Rêveries d’un païen mystique/La Légende de saint Hilarion

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Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 86-103).
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LA LÉGENDE DE SAINT HILARION



L’ermitage de Saint Hilarion était situé près de la grande oasis de Thèbes, dans la haute Égypte, à l’endroit où s’éleva plus tard, sous son invocation, un couvent qui subsiste encore aujourd’hui. Des moines coptes habitent la partie la moins ruinée de l’ancien monastère et cultivent quelques champs arrosés par un petit ruisseau dont la source est à la limite du désert, sur l’emplacement d’une ancienne chapelle consacrée à Sainte Ondine. Le nom de cette sainte est évidemment latin et sa légende, que les récits des moines rattachent à celle de Saint Hilarion, doit remonter au temps des premiers empereurs chrétiens. Ces récits complètent la narration un peu sèche de Sulpice-Sévère.

Éros était le nom que portait Hilarion avant sa conversion au christianisme ; ce nom était souvent donné à des esclaves à l’époque romaine. La légende se tait sur sa famille et sur ses premières années, et raconte seulement qu’il avait étudié toutes les sciences profanes, et qu’il avait suivi les leçons des derniers philosophes païens, notamment de la célèbre Hypatie, fille de Théon d’Alexandrie, qui fut massacrée par les chrétiens à l’instigation de saint Cyrille. Cette vierge austère, une des saintes du paganisme, produisit sur Hilarion une impression profonde qui survécut à sa conversion. Les idées nouvelles se greffaient plus facilement qu’on ne le croit sur les croyances antiques. Avec une liberté d’esprit assez commune chez les chrétiens de cette époque, où l’orthodoxie n’avait pas encore établi son inflexible niveau sur les intelligences, Hilarion soutenait qu’Hypatie était sauvée, quoiqu’elle n’eût pas reçu la foi chrétienne. Il disait qu’il avait trouvé une préparation aux vertus ascétiques dans les graves enseignements que cette belle et chaste fille savait tirer des poètes et des philosophes grecs. Il gardait encore d’autres traces de son éducation païenne, car dans la solitude où il s’était retiré, à côté d’un crucifix et d’une tête de mort, il y avait les poèmes d’Homère, les dialogues de Platon et les livres sacrés d’Hermès Trismégiste.

Un jour, vers les premiers temps de sa vie monastique, Hilarion était arrivé, dans une promenade solitaire, près de la source qui porta plus tard le nom de Sainte-Ondine. Il s’y reposait à l’ombre des palmiers, et le gazouillement de l’eau l’avait plongé dans une sorte de demi-sommeil. Tout à coup il vit devant lui une vieille femme tenant dans ses bras un enfant. C’était cette femme qui avait initié Hilarion à la foi chrétienne ; elle habitait un monastère qu’elle avait fondé de l’autre côté du Nil, dans le désert qui s’étend aux pieds de la chaîne arabique. Elle était vénérée comme une sainte ; c’est elle que l’Église honore sous le nom de Marie l’Égyptienne. Elle fit signe à Hilarion de se lever et lui tendit l’enfant qu’il prit dans ses bras ; c’était une petite fille ; elle fixait sur lui ses deux grands yeux noirs, profonds comme la nuit, clairs comme des étoiles.

Il faut, dit la sainte, que cette enfant soit consacrée au Christ. Ici on la nomme Ondine, mais je veux lui donner mon nom, qui est celui de la mère de Dieu. Tu vas jurer pour elle de renoncer au monde, afin qu’elle échappe aux embûches de l’ennemi du genre humain.

Hilarion prononça le serment. La sainte ramassa deux tiges de roseau et en fit une croix qu’elle planta en terre ; elle puisa de l’eau à la source et la versa sur les cheveux noirs de l’enfant. Alors tout s’effaça comme une vision ; Hilarion se trouva seul près de la source, qui chantait gaiement sur son lit de coquillages et dansait avec des éclairs d’argent parmi les roseaux.

