La Législation anglaise sur les céréales

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DE
LA LÉGISLATION ANGLAISE
SUR LES CÉRÉALES.

Pendant un mois entier, nous avons vu l’Angleterre agitée par une commotion générale. Les cités manufacturières étaient en pleine insurrection ; les ardens foyers de l’industrie versaient à pleins bords la révolte et l’anarchie ; des bandes de vingt à trente mille hommes parcouraient les villes et les grandes routes, frappant le travail de proscription, et emportant d’assaut les ateliers récalcitrans ; les mines jetaient sur les places publiques les flots de leur population souterraine, et ces hommes étrangers au soleil apparaissaient comme des barbares au milieu des villes étonnées.

Et cependant, au sein même de ce tumulte, le fond du pays restait calme et sans crainte. Cette étonnante société est si sûre et si fière de sa force, qu’elle met une sorte de vanité à ne pas se défendre. Le gouvernement a laissé pendant plusieurs semaines l’anarchie prendre possession des grandes villes, et quand enfin il a pu croire que la sécurité publique était sérieusement menacée, il a lancé sur les chemins de fer quelques-uns des canons de Woolwich, dont la seule apparition a suffi pour rétablir toutes les apparences de l’ordre. Aujourd’hui, les districts manufacturiers sont rentrés dans le repos. Sur beaucoup de points, il est vrai, les ateliers restent encore déserts, les ouvriers s’isolent encore des maîtres : l’industrie semble se relever avec peine de la crise qu’elle vient de traverser, et pareille à un grand corps qui a éprouvé une violente secousse, elle ne reprend que lentement l’exercice de ses membres et le jeu de ses muscles d’acier ; mais ce qui ressort le plus distinctement du spectacle des derniers troubles, c’est qu’en Angleterre la société établie possède encore des moyens de défense infiniment supérieurs à tous les moyens d’attaque dont on peut jusqu’à présent disposer contre elle.

Un des traits les plus caractéristiques de cette insurrection des classes ouvrières, c’est que les agitateurs politiques qui ont essayé de l’exploiter au profit de leurs doctrines ont misérablement échoué dans toutes leurs tentatives. Nous ne serions donc, pour notre part, nullement enclin à exagérer la portée des désordres passagers dont l’Angleterre est si souvent le théâtre. Nous sommes persuadé que les abstractions politiques, que le suffrage universel et les cinq articles de la charte, ont, chez ce peuple positif, fort peu de chances de succès. Ce qui, à nos yeux, donne à la récente coalition des ouvriers une véritable gravité, c’est précisément qu’elle n’a eu aucun caractère politique, et que la question dont elle était sortie reste encore entière entre les maîtres et les travailleurs. Les questions les plus dangereuses pour un gouvernement et pour une société sont celles que la législation ne peut atteindre. Quand les commotions populaires ont pour but des changemens dans l’ordre purement politique, la législature peut y mettre un terme, parce qu’elle peut changer les lois ; mais là où finit l’intervention de la loi, commence le péril de la société.

L’instinct sûr et résolu avec lequel les ouvriers coalisés ont nettement séparé leur cause de celle des chartistes nous paraît donc constituer le trait le plus important des derniers troubles, et nous sommes convaincu que tôt ou tard la question des salaires, qui est au fond de ces mouvemens tumultueux, absorbera tous les autres intérêts. La législature recule, et avec raison, devant une intervention qui a toujours été considérée comme impraticable. De son côté, l’aristocratie manufacturière cherche à détourner le véritable cours de la question, et à rejeter sur les lois des céréales la responsabilité d’un malaise qui a sa véritable origine dans les relations mal réglées des maîtres et des travailleurs, et dans les excès d’une production illimitée.

C’est pourquoi nous avons vu, dans ces derniers temps, le parti de l’industrie redoubler ses clameurs contre les lois qui protégent l’agriculture. La ligue des abolitionistes (anti-corn-law league), constituée en permanence depuis plusieurs mois, a inondé les villes et les comtés de prédicateurs ambulans chargés d’exploiter le mécontentement des classes ouvrières ; sur tous les points du royaume, elle a dénoncé à la haine publique le prétendu monopole de la grande propriété.

Nous ne pouvons nous associer à ces déclamations envieuses. S’il y a une branche d’industrie qui nous paraisse avoir des titres inaliénables à la protection des lois, c’est assurément l’agriculture, qui est le fondement de la sécurité des états, comme de la moralité des populations. Mais le premier principe des lois de protection, c’est qu’elles doivent s’accorder, autant que possible, avec la satisfaction due aux intérêts rivaux de ceux qu’elles protégent. Or, s’il est vrai, comme nous le croyons, que la législation des céréales ne soit pas la cause première des crises et des convulsions industrielles qui se renouvellent si souvent en Angleterre, on ne peut nier cependant qu’elle ne contribue indirectement à les créer par les effets du principe factice et profondément vicieux sur lequel elle est basée.

Pour apprécier justement les désordres qui troublent le système économique de la Grande-Bretagne, il faut remonter jusqu’aux temps de la révolution et de l’empire. Afin de soutenir la lutte mortelle qu’elle avait engagée avec Napoléon, l’Angleterre avait multiplié ses forces et décuplé sa vie. Le blocus continental, dans lequel l’empereur l’avait enfermée pour l’étouffer, n’avait fait que donner un nouvel élan à sa puissance de production ; plus elle était pressée dans cette terrible étreinte, plus elle dégorgeait, pour ainsi dire, sur le monde des flots inépuisables de son industrie. Jamais son commerce et ses manufactures n’atteignirent un plus haut degré de prospérité qu’au moment même où la guerre générale semblait lui avoir fermé toutes les issues. Ses flottes avaient détruit successivement celles de la France, de la Hollande et de l’Espagne. Restée seule maîtresse de la mer, elle monopolisait presque tout le commerce du monde, pendant que l’accroissement de ses possessions coloniales lui ouvrait sans cesse de nouveaux débouchés.

Si cette prospérité extraordinaire eût reposé sur des bases saines et régulières, la Grande-Bretagne eût offert un spectacle inoui dans l’histoire du monde ; mais, comme l’a dit avec vérité un historien anglais, semblable à un joueur prodigue, elle dissipa en quelques années les trésors épargnés par les siècles passés et réservés pour les générations futures. Pour faire face à l’équipement de ses flottes et de ses armées, et pour subvenir à l’entretien de l’Europe, elle escompta l’avenir et descendit de plus en plus dans le gouffre sans fond du crédit. La circulation presque arbitraire du papier-monnaie fit plus que tripler la valeur nominale de toutes les fortunes, et, entraînée par ce courant fatal, l’Angleterre s’abandonna de plus en plus à cet esprit morbide de spéculation qui est la source des désordres de sa constitution.

