La Légende de la mort en Basse-Bretagne/Morts violentes et morts volontaires

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CHAPITRE V


Morts violentes et Morts volontaires
Noyés et pendus. — Les villes englouties
Moyens d’appeler la mort sur quelqu’un


XLIV

Moyens d’appeler la mort sur quelqu’un


Quand on veut appeler la mort sur quelqu’un que l’on hait, il suffit de s’adresser à une personne expérimentée. Il y en a au moins une dans chaque paroisse. Elle vous remet un petit sac contenant une mixture où il entre :

1o Quelques grains de sel ;

2o Un peu de terre prise au cimetière ;

3o De la cire vierge ;

4o Une araignée qu’on a soi-même attrapée en un coin de sa maison ;

5o De la rognure d’ongles, (pour se la procurer, on ronge ses propres ongles avec les dents).

On doit porter ce petit sac, suspendu au cou, pendant neuf jours consécutifs. Ce temps écoulé, on le place dans un endroit où l’on présume que passera l’individu dont on veut la mort. Il importe qu’il soit bien en évidence, qu’il attire l’attention, qu’il tente la curiosité. On le dispose, par exemple, au milieu d’un sentier ou sur l’aire d’une maison. Votre ennemi le ramasse, croyant avoir trouvé une bourse pleine ; il le palpe, l’ouvre. C’est assez. Il mourra dans les douze mois[1].

(Communiqué par François le Roux. — Rosporden.)

Il est un moyen encore plus infaillible. C’est d’aller vouer (gwestla) celui que l’on hait à saint Yves-de-la-Vérité[2].

On fait saint Yves juge de la querelle.

Mais il faut être bien sûr d’avoir de son côté le bon droit.

Si c’est vous qui avez le tort, c’est vous qui serez frappé.

La personne qui a été vouée justement à Saint-Yves-de-la-Vérité sèche sur pied pendant neuf mois.

Elle ne rend toutefois le dernier soupir que le jour où celui qui l’a vouée ou fait vouer franchit le seuil de sa maison.

Lasse d’être si longtemps à mourir, il arrive souvent qu’elle mande chez elle celui qu’elle soupçonne d’être son envoûteur, afin d’être plus tôt délivrée.

Pour vouer quelqu’un à Saint-Yves-de-la-Vérité, il faut :

1o Glisser un liard dans le sabot de la personne dont on souhaite la mort ;

2o Faire à jeun trois pèlerinages consécutifs à la maison du saint ; le lundi est le jour consacré.

3o Empoigner le saint par l’épaule et le secouer rudement en disant : « Tu es le petit saint de la Vérité (Zantik-ar-Wirione). Je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi. Mais si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans le délai rigoureusement prescrit[3] ; »

4o Déposer comme offrande aux pieds du saint une pièce de dix-huit deniers marquée d’une croix ;

5o Réciter les prières habituelles, en commençant par la fin ;

6o Faire trois fois le tour de l’oratoire, sans tourner la tête.


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XLV

L’histoire du maréchal ferrant


Il était une fois un maréchal-ferrant qui s’appelait Fanchi et qui avait sa forge au bourg de Caouennek[4]. Il cultivait de plus quelques arpents de terre, attenant à sa forge, et il trouvait moyen de nourrir deux ou trois vaches. Il aurait dû être à l’aise dans ses affaires, car il travaillait avec courage. Malheureusement sa femme était un puits de dépenses. L’argent que Fanchi lui remettait, il ne le revoyait plus, sans qu’il pût savoir à quoi il avait été employé. Il ne se doutait pas, l’excellent homme, que Marie Bénec’h, sa triste moitié, tandis qu’il peinait à l’enclume, passait son temps à commérer d’auberge en auberge, et à payer du micamo, c’est-à-dire du café « salé avec de l’eau-de-vie », à toutes les Jeannettes du voisinage.

Fanchi avait un apprenti, nommé Louiz, qui était dans sa maison depuis nombre d’années et en qui il avait grande confiance.

Un soir, il dit à l’apprenti :

— Sois de bonne heure sur pied demain matin. Marie Bénec’h prétend que sa bourse est vide. Nous irons à la Roche-Derrien vendre la vache rousse. C’est la « foire du chaume » (foar-ar-zoul), nous en trouverons peut-être un bon prix.

La vache rousse fut, en effet, bien vendue. Trois cents écus sonnants, sans compter les arrhes.

Comme Louiz et Fanchi s’en revenaient vers Caouennek, l’apprenti dit au maître :

— À votre place, je ne donnerais pas cet argent à Marie Bénec’h, en une seule fois. Je le ramasserais dans un tiroir et je ne m’en séparerais qu’au fur et à mesure des besoins du ménage.

— C’est une heureuse idée, répondit Fanchi, qui n’avait jamais pensé à cela.

Rentré chez lui, il mit les trois cents écus, rangés en plusieurs piles, dans une grosse armoire de chêne dont il fourra la clef sous son traversin.

Mais son manège n’avait pas échappé à l’œil de Marie Bénec’h. Dès qu’elle entendit ronfler son mari que cette journée de foire avait harassé, elle se leva discrètement, déroba la clef, courut à l’armoire, et fit râfle de l’argent.

Qui fut bien attrapé le lendemain ? Ce fut Fanchi, le forgeron.

Ses soupçons se portèrent aveuglément sur son apprenti.

— Louiz, s’écria-t-il, pâle de colère, j’ai suivi ton conseil. Voilà ce qui m’en revient. Rends-moi mes trois cents écus.

— Je ne les ai pas pris.

Tu nies ? Soit. Tu vas de ce pas m’accompagner à Saint-Yves-de-la-Vérité !

— Je suis prêt à vous accompagner partout où il vous plaira.

Ils se mirent en route.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’oratoire, le maréchal prononça les paroles consacrées. Le saint inclina la tête par trois fois, pour montrer qu’il avait compris et aussi pour déclarer qu’il allait faire justice.

Fanchi regagna Caouennek, soulagé. Quant à Louiz, qui avait été allègre au départ, il ne le fut pas moins au retour.

À l’entrée du bourg, Fanchi lui dit :

— Tu penses bien que d’ici longtemps nous ne travaillerons plus ensemble.

— À votre gré, maître, répondit Louiz. J’estime cependant qu’avant peu vous aurez reconnu que ce n’est pas moi le coupable.

Ils se séparèrent.

Marie Bénec’h guettait son mari du seuil de la forge.

— Où as-tu été ? lui demanda-t-elle.

— À Saint-Yves-de-la-Vérité.