Des années se passèrent. Hilarion vieillissait dans la solitude, méditant sur la vie éternelle, et associant toujours la lecture des livres profanes à ses méditations sur l’Évangile, sans voir qu’il y avait là un grand danger. Il aimait à se rappeler les leçons d’Hypatie et les allégories ingénieuses qu’elle savait découvrir dans la mythologie des poètes, transformant ainsi les fables les plus absurdes en graves paraboles, d’un sens profond et d’une haute moralité. Sa sérénité radieuse dissipait les orages de l’âme ; les cœurs troublés s’apaisaient en contemplant sa beauté calme, en écoutant sa parole austère. On comprenait que les passions sont faites pour être domptées. La fille du soleil, Circé, l’enchanteresse qui change les hommes en bêtes, c’est la puissance redoutable et sinistre qui dégrade et asservit les âmes par l’attrait magique de la volupté. Les passions humaines sont d’irrésistibles Sirènes, dont les chants mélodieux retentissent comme une caresse des flots. Si le voyageur imprudent s’approche pour les entendre, sa barque se brise sur les écueils de la vie ; au lieu des embrassements rêvés, il sent des griffes d’oiseaux qui s’enfoncent dans sa chair ; ce qu’il prenait de loin pour des fleurs éclatantes sur une rive enchantée, c’étaient des lambeaux saignants et des ossements épars.

Dans l’arène éternelle du monde, l’homme doit lutter contre les attractions dangereuses et repousser l’humiliante servitude du désir. Heureux qui sort la couronne au front de cette lutte sans trêve, dont l’immortalité est le prix ! Heureux les martyrs qui ont conquis la palme d’or sous la dent des lions ! Mais qui peut être sûr de la victoire ? Seigneur, épargne-nous les épreuves, ne nous induis pas en tentation ! Pour celui qui sent sa faiblesse, le plus sûr est de se retirer au désert. Si ton œil droit te scandalise, arrache-le : il vaut mieux entrer borgne dans le paradis que de descendre avec tes deux yeux dans la géhenne de l’enfer.

La vie des ascètes se partageait entre le travail de la terre et les méditations pieuses. Des dattes et quelques racines suffisaient à leur nourriture. Pour arroser le petit jardin qui entourait sa cabane, Hilarion allait puiser de l’eau du ruisseau qui coulait à quelque distance, dans la partie la plus verte de l’oasis. De petites fleurs bleues parfumaient la rive, il y avait une musique dans les roseaux et çà et là un bruit joyeux de cascades dansantes, de fraîches rosées qui humectaient le gazon, et des perles mobiles sur les larges feuilles de nénuphar. Ailleurs, l’eau plus profonde prenait, sous les branches inclinées, une transparence noire qui ressemblait à un regard humain. Hilarion se sentait quelquefois troublé devant l’intimité de ce regard, et il s’éloignait sans oser se retourner. N’y aurait-il pas, sous les formes multiples de la vie universelle, des âmes, différentes des nôtres, mais ayant comme nous une intelligence qui les éclaire, avec des douleurs et des joies, et des passions qui les entraînent et une force pour résister ?

Un jour, Hilarion avait suivi le cours du ruisseau jusqu’à la source. L’air était lourd, le soleil du solstice avait brûlé les feuilles des buissons, le vent du sud avait desséché le gazon de la prairie, le murmure de l’eau ressemblait à une plainte, et au lieu de musique joyeuse dans les hautes herbes, on entendait une lugubre harmonie de soupirs étouffés. Il y a des larmes dans les choses, mais nous, toujours occupés de notre égoïste misère, nous ne les entendons pas. Hilarion se rappelait avoir entendu raconter que le patron des anachorètes, Saint Antoine, en traversant le désert, avait rencontré des Centaures qui lui indiquaient sa route, et des Satyres qui s’approchaient de lui d’un air craintif et doux, en lui offrant des herbes et en lui demandant ses prières. Pour l’homme, la douleur est une épreuve ; s’il y retrempe son courage, elle est pour lui la voie du salut. Mais la nature, pourquoi souffre-t-elle ? Elle est comme nous l’œuvre de Dieu ; pourquoi serait-elle maudite pendant l’éternité ? Ce long cri d’agonie des créatures vivantes qui s’entre-dévorent montera-t-il toujours inutilement jusqu’au trône de Dieu ? Est-ce là l’hymne qui convient à sa bonté et à sa justice ? La suprême perfection n’a pu créer le mal ; si tous les êtres vivants souffrent comme nous, c’est qu’ils ont eu leur part dans la chute ; mais alors, pourquoi n’auraient-ils pas aussi leur part dans la rédemption.

Hilarion s’assit près de la fontaine, la tête dans ses deux mains. Il entendit une voix de cristal qui disait : Éros, tu es fatigué ; veux-tu boire de l’eau de ma source ?

