La Légende de Metz/Chapitre VIII

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 150-172).

CHAPITRE VIII[modifier]

Débâcle du 1er corps. — Mac-Mahon devant le Conseil d’enquête. — Imprévoyance. — Marche sur Mézières. — Un mouvement tournant qui est un désastre. — Deux jours perdus. — Capitulation en rase campagne. — L’épée de la France. — Les marchands de paroles. — Conjuration dans l’armée. — Le colonel d’Andlau. — Messieurs les troueurs. — Un article du Berliner Börsen Zeitung. — Périsse la France, mais sauvons la Révolution ! — Une dépêche de Gambetta.


J’ai dû anticiper sur les événements, afin de laisser la parole à des juges plus autorisés que moi ; je demande la permission de remonter un peu en arrière jusqu’au désastre de Reichshoffen.

Ce désastre fut suivi d’une fuite désordonnée, d’une véritable débâcle du 1er corps. Le maréchal de Mac-Mahon, la tête perdue, marche au milieu de cette confusion, sans songer un instant à y mettre un peu d’ordre, sans faire une seule fois acte de commandement. Les deux corps de Failly et Douai, abandonnés à eux-mêmes, connaissent le désastre et se retirent sans savoir où ils vont.

Si l’ennemi avait eu cette résolution, cette activité, dont il s’est vanté après le succès, aucun de ces trois corps ne devait arriver à Châlons.

A Bar-sur-Aube, enfin, le maréchal de Mac-Mahon donne pour la première fois de ses nouvelles au maréchal Bazaine, alors qu’il a dépassé de trente lieues la ligne de défense. A Châlons, son armée se reforme ; mais elle est sous le coup du désastre de Reichshoffen.

Le corps le plus solide, le 1er, composé en grande partie de nos excellentes troupes d’Afrique, a été écrasé. Le soldat ne peut en apprécier la cause, il n’en éprouve que l’effet : le découragement.

Puis de nombreuses recrues arrivent, — fâcheuses recrues ! — Le maréchal, incapable de prendre par lui-même une résolution de général en chef, tiraillé par des avis contraires : de l’Empereur, qui est près de lui, et du ministre de la guerre qui est loin, mais qui voit juste, parce qu’il a, lui, les qualités d’un général en chef, le maréchal se décide enfin à marcher sur Metz.

Il a quatre et même cinq jours d’avance sur l’armée allemande ; au lieu de filer comme une flèche, il fait cette marche lente et flottante qui aboutit à Sedan, au fond d’une cuvette, dont les armées allemandes occupent les bords. Voici comment s’exprime le maréchal de Mac-Mahon devant le Conseil d’enquête :


« Je me mis en route le 23, pour aller rejoindre le maréchal Bazaine. On a beaucoup reproché au commandant de cette armée de n’avoir pas été assez vite, de n’avoir pu gagner Metz assez promptement, et d’avoir été cause des événements malheureux qui sont arrivés à Metz.

« Je me suis mis en route le 23. Ordre avait été donné que les mouvements fussent exécutés le plus vite possible, mais il y avait une chose à remarquer. Nous étions mal organisés. Les intendants qui appartenaient aux différents corps d’armée n’étaient arrivés que la veille, et, malgré des ordres précis, malgré toute la surveillance qu’on déploya, le service des vivres fut très mal fait.

« En partant de Châlons, nous croyions que nos hommes emportaient pour quatre jours de vivres.

« Je l’avais fait vérifier et je l’avais vérifié moi-même sur deux corps d’armée. Je croyais que les autres étaient dans la même position.

« Nous nous mîmes à marcher : la route de Verdun 1 était la plus courte, mais le prince royal de Saxe l’occupait avec des forces qu’on estimait à 160 000 hommes.

« J’étais donc obligé de prendre un peu plus vers le nord pour pouvoir rejoindre Bazaine.