— Quoi faire ?

— Vouer à la mort, dans un délai de douze mois, la personne qui m’a volé mes trois cents écus.

— Ah ! malheureux ! malheureux ! s’écria Marie Bénec’h, qui déjà avait au cou la couleur de la mort, si du moins tu m’avais prévenue ! tes trois cents écus n’ont pas été volés. C’est moi qui les ai pris, cette nuit, pendant que tu dormais. Retournons vite défaire ce que tu as fait.

— Il est trop tard, femme. Par trois fois le saint a incliné la tête.

À partir de ce jour, Marie Bénec’h ne fit en effet que languir, et, les douze mois écoulés, elle mourut.


(Conté par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc.)


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XLVI

Les morts violentes ou volontaires


Lorsqu’un enfant naît de nuit, et qu’il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l’accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l’état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l’étrangler, ou s’ils s’épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue[5].

Sur la route de Quimper à Douarnenez se trouve la tombe d’un nommé Tanguy.

Il périt en cet endroit, assassiné.

On ne passe jamais devant le tertre de terre sous lequel il est enseveli, sans y planter une petite croix qu’on improvise à l’aide de quelque branche coupée aux haies voisines.

Qui manque à cette pratique risque de faire mauvaise rencontre en route et de mourir, comme Tanguy, de male mort.

Pour retrouver le cadavre d’un noyé, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une écuelle de bois qu’on emplit de son, et dans le son, on plante une chandelle bénite, allumée. On pose le tout sur l’eau. La chandelle se dirige vers l’endroit où gît le cadavre. Il n’y a qu’à chercher là où elle s’arrête[6].

Quand on retire de l’eau le cadavre d’un noyé, il se met à saigner du nez, si parmi les personnes présentes se trouve quelqu’un de ses proches[7].

Lorsqu’un équipage de barque vient à périr en mer, c’est toujours le corps du patron que l’on retrouve en dernier lieu[8].

Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyés dans la grotte de l’Autel, près de Morgat. Leurs âmes séjournent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir définitivement pour l’autre monde. Malheur à qui troublerait leur pénitence, en s’aventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y périrait de male mort[9].

Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la côte les noyés qui s’appellent entre eux.

Quand un pêcheur périt en mer, les goélands et les courlis viennent siffler et battre de l’aile aux vitres de sa maison.

À Gueltraz (île Saint-Gildas), près de Port-Blanc, on voit souvent débarquer des noyés qui viennent faire provision d’eau douce. Ils cheminent silencieux, en une longue procession qu’une femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux à voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais qu’un mot : ia !.. ia !… (oui !.. oui !…)

La silhouette de leur navire s’aperçoit au loin, comme perdue dans les nuages.

Quand les pêcheurs de Trévou-Tréguignec s’embarquent la nuit pour la pêche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne s’accrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux où les rames s’embarrassent.

« Mon père, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des épaves le long de la grève.

Cette nuit-là, il avait emporté son filet sur ses épaules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce côté, tout en flânant.

Tout à coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit à rouler avec bruit dans les galets.

— Qu’est-ce que cela peut être ? se dit-il.

Il courut après l’objet qui dégringolait toujours, car la pente à cet endroit était rapide.

Jugez de son désappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut à la lueur de sa lanterne que c’était une tête de mort.

Il n’eut rien de plus pressé que de lancer au loin cette épave humaine.

Mais aussitôt une grande clameur s’éleva de la mer.

Mon père épouvanté crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau.

En même temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet.

Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect à la tête de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire à des noyés. Le voilà de se remettre en quête du crâne ; le retrouver ne fut pas chose facile.

Mon père se disait :

— Si je l’ai rejeté dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent là-bas si désespérément vont m’entraîner avec eux dans l’abîme.

Fort heureusement, la tête de mort avait été arrêtée par un rocher.

Mon père la reporta pieusement à l’endroit où elle gisait quand son pied l’avait heurtée tout d’abord.

Grâce à quoi il put rentrer chez lui sain et sauf. »


(Conté par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc.)

Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyés, qu’ils aient péri volontairement ou non, restent faire pénitence à l’endroit où ils ont été engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer à la même place. Alors seulement, ils sont délivrés.

Vers 1856, trente-deux personnes affrétèrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, à l’embouchure de la rivière de Quimper. Le temps était beau. La traversée de la baie se fit sans encombre. Mais à l’entrée des Vire-Court[10], en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manœuvre.

Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs années après, le souvenir en était encore présent à toutes les mémoires, et les bateaux qui descendaient la rivière se garaient avec soin des parages où l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine à s’en écarter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs même y sombrèrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, à voix basse, sur le port :

— Ah ! vous voyez,… vous voyez !… Les anciens se sont fait remplacer… C’est des nouveaux qu’il faut se défier maintenant.


(Conté par René Alain. — Quimper, 1889.)


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XLVII

Iannic-an-ôd


Les noyés, dont le corps n’a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes.

Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement :

— Iou ! Iou !

On dit alors, dans le pays de Cornouailles :

E-man-Iannic-ann-ôd o iouall ! (Voilà Iannic ann-ôd, — Petit-Jean de la grève, — qui hurle !)

Tous ces noyés hurleurs sont instinctivement appelés Iannic-ann-ôd.

Iannic-ann-ôd n’est pas méchant, pourvu qu’on ne s’amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l’imprudent qui se risque à ce jeu ! si vous répondez une première fois, Iannic-ann-ôd franchit d’un bon la moitié de la distance qui le sépare de vous ; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié ; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou.

Un domestique de ferme revenait de conduire les bêtes aux champs, un soir d’été, dans le temps où l’on commence à leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grève, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ôd. Le domestique était un luron. Il savait toutes les histoires qui se débitent, aux veillées d’hiver, sur le compte de Iannic-ann-ôd, et il s’était promis de les vérifier à la première occasion.

— Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cœur net.

En garçon avisé toutefois, il attendit d’être assez près de la ferme, avant de répondre aux « Iou » stridents, que poussait derrière lui le rôdeur de plages.

Alors seulement, il poussa à son tour un « Iou » sonore.

Iannic-ann-ôd fut sans doute interdit de tant d’audace, car il se tut subitement. Le domestique constata qu’en revanche il s’était fort rapproché. Sa silhouette apparaissait maintenant là-bas, à l’autre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune.

Voici les cris de reprendre de plus belle.

Cette fois, le domestique n’y fit écho qu’arrivé au milieu de la cour de la ferme.

Iannic-ann-ôd touchait à ce moment à la barrière.