Cependant, à mesure que le commerce se développait, la population croissait dans une égale proportion. L’abondance des biens engendrait l’abondance des hommes, et chaque manufacture qui surgissait du sol voyait naître et grandir à son ombre des familles nouvelles agglomérées les unes sur les autres. Dans le temps même où cette progression du chiffre de la population nécessitait un accroissement égal de la somme des subsistances, l’Angleterre, isolée du continent par la guerre, fut réduite à chercher sur son propre sol la nourriture de ses enfans. Pour faire face aux besoins de la consommation, il fallut doubler les productions de la terre, et ce fut alors que ce système de fécondité artificielle et d’exploitation factice, qui s’était emparé de l’industrie, s’introduisit aussi dans l’agriculture. Les bruyères, les marais, les terrains vagues, furent défrichés, desséchés et déchirés par le fer de la charrue ; l’or fut semé à pleines mains pour féconder les sillons ingrats ; la terre fut enrôlée comme les hommes, et forcée de payer la taxe de guerre ; sollicitée et pressurée jusqu’au sang, elle se fendit en vomissant des flots de moissons rebelles ; la nature elle-même sembla s’associer à l’excitation fébrile de ces temps héroïques, et l’on vit l’Angleterre, dans un paroxisme d’industrie, inventer jusqu’à des récoltes.

Mais, comme ces blés de serre-chaude croissaient sur des terres qui n’étaient pas destinées à les produire, comme cette culture innaturelle exigeait l’emploi d’une double somme d’industrie et de capital, et, comme les frais de la production déterminent toujours le prix des produits, il arriva que d’année en année la cherté des grains s’accrut en raison même de l’abondance des récoltes, parce que, plus l’exploitation descendait aux terres de qualité inférieure, plus elle nécessitait l’application de nouveaux capitaux. Les grands propriétaires, déjà protégés par le blocus qui leur servait de barrière contre la concurrence des grains étrangers, et par le haut prix des assurances maritimes pendant la guerre, se protégèrent encore eux-mêmes par des lois prohibitives ; et de 1809 à 1814, c’est-à-dire dans les dernières années de l’empire, le prix du blé en Angleterre fut plus que double de ce qu’il avait été de 89 à 94 ; c’est-à-dire au commencement de la révolution française, et de ce qu’il était dans le même moment en France et dans presque toute l’Europe[1].

Quand la paix eut rétabli les communications entre les peuples, on put croire que ces lois prohibitives seraient effacées du code britannique, et qu’elles disparaîtraient avec les dures nécessités qui les avaient fait naître ; mais là aussi l’élan était donné, la terre était engagée comme l’industrie. L’aristocratie foncière avait vu sa fortune s’accroître avec la même rapidité que les fortunes industrielles ; les grands propriétaires avaient placé toutes leurs terres comme les manufacturiers avaient placé leurs produits. Comme nous l’avons déjà dit, le sol naturellement destiné à la culture étant devenu insuffisant pour les besoins d’une population toujours croissante, il avait fallu féconder violemment, à force d’industrie et de capital, des terres jusqu’alors incultes, et les frais de cette exploitation artificielle avaient été couverts par l’élévation nominale de toutes les valeurs. Lorsque l’Angleterre fut de nouveau reliée au continent, et que le cours naturel des échanges commença à se rétablir, le blé étranger envahit les marchés et fit tomber le prix du blé indigène ; alors les cultivateurs, écrasés par cette concurrence inattendue et ne se trouvant plus indemnisés de leurs frais, renoncèrent à l’exploitation des terres inférieures. Mais cette culture forcée, qui maintenait le haut prix des grains, était en même temps la source des grandes fortunes territoriales. Il est évident, en effet, que l’emploi des terres de qualité inférieure augmentait régulièrement la valeur des meilleures terres, de sorte que les grands propriétaires voyaient leurs revenus s’élever ou descendre en proportion de l’extension ou de la restriction de la culture. Leur intérêt était donc de prolonger autant que possible cette situation exceptionnelle, et, comme les lois portées pendant la guerre ne suffisaient plus pour les protéger pendant la paix, ils en firent de plus rigoureuses encore[2].

En cette occasion, il faut le dire, l’aristocratie s’appuya sur les sentimens nationaux. Elle ne parla ni de ses droits, ni de la protection due aux capitaux qu’elle avait engagés dans la culture du sol sur la foi des lois, ni de la légitimité que de longs et pénibles sacrifices avaient donnée au monopole dont elle jouissait ; elle parla à l’orgueil de la nation. Convenait-il à la sécurité et à la dignité d’un grand peuple de dépendre des nations étrangères pour sa subsistance ? Pendant vingt-cinq ans d’une lutte acharnée, la mère-patrie avait doublé sa fécondité pour nourrir ses enfans ; n’était-ce pas aux généreux efforts de la terre que la Grande-Bretagne avait dû son salut et son indépendance ? L’Europe respirait à peine, Napoléon, du fond de son île, troublait encore les veilles des rois et le repos des peuples : fallait-il donc abandonner l’arche sainte de l’agriculture, et se confier à la merci du pain de l’étranger ?

Ce langage avait encore de l’écho dans le cœur du peuple. Cependant, à mesure que la paix se raffermit et que les relations internationales s’étendirent et se consolidèrent, les funestes effets du système prohibitif apparurent à tous les yeux, et la législation des céréales, n’ayant plus pour excuse les circonstances exceptionnelles qui l’avaient fait naître, commença à devenir aussi odieuse qu’elle était oppressive. On vit qu’elle frappait à la fois le revenu public, le producteur et le consommateur. Il ne faut pas croire, en effet, que la différence du prix du blé indigène sur le prix du blé étranger allât intégralement grossir les revenus des propriétaires ; la culture elle-même en absorbait et en gardait la plus grande partie. Le sol avide buvait l’or et ne le rendait pas, de sorte que des millions qui auraient pu servir à amortir la dette publique étaient chaque année stérilement enfouis dans le sein de la terre.

Il ne faut pas croire non plus que les fermiers fussent régulièrement protégés par cette législation, qui semblait faite pour eux. Quand un peuple veut maintenir chez lui le prix des grains à une élévation forcée, il est nécessaire non-seulement qu’il exclue les produits étrangers dans une certaine proportion, mais encore qu’il ne remplisse pas lui-même outre mesure ses propres marchés, car alors la fécondité de la terre engendre la ruine du cultivateur. En effet, si la production a été accrue au point de suffire aux besoins de la population dans les années de récolte moyenne, il doit arriver que, dans les années très productives, il y aura surabondance sur les marchés, et alors le cultivateur, embarrassé de produits superflus, n’a de ressource que dans l’exportation. C’était précisément dans ces années d’abondance que le producteur anglais ressentait les effets du système factice qu’il appliquait à la culture, car, avant de pouvoir exporter, il était forcé de réduire ses prix au niveau des prix des marchés étrangers, et, comme il avait doublé les frais de la production naturelle, il ne pouvait vendre qu’avec une perte de 100 pour 100.