À ce nom d’Éros qu’il portait dans sa jeunesse, il tressaillit et leva la tête. Il vit, debout devant lui, une belle jeune fille, rose dans le reflet du soir, et couronnée de fleurs de nénuphar. De ses grands yeux noirs jaillissaient de pâles étincelles. Il reconnut ce regard : il l’avait vu une fois, quand il était jeune et qu’elle était une enfant.

Qui es-tu, demanda-t-il ?

— Je m’appelle Ondine : tu me connais bien, c’est toi qui m’as donné une âme. Hélas ! Qu’en ai-je fait ?

Elle baissa les yeux, et à travers ses longs cils deux larmes tombèrent dans la fontaine. Alors elle prit de l’eau dans ses mains qu’elle arrondit en forme de coupe, et elle présenta à boire à Hilarion ; l’eau tombait de ses doigts en perles lumineuses, au soleil couchant. Elle approcha ses mains des lèvres de l’ascète, et il but trop avidement sans doute, car il sentit monter vers son front une ivresse inconnue. Il ne pensait à rien, qu’à la regarder.

Pourquoi m’as-tu quittée ? disait-elle ; n’étais-je pas ton enfant ? J’ai eu peur quand j’ai vu venir les grandes eaux. J’étais dans la barque ; il a pris la rame, et j’ai bien vu qu’il m’entraînait vers les écueils.

— Qui ? de qui parles-tu ?

— De celui qui a pris l’âme que tu m’avais donnée.

Hilarion sentit un nuage noir qui lui descendait sur les yeux. Elle continua :

J’ai appelé au secours : tu étais donc bien loin que tu ne m’as pas entendue ? Lui, m’a regardée avec colère et m’a demandé si j’avais de quoi payer mon passage. J’ai rougi sans répondre. Alors, s’élançant vers la rive, il repoussa la barque du pied. Je fermai les yeux, et le courant me jeta sur le rivage opposé : Que Dieu lui pardonne, comme je lui ai pardonné.

— Tu es bien prompte au pardon, jeune fille, dit Hilarion d’une voix sourde. Quand une femme s’est trompée si tristement, elle devrait au moins s’essuyer le cœur.

Elle répondit : je l’aimais.

Alors il y eut un serpent qui s’élança sur Hilarion et lui déchira la poitrine. Il fit le signe de la croix, et tout disparut ; mais la morsure du serpent il la sentait toujours.

Il était seul dans la nuit, près de la source, et la voix plaintive de l’eau était comme le cri d’une âme déchirée. Il retourna à grands pas vers son ermitage. Quand il passait près du ruisseau, où se miraient les étoiles, il croyait voir un de ces regards qui lui avaient brûlé le cœur. Il comprit qu’il y avait entre la source et la jeune fille une relation mystérieuse. Sans doute c’était une aïade. Mais pourquoi l’avait-elle appelé de ce nom d’Éros, qu’il ne portait déjà plus quand elle était née ? Ce nom, qui signifie le désir, il l’avait quitté en renonçant au monde ; comment aurait-elle pu l’apprendre, si tout cela n’était pas un piège de l’Ennemi ? Ah ! créature funeste, née pour la perdition des saints, que me veux-tu ? Il essayait de prier et ne le pouvait pas. Il ne sentait dans son âme qu’une violente colère, contre elle, contre lui-même, et surtout contre l’autre, qu’il aurait voulu broyer.

Il vit bien qu’il était puni pour son orgueil : je me croyais bien fort, à l’abri des tempêtes. Avec quelle pitié dédaigneuse je regardais du rivage ceux qui sont encore ballottés par le flot troublé de la vie ! Et maintenant ! — Eh bien, quoi ? C’est fini, maintenant ; le mauvais rêve est évanoui ; me voici rentré dans le calme et la paix. Elle m’a jeté ce nom d’Éros, qui n’est plus le mien, comme si elle voulait ranimer une flamme éteinte, mais il y a longtemps que j’ai tué le désir. J’ai mon âme à sauver. Que me fait l’âme de cette Naïade ? Si elle l’a perdue, qu’elle la redemande à celui qui l’a prise, et qu’elle en fasse ce qu’elle voudra. Qui l’empêche de faire son salut, en se retirant au désert ? Et d’ailleurs que m’importe ? Je n’y pense même plus, et je rougis d’y avoir pensé.