« Dès le premier jour au soir, deux généraux commandants des corps d’armée, le général Ducrot et le général Lebrun, vinrent au quartier général à Attigny, et me dirent une chose à laquelle j’étais loin de m’attendre : c’est que leurs hommes manquaient de vivres par suite des fautes commises par les intendants. J’étais encore très près du chemin de fer. Je compris bien que c’était chose très fâcheuse que de perdre du temps, dans les circonstances où nous nous trouvions ; mais comme les plaines des environs de Châlons ne sont pas très riches en grain, je fus obligé d’appuyer à gauche et de venir à Rethel. Cela me fit perdre environ 24 heures. Je me réapprovisionnai et me remis en marche dans la direction de Stenay. Je croyais que c’était plus court.

« Laissant sur la droite le corps du prince de Saxe, j’arrivai de cette manière au Chêne-Populeux le 27 2. Là, je sus que le corps qui se trouvait sur ma droite était attaqué par les troupes prussiennes, de même qu’un autre qui se trouvait à Buzancy. Ceci me fit supposer que le prince de Prusse n’était pas loin (il avait été signalé du côté de Vouziers), et que, d’un autre côté, le prince de Saxe était à peu près à notre hauteur du côté de Buzancy. Dans cette position, je crus que nous devions nous replier. D’ailleurs je savais par les habitants, et entre autres par M. de Montagnac, maire de Sedan, que, deux jours auparavant, le maréchal Bazaine n’avait pas quitté Metz ; par conséquent il ne pouvait pas encore être à Montmédy. Je donnai l’ordre de se replier sur Mézières. Il y eut même des bagages et de l’artillerie qui se mirent en route et qui arrivèrent jusqu’à Mézières.

« Le ministre de la Guerre fut averti de ce mouvement de retraite par la dépêche suivante :

« La première et la deuxième armée, plus de 200 000 hommes, bloquent Metz, principalement sur la rive gauche. Une force, évaluée à 50 000 hommes, serait établie sur la rive droite de la Meuse pour gêner la marche sur Metz ; des renseignements annoncent que l’armée du prince royal de Prusse se dirige aujourd’hui sur les Ardennes avec 150 000 hommes ; elle serait déjà à Ardeni.

« Je suis au Chêne-Populeux avec plus de 100 000 hommes. Depuis le 19, je n’ai aucune nouvelle de Bazaine. Si je me porte à sa rencontre, je serai attaqué par une partie de la première et de la deuxième armée qui, à la faveur des bois, peuvent dérober une force supérieure à la mienne, en même temps être attaqué par l’armée du prince de Prusse, me coupant toute ligne de retraite. Je me rapproche demain de Mézières, d’où je continuerai ma retraite, selon les événements, vers l’ouest. »


« Les ordres furent donnés en conséquence.

« Voici par quelle fatalité je crus devoir agir autrement : vers deux heures du matin, je reçus du ministre de la Guerre une dépêche chiffrée ainsi conçue :


« Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris, et vous serez attaqué vous-même par toutes les forces de l’ennemi contre le dehors. Paris se gardera, les fortifications sont terminées ; il me parait urgent que vous puissiez parvenir rapidement jusqu’à Bazaine.

« Ce n’est pas le prince royal de Prusse qui est à Châlons, mais un des princes, frères du roi de Prusse, avec une avant-garde et des forces considérables de cavalerie. Je vous ai télégraphié ce matin deux renseignements qui indiquent que le prince royal de Prusse, sentant le danger auquel votre marche tournante expose et son armée et l’armée qui bloque Bazaine, avait changé de direction et marchait vers le nord. Vous avez au moins trente-six heures d’avance sur lui, peut-être quarante-huit. Vous n’avez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz, et qui, vous voyant vous retirer de Châlons sur Metz, s’étaient étendues sur l’Argonne. Votre mouvement sur Reims les avait trompées comme le prince royal de Prusse. Ici, tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine et l’anxiété avec laquelle on vous suit est extrême.

« Ceci me faisait hésiter, lorsque je reçus une demi-heure après une autre dépêche en ces termes :

« Au nom du conseil des Ministres et du conseil privé, je vous demande de secourir Bazaine, en profitant des trente heures d’avance que vous avez sur le prince de Prusse. Je fais partir le corps de Vinoy sur Mézières 3.