On pourrait croire, au premier abord, que cette abondance des récoltes, qui ruinait les producteurs, augmentait du moins le bien-être des consommateurs en amenant une baisse de prix sur les marchés, et qu’il ne s’opérait alors qu’un déclassement de capitaux. C’est encore une erreur ; les consommateurs eux-mêmes ne profitaient de cette baisse que d’une manière passagère. Le fermier ruiné, ne possédant plus le capital nécessaire à l’exploitation de la terre, la laissait en friche ; le blé redevenait plus rare, par conséquent plus cher, et le consommateur, à son tour, était puni d’une année d’abondance par plusieurs années de disette. C’étaient ces fluctuations monstrueuses, dont le germe a malheureusement été conservé dans la législation actuelle, qui pesaient le plus durement sur la condition économique de l’Angleterre[3].

Ce n’est pas tout. Dans les temps de disette comme dans les temps d’abondance, l’Angleterre portait la peine de sa législation exceptionnelle. Dans un état de choses régulier, la richesse publique n’aurait souffert que partiellement des suites d’une année stérile. Les grains étrangers, auxquels l’Angleterre était obligée d’ouvrir ses marchés, auraient été payés avec des produits fabriqués, et l’industrie manufacturière aurait alors réalisé des bénéfices dont les lois prohibitives la privaient pendant les années ordinaires ; mais comme ces relations internationales étaient inconstantes et arbitraires comme les saisons qui les réglaient, le cours naturel de l’échange ne s’établissait jamais d’une manière assurée, et l’Angleterre se voyait forcée de payer ses importations en numéraire. Ce déplacement subit de l’or et de l’argent jetait le trouble dans tout le système monétaire du pays, et les manufactures, non-seulement ne voyaient point s’accroître leurs exportations, mais voyaient même décroître la consommation intérieure par suite de la rareté du numéraire.

Ce n’est pas tout encore. Dans les temps de disette, l’Angleterre faisait d’un mal local un mal général. Quand elle manquait de grains, elle allait en chercher sur les marchés étrangers, où la présence inattendue de ce nouvel acheteur stimulait la concurrence, et amenait une hausse dans les prix. Quelques spéculateurs faisaient fortune, mais la masse des consommateurs en portait la peine. C’est ainsi que les effets de ces lois perverses se faisaient sentir sur tous les points du globe.

Tant que l’influence de la propriété foncière domina sans partage dans la législature et dans le pays, la législation des céréales fut maintenue, et le fut même avec une sorte de popularité. Cependant une population toute nouvelle grandissait à côté de la population agricole, l’invention des machines redoublait l’élan de l’industrie en multipliant les moyens de production, et peu à peu la fortune publique se dirigeait presque exclusivement vers le commerce d’exportation. Or, comme les lois qui frappaient l’importation des grains, en arrêtant l’échange, tarissaient dans sa source le commerce intérieur, l’opinion publique se retourna insensiblement contre elles, et d’année en année la question de la réforme gagna du terrain. Dans presque toutes les sessions, un membre radical de la chambre des communes, M. Villiers, frère du comte de Clarendon, faisait une motion pour l’abolition des lois sur les céréales. Mais ces tentatives réitérées se neutralisaient par leur propre exagération ; car, comme le parti radical réclamait une abolition complète des droits protecteurs de l’agriculture, il réunissait contre lui les whigs et les tories. Néanmoins, ces discussions répétées se répandaient dans le pays, la question s’éclaircissait, elle descendait à la portée de toutes les intelligences, et se popularisait dans les classes ouvrières. Quelques grands propriétaires se mettaient eux-mêmes à la tête du mouvement, et dans la chambre des lords le comte de Fitz-William et le comte de Radnor prononçaient contre la législation des céréales les harangues les plus révolutionnaires.

Toutefois une réforme radicale ne pouvait avoir aucune chance de succès dans un pays où, malgré l’influence croissante de l’industrie, le pouvoir législatif est toujours resté dans les mains de l’aristocratie territoriale, et où le parti réformiste lui-même a pour chefs des représentans de la propriété foncière. La législation des céréales ne devait être véritablement atteinte que lorsque des hommes d’opinions modérées en demanderaient, non pas l’abolition, mais la modification. Or les whigs, auxquels appartenait cette initiative, reculaient d’année en année la solution d’une question dans laquelle leurs propres intérêts se trouvaient engagés. Nous ne voulons point faire un paradoxe en disant que si les tories eussent été en possession du pouvoir pendant les douze dernières années, les lois des céréales eussent été modifiées beaucoup plus tôt, car toutes les nuances de l’opposition, les whigs et les radicaux, auraient fait cause commune, et, soutenus par « la pression du dehors, » auraient imposé à la législature le rappel des corn laws comme ils lui avaient imposé l’acte d’émancipation et l’acte de réforme. Mais tant que les whigs se trouvaient au pouvoir, ils contribuaient à maintenir ces lois impopulaires par cette complicité secrète et cette protection tacite que les gouvernemens accordent et doivent accorder à tout ce qui existe. Le parti libéral, de son côté, trouvait dans l’exercice du gouvernement une sorte de satisfaction morale ; en voyant ses représentans au pouvoir, il croyait que ses principes y étaient aussi, et il prenait patience. Ce fut ainsi que le ministère whig servit pendant long-temps de rempart aux classes privilégiées ; les coups destinés à ses adversaires se détournaient ou s’amortissaient en arrivant jusqu’à lui. Quand il tomba, le parti tory fut laissé à découvert et se trouva face à face avec l’ennemi ; il fut contraint de capituler, et son premier acte fut de prendre l’initiative de cette réforme qu’il avait constamment combattue.