Il était rentré dans sa cellule, et il essayait d’évoquer l’image d’Hypatie. Il se rappelait sa chaste beauté, inondant les âmes d’une paix divine. C’était un lac tranquille et bleu, qui réfléchissait le ciel. Mais l’autre, la Nymphe, oh ! Ce regard humide et sombre, qu’on ne peut pas oublier : c’est un cratère. Je sentais déjà le vertige de l’abîme. Enfin me voici sauvé : sans doute il y avait un ange qui veillait sur moi. — Mais quoi ? qu’y a-t-il ? Ah ! toi ici, ah ! mon Dieu !

La porte s’était ouverte, et elle était là, debout sur le seuil, blanche comme un rayon de lune, et ses yeux avaient des lueurs d’éclair : Me voici, Éros, cache-moi, protège-moi, sauve-moi. Elle se jeta dans ses bras : Vite, fuyons, ils me poursuivent. J’ai couru sans regarder en arrière. Je crois toujours entendre leurs pas.

Il marchait avec elle dans le chemin du Nil, à travers le désert. Elle lui parlait, haletante et fiévreuse ; elle lui contait sa vie, ses douleurs passées, ses angoisses présentes, et ses dangers et ses terreurs. On voulait l’enchaîner, la retenir captive, on la condamnait au silence. Est-ce qu’on empêche l’eau des sources de courir et de chanter ! Et sa voix pleine de sanglots ressemblait à la mélodie des cascades. Lui, au lieu de l’écouter, il la contemplait, et il trouvait qu’elle ne pouvait pas avoir tort. Il comprenait seulement qu’elle était malheureuse, et il lui disait : n’aie pas peur, pauvre enfant, je suis là.

— Tout le monde est contre moi, disait-elle, partout et toujours, depuis le commencement. Qu’est-ce que j’ai donc fait ? Tous ils m’accusent, ils me maudissent, mais toi, Éros, est-ce que tu les crois ?

— Non, je ne les crois pas, tu es trop belle pour être mauvaise. Quand on te regarde, c’est un éblouissement ; tu es pleine d’orages et d’éclairs. Voilà pourquoi tu fais germer sous tes pas les passions et les haines. Ce n’est pas ta faute, je le sais bien, pauvre chère enfant, mais c’est ta destinée. Si tu entrais au paradis, les anges se feraient la guerre à cause de toi. Et il ajoutait en lui-même : Oh ! je sens bien qu’elle me tuera.

Il la fit entrer dans le bateau qui remontait le Nil. Elle lui dit : Merci, Éros ; maintenant, ils ne pourront plus suivre ma trace ; je suis sauvée, merci. Et elle lui serra convulsivement les deux mains.

Elle s’assit à côté de lui, près de la proue. Je suis bien fatiguée, dit-elle, et elle s’endormit, la tête appuyée contre sa poitrine. Il sentit courir dans toutes ses veines un frisson d’angoisse et de bonheur. Il la regardait dormir, il aurait voulu la boire. Elle rêvait ; son sommeil était agité de spasmes fébriles. S’il avait pu savoir dans quel inconnu s’égaraient ses songes ! à quoi pense-t-elle ? à qui ? à celui qu’elle aime peut-être encore. Oh ! la tuer sans la faire souffrir, pendant qu’elle dort, et mourir près d’elle ! Boire son âme dans son dernier souffle, pour être sûr qu’elle ne sera jamais à un autre !

Le chant monotone des rameurs se mêlait à la cadence des rames dans l’eau du fleuve. Le ciel était plein d’étoiles. Il regardait la voie lactée qui est le chemin des âmes. C’est de là qu’elles sont descendues, à l’appel du désir. L’ivresse de la vie alourdissait leurs ailes, et elles sont tombées captives dans la prison du corps. Mais celles qui s’aimaient là-haut se rencontrent toujours et se reconnaissent. Hélas ! Pourquoi faut-il qu’elles se rencontrent quelquefois trop tard ? Si l’on pouvait, par la seule puissance du désir, s’envoler vers la patrie, éternellement seuls dans les bras l’un de l’autre, là-haut, dans le bleu, l’emportant sous mon aile loin des hommes et des anges, plus loin encore, au delà des dernières étoiles, au delà du regard de Dieu !

Elle ouvrit les yeux aux premières clartés de l’aube ; il respira son tiède regard chargé d’effluves et de sourires. Les rayons du soleil levant éclairaient le monastère fondé sur la rive du Nil par Marie l’Égyptienne. Ils descendirent du bateau, s’arrêtèrent devant la porte, et elle s’ouvrit. La vieille abbesse parut, suivie d’une troupe de religieuses en voiles blancs.