« D’après ces renseignements du ministre de la Guerre je crus devoir continuer ma marche pour rejoindre Bazaine, que j’espérais encore trouver en route. C’est alors que fut exécuté ce malheureux mouvement, la chose la plus malheureuse qu’il y ait eue dans toute la campagne.

« Lorsque j’étais au Chêne-Populeux, j’avais donné l’ordre, dans la soirée, de diriger sur Mézières les bagages de tous les corps. Ils se mirent en route, d’autant plus que la veille déjà, ayant su que l’ennemi était du côté de Vouziers et de Buzancy, j’avais retenu tous les bagages de l’armée sur la rive gauche du canal qui passe au Chêne-Populeux. Il s’ensuivit que le lendemain, lorsque je donnai l’ordre de marcher en avant sur Stenay, le changement de direction amena sur la route une confusion qui ralentit tout le mouvement.

« J’avais donné l’ordre de se mettre en route sur Stenay, nous marchions dans cette direction, et j’étais encore au Chêne-Populeux lorsque j’appris, par un monsieur qui en venait, que Stenay était occupé par un corps prussien de 150 000 hommes et que le pont était détruit.

« N’ayant pas d’équipage de pont à ma disposition, je ne pouvais pas passer la Meuse sur le point que j’avais cru le plus convenable. Je fus encore obligé d’appuyer davantage sur la gauche et d’aller passer plus en aval à Mouzon et à Remilly.

« Je donnai des ordres aux corps pour se rabattre sur Mouzon. Il y eut encore un accident de route, et, bien que les chemins ne fussent pas mauvais, nous perdîmes encore du temps.

« En définitive, il est certain que, dans cette marche en avant, je perdis deux jours, le premier en revenant sur Réthel, le second occasionné, d’un côté, par le mouvement que j’avais prescrit pour revenir du Chêne-Populeux à Mézières, et de l’autre par l’obligation où je fus de changer la direction de Stenay pour me rabattre sur Mouzon. »


Il est impossible d’accumuler plus de fautes en moins de temps ; il est impossible aussi de trouver dans l’histoire un exemple de fatalité plus complète.

L’armée de Châlons, le dernier espoir de salut, disparaît tout entière en quelques heures.

Dieu veut que le maréchal de Mac-Mahon soit blessé dans la matinée du 1er septembre, qu’il quitte le commandement et que la responsabilité du désastre, qui lui revient tout entière, soit détournée de lui et tombe sur l’Empereur, qui avait cependant habilement manœuvré pour n’en avoir aucune.

C’est ce pauvre Empereur qui conclut la capitulation et qui est le coupable !

Voilà bien une capitulation en rase campagne : ce n’est pas douteux ; elle en a tous les caractères, et c’est le maréchal de Mac-Mahon, à qui l’illusion n’est pas permise, qui va donner des juges au maréchal Bazaine !

La nouvelle de cet épouvantable désastre, l’évanouissement du dernier espoir de l’armée de Metz, parvenait à son chef d’une manière positive le 12 septembre. A partir de ce moment, l’armée était absolument perdue à ses propres yeux, elle devait être raisonnablement perdue aux yeux de la France. Une place forte bloquée, fût-ce Paris, avec 300 000 cormbattants, ne peut rien faire contre un ennemi qui l’enserre dans un cercle d’airain, si elle ne peut tendre la main à une armée de secours. C’était le moment de traiter ; M. de Bismarck se serait alors probablement contenté de Strasbourg et d’une indemnité ; c’était beaucoup. Mais qu’était-ce en comparaison de ce qu’on devait exiger plus tard !

Quand M. de Bismarck demanda à l’Empereur :

— Sire, est-ce votre épée que vous rendez ou celle de la France ?

Il n’y avait pas à hésiter, l’Empereur aurait dû répondre : C’est l’épée de la France, et non pas :

« Je suis personnellement votre prisonnier ; quant à la paix, cela regarde le gouvernement de Paris.

Le gouvernement de Paris ! Quelques heures après, c’était le gouvernement de la Défense nationale !