Il hurlait avec une rage croissante :

Iou ! Iou ! Iou !

Il y avait de la provocation dans sa plainte.

Le domestique s’était mis à courir vite, vite, aussi vite que s’il avait eu des ailes aux talons.

Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisième « Iou », en même temps qu’il refermait le lourd battant de chêne.

Un formidable coup s’abattit du dehors sur la porte ; on eût juré qu’elle volait en éclats. Et la voix du hurleur s’éleva menaçante :

— Passe pour une fois : mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme !

Le domestique se l’est tenu pour dit.


(Conté par René Alain. — Quimper 1889.)


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XLVIII

Les cinq trépassés de la Baie


C’étaient deux marins de Quimper.

Ils s’étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de Benn-Odet[11].

Peut-être s’attardèrent-ils chez l’aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissèrent passer l’heure de la marée. Parvenus à l’endroit qu’on nomme « la Baie, » ils n’eurent plus assez d’eau et durent échouer piteusement dans les vases..... Six heures à attendre avant la prochaine marée, et cela en pleine nuit !.. Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l’œil, quand une voix très forte les appela l’un et l’autre par leurs prénoms respectifs.

— Ohé ! Yann !… Ohé ! Caourantinn.

— Ohé ! répondirent Caourantinn et Yann.

C’est de la sorte que les marins ont coutume de se héler entre eux.

— Venez nous chercher ! reprit la voix.

La nuit était si noire qu’on n’y voyait plus à deux brasses. La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.

— Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ôd.

— Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous coi. Ce n’est pas le moment de lever le nez.

Et ils s’entortillèrent plus étroitement dans la voile.

Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage.

— Vois donc ! dit-il à son compagnon.

Le fond de la baie, à leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumière qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumière se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.

— Ce n’est pas Yannic-ann-ôd, dit Yann, ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait tes Pâques.

Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria :

— Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons.

Les deux marins virent alors les cinq fantômes s’asseoir chacun à son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer. Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place.

— Sont-ils bêtes ! grogna Yann ; en voilà des matelots d’eau douce !… J’ai bien envie d’aller leur montrer la manœuvre. C’est peut-être ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ?

— Non pas ! si tu y vas, je t’accompagne.

— Après tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens ça, camarade, à la grâce de Dieu !

C’est à peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes.

Ils s’acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche.

Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait.

Quand les deux compagnons furent tout près d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, à la place où étaient les quatre rameurs, s’allumèrent quatre cierges. À leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tête et les épaules.

Ils s’arrêtèrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent préféré être ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancés, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eût fallu être mauvais chrétien pour n’en avoir point pitié.

— Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann.

Comme s’il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit :

— N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volonté.

— S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et Caourantinn.

— Vous irez, s’il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.

Doue da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux.

— Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payèrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistèrent eux-mêmes à toutes ; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.

Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :

— Si tu veux, nous nous rendrons à la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?..

— Soit, répondit Caourantinn à Yann.

Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe. Ils mouillèrent à l’endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent. Bientôt la lumière qu’ils avaient déjà vue, commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes. Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n’y étaient plus. Leurs bras, au lieu d’être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine. Leur face rayonnait.

Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleuré de bonheur.

Les cinq fantômes s’inclinèrent tous à la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce :

Trugarè ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! merci ! merci !)


(Conté par Marie Manchec, couturière. — Quimper, 1891.)


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XLIX

Les naufragés de Gueltraz (Ile Saint-Gildas)


En face de Port-Blanc, sur la côte trécorroise, est un îlot fait de quelques masses de rochers et planté d’un bois de pins. On l’appelle Gueltraz. Il est habité par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goémon qu’ils ramassent que des pommes de terre qu’ils récoltent.

Leur meilleure aubaine, ce sont les épaves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hérissés d’écueils.

« Un matin, après une nuit de tempête, ils trouvèrent d’énormes madriers que les vagues avaient roulés sur le galet. Ils les eussent volontiers traînés jusqu’à la ferme, mais leurs forces réunies n’auraient pas suffi à les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des pièces de bois ; ils avaient à craindre que la marée suivante ne les remportât.

Ils restèrent là toute l’après-midi. La nuit tomba qu’ils y étaient encore. Pour se réchauffer, ils avaient allumé un grand feu sur la plage.

Tout à coup, ils sentirent passer sur eux un souffle glacial, et leur feu s’éteignit brusquement.

En même temps, dans l’ombre, ils virent venir à eux cinq matelots qui semblaient sortir de la mer, car leurs « cirés » étaient ruisselants. Chacun de ces matelots marchait courbé sous un faix de planches, de vieilles planches à demi pourries, qui dégouttaient pareillement, et tous les cinq disaient en cœur d’une voix sépulcrale :

— Il nous en manque !… Il nous en manque !…

Le fermier et ses gens prirent peur. Toutefois, son fils aîné, qui avait navigué à l’État, s’enhardit à demander :

— Qu’est-ce qui vous manque, les garçons ?

Mais il n’eût pas plus tôt parlé, qu’il tomba à la renverse, sans que personne l’eût touché, et des coups invisibles se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur lui et sur ses compagnons. Ils se jetèrent tous la face contre terre, en hurlant de douleur et d’épouvante… Ce n’est que longtemps après que les coups eurent cessé, qu’ils se hasardèrent à se relever, pour s’enfuir. Ils virent alors que la mer battait son plein, et que les madriers flottaient déjà à quelque distance du rivage.

Quant aux cinq matelots, ils avaient disparu.

Mais on entendait leurs voix qui chantaient, en s’éloignant. Ce qu’ils chantaient et en quelle langue, on n’aurait su le dire, quoique le fils aîné du fermier prétendit que c’était de l’espagnol. »


(Conté par Françoise Thomas, dite Ann hini Rouz
(la Rousse). — Penvénan.)
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L

À bord de la « Jeune Mathilde »


J’étais en ce temps-là matelot à bord de la Jeune-Mathilde du port de Tréguier. Nous faisions les campagnes d’Islande. Mon frère était aussi de l’équipage.

Une nuit que nous étions de quart tous deux, lui à l’avant, moi à l’arrière du navire, je le vis accourir à moi tout effaré.

— Laur, me dit-il à voix basse, viens vite ! Il y a là-bas quelqu’un qui gémit, accroché à l’étrave, sous le bout-dehors (le beau-pré).

Je me dirigeai vers l’avant, à pas légers, en prêtant l’oreille. J’étais un peu ému, je l’avoue : des frissons désagréables me couraient sous la peau.

