec la substance universelle et le principe féminin de la nature. Ils en firent la seconde personne de la trinité divine, de la triade initiale et non manifestée. Le Père, Nara (Éternel-Masculin) ; la mère, Nari (Éternel-Féminin), et le Fils, Viradi (Verbe-Créateur), telles sont les facultés divines. En d’autres termes : le principe intellectuel, le principe plastique, le principe producteur. Tous trois ensemble constituent la natura naturans, pour employer un terme de Spinoza. Le monde organisé, l’univers vivant, natura naturata, est le produit du verbe créateur qui se manifeste à son tour sous trois formes : Brahma, l’Esprit, correspond au monde divin ; Vishnou, l’âme, répond au monde humain ; Siva, le corps, répond au monde naturel. Dans ces trois mondes, le principe mâle et le principe féminin (essence et substance) sont également actifs, et l’Éternel-Féminin se manifeste à la fois dans la nature terrestre, humaine et divine. Isis est triple, Cybèle aussi. — On le voit, ainsi conçue, la double trinité, celle de Dieu et celle de l’univers, contient les principes et le cadre d’une théodicée et d’une cosmogonie. Il est juste de reconnaître que cette idée-mère est sortie de l’Inde. Tous les temples antiques, toutes les grandes religions et plusieurs philosophies célèbres l’ont adoptée. Du temps des apôtres et dans les premiers siècles du christianisme, les initiés chrétiens révéraient le principe féminin de la nature visible et invisible sous le nom du Saint-Esprit, représenté par une colombe, signe de la puissance féminine dans tous les temples d’Asie et d’Europe. Si, depuis, l’église a caché et perdu la clé de ses mystères, leur sens est encore écrit dans ses symboles.
  8. L’énoncé de cette doctrine, qui devint plus tard celle de Platon, se trouve au livre Ier du Bhagavadgita sous forme d’un dialogue entre Krishna et Ardjouna.
  9. Livre xiii à xviii du Bhagavadgita.
  10. Ibid., liv. xiv.
  11. Ibid., liv. v.
  12. Bhagavadgita, passim.
  13. Voir cette transfiguration de Krishna au livre xi du Bhagavadgita. Il serait intéressant de la comparer à la transfiguration de Jésus, xvii, saint Matthieu. Mais ce n’est pas ici le lieu de le faire.
  14. Bhagavadgita, liv. iv. Traduction d’Émile Burnouf. Cf. Schlegel et Wilkins.
  15. Le Vishnou-pourana, liv. v, ch. xxii et xxi, parle en termes assez transparens de cette ville : « Krishna résolut donc de construire une citadelle où la tribu d’Yadou trouverait un refuge assuré, et qui serait telle que les femmes mêmes pourraient la défendre. La ville de Dwarka était défendue par des remparts élevés, embellie par des jardins et des réservoirs et aussi splendide qu’Amaravati, la cité d’Indra. » Dans cette ville, il planta l’arbre de Parijata, « dont l’odeur suave embaume au loin la terre. Tous ceux qui en approchaient se trouvaient en mesure de se ressouvenir de leur existence antérieure. » Cet arbre est évidemment le symbole de la science divine et de l’initiation, le même que nous retrouvons dans la tradition chaldéenne et qui passa de là dans la genèse hébraïque. Après la mort de Krishna, la ville est submergée, l’arbre remonte au ciel, mais le temple reste. Si tout cela a un sens historique, cela veut dire, pour qui connaît le langage ultrasymbolique et prudent des Indous, qu’un tyran quelconque fit raser la ville, et que l’initiation devint de plus en plus secrète.
  16. Début du Bhagavadgita.
  17. Voyez notre étude sur la Légende du Bouddha, dans la Revue du 1eraoût 1885.
  18. Voir la note sur Dévaki à propos de la vision de Krishna.