Il est curieux de voir comment les chefs du parti whig résistèrent jusqu’à la dernière heure à l’impulsion de la réforme. Lord Melbourne disait en 1839 : « Je déclare devant Dieu que je considère ce projet comme l’idée la plus folle et la plus insensée qui soit jamais entrée dans un cerveau humain. » Et, en 1840, il disait encore « Comme je vois clairement et distinctement que cette réforme ne pourrait être accomplie sans la lutte la plus violente, sans causer beaucoup de mauvais sang, sans enfanter de profonds griefs, sans ébranler la société jusque dans ses fondemens, et sans laisser à sa suite toutes sortes d’amertumes et d’animosités, je ne crois pas que ses avantages puissent compenser ses dangers. Nous avons vu de nos jours de grands changemens qui ont secoué la société dans sa base, qui ont soulevé l’homme contre l’homme, divisé la nation en deux partis, et enfanté les plus profonds sentimens de discorde et de haine. Quant à moi, je ne veux pas les réveiller en les agitant follement et témérairement. »

Et cependant, un an après, le ministère dont lord Melbourne était le chef jetait au milieu du pays cette question brûlante et proposait une réforme générale des tarifs. Il ne prit, il est vrai, cette résolution que lorsqu’il fut aux abois ; c’était un legs forcé, un héritage inextricable qu’il laissait à ses successeurs. Un des hommes d’Angleterre qui connaissaient le mieux l’esprit public, lord Spencer, qui avait été long-temps le chef du parti whig dans la chambre des communes, sous le nom de lord Althorp, avait dit que tout ministère qui toucherait aux lois des céréales ne résisterait pas à l’épreuve d’une élection générale. On sait avec quelle exactitude cette prédiction fut vérifiée. Le parti whig essuya l’année dernière une déroute qui ne peut être comparée qu’à celle qu’avait éprouvée le parti tory en 1831. Tous les fermiers de la Grande-Bretagne se levèrent comme un seul homme, et balayèrent comme des feuilles mortes les hommes qui avaient porté la main sur le code protecteur de l’agriculture. Et pourtant ils ne pouvaient se défendre d’une vague inquiétude ; ils se sentaient entraînés par le courant des faits, et emportés par le torrent de la nécessité. Tout avait changé autour d’eux ; le parti tory avait quitté son nom traditionnel, le vieux nom de ses pères, pour s’appeler le parti conservateur ; et quels étaient les chefs de cette école moderne ? C’était sir Robert Peel, homme nouveau chargé de la défense des intérêts anciens, fils de l’industrie devenu le représentant de l’agriculture ; c’était le duc de Wellington auquel son grand âge et ses immenses services faisaient à peine pardonner le souvenir de l’émancipation catholique ; c’était lord Stanley, c’était sir James Graham, dont les noms étaient attachés, avec celui de lord John Russell, au grand acte de la réforme.

Nous nous sommes toujours demandé ce qu’était venu faire le duc de Buckingham dans la nouvelle administration. Était-il dupe ou compère ? Sir Robert Peel avait-il espéré le rallier et l’associer à des réformes désormais inévitables, ou bien ne se servait-il de ce nom significatif que pour entretenir les illusions du parti agricole ? Rien n’était curieux comme de voir à cette époque le duc de Wellington revenant de sa terre de Strathfieldsaye et semant sur sa route cet aphorisme à l’usage de tous les ministres : « Il y a quelque chose à faire, » et d’un autre côté le duc de Buckingham rassemblant ses tenanciers et leur disant : « Tant que je ferai partie du ministère, vous n’avez rien à craindre ; ma conduite passée vous répond de ma conduite à venir. » En effet, tant que le duc des céréales, comme on l’appelait, the corn law duke, resta dans le cabinet, le parti agricole put encore conserver quelque espoir.

Dans la courte session qui suivit les élections générales, les nouveaux ministres refusèrent toute explication sur les mesures qu’ils préparaient. Quand lord Melbourne, avec son ironie froide et pleine de bonhomie, leur disait : « Quel est donc ce mystère ? La question est très claire. Il y a déficit ; vous avez donc à choisir entre élever le revenu aux proportions de la dépense, ou réduire la dépense aux proportions du revenu. Que cherchez-vous donc tout ce temps-là ? Cherchez-vous par hasard la pierre philosophale ? Vous n’avez pas, j’imagine, trouvé un alchimiste qui vous ait donné la recette de la transmutation des métaux. » Le duc de Wellington se contentait de répondre qu’il n’avait pas suffisamment considéré la situation des affaires pour pouvoir prendre des engagemens. Ce silence de sinistre augure était loin de rassurer les tories. Les plus impatiens murmuraient hautement. « J’entends répéter, disait le duc de Richmond, que sir Robert Peel fera volte-face aux dépens de ses amis, comme il l’a fait pour l’émancipation des catholiques, et qu’il leur fera avaler de force ces mêmes mesures qu’il a si fortement combattues. Et moi je dirai à sir Robert Peel et à ceux qui le soutiennent, que les agriculteurs sauront bien le chasser du pouvoir (turn him out), comme ils ont su l’y élever. » Ces hautaines menaces inquiétaient peu sir Robert Peel, il savait qu’il était l’homme nécessaire, et que les tories n’avaient pas le choix. Sans doute les agriculteurs, ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes, avaient fait les dernières élections ; sans doute, par leur prépondérance dans les comtés et par leurs relations avec l’église, ils formaient la véritable majorité dans le pays ; mais, assez puissans pour disposer du pouvoir, ils ne l’étaient pas assez pour l’exercer par eux-mêmes. Un ministère tel que le rêvaient certains conservateurs, dans lequel seraient entrés le duc de Buckingham, lord Ashley, sir Robert Inglis et autres tories de la vieille roche, n’aurait pas vécu huit jours. Sir Robert Peel sentait donc sa force, et il en usait. Il traitait avec la plus complète indifférence les menaces des hauts barons, il poursuivait froidement sa marche à travers tous les obstacles et au milieu des murmures. Le moment vint bientôt où il laissa tomber le voile qui couvrait encore ses projets. Deux jours avant la réunion des chambres, les journaux tories publièrent un paragraphe très bref, annonçant que le duc de Buckingham se retirait du cabinet. La retraite du représentant officiel des intérêts agricoles opéra comme un coup de théâtre ; ce qui restait d’illusions chez les uns, de doutes chez les autres, s’évanouit comme la fumée, et ce fut au milieu d’une excitation qui ne s’était pas vue depuis dix années que la reine vint annoncer au parlement qu’il aurait à prendre en considération les lois qui réglaient l’importation des grains.

Quelques jours après l’ouverture de la session, le premier ministre vint exposer les modifications qu’il se proposait d’apporter à la loi sur les céréales. L’anxiété était portée au plus haut degré au dehors comme au dedans de la chambre. Dans la ville, toute la ligue était sur pied. Un meeting avait été tenu à trois heures dans la taverne de la Couronne et de l’Ancre, et, en sortant de la taverne, les ligueurs s’étaient mis en marche, deux de front, pour se rendre au parlement. Arrivés aux portes de la chambre, ils firent demander au président la permission d’entrer pour une députation de leur corps ; le président la refusa. Alors ils cherchèrent à pénétrer dans les galeries et dans les couloirs, mais les policemen intervinrent, repoussèrent les plus avancés, les refoulèrent sur la place, et les firent ranger en plein air des deux côtés de la porte. À mesure que les membres de la chambre arrivaient, ils étaient accueillis avec les cris de « À bas le monopole ! Le pain à bon marché ! » Après ces démonstrations bruyantes, le rassemblement reprit sa marche avec beaucoup d’ordre ; il rencontra sir Robert Peel qui se rendait à la chambre dans sa voiture, se remit à crier : « À bas le monopole ! » et continua paisiblement son chemin.