J’eus beau écouter, je n’entendis rien.

— Avance encore, me chuchota mon frère. Pousse jusqu’à la cloche et penche-toi sur le bordage.

J’eusse préféré revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas être pris pour un lâche. J’allai jusqu’à la cloche, je me penchai au-dessus des flots.

Alors j’entendis…

Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans l’oreille, ces cris, ces longs gémissements de détresse.

À moitié fou de terreur, je courus réveiller le capitaine.

Dès les premiers mots il m’imposa silence.

— Ne parlez de ceci à personne de l’équipage. Ce que vous m’annoncez n’est pas nouveau pour moi. C’est probablement l’âme de quelqu’un de nos anciens camarades, péris en mer, qui fait sa pénitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas d’elle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait.

Le capitaine se tut. Je me disposais à remonter sur le pont. Il me rappela.

— Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer n’aiment pas qu’on ait l’air de les voir ou de les entendre.

Là-dessus, il me raconta une aventure qui lui était arrivée dans la précédente campagne.

La Jeune-Mathilde était mouillée sur les lieux de pêche. Il faisait grande brume. À deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mâture même était devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasé comme un ponton. Tout à coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles étaient vêtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre était si grand qu’il n’aurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus qu’il n’y en a le dimanche de Pâques à la grand messe. Elles tournaient la tête de côté et d’autre, avaient l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un.

Le capitaine me demanda :

— Sais-tu qui étaient ces femmes ?

— Des âmes défuntes, sans doute.

— Oui : des âmes de mères, d’épouses, de fiancées, en quête de leurs proches ou de leurs galants noyés à Islande[12]. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sépulture en terre bénite… Je demeurai bien coi. Si j’avais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici à l’heure qu’il est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. C’est le plus sûr.

… Le lendemain matin, le capitaine réunit l’équipage et lui défendit de s’approcher à l’avant, sauf le cas de nécessité absolue.

Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frère et moi nous savions à quoi nous en tenir.


(Conté par Laur Menguy. — Port-Blanc.)
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Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusqu’à ce que ce soit écoulé le temps qu’il avait naturellement à vivre.


LI

Celle qui s’était noyée


Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement à Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient été mangés par les crabes. Les parents furent fort affligés de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et l’avaient mariée avantageusement à un brave homme. Du vivant de Marie, ils n’avaient eu qu’un reproche à lui faire, celui d’être trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle était venue trouver son père.

— Mon père, lui avait-elle dit, mon mari n’est pas à sa place dans la petite métairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du Bailloré est libre. Prêtez-nous mille écus, et nous la pourrons louer.

— Non, répondit mon parrain, je ne te prêterai pas ces mille écus. Ton mari ne tient nullement à quitter la ferme où vous êtes et où vous vivez très à l’aise. C’est toi qui as toujours dans la tête mille projets ruineux. Je ne veux pas t’encourager dans cette voie qui te mènerait promptement à la mendicité.

Marie Kerfant ne répliqua mot, mais elle s’en alla toute pâle, tant elle était vexée de ce refus et de cette réprimande.

Quinze jours après on apprenait sa mort.

Ses parents n’osèrent même pas recommander des messes pour son âme, craignant qu’elle ne fût damnée.

Or, une nuit que la vieille Mac’harit, la femme de mon parrain, tardait à s’endormir, elle entendit sur le banc-tossel, près du lit, une voix qui demandait :

— Ma mère, dormez-vous ?

— Non, en vérité, répondit Mac’harit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ?

— Oui, c’est moi.

— Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ?

— Parce que le père n’a pas voulu m’aider à m’établir au Bailloré.

— Nous l’avons pensé depuis. Tu avais grand tort aussi d’être si exigeante…

— Ne parlons plus de cela.

— Puisque tu reviens, c’est que tu n’es pas damnée. Dis-moi comme vont tes affaires dans l’autre monde.

— Ma foi, jusqu’à présent je n’ai pas trop à me plaindre, grâce à deux baisers que j’ai reçus de la Vierge, après avoir été noyée. Toutefois la justice de Dieu est encore à venir.

Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mère se donna garde de la questionner là-dessus. La morte cependant ajouta :

— Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. D’ici là, il ne sera pas entièrement veuf. S’il n’attend pas que ce délai soit expiré, il fera croître ma pénitence.

— Je le lui dirai, prononça Mac’harit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ?

— Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours de Guingamp afin qu’elle continue à m’être favorable.

— C’est bien. Mais de ce qui est dans la maison n’y a-t-il rien qui te convienne ?

— Je n’ai besoin de rien.

— Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ?

— Vous voyez, je suis vêtue de haillons. Ce sont les vêtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de même du pain que vous leur distribuez.

Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvée, car sa mère accomplit son vœu à Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme.


(Conté par Fantic Omnès. — Bégard, 1887.)
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LII

La ville d’Is


Des marins de Douarnenez pêchaient une nuit dans la baie, au mouillage.

La pêche terminée, ils voulurent lever l’ancre. Mais tous leurs efforts réunis ne purent la ramener. Elle était accrochée quelque part. Pour la dégager, l’un d’eux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaîne.

Quand il remonta, il dit à ses compagnons :

— Devinez en quoi était engagée notre ancre ?

— Hé ! parbleu ! dans quelque roche.

— Non. Dans les barreaux d’une fenêtre.

Les pêcheurs crurent qu’il était devenu fou.

— Oui, poursuivit-il, et cette fenêtre était une fenêtre d’église. Elle était illuminée. La lumière qui venait d’elle éclairait au loin la mer profonde. J’ai regardé par le vitrail. Il y avait foule dans l’église. Beaucoup d’hommes et de femmes avec de riches costumes. Un prêtre se tenait à l’autel. J’ai entendu qu’il demandait un enfant de chœur pour lui répondre la messe.

— Ce n’est pas possible ! s’écrièrent les pêcheurs.

— Je vous le jure sur mon âme !

Il fut convenu qu’on irait conter la chose au recteur.

Ils y allèrent, en effet.

Le recteur dit au marin qui avait plongé :

— Vous avez vu la cathédrale d’Is. Si vous vous étiez proposé au prêtre pour lui répondre sa messe, la ville d’Is tout entière serait ressuscitée des flots et la France aurait changé de capitale.


(Conté par Prosper Pierre. — Douarnenez, 1887.)


La ville d’Is s’étendait de Douarnenez à Port-Blanc. Les Sept-Îles en sont des ruines. La plus belle église de la ville s’élevait à l’endroit où sont aujourd’hui les récifs des Triagoz. C’est pourquoi on les appelle encore Trew-gêr[13].

Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirène, et cette sirène, c’est Ahès, la fille du roi Gralon.

Quelquefois aussi des cloches tintent au large. Il est impossible d’ouïr un carillon plus mélodieux. C’est le carillon des cloches d’Is.

Un des quartiers de la ville s’appelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathédrales, et, dans chacune d’elles, c’était un évêque qui officiait.

Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs… Et cela durera ainsi jusqu’à ce que la ville ressuscite et que ses habitants soient délivrés.

Un patron de barque et son mousse étaient allés tous deux à la pêche. À mi-chemin de la côte aux Sept-Îles, ils jetèrent l’ancre. Il faisait si chaud qu’au bout d’une heure le patron s’endormit.

C’était le moment du reflux.

La mer baissa tellement que la barque finit par se trouver à sec.

Grande fut la surprise du mousse en voyant tout à l’entour non pas des goémons, mais un champ de petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta à terre et se mit à cueillir le plus qu’il put de cosses vertes. Il en emplit la barque.

Quand le patron se réveilla, la mer avait monté. Il fut tout étonné de voir la barque pleine de petits pois et le mousse qui s’en régalait.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadé qu’il avait la berlue.

L’enfant conta la chose.

Le patron comprit alors qu’ils avaient mouillé dans la banlieue de Ker-Is, là où les maraîchers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures.


(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)
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Ma mère a vu la ville d’Is s’élever au-dessus des eaux. Ce n’étaient que châteaux et tourelles. Dans les façades s’ouvraient des milliers de fenêtres. Les toits étaient luisants et clairs, comme s’ils avaient été de cristal. Elle entendait distinctement les cloches sonner dans les églises et le murmure de la foule dans les rues.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)


Une femme de Pleumeur-Bodou, étant descendue à la grève puiser de l’eau de mer pour faire cuire son repas, vit tout à coup surgir devant elle un portique immense.

Elle le franchit et se trouva dans une cité splendide. Les rues étaient bordées de magasins illuminés. Aux devantures s’étalaient des étoffes magnifiques. Elle en avait les yeux éblouis et cheminait, la bouche béante d’admiration, au milieu de toutes ces richesses.

Les marchands étaient debout sur le seuil de leur porte.

À mesure qu’elle passait près d’eux, ils lui criaient :

— Achetez-nous quelque chose ! Achetez-nous quelque chose !

Elle en était abasourdie, affolée.

À la fin, elle finit par répondre à l’un d’eux :

— Comment voulez-vous que je vous achète quoi que ce soit ? Je n’ai pas un liard en poche.

— Eh bien ! c’est grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fût-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez délivré tous.

À peine eut-il parlé, la ville disparut.

La femme se retrouva seule sur la grève. Elle fut si fort émue de cette aventure qu’elle s’évanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportèrent chez elle. À quinze jours de là, elle mourut.

(Conté par Lise Bellec. — Port-Blanc.)


Deux jeunes hommes de Buguélès étaient allés nuitamment couper du goémon à Gueltraz, ce qui est sévèrement prohibé, comme chacun sait. Ils étaient tout occupés à leur besogne, quand une vieille, très vieille, vint à eux. Elle pliait sous le faix de bois mort.

— Jeunes gens, dit-elle d’une voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusqu’à ma demeure. Ce n’est pas loin, et vous rendriez grand service à une pauvre femme.

— Oh bien ! répondit l’un d’eux, nous avons mieux à faire.

— Sans compter, ajouta l’autre, que tu serais capable de nous dénoncer à la douane.

— Maudits soyez-vous ! s’écria alors la vieille. Si vous m’aviez répondu : oui, vous auriez ressuscité la ville d’Is.

Et, sur ces mots, elle disparut.

(Conté par Françoise Thomas. — Penvénan, 1886.)


La montagne du Roc’h-Karlès, entre Saint-Michel-en-Grève et Saint-Efflam, sert de tombe à une ville magnifique.

Tous les sept ans, pendant la nuit de Noël, la montagne s’entr’ouvre, et par la fente, on entrevoit les rues splendidement illuminées de la ville morte.

La ville ressusciterait, s’il se trouvait quelqu’un d’assez hardi pour s’aventurer dans les profondeurs de la montagne, au premier coup sonnant de minuit, et d’assez agile pour en être sorti, au moment où retentirait le douzième coup[14].


LIII

Le pendu


C’étaient deux jeunes hommes. L’un s’appelait Kadô Vraz, l’autre Fulupik Ann Dû. Tous deux étaient de la même paroisse, s’étaient assis, au catéchisme, sur le même banc, avaient fait ensemble leurs premières Pâques, et depuis lors ils étaient restés les meilleurs amis du monde. Lorsqu’aux pardons, on voyait paraître l’un d’eux, les jeunes filles se poussaient du coude et chuchotaient en riant :

— Parions que l’autre n’est pas loin !

Il eût fallu marcher longtemps avant de trouver une amitié plus parfaite que la leur.

Ils s’étaient juré que le premier d’entre eux qui se marierait prendrait l’autre pour « garçon de noce ».

— Damné sois-je, avait dit chacun d’eux, si je ne suis pas de parole.

Le temps vint qu’ils tombèrent amoureux, et le malheur voulut que ce fût de la même héritière. Leur amitié toutefois n’en souffrit point dans les débuts. Ils firent leur cour loyalement à la belle Marguerite Omnès, ne médisant jamais l’un de l’autre, fréquentant même de compagnie chez Omnès le vieux et se portant des santés réciproques avec les pleines écuellées de cidre que Margaïdik leur versait.

— Choisis de nous celui qui te plaira le plus, disaient-ils à la jeune fille. Tu feras un heureux, sans faire un mauvais jaloux.

Marguerite ne laissait pas que d’être fort embarrassée, en dépit de toutes ces belles assurances.

Elle dut pourtant se décider.

Un jour que Kadô Vraz vint seul, elle le fit asseoir à la table de la cuisine, et, s’installant en face de lui, elle lui dit :

— Kadô, j’ai pour vous une grande estime et une franche amitié. Vous serez toujours le bienvenu dans ma maison ; mais, ne vous en déplaise, nous ne serons jamais mari et femme.

— Ah ! répondit-il un peu interloqué, c’est donc de Fulupik que vous avez fait choix… Je ne vous en veux pas, ni à lui non plus !

Il tâchait de faire bonne contenance, s’efforçait de dissimuler son émotion, mais le coup était inattendu et le frappait en plein cœur.