C’était la Révolution en face de l’ennemi ; la Révolution avec sa présomption habituelle, avec son ardeur dévorante du pouvoir, empressée de saisir l’occasion, si précieuse pour elle, de la disparition de toute force capable de la dompter, déclarant qu’elle allait sauver la patrie, — nous avons vu comment ! — heureuse, malgré nos désastres, de succéder à l’empereur Napoléon, qui, sorti lui aussi de la Révolution, avait au moins consulté la nation, ce que s’est bien gardé de faire le gouvernement qui l’a remplacé.

Les députés de Paris se constituant en gouvernement de la Défense Nationale, de par leur propre autorité, il était heureux que ceux de Lyon n’en aient pas fait autant, ni ceux de Marseille ! Il y aurait eu autant de gouvernements de la Défense Nationale que de grandes villes.

Ils avaient tous les mêmes droits.

Où étaient les éléments de la défense nationale ? Il n’y en avait plus ; mais ces messieurs ne s’embarrassèrent pas pour si peu, et ils trouvèrent enfin l’occasion de prouver l’excellence des élucubrations de leur génie, la solidité de leurs thèses, soutenues si souvent à la tribune, que le temps des armées permanentes est passé, que le peuple armé est invincible.

On connaît leurs actes et quels en furent les résultats !

L’armée de Metz n’était, certes, point impérialiste ; mais lorsqu’un prisonnier français, qui avait pu franchir les lignes ennemies, apporta, dans le courant de septembre, deux journaux du 7 et du 10 relatant que l’Empereur avait été interné en Allemagne après avoir été pris avec son armée à Sedan ; que l’Impératrice avait quitté Paris le 4 septembre, et qu’un certain nombre de députés de Paris s’étaient arrogé le pouvoir, — cette armée, je le répète, qui n’était pas impérialiste, mais essentiellement française, ne crut pas devoir, sans renseignements positifs sur ce qui se passait, isolée, toute communication avec l’extérieur étant coupée, faire de la politique en face de l’ennemi. Elle ne voulut pas se révolter contre un Empereur qui tenait ses pouvoirs de cette France dont ils étaient les soldats, et pour laquelle tous les jours ils exposaient leur vie.

Le maréchal, leur chef, non seulement partageait leurs sentiments patriotiques, mais il devait encore s’efforcer de maintenir le respect de l’ordre et de l’autorité dans la ville, dont une partie des habitants était travaillée depuis longtemps par des agents à la solde de l’Allemagne.

On a reproché au maréchal Bazaine de ne pas avoir reconnu le gouvernement de la Défense Nationale, d’être resté fidèle à son souverain, à ses serments. C’est son crime, paraît-il ? En politique tout est si élastique, que c’est, parait-il encore, sa véritable trahison.

Nous verrons plus tard ce qui serait advenu des membres du gouvernement de la Défense Nationale, si l’Impératrice eût, en traitant avec M. de Bismarck, accepté une diminution de ce territoire, que devaient céder si largement ceux qui, contre tout principe de morale et de patriotisme, s’étaient révoltés en face de l’ennemi.

J’ai dit ailleurs comment le général Trochu, soldat plein d’honneur, était accidentellement devenu président de ce gouvernement d’aventures, de ces « marchands de paroles », comme disent les Arabes en parlant des avocats.

Il n’est que trop vrai qu’en politique, comme dans la vie privée, il faut, de deux maux, savoir choisir le moindre.

Le maréchal à Metz s’efforçait d’accomplir son devoir militaire dans toute son étendue, il cherchait à relever le moral de ses soldats et à leur rendre le respect d’eux-mêmes, qu’avaient perdu une masse de fuyards de l’infanterie, qui, à la suite des batailles, rentraient en ville et mendiaient dans les rues ; il faisait cesser un scandale auquel le commandant supérieur aurait dû avoir la main ; pendant que le maréchal était occupé à tous ces soins, une conjuration se formait contre lui dans les cadres supérieurs de l’armée.

De cette conjuration, de ce crime, l’armée n’a rien su, quant au fond, quant au but caché ; elle n’en a connu qu’un résultat tout extérieur, parfaitement avouable et honorable.