Il paraît qu’au dedans de la chambre la scène ne fut pas moins animée. Les chroniqueurs ont reproduit jusqu’aux moindres détails de cette séance solennelle. Sir Robert Peel n’arriva qu’à cinq heures. Tous les regards étaient fixés sur l’homme qui tenait entre ses mains les destinées de la Grande-Bretagne. Derrière la barre se pressait une foule d’étrangers et de membres de la chambre haute, au milieu desquels on remarquait le duc de Cambridge, un des oncles de la reine. Le premier ministre, après avoir causé un instant avec lord Stanley et sir James Graham, se leva et demanda que la chambre se formât en comité. Le plus grand silence s’établit au moment où il prit la parole. Il parla pendant près de deux heures avant d’attaquer le cœur de son sujet, promenant ses auditeurs en Amérique, en Allemagne, en France, en Russie, pendant que lord John Russell, M. Cobden, et tous ceux qui se préparaient à parler, prenaient des notes à la hâte. Il semblait jouer avec l’impatience de la chambre comme un pêcheur joue avec l’amorce. Enfin, quand il aborda les détails proprement dits de sa mesure, il se manifesta un mouvement général qui fut suivi d’un profond silence. Ceux qui connaissent la disposition de la chambre des communes se figureront aisément cette scène. La salle provisoire où se tiennent les séances est occupée de chaque côté par plusieurs rangs de banquettes, au-dessus desquelles règnent deux galeries supérieures également réservées aux membres de la chambre. Ceux qui se trouvaient au-dessus du banc des ministres se penchèrent tous en avant pour voir l’orateur et pour recueillir avidement ses paroles : intenti ora tenebant. Au moment où sir Robert Peel acheva l’exposition de ses chiffres, l’agitation, longtemps contenue, fit explosion. Des éclats de rire partirent des bancs de l’opposition, des conversations animées s’engagèrent dans les rangs ministériels, et une quantité de membres de la chambre se précipitèrent hors de la salle pour aller annoncer à leurs amis, qui attendaient dans les couloirs et dans la rue, quel était le principe de la mesure proposée par le cabinet.

Ce principe était celui du droit mobile (sliding scale), c’est-à-dire d’un droit ascendant et descendant selon la hausse ou la baisse du prix des grains sur les marchés intérieurs. La réforme proposée par le ministre tory n’était donc qu’une modification secondaire de l’ancien système, reposant toujours sur la même base. En examinant la composition de la nouvelle loi, on se demande pourquoi sir Robert Peel s’est constitué le défenseur obstiné d’un système contre lequel semblent protester les tendances de son esprit si juste et si bien réglé. Tous les détails de sa mesure sont autant d’argumens contre les funestes effets du droit mobile, et autant d’efforts faits pour se rapprocher du droit fixe.

Ainsi, dans la loi de 1828, les mercuriales, ou évaluations du prix des grains, ne se prélevaient que sur les marchés de cent cinquante villes. Pour obtenir des évaluations plus justes, sir Robert Peel a fait élargir le cadre des marchés à mercuriales, et y a fait entrer vingt autres places des plus importantes. Mais c’est surtout dans les modifications apportées à l’échelle des droits que se manifestent les efforts tentés par sir Robert Peel pour mettre des bornes à l’esprit de spéculation inséparable du principe du droit variable. Nous croyons devoir insérer ici un tableau comparatif des droits tels qu’ils étaient fixés par la loi de 1828, et tels qu’ils l’ont été par la loi de 1842.

Prix du blé. Droit mobile acutel. Droit mobile ancien.
73 s. 1 s. 1 s. 0 d.
72 2 2 8
71 3 6 8
70 4 10 8
69 5 13 8
68
6
16 8
67 6 18 8
66 6 20 8

65 7 21 8
64 8 22 8
63 9 23 8
62 10 24 8
61 11 25 8
60 12 26 8
59 13 27 8
58 14 28 8
57 15 29 8
56 16 30 8
55 17 31 8
54
18
32 8
53 18 33 8
52 19 34 8
51 20 35 8

Ainsi, dans la loi de 1828, quand le blé était à 73 shellings le quarter (environ 3 hectolitres), le droit sur l’importation du blé étranger était de 1 shelling ; et quand le prix descendait à 51 shell., le droit montait de son côté jusqu’à 35 shell. L’échelle flottait donc entre 1 et 35. Dans la loi de 1842, le minimum du droit est aussi 1 shell., mais le maximum s’arrête à 20, représentant ainsi un dégrèvement de 15 shell.

Sous l’ancienne loi, comme on peut le voir encore dans le tableau, quand le prix du blé était de 67 shell., les spéculateurs réalisaient un bénéfice de 2 shell. de réduction s’ils pouvaient le faire monter à 68, un bénéfice de 3 shell. pour la hausse de 69 à 70, et enfin de 4 shell. pour la hausse de 71 à 72. C’étaient ces facilités données à la spéculation qui amenaient ces fluctuations énormes, causes alternatives de ruine pour le producteur et pour le consommateur.

Dans la loi nouvelle, la hausse et la baisse s’opèrent avec une lenteur et une régularité beaucoup plus uniformes. L’échelle mobile est maintenant exempte de ces sauts, de ces bonds d’un chiffre à un autre, qui poussaient au jeu et à l’agiotage, et, à de certains degrés, elle est fixée par deux pauses, deux temps d’arrêt qui mettent un frein aux fluctuations factices. Ainsi, quand le blé est à 52 shell., le spéculateur est obligé d’attendre qu’il soit à 55 avant d’obtenir une réduction de 1 shell. sur le droit ; et quand le prix est à 66, il faut qu’il monte à 69 avant que le droit soit encore réduit de 1shell. Ces deux pauses ne représentent-elles pas une application, dans d’étroites limites, du principe du droit fixe ? Ailleurs encore, sir Robert Peel semble avoir reconnu la supériorité de ce principe. Ainsi, dans la colonie anglaise du Canada, le blé exporté des États-Unis est frappé d’un droit invariable de 3 shell. Et cependant les saisons sont-elles moins variables au Canada qu’en Angleterre ? Le gouvernement peut-il donner plus de fixité au climat et aux prix des grains au-delà de l’Atlantique qu’il ne peut le faire dans la Manche ?