Après quelques paroles banales, il partit en vacillant comme un homme ivre, bien qu’il eût à peine porté les lèvres au verre que Marguerite lui avait rempli. Quand il fut sorti de la cour des Omnès et qu’il se trouva seul avec son infortune dans le chemin creux qui menait à sa demeure, il se mit à sangloter comme un enfant à qui l’on a fait mal. Il se dit : « À quoi bon vivre, désormais ? » Et il résolut de mourir. Auparavant toutefois, il voulut serrer la main de Fulup Ann Dû et être le premier à lui annoncer son bonheur.

Au lieu de continuer vers Kerberennès, qui était sa maison familiale, il prit donc un sentier à gauche pour aller à Kervaz où habitait Fulupik. La vieille Ann Dû épluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Elle fut étonnée de la mine si pâle, si douloureuse de Kado Vraz.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle. Tu es blanc comme un linge.

— C’est que vous me voyez à la brume de nuit, gentille marraine. Je suis venu m’informer de ce que Fulup compte faire demain dimanche.

— En vérité, je ne saurais te le dire. Imagine-toi que Fulupik tient à cette heure un nouveau-né sur les fonts baptismaux !

— Bah !

— Oui. C’est encore cette fille Nanès qui est accouchée d’un enfant bâtard. On est allé frapper à trois portes pour trouver un parrain. En désespoir de cause, on s’est adressé à Fulupik, qui a accepté. J’étais d’avis qu’il refusât comme les trois autres, mais c’est un entêté qui ne veut rien entendre. J’ai eu beau lui objecter qu’auprès des mauvaises langues il risquait de passer pour le père de l’enfant, il s’est tout de même habillé et il est parti au bourg. Il jurait même en partant qu’il ferait sonner les cloches[15].

La vieille n’avait pas fini de parler qu’une sonnerie joyeuse retentissait au loin.

— Quand je vous le disais !… s’écria Môn Ann Dù, en prêtant l’oreille.

Elle reprit :

— Mon fils est un écervelé. Tu devrais le morigéner, Kado. Tu es plus sérieux que lui, toi. Je tremble souvent que son étourderie ne lui porte malheur.

— Soyez tranquille, répondit Kadô Vraz ; je vous affirme au contraire qu’il a dû naître sous une bonne étoile.

Et, souhaitant le bonsoir, il tourna les talons. Sur le seuil, il fit halte, un instant.

— Bonne marraine, dit-il, priez donc Fulupik de me venir joindre demain, dès l’aube, au carrefour de la Lande-Haute.

La Lande-Haute est un dos de colline, semé d’herbe maigre et planté de quelques ajoncs, où paissent des vaches de pauvres. Deux chemins, deux sentiers plutôt s’y croisent au pied d’un calvaire. C’est à ce calvaire que se rendit Kadô Vraz. Il avait d’abord été chez lui prendre un licol, sous prétexte de ramener des champs la jument grise. Il attacha ce licol à l’une des branches de la croix et se pendit.

Quand, à l’aube du lendemain, Fulupik se trouva au rendez-vous, ce fut pour voir le corps de son ami se balancer entre terre et ciel.

En ce temps-là, pour rien au monde on ne se fût permis de toucher à un homme qui s’était volontairement donné la mort.

Fulup Ann Dû, fort marri, descendit dans la plaine raconter le malheur qui était arrivé. Lorsqu’il dit la chose chez les Omnès, Marguerite se mit à pleurer abondamment.

— Ah ! s’écria le jeune homme, c’est lui que vous aimiez !

— Tu fais erreur, camarade, répondit Omnès le vieux, qui fumait sa pipe dans l’âtre. Margaïdik, dans l’après-midi d’hier, a annoncé à Kadô Vraz que, quelque amitié qu’elle eût pour lui, c’était toi qu’elle épouserait.

Ce fut un grand baume pour le cœur de Fulup Ann Dû.

Séance tenante, le jour des noces fut fixé. Par exemple, il fut convenu qu’on ne danserait pas, et qu’il y aurait simplement un repas à l’auberge, à cause de la triste mort de Kadô Vraz.

La semaine d’après, le fiancé se mit en route, accompagné d’un autre jeune homme, pour faire la « tournée d’invitations ». Comme ils passaient au pied de la Lande Haute, le soir, Fulup se frappa le front tout à coup.

— J’ai juré à Kadô Vraz que je n’aurais pas à mon mariage d’autre garçon d’honneur que lui. Il faut que je l’invite. C’est une formalité superflue, je le sais. Du moins aurai-je tenu mon serment. Il y va de mon salut dans l’autre monde.

Et il se mit à gravir la pente.

Le cadavre, déjà très endommagé, du pendu oscillait toujours au bout de la corde. À l’approche de Fulupik, des nuées de corbeaux s’envolèrent.

— Kadô, dit-il, je me marie mercredi matin. Je t’avais juré de te prendre pour garçon d’honneur. Je viens t’inviter, afin que tu saches que je suis fidèle à ma parole. Ton couvert sera mis, à l’auberge du Soleil levant.

Cela dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui l’attendait à quelque distance, et les corbeaux, un moment effarouchés, achevèrent de dépecer en paix les restes mortels de Kadô Vraz. Fulupik eût encore volontiers invité son filleul, mais le pauvre petit être était mort dans l’intervalle…

Le jour de la noce arriva. Le nouveau marié, tout à son bonheur, n’avait d’yeux que pour sa jeune femme qui, sous sa coiffe de fine dentelle, était, il faut l’avouer, la plus jolie fille qu’on pût voir. Certes, Fulup ne pensait plus à Kadô. Au reste, n’avait-il pas mis sa conscience en règle de ce côté là ?… Donc, la fête allait bon train. Les mets étaient succulents. Le cidre dans les verres avait une belle couleur d’or jaune. Les invités commençaient à bavarder bruyamment. Déjà on portait les santés et Fulupik s’apprêtait à répondre à ses hôtes, quand tout à coup, en face de lui, il vit se lever un bras de squelette, tandis qu’une voix sinistre ricanait :

— À mon meilleur ami !

Horreur ! à la place qui lui avait été réservée, le fantôme de Kadô Vraz était assis.

Le marié devint pâle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur la nappe en mille morceaux.

Margaïdik, la jeune épousée, était, elle aussi, plus blanche que cire.

Un silence pénible se fit dans toute la salle.

L’aubergiste, surpris de voir qu’on ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna d’un ton mécontent :

— Libre à vous ! Mais les choses sont préparées. Ce qui n’aura pas été consommé sera payé tout de même.

Personne ne répondit mot.