Malgré cela, l’armée n’a point été longtemps dupe des manœuvres de Messieurs les troueurs, elle a de suite et très exactement découvert ce que leur apparence d’énergie, de courage, de dévoûment, de patriotisme à outrance, cachait d’ambitions personnelles et de perfide jactance.

Ces messieurs s’agitaient beaucoup, disaient tout haut : « Nous marchons à une capitulation, à une honte que nous ne voulons pas subir ; nous recruterons vingt mille ou même seulement dix mille braves, avec lesquels nous ferons une trouée dans les lignes prussiennes. »

C’était en petit la sortie en masse, la sortie torrentielle, — les femmes en avant, — réclamée par la garde nationale de Paris, dont quelques bataillons avaient fait héroïquement leur devoir, mais dont la majeure partie était tout aussi prompte à se débander et à se sauver en face de l’ennemi, qu’elle était bruyante et révoltée en ville, en réclamant l’honneur de faire cette fameuse sortie.

Si ce projet n’avait eu pour mobile que le sentiment vrai de l’honneur, que le courage, que le désespoir, l’armée aurait respecté cette douleur parce qu’elle eût été en effet respectable. Mais l’armée reconnut sans hésiter que ce projet avait une tout autre source et un tout autre but.

Ses auteurs savaient bien que les dix mille, et à plus forte raison les vingt mille braves qu’ils demandaient, ne se trouveraient pas ; que, par conséquent, l’exploit qu’ils annonçaient n’avait aucune chance d’être tenté avec ses hasards et ses périls. Sous leur but avoué ; il y en avait un autre inavoué, celui d’être connus un jour, — après la capitulation, qui soulèverait sans aucun doute la réprobation du gouvernement et du pays, — comme des officiers s’y étant opposés, opposition qui devait leur procurer honneur et avancernent.

Quelques officiers supérieurs s’étaient joints de bonne foi aux meneurs de cette basse intrigue ; mais l’armée, qui ne les estimait pas, leur avait donné, par dénigrement, ce nom de troueurs.

Qu’eût-elle pensé d’eux si elle avait su que leurs visées ne se bornaient pas là ; qu’ils avaient organisé une conjuration dont le but était de faire, dans l’armée et dans la place, un second 4 septembre, de mettre en prison le maréchal Bazaine, le maréchal Le Bœuf, le maréchal Canrobert, le général Frossard, le général Desvaux, etc., tous les généraux enfin dont le caractère pouvait et devait les gêner, et de former dans la ville un nouveau Gouvernement Provisoire ?

L’âme de cette conjuration, son pivot, sa cheville ouvrière, celui qui devait être la cause du procès Bazaine, celui enfin qui devait poursuivre son ancien chef de toute sa haine, c’était le colonel d’Andlau, le général que nos tribunaux viennent de frapper de cinq ans de prison, de 3 000 francs d’amende, de dix ans d’interdiction de ses droits civiques, l’associé de Mme Ratazzi et Limouzin.

Quelques-uns des conjurés avaient pris le maréchal en haine parce qu’ils craignaient son mécontentement, ses révélations sur certains de leurs actes, le tort que ces révélations pouvaient leur faire ; enfin quelques-uns espéraient se faire un marchepied du corps de leur victime.

Tous ces calculs, fondés sur l’état du gouvernement révolutionnaire de la France, étaient justes : la condamnation du maréchal l’a prouvé. Le colonel d’Andlau haïssait le maréchal, non seulement par ambition déçue, par vanité blessée, mais aussi, et surtout, parce que son caractère différait foncièrement du sien.

La part si grande, si capitale, qu’a eue le colonel d’Andlau dans la condamnation du maréchal Bazaine, s’explique facilement. Le maréchal fit adresser, à Metz, à ce colonel, de très vifs reproches, par son chef d’état-major, le général Jarras. Ces reproches arrivaient au lieu et place du grade de général de brigade, que le colonel d’Andlau venait de voir donner à deux colonels d’état-major jugés plus capables et plus dévoués à leur devoir. En outre, le colonel d’Andlau, intelligent, écrivain très exercé, avait été un des conférenciers du maréchal Niel, et un des plus félicités. Son orgueil en avait grandi et son ambition s’en était beaucoup accrue.