Telle est la loi dont lord John Russell disait qu’elle était une mesure de concession, mais non une mesure de conciliation, et qu’elle dérangeait tout sans rien régler. La critique était dure et trop absolue pour ne pas être injuste. On doit reconnaître qu’après tout la modification apportée à la loi sur les céréales en a considérablement atténué les défauts, et que sir Robert Peel a tiré le meilleur parti possible du principe qu’il avait adopté. Il est seulement à regretter qu’il ait pris pour point de départ un principe faux, sur lequel il n’a pu construire qu’une législation instable et provisoire. Nous mettons hors de la discussion les partisans du rappel total, qui n’apportent dans la question qu’un élément purement théorique. Il ne s’agit pas de savoir s’ils ont raison en principe ; en fait d’économie politique, les idées générales, les données à priori sont très simples ; elles ne deviennent compliquées et ne prêtent à la controverse que lorsqu’elles descendent dans la sphère de l’application. Ainsi nous reconnaîtrons volontiers que pour les céréales comme pour les autres produits de la terre ou de l’industrie, le principe général devrait être que la législature s’abstînt de toute intervention, et laissât à la production et à l’échange leur développement naturel et spontané. En théorie, le producteur a le droit de choisir le marché où il peut vendre au prix le plus élevé, comme le consommateur celui où il peut acheter au meilleur compte ; et on a dit avec raison que la communauté est en pareille matière meilleur juge de ses propres intérêts que ne peut l’être l’assemblée législative la plus éclairée. Mais, ici comme ailleurs, le droit de l’individu est borné par le droit de la société dont il fait partie. Il ne faut donc point considérer les lois qui protègent telle ou telle industrie dans leurs relations avec le droit abstrait, mais dans leurs relations avec les intérêts dont elles ont garanti le développement et dont elles ont ainsi consacré la légitimité ; et quand l’intérêt général exige l’abolition de ces lois, il est juste que cette abolition ne soit effectuée que lentement et graduellement, afin que les intérêts particuliers qu’elle atteint aient le temps de changer de cours.

Or, en Angleterre, l’agriculture a un double titre à la protection des lois. En premier lieu, la terre supportant la plus lourde part des charges publiques, il ne serait pas juste que ses produits fussent livrés sans protection à la libre concurrence des produits étrangers, quand elle est elle-même frappée d’une taxe particulière. En second lieu, des intérêts considérables, en bras et en capitaux, ont été engagés dans l’exploitation de la terre, sur la foi et pour ainsi dire sur la parole de la loi. Des terres auxquelles Dieu n’avait pas donné la fécondité ont été fertilisées par les efforts de l’industrie humaine. Il est possible que cette exploitation forcée soit contraire aux règles de la nature ; mais il est certain qu’elle a été secondée, sinon créée, par les lois nationales. Si ces lois sont une erreur, ce n’est pas le cultivateur, c’est le législateur qui s’est trompé, et la société, représentée par le pouvoir, doit une sorte de tutelle à des intérêts qui ne seraient pas nés sans son concours. Ceci peut s’appliquer à l’industrie manufacturière aussi bien qu’à l’industrie agricole. Adam Smith disait : « Quand des manufactures particulières, par l’effet de prohibitions ou de l’imposition de droits élevés sur les produits étrangers qui pouvaient leur faire concurrence, ont pris un développement qui a nécessité l’emploi d’une quantité considérable de bras, l’humanité exige que la liberté du commerce ne soit rétablie que par de lentes gradations, et avec beaucoup de réserve et de circonspection. Si ces droits élevés étaient supprimés tout d’un coup, des produits étrangers de même nature et à plus bas prix pourraient inonder si rapidement les marchés de l’intérieur, que des milliers d’hommes se trouveraient subitement privés de tout moyen d’existence. » La liberté illimitée du commerce des céréales produirait les mêmes effets. Un rappel subit des lois protectrices de l’agriculture n’aurait d’autre résultat que de ruiner les intérêts immenses engagés dans l’exploitation de la terre, de réduire à la misère une partie de la population agricole, et, en le jetant sans pain et sans ouvrage sur les marchés des villes, de susciter une nouvelle et formidable concurrence à la population déjà surabondante des manufactures.

Sur ce point, il n’y a pas de différence d’opinion entre l’opposition proprement dite et le gouvernement. Lord John Russell et sir Robert Peel sont d’accord sur le principe général d’un droit protecteur, et ils ne diffèrent que sur le mode d’application de ce principe.

Nous avons dit pourquoi l’établissement d’un droit fixe nous semblait préférable au maintien d’un droit mobile. Quel était le but de sir Robert Peel ? De diminuer la rigueur des droits qui frappaient l’importation des grains étrangers, en conservant cependant à l’agriculture indigène la protection qui lui est due, et, en donnant de plus grandes facilités à l’échange qui est la base du commerce, d’ouvrir de nouveaux débouchés aux produits de l’industrie nationale. Or, nous croyons que non-seulement un droit fixe et permanent de 8 shell. par quarter, tel que le proposait lord John Russell, protégerait suffisamment l’industrie agricole, mais que l’établissement d’un droit fixe plus élevé, de 12 shell., si l’on veut, amènerait pour l’industrie manufacturière des résultats plus avantageux que n’en peut produire le maintien d’un droit mobile, si bas qu’il puisse descendre. Le premier principe des transactions commerciales, c’est la sécurité ; et dans des relations internationales bien ordonnées, c’est la fixité et non pas le plus ou moins d’élévation des tarifs qui détermine l’activité de l’échange. Les résultats obtenus depuis cinq mois par l’opération de la nouvelle loi des céréales viennent à l’appui de cette assertion. Pendant les quatorze dernières années, la moyenne du blé étranger importé en Angleterre avait été de 1 million de quarters, qui, en payant un droit moyen de 5 shell.d., avaient produit pour le trésor un revenu annuel d’environ 300,000 liv. Sous l’opération de la nouvelle loi, depuis le 1er avril jusqu’au mois de septembre, la somme de l’importation a été, en cinq mois, plus que double de ce qu’elle avait été précédemment dans une année moyenne. Elle s’est élevée à 2,457,931 quarters, qui, en payant un droit de 8 shell.d., ont produit pour le trésor, dans l’espace de cinq mois, un revenu de 974,021 liv.