Seul, Kadô Vraz, s’étant levé, dit en s’adressant à Fulup Ann Dû :

— D’où vient que je parais être de trop ici ? Ne m’as-tu pas invité ? Ne suis-je pas ton garçon d’honneur ?

Et, comme Fulup gardait le silence, le nez dans son assiette :

— Je n’ai rien à faire avec ceux qui sont ici, continua le mort. Je ne veux pas gâter leur plaisir plus longtemps. Je m’en vais. Mais toi, Fulupik, j’ai le droit de te demander raison. Je te donne de nouveau rendez-vous à la Lande-Haute, pour cette nuit, à la douzième heure. Sois exact. Si tu manques, je ne te manquerai pas !

La seconde d’après, le squelette avait disparu.

Son départ soulagea l’assistance, mais la noce finit tout de même tristement. Les invités se retirèrent au plus vite. Fulup resta seul avec sa jeune femme. Il ne s’en réjouit nullement ; comme on dit, il avait des puces dans les bras.

— Gaïdik, prononça-t-il, tu as entendu l’ombre de Kadô Vraz. Que me conseilles-tu de faire ?

Elle pencha la tête et répondit, après réflexion :

— C’est un vilain moment à passer. Mais mieux savoir tout de suite à quoi s’en tenir. Va au rendez-vous, Fulup, et que Dieu te conduise !

Le marié embrassa longuement sa « femme neuve », et, comme l’heure était avancée, s’en alla, dans la claire nuit. Il faisait lune blanche. Fulupik Ann Dû marchait, le cœur navré, l’âme pleine d’un pressentiment sinistre. Il pensait : « C’est pour la dernière fois que je parcours ce chemin. Avant qu’il soit longtemps Marguerite Omnès se remariera, veuve et vierge. » Il s’abandonnait de la sorte à de pénibles songeries, lorsque, arrivé au pied de la Lande-Haute, il se trouva nez à nez avec un cavalier vêtu de blanc.

— Bonsoir, Fulup ! dit le cavalier.

— À vous de même, repartit le jeune homme, quoique je ne vous connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous.

— Ne vous étonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais vous dire encore où vous allez.

— Décidément, c’est que sur toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je vais je ne sais où.

— Vous allez en tout cas au rendez-vous que vous a donné Kadô Vraz. Montez en croupe. Ma bête est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au rendez-vous où vous allez, il vaut mieux être à deux que seul.

Tout ceci paraissait bien étrange à Fulupik Ann Dû. Mais il avait la tête si perdue ! Et puis, le cavalier parlait d’une voix si tendre !… Il se laissa persuader, sauta sur le cheval, et, pour s’y maintenir, saisit l’inconnu à bras le corps. En un clin d’œil, ils furent au sommet de la colline. Devant eux la potence se découpait en noir sur le ciel couleur d’argent, et le cadavre du pendu, qui n’était plus qu’un squelette, se balançait au vent léger de la nuit.

— Descends maintenant, dit à Fulup le cavalier, tout de blanc vêtu. Va sans peur au squelette de Kadô Vraz, et touche-lui le pied droit avec la main droite, en lui disant : « Kadô, tu m’as appelé, je suis venu. Parle, s’il te plaît. Que veux-tu de moi ? »

Fulup fit ce qui lui venait d’être commandé, et proféra les paroles sacramentelles.

Le squelette de Kadô Vraz se mit aussitôt à gigoter avec un bruit d’ossements qui s’entre-choquent, et une voix sépulcrale hurla :

— Je donne ma malédiction à celui qui t’a enseigné. Si tu ne l’avais trouvé sur ta route, je serais à cette heure sur le sentier du paradis, et tu aurais pris ma place à ce gibet !

Fulupik s’en retourna sain et sauf vers le cavalier, et lui rapporta l’imprécation de Kadô Vraz.

— C’est bien, répondit l’homme blanc. Remonte à cheval.

Ils dévalèrent la pente au galop.

— C’est ici que je t’ai rencontré, reprit l’inconnu, ici je te laisse. Va rejoindre ton épousée. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne refuse jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront à toi. Je suis l’enfant que tu as tenu sur les fonts baptismaux. Tu vois qu’avec un bâtard, le bon Dieu peut faire un ange. Tu me rendis un grand service en consentant à être mon parrain, au refus de trois personnes. Je viens de te rendre un service égal. Nous sommes quittes. Au revoir, dans les gloires célestes[16] !


(Conté par Lise Bellec. — Port-Blanc.)
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  1. Le jeteur de sorts peut aussi vous donner une pièce de deux liards percée ; il suffit de la glisser, étant à jeun, le dimanche à la messe dans la poche de la personne que l’on veut faire mourir.
  2. La chapelle de Saint-Yves-de-la-Vérité. — En face du quai de Tréguier, de l’autre côté du Jaudy, sur une gracieuse éminence tapissée d’ajonc et de bruyère, s’élevait naguère une petite chapelle sous le vocable de saint Sul. Elle appartenait aux seigneurs du Verger, de la famille de Clisson, qui lui adjoignirent vers le XVIIIe siècle un ossuaire en granit destiné à leur servir de sépulture familiale. La chapelle tomba en ruines, mais l’ossuaire lui survécut. On y entassa les statues de saints demeurées sans abri. Parmi elles se trouvaient deux images de saint Yves, dont l’une, très ancienne, passait aux yeux du peuple pour être plus particulièrement celle de saint Yves-de-la-Vérité. Saint-Yves-de-la-Vérité devint peu à peu, à l’exclusion de tout autre thaumaturge, le patron de cet ossuaire, transformé en oratoire. C’est là qu’on alla désormais invoquer sa justice.

    Aujourd’hui l’ossuaire même a disparu. Il a été rasé ; voici à quelle occasion : un cultivateur, resté célèbre dans la région sous le nom de « crucifié » de Hengoat, fut trouvé assassiné et suspendu en croix aux brancards d’une charrette. Ses assassins, qui étaient, je crois, ses beaux-frères, avaient tenté d’abord de se débarrasser de lui sans effusion de sang, en le faisant vouer à saint Yves par une vieille femme qui, lors de l’instruction de l’affaire, fit des aveux complets. Cela se passait il y a une quinzaine d’années. À la suite de ce scandale, le recteur de Trédarzec dans la paroisse duquel était situé l’oratoire, résolut de le détruire. Il le fit démolir pierre à pierre et relégua la statue du saint dans le grenier de son presbytère. Il espérait par ce moyen radical couper court à la superstition. Il n’en fut rien. On continua d’aller s’agenouiller sur l’emplacement de l’ossuaire. Les plus audacieux ne craignirent pas de frapper à la porte même du recteur, pour lui demander à voir le saint. Le recteur les éconduisit d’abord avec des ménagements ; plus tard, sa patience se lassant, il y mit, dit-on, quelque brutalité. Des pèlerins qu’il avait fait jeter hors de sa maison l’assignèrent au tribunal de saint Yves. Et, s’il faut en croire la légende, ce jour-là même qui était un dimanche, à l’issue de la grand’messe, il mourut.