Tant d’autres conférenciers avaient dû à des travaux d’une médiocrité incontestable un avancement qu’ils n’auraient pas obtenu à d’autres titres.

Le maréchal, voyant la situation perdue, ne trouvant absolument aucune issue, se dit, avec sa modestie et sa simplicité habituelles, que les idées qui ne lui venaient pas, il les trouverait peut-être chez les officiers distingués de son état-major. Agissant, dans cette circonstance, comme devait le faire peu après Trochu à Paris, et du reste, selon les prescriptions de Napoléon 1er, il fit venir et consulta successivement plusieurs d’entre eux.

A ces questions, l’amour-propre aidant, les réponses abondèrent ; mais le maréchal, avec bon sens et supériorité, démontra, en quelques mots irréfutables, la fausseté ou l’impossibilité de ces élucubrations.

Quelques-uns des officiers se rangèrent à l’avis de leur chef. D’autres, le colonel d’Andlau en tête — lui, le conférencier si applaudi ! — furent profondément atteints par la blessure faite à leur amour-propre. Pendant ce temps, des sous-ordres poussaient activement l’armée à la révolte, les habitants au soulèvement.

Les capitaines Boyenval et Rossel étaient au premier rang de ces agitateurs.

Boyenval devait se suicider à quelque temps de là ; Rossel devait être fusillé à Satory, comme général de la Commune.

Au moins pour ce dernier, ses manœuvres lui avaient procuré un avancement rapide !…

Il y avait aussi un sieur Valcourt, interprète dans l’état-major du général Blanchard, que son besoin désordonné de jouer un grand rôle devait amener peu après en police correctionnelle, pour escroquerie et faux.

Le temps a déjà fait justice des premiers accusateurs du maréchal Bazaine ; il en, sera bientôt de même de leurs accusations.

Cette conjuration civile et militaire, soutenue par un journal sang de bœuf, avait des adhérents dans la garde nationale de Metz, qui parlait souvent de son ardent patriotisme, de son furieux désir d’aller au feu, et qui vint même l’exprimer au général Changarnier. Cette manifestation rappelait encore l’attitude de la garde nationale pendant le siège de Paris. Les manifestants se dispersèrent tout à coup sur les assurances qui leur furent données qu’on avait demandé pour eux le poste avancé de Ladonchamp, où à cette époque on se battait tous les jours.

La conjuration n’aboutit pas. Il fallait aux conjurés des soldats ; ils ne purent en débaucher. Mais après la Commune, voyant l’opinion publique, sous l’accusation monstrueuse lancée à la légère contre le maréchal par Gambetta dans le but d’enflammer le patriotisme, flotter sans consistance, tous ceux qui avaient intérêt à ce que la vérité ne fût pas connue, à tromper l’opinion, à tromper le pays, s’entendirent. Il parut alors un livre : Metz, campagne et négociations sous le prudent voile de l’anonyme.

Nous verrons plus loin comment M. d’Andlau s’en déclara l’auteur ; mais je tiens auparavant à montrer ce que l’on pensait en Allemagne du jugement que venait de porter Gambetta sur la conduite d’un maréchal de France. Je transcris un article du Berliner Börsen Zeitung, du samedi 5 novembre 1870 4 :


« Au sujet du document dans lequel ces messieurs du gouvernement provisoire de Tours se sont appliqués, par la plume un peu prompte de M. Gambetta, à flétrir comme traître le maréchal Bazaine aux yeux de ses contemporains et de l’histoire, ainsi qu’au sujet de la capitulation elle-même, G. Freitag écrit ce qui suit dans le Messager de la Frontière :

Aussitôt après la nouvelle de la perte de la forteresse, sans connaître les circonstances qui l’expliquaient ; des hommes qui représentent la plus haute autorité chez un peuple considérable, osent outrager, comme des écoliers, l’honneur militaire d’un homme qui, quels que puissent être son caractère et sa conduite, placé dans la situation la plus terrible et qui engageait le plus hautement sa responsabilité, a de toute manière, affronté plus de dangers et fait preuve de plus d’énergie que tous ces messieurs ensemble du gouvernement en ballon qui siège à Tours.