En face de cette irruption extraordinaire des grains étrangers, on pourrait croire que le prix du blé indigène a éprouvé une forte baisse, et que les fermiers anglais ont été sensiblement atteints par les effets de la nouvelle mesure. Il n’en est rien. Le prix du blé n’a point baissé ; il est au contraire resté plus élevé qu’il ne l’avait été pendant les quatorze dernières années. De 1828 à 1842, le prix moyen avait été de 59 shell. ; pendant les quatre derniers mois qui viennent de s’écouler, il a été de 62 shell., et cette élévation surprenante s’est maintenue malgré l’abondance de la dernière récolte et malgré la concurrence d’une somme énorme d’importations. Ainsi, jusqu’à présent, la loi a opéré admirablement ; elle a accru la circulation des grains et par conséquent la consommation ; elle n’a point fait baisser les prix, et par conséquent n’a point diminué les bénéfices des fermiers ; enfin, et cette dernière considération n’est pas à dédaigner dans l’état actuel des finances de l’Angleterre, elle a considérablement augmenté le revenu public.

En présence d’aussi heureux résultats, il semble qu’il y ait une certaine inconséquence dans les reproches que nous adressons à la mesure adoptée par sir Robert Peel ; mais il faut remarquer que cette mesure n’a opéré aussi avantageusement que parce qu’elle se rapprochait autant que possible du principe du droit fixe. Le résultat le plus important qu’elle ait produit a été sans contredit d’avoir donné aux prix des céréales une permanence et une sorte de niveau qu’ils ne connaissaient pas encore. Par l’effet de la restriction apportée à la mobilité de l’échelle ascendante et descendante, ces prix, au lieu de sauter comme naguère plusieurs chiffres à la fois, se sont élevés et abaissés avec une régularité qui n’a laissé que fort peu de prise à la spéculation ; mais ces changemens remarquables se sont accomplis en dépit même du principe mobile maintenu dans le mécanisme de la loi, et ils ne peuvent être qu’un nouveau témoignage de la supériorité du principe du droit fixe, et de la nécessité de l’adopter par la suite.

La seule objection qui se présente contre le système du droit fixe, c’est que, dans les temps de disette, il doit peser sur la consommation plus rigoureusement encore que le droit mobile, qui peut descendre jusqu’à un shelling, tandis que le droit fixe reste toujours au même chiffre. Il peut donc se rencontrer des cas de force majeure où il devienne nécessaire de restreindre ou de suspendre momentanément l’exercice de la loi, et alors le système du droit fixe perd son premier mérite, qui était d’établir la permanence du tarif et la sécurité des relations commerciales. Cette objection peut s’appliquer à tous les actes de législation, même à ceux qui approchent le plus de la perfection. Dans toutes les lois humaines, il faut faire la part des exceptions qui ne dépendent ni de la volonté ni de la prévoyance du législateur. Les saisons sont dans les mains d’un pouvoir irresponsable ; quand il plaît à Dieu, dans ses desseins secrets, de déjouer les calculs de la prudence terrestre et de suspendre l’action régulière de ses propres lois, il donne en quelque sorte à l’homme le droit de le suivre et de l’imiter. Ainsi, dans les temps de disette, il appartient au pouvoir exécutif de réparer les imperfections de la loi, et de pourvoir aux premiers besoins de la population. Cependant il y aura toujours à faire cette distinction, que, dans l’application d’un droit fixe, l’irrégularité n’est qu’une exception, tandis que, dans l’application d’un droit mobile, elle est elle-même la règle et le principe de la loi.

On dit que le système des droits mobiles est le plus juste et le plus naturel, parce qu’il se règle sur les alternatives des saisons ; mais le premier principe des lois économiques n’est-il pas au contraire de corriger cette action arbitraire des saisons ? C’est comme si vous reprochiez à la vapeur de ne pas obéir à tous les caprices des vents. C’est la lutte avec les élémens qui constitue la liberté humaine. Les instincts de la nature ne sont pas mieux réglés que ceux de l’enfant qui vient de naître. Elle aussi a participé à la chute universelle ; elle aussi a ses passions, passions soudaines, désordonnées, que la mission de l’intelligence et de l’industrie est de dompter et d’asservir. Dire que dans les temps de disette l’homme n’a qu’à courber la tête devant un pouvoir supérieur, et à se renfermer dans une résignation musulmane, c’est parler un langage impie. Il n’est point vrai que Dieu ait créé le mal sans donner à l’homme les moyens de s’y soustraire. La patrie universelle, alma parens tellus, ne refuse jamais à ses enfans son sein maternel : il y a sous le soleil assez de place et assez de pain pour tous les hommes. Dieu compense la stérilité d’un continent par la fécondité d’un autre ; quand il verse les intarissables trésors de sa colère sur nos moissons ravagées, il dispense à d’autres rivages les dons bienfaisans de sa prévoyance ; quand la tempête détruit nos récoltes, il y a des contrées lointaines où la Providence bénit le mariage mystérieux du ciel et de la terre, et où les sillons, fécondés par des torrens de soleil, éclatent en moissons généreuses. C’est donc l’homme qui arrête par ses lois la distribution naturelle des biens du ciel, c’est lui qui se jette au travers de la législation divine, et qui mêle ses passions déréglées aux caprices incompréhensibles des saisons.

Voilà le vice radical de la législation anglaise sur les grains ; c’est qu’au lieu de remédier aux fluctuations inévitables des récoltes, elle ne fait qu’introduire dans l’action inconstante de la nature un nouvel élément de désordre et d’instabilité. Quelle que soit la restriction apportée par la loi nouvelle à l’esprit d’agiotage, il est certain néanmoins que la seule perspective d’une variation dans les droits engagera toujours les spéculateurs à garder leurs grains en entrepôt pour amener des hausses forcées et factices. Cet esprit de spéculation, qui jette le trouble dans les marchés de l’intérieur, exerce aussi son influence sur le commerce extérieur. L’établissement d’un droit variable a pour effet de limiter les marchés d’approvisionnement de l’Angleterre aux pays les plus rapprochés de ses ports. Dès que, par suite de la hausse du prix à l’intérieur, le passage est ouvert aux grains étrangers, les spéculateurs du nord de l’Europe, de Dantzick et de la Baltique, s’y jettent les premiers et inondent les marchés. Cependant les marchands anglais, voyant les droits d’importation considérablement réduits, frètent des navires qu’ils envoient en Amérique pour y chercher des grains en échange de produits manufacturés ; mais quand, après les délais nécessités par l’échange et par le transport, les navires reviennent en Angleterre avec leur chargement, il se trouve que les droits sont remontés de plusieurs degrés sur l’échelle mobile, et que le blé ne peut plus être importé qu’à perte. Lord Palmerston disait justement : « Si le droit était fixe, les transactions s’établiraient sur un pied tout différent ; le commerce, au lieu d’être un jeu de roulette, deviendrait régulier et permanent ; et les marchands feraient leurs calculs avec certitude. Alors nous pourrions trouver constamment du blé, non pas pour de l’argent, mais pour des produits manufacturés. Si nous ne prenons aux étrangers leur blé que tous les trois ou quatre ans, et s’ils ont besoin tous les ans de produits manufacturés, ils s’arrangeront de manière à prendre ces produits dans des pays qui leur prendront aussi leur blé tous les ans. Mais nous, nous sommes obligés de payer en argent ; cet argent, il faut que nous le prenions dans la banque, et nous poussons le pays à la banqueroute. »

Nous avons vu, il y a quelques années, un exemple remarquable de l’influence que la législation anglaise des céréales exerce sur la circulation du numéraire. En 1839, l’Angleterre, manquant de grains, fit un appel aux marchés étrangers ; mais comme cette demande soudaine n’était point prévue, il fallut payer les importations avec de l’or. La banque d’Angleterre, forcée d’exporter d’un seul coup 60 ou 75 millions de francs, retira subitement aux banques de province les avances qu’elle leur avait faites, et, pour se sauver elle-même de la banqueroute, se vit obligée de recourir à l’assistance de la banque de France.