    Quant à la superstition, elle est aussi vivace que jamais. Au mois d’août dernier on m’a montré du doigt une femme atteinte d’une maladie de langueur, en me disant : « Voyez celle-là ! c’est un tel qui l’a vouée. Elle n’attend plus que son terme. »

    À la moindre contestation qui tourne à l’aigre, on menace encore l’adversaire de l’aller vouer à saint Yves. Et la menace produit toujours son effet.

    Les renseignements que je donne sur ce culte homicide sont de provenances diverses. Mais je les ai plus particulièrement recueillis à Penvénan, de la bouche de Pierre Simon et de celle de Perrine Le Moal.

  3. Voici la formule en breton :

    Te eo Zantik ar Wirione. Me a westl dit heman. Mar man ar gwir a du gant-han, condaon ac’hanon. Mès, mar man ar gwir a du gan-in, gra d’ez-han merwel a-berz ann termenn rik.

  4. Entre Pluzunet et Tonquédec.
  5. V. pour tout ce qui concerne les présages qui entourent la naissance et les premières années de l’enfant : de F. Sauvé, L’enfance et les enfants en Basse-Bretagne in Mélusine, t. III, c. 374. M. Sauvé rapporte la superstition relative à ceux qui ont passé en terre bénite et en sont sortis avant d’avoir été baptisés ; cf. supra, p. 2 et 3. — [L. M.]
  6. Cf. Mélusine, t. II, col 252. — [L. M.].
  7. Cf. Mélusine, t. II, col. 250 et seq. ; III, 72, 141, 215, 333, 453. M. Sauvé a consacré une demi-page (II, col. 254) aux noyés en Basse-Bretagne. — [L. M.] Les pêcheurs de ce hameau marin vous citent mille exemples à l’appui. En voici un tout récent. Dans le courant d’avril dernier un lougre venant de Cherbourg toucha sur l’un des nombreux écueils qui avoisinent les Sept-Iles. Il était monté par deux hommes d’équipage et commandé par le patron Bénard. Il y avait en outre à bord, comme passagers, deux piqueurs de pierres. Le patron et ses deux matelots sautèrent dans le canot, afin d’aller à la côte chercher du secours et sauver ensuite les piqueurs de pierres qui furent laissés sur l’épave. Il se trouva que l’épave fut portée par la marée au Port-Blanc, où les piqueurs de pierres furent recueillis sains et saufs, tandis que le canot sombrait corps et biens dans la dangereuse passe des Sept-Iles. Les cadavres des deux matelots furent retrouvés au bout de quelques jours. Mais c’est seulement cinq mois après le sinistre, en août, qu’on eut des nouvelles du patron Bénard. Des pêcheurs de Port-Blanc, mouillés au large, ont vu le long de leur bord filer son cadavre. Ils l’ont reconnu à ses vêtements demeurés presque intacts. Des goémons avaient déjà pris racine sur les côtes du mort et des patelles s’étaient attachées aux semelles de ses bottes. Quand les pêcheurs ont voulu le saisir, sa chair leur a coulé entre les doigts.
  8. Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu’au Port-Blanc, sur la côte trécorroise, mais là il passe pour avoir une valeur absolue.
  9. Celui dont je tiens ce renseignement, — Prosper Pierre, de Douarnenez, — le complétait à l’aide de l’histoire que voici (on la raconte encore dans le pays) : Un brick anglais vint faire côte sur les rochers de Beg-ar-Gador (la pointe de la Chaise). Équipage et passagers furent engloutis. Le lendemain du sinistre, des marins, passant devant l’ouverture de la grotte de l’Autel, entendirent des cris de détresse qui venaient de l’intérieur. « Ce sont les noyés, » pensèrent-ils, et ils se signèrent, mais pour s’éloigner au plus vite. À quelque distance, ils rencontrèrent un douanier de service, à qui ils firent part de la chose. Le douanier sauta incontinent dans une barque, et, malgré les protestations indignées des marins, il pénétra dans la grotte. Il y trouva une jeune Anglaise cramponnée au rocher en forme d’autel, d’où la grotte a pris son nom. L’histoire se termine en idylle. La jolie naufragée épousa, dit-on, son sauveur.

    La grotte de l’autel a une profondeur de 40 mètres. C’est une des curiosités célèbres de la baie de Douarnenez. Émile Souvestre en a jadis donné, dans Les Derniers Bretons, une description quelque peu romantique, mais qui n’a cependant pas trop vieilli.

  10. La rivière de Quimper, formée par la réunion de l’Odet et du Steir, s’évase à 2 kilomètres de la ville, en une sorte de lac salé qu’on appelle la Baie. Au sortir de ce lac, elle s’étrangle de nouveau, et coule, rapide, en décrivant des circuits connus sous le nom significatif de « Vire-court ».
  11. Benn-Odet (extrémité de l’Odet) est un hameau marin situé à l’embouchure de l’Odet, rive gauche.
  12. J’ai entendu raconter pareille chose, dit Jeanne Bénard qui assistait à la veillée. Seulement les âmes défuntes étaient celles de femmes légères que les matelots avaient embarquées pour s’amuser d’elles une nuit ou deux, et dont ils s’étaient ensuite débarrassés en les précipitant à la mer.
  13. Les pêcheurs de Port-Blanc sont de hardis étymologistes. Ils décomposent Trewgêr ou Treogêr, nom breton des Triagoz, en Traou-Ker, mot à mot le bas de la ville.
  14. Cf. Melusine, t. I, p. 327 ; II, 331 ; Revue des traditions populaires : René Basset, Les villes englouties, t. V, VI, VII. — [L. M.]
  15. En Bretagne, il n’y a généralement pas de sonnerie de cloches pour les baptêmes d’enfants illégitimes. Ces baptêmes sont dits « silencieux » (ar vadeziant zioul).
  16. Cf. Luzel, Légendes chrétiennes, t. II, p. 126 : Conte de revenant (L’ombre du pendu). Cf. aussi : P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 243, et E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, t. II, p. 175. — [L. M.].