Je t’attendais, mon fils, dit-elle à Hilarion. C’est bien, je suis contente de toi : tu as sauvé une âme.

Et, prenant Ondine par la main, elle lui dit : Marie, viens avec moi, mon enfant, prends ta place au milieu de tes sœurs.

Les spectres blancs entourèrent la jeune fille, et leur cercle se referma. Il voulut la suivre ; l’abbesse lui dit : tu ne peux franchir le seuil de l’asile des vierges. Retourne dans ta solitude ; remercie Dieu qui t’a conduit jusqu’ici, et prie-le de ne jamais t’abandonner.

La porte du couvent se referma. Hilarion sentit ses genoux fléchir ; il entendait le sang battre dans ses artères, et il lui semblait qu’une main lui tordait le cœur. Il comprit que tout était fini et qu’il ne la reverrait jamais en ce monde : était-il bien, bien sûr de la retrouver dans l’autre ? Il se prosterna devant la porte pour baiser le sol qu’elle avait foulé de ses pas, et des larmes chaudes tombaient sur ses mains en larges gouttes.

Il fallait revenir seul par la route qu’ils avaient suivie ensemble, et partout, sur son passage, il y avait des mauvais anges qui riaient d’un rire moqueur. Quand il arriva près de la source, il entendit une plainte navrante : Ah ! malheureux, qu’as-tu fait ?

Il rentra dans sa cellule et se mit à genoux devant son crucifix. Le Christ le regardait d’un air irrité :

Ah ! tu as voulu associer mon culte à celui de mon éternelle ennemie, la reine du monde périssable, la Vie que j’ai condamnée, la Nature que j’ai maudite. Tu vois ce qu’elle a fait de toi, ta grande Isis, la magicienne qui t’a séduit par ses incantations. Moi, je reprends ce qui m’appartient, l’offrande que tu m’avais consacrée autrefois : c’est la brebis perdue et retrouvée, je l’emporte dans mes bras. Mais pour racheter son âme, il faut le sang du sacrifice : sois la victime ; répands ta douleur comme une libation pour son salut éternel, brûle ton cœur en holocauste sur l’autel de la rédemption !

L’ange blanc et l’ange noir se tenaient des deux côtés de la cellule. Le premier disait :

De quoi te plains-tu ? Pour la rançon de son âme, ne consens-tu pas à souffrir ? Si l’on t’avait dit : Veux-tu acheter le salut de cette créature au prix d’une douleur muette qu’elle ne soupçonnera même pas ? Si l’on t’avait dit cela, tu aurais accepté : de quoi donc te plains-tu maintenant ? Serait-ce d’avoir été sauvé toi-même, et malgré toi ?

— Elle est venue frapper à ta porte, disait l’autre, elle t’a demandé ta protection : pourquoi lui as-tu cherché un autre asyle, pourquoi l’as-tu confiée à des mains étrangères ? Te voilà rentré dans le vide et le silence ; un éclair a traversé ta nuit, il t’en reste un souvenir que rien n’effacera, et le devoir accompli te laisse des regrets qui ressemblent singulièrement à des remords.

Il se releva et cacha sa tête dans ses deux mains : On ne m’a pas même permis de lui dire adieu ! On m’a retranché de sa vie ; on voulait la sauver ; mais moi, est-ce que je voulais la perdre ? Est-ce que je suis son mauvais ange ? Oh ! lui ouvrir les routes de l’idéal, lui faire aspirer l’air des hauteurs, l’emporter dans mon ciel ? Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Un mot suffisait pour éterniser les heures de cette nuit pleurée, et ce mot, je ne l’ai pas dit. J’ai tenu mon rêve dans ma main et je l’ai laissé s’envoler ; ah ! malheureux que je suis ! Qu’ai-je besoin de vivre encore ? Si un danger la menace je ne serai pas là, si elle crie au secours je ne pourrai pas l’entendre, ce n’est pas vers moi qu’elle tournera son regard, je ne verrai plus s’allumer ces lueurs d’étoiles ! Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !

Sa prière fut exaucée : ses yeux se fermèrent et il tomba. Il est vaincu, dit l’ange noir, il est à nous.

L’ange blanc écouta quelques instants et dit : Silence, on prie pour lui : il est sauvé !