Ce ne serait pas la peine, pour un Allemand, de se préoccuper de leur répondre ; mais comme il s’est trouvé un journal allemand, dont le correspondant militaire a une grande prétention à être tenu en considération, qui a traité de défection la conduite du maréchal, il est permis de rappeler ici l’état réel des choses.

Nous n’avons pas mission de rompre des lances pour l’énergie du maréchal Bazaine ; nous voudrions seulement qu’on ne traitât pas plus durement que de raison un adversaire humilié. Nous savons, par la correspondance imprimée de Bazaine avec l’état-major impérial, que le maréchal, après avoir été cerné devant Metz, à la suite des batailles du 14, du 16 et du 18, reconnaissait dès le 20 août la gravité de sa situation. Ces trois grandes batailles, dont le prix a été recueilli le 27 octobre, avaient si gravement atteint notre armée victorieuse, que, malgré la victoire, un sombre sentiment de tristesse dominait, et que les commandants en chef de l’armée eux-mêmes se disaient que le carnage des batailles ne pouvait ainsi durer plus longtemps.

Nous sommes donc autorisés à admettre que le commandant en chef de l’armée française devait être aussi vivement préoccupé de la situation de sa propre armée.

Les Français avaient combattu trois jours sans succès, et pendant deux jours avaient été rejetés de tous côtés, en désordre, dans leurs positions concentrées ; ils doivent avoir éprouvé des pertes énormes. Sur les 170 000 hommes que l’armée de Bazaine pouvait alors compter, elle avait bien perdu 50 000 tués ou blessés. En tous cas, le 19 et les jours suivants, l’armée était dans une situation telle qu’une tentative désespérée pour se faire jour n’avait aucune chance de réussir.

La vérité est, cependant, que ce ne fut que pendant les premiers jours de l’investissement que le général ainsi cerné put avoir la perspective de se faire jour, non pas avec toute son armée, mais peut-être avec une partie. Chaque jour, chaque heure, l’artillerie ennemie, couverte par des retranchements, resserrait plus étroitement autour de lui son cercle de feu. Dès la première semaine du siège, on avait la conviction au quartier général allemand qu’une sortie n’était possible à Bazaine qu’au prix d’énormes pertes, et n’aurait d’autre résultat que de permettre à quelques débris de son armée de chercher un refuge dans le terrain coupé de la Lorraine méridionale et de Bassigny. Jusqu’au jour de Sedan le maréchal s’appliqua à renforcer son armée et espéra recevoir un secours du dehors ; mais depuis la chute de Napoléon, il songea que son devoir était évidemment de sauvegarder aussi longtemps que possible l’armée impériale et la forteresse.

Dès lors, s’il parvenait à s’échapper, quelle perspective lui restait-il dans le pays ?

Il n’existait absolument plus aucune armée ; dans le Midi régnaient l’anarchie et la république rouge ; se faire jour jusqu’à Paris avec les débris de l’armée, il ne pouvait pas l’espérer, puisqu’il aurait derrière lui une armée deux fois aussi forte que la sienne et une deuxième armée devant lui. Car, à Metz, il y a eu, sans doute, 173 000 prisonniers, mais il faut en déduire 38 000 malades, 30 000 hommes de garnison qu’il fallait laisser en arrière ; l’armée avec laquelle il pouvait tenir la campagne comprenait environ 105 000 hommes, sans chevaux de train ni de cavalerie, et l’artillerie n’ayant que de détestables attelages. Une pareille armée en rase campagne, poursuivie par un ennemi supérieur, est destinée à être dispersée et égorgée. Nous ne pensons pas que l’honneur militaire le plus scrupuleux justifie un général de sacrifier inutilement, dans de semblables circonstances, la vie d’une centaine de mille hommes.

Que d’ailleurs le maréchal ait éprouvé de la répugnance à livrer au gouvernement républicain les quelques débris qui auraient pu s’échapper de l’armée impériale, et à se voir proscrit lui-même comme bonapartiste maudit, cela est très vraisemblable. Mais nous ne pouvons admettre que cette pensée ait exercé sur sa conduite quelque influence blâmable.

Il a rendu son armée et la forteresse après une résistance opiniâtre, alors que les approvisionnements étaient épuisés ; et sous la menace de l’épuisement et au point de vue militaire, cela était parfaitement dans l’ordre.


Du reste, si Gambetta, dans un mouvement oratoire, avait traité Bazaine de traître, il n’avait pas absolument tort. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Gambetta et Bazaine n’avaient pas la même manière de voir. Le premier devait dire peu après : « Périsse la France, mais sauvons la Révolution 5. » Bazaine pensait au contraire : Périsse la Révolution ; mais sauvons la France !

Leur manière de voir, je le répète, n’était évidemment pas la même.

Si Gambetta avait cru devoir, dans une proclamation, accuser Bazaine de trahison, parce que cela faisait bien dans le paysage, parce que c’était bien dans la note des vieux maîtres les Conventionnels, et qu’il espérait enflammer le patriotisme de tous ces pauvres diables, qui allaient se faire tuer, sans souliers et même sans fusil, — Gambetta était un homme trop supérieur, il avait trop d’esprit et de jugement pour croire à tout ce qu’il était obligé de débiter aux gogos qui buvaient ses paroles.

Quand il vit dans la suite que sa proclamation avait fait un trou plus profond qu’il ne le supposait, quand il vit encore que des intrigants, des lâches, que suivaient inconsciemment quelques gens de bonne foi, s’appuyaient sur cette proclamation pour traduire Bazaine devant un Conseil de guerre et le rendre seul responsable des fautes qu’eux et bien d’autres avaient commises, il y eut chez Gambetta, à ce moment, un juste sentiment de révolte.

Comme disait Napoléon 1er à Sainte-Hélène, il ne voyait pas la nécessité des crimes inutiles, surtout de ceux qui ne lui profitaient pas ; et il envoya cette curieuse dépêche :


25 décembre, 2 h. 45 soir. — N°5183.

Gambetta à Crémieux, Justice, de Freycinet et Laurier.


Qui donc a formé un conseil d’enquête pour juger Bazaine ?

L’enquête est faite ; personne ne m’a consulté. Je m’y oppose formellement, et je vous prie d’arrêter ces choses.

Réponse immédiate.


C’était parler en dictateur. L’enquête est faite, c’était bientôt dit ! Où et comment avait été faite cette enquête ? Mais, sous la dictature de Gambetta, on n’y regardait pas de si près : « Bazaine a trahi ! » avait-il écrit dans une proclamation ; c’était à cela que se résumait toute son enquête. A cette époque, Gambetta n’avait pas intérêt à faire juger Bazaine. Il fallait s’arrêter là. II avait levé un lièvre, mais n’entendait pas qu’il fût forcé. Juger publiquement Bazaine ! C’était aller trop loin. Ses intérêts n’étaient pas encore en jeu comme ils le furent plus tard.


NOTES DU CHAPITRE VIII[modifier]

1. Le 24 août, les Saxons attaquaient Verdun.


2. Le 27 août, le maréchal de Mac-Mahon arriva au Chêne-Populeux, direction de Stenay (qui en est distant d’une marche de six à sept heures), mais non à cette localité même, comme l’annonçait la dépêche venue de Thionville le 29.

Le lendemain le maréchal ordonna la retraite sur Mézières. Si le mouvement du maréchal de Mac-Mahon avait continué sur Stenay et Montmédy, il y avait des chances, après la démonstration du maréchal Bazaine du 26, qui avait donné le change à l’ennemi, pour qu’arrivant assez près de Metz, on entendit son canon, et que faisant alors un vigoureux effort, le 28 ou le 29, pour s’élever sur le plateau de la rive gauche, on pût opérer la jonction.


3. Auquel le maréchal de Mac-Mahon n’a donné aucun ordre.


4. Il doit y avoir erreur, dans les chiffres.


5. Discours de Lille.