Il ne faut donc point considérer la question des céréales d’une manière isolée, ni calculer uniquement jusqu’à quel degré le droit fixe ou le droit mobile peuvent déterminer le prix des grains. Sir Robert Peel reconnaissait avec raison, et il avouait avec franchise que la réforme de la loi des céréales n’apporterait aucun soulagement direct à la détresse de la population ouvrière. En effet, il ne faut point s’exagérer l’influence que peut avoir, sur la situation économique d’un pays, le prix auquel s’y élèvent les objets de consommation, ni évaluer la détresse de la population en Angleterre en raison de la cherté du pain. Le plus ou moins d’élévation du prix des denrées n’est qu’une considération secondaire, quand le chiffre des salaires acquiert les mêmes proportions. Ainsi sir Robert Peel a montré, d’après des tableaux de statistique du docteur Bowring, que malgré le haut prix de la viande, du sucre et du blé en Angleterre, le chiffre de la consommation de chaque individu y est cependant plus élevé qu’il ne l’est sur le continent. Ainsi, en Prusse, une population de 14 millions d’habitans consomme 485 millions de livres de viande, ce qui fait environ 35 livres par individu, tandis qu’en Angleterre la consommation moyenne de la viande est de 50 livres par individu, et a été quelquefois estimée le double. Pour le sucre, il paraît qu’en France la consommation est évaluée à 5 livres par tête, en Prusse à 4 livres, dans les autres états de l’Europe à 2 livres 1/2, tandis qu’en Angleterre elle est de 17 livres. Pour le blé, le docteur Bowring évalue la consommation, en Prusse, à moins de 3 hectolitres par tête, tandis qu’il l’évalue, en Angleterre, à plus de 2 quarters ou 6 hectolitres, c’est-à-dire le double. Il est vrai qu’un autre statisticien aussi renommé (ce qui serait de nature à ne pas inspirer un grand respect pour la statistique) a réduit cette évaluation à moins d’un quarter. En dernier résultat, néanmoins, on trouve toujours que, malgré la plus grande élévation des prix, la somme de la consommation est plus considérable en Angleterre que partout ailleurs.

Il ne faut donc point régler la statistique de la misère sur celle du prix des objets de consommation. Il se rencontre souvent, dans les années les plus prospères, une détresse partielle très grande. C’est ainsi qu’en 1836, c’est-à-dire dans une des années où le prix du blé était descendu le plus bas, et où les manufactures avaient réalisé le plus de bénéfices, il y eut dans certaines classes de la population une aggravation considérable de la misère, et nous avons vu tout à l’heure comment, malgré l’augmentation extraordinaire qui avait eu lieu dans les importations depuis l’adoption de la nouvelle loi, le prix des grains s’était cependant maintenu à une très grande élévation. Ainsi, la réforme apportée par sir Robert Peel à la législation des céréales, qui avait pour but de maintenir la protection due à l’industrie agricole, en élargissant en même temps les débouchés de l’industrie manufacturière, n’a produit que la moitié des résultats qu’on en attendait. L’agriculture a été protégée, mais le cours de l’échange n’a pas été rétabli, parce que le principe destructeur de l’échange a été maintenu dans la loi.

Lord John Russell avait éloquemment prédit et caractérisé les effets que produirait la mesure proposée par le gouvernement, quand il avait dit, dans la péroraison d’un de ses plus excellens discours : « Je crois, comme vous le dites, qu’il est impossible d’attendre une amélioration sensible d’une mesure qui conserve tous les principes vicieux de l’ancienne loi, qui encourage la spéculation, qui garrotte le commerce, et qui vous interdit le blé de l’Amérique et de la mer Noire. Une pareille mesure, en effet, n’apportera aucun soulagement à la détresse publique. Faites tout ce que vous voudrez ; mais, croyez-moi, n’adoptez point cette loi. Si vous croyez que la loi actuelle est basée sur des principes salutaires, et qu’elle est utile au pays, ne vous inquiétez point de ses défauts secondaires ; maintenez-la pour le bien public. Ne faites point d’innovations, à moins que vous n’en fassiez dans un but salutaire. Bacon a dit, dans un langage qui a souvent été admiré, que le maintien prolongé d’un abus est une source de trouble aussi féconde qu’une manie intempestive d’innovation. Mais il n’a jamais songé qu’il pût se rencontrer une mesure qui contiendrait en elle tous les défauts de la routine et en même temps tous les vices de l’innovation, une mesure qui serait un changement, par conséquent une perturbation, mais qui ne serait pas même un progrès ; une mesure qui, après avoir excité de longues espérances, n’aurait que les apparences d’un changement, et qui serait en réalité fondée sur ces mêmes principes qui avaient été condamnés par la voix publique. Telle est, à mes yeux, la mesure que vous proposez. Ne vous avisez point de faire des lois, si vous ne voulez pas changer ces principes funestes. Attendez, et considérez mieux les intérêts que vous voulez régler. S’il est vrai, comme vous le dites, que le droit fixe excite tout autant de haine que le droit mobile ; s’il est vrai que la protection légitime due à l’agriculture soulève nécessairement des inimitiés, je ne reculerai point, quant à moi, devant cette impopularité, car j’aimerai mieux braver toute inimitié, quelle qu’elle soit, que de ne pas faire justice à l’agriculture aussi bien qu’à l’industrie. Mais si vous faites passer cette mesure, sachez bien, quoique dans l’état avancé de la civilisation dans un pays comme le nôtre je ne redoute pas le renouvellement des scènes sauvages du dernier siècle, ou même de 1815, sachez bien que vous engendrerez un formidable esprit de mécontentement, et que vous sèmerez des germes dangereux d’hostilité entre les autorités constituées du royaume. Vous n’empêcherez pas que le peuple se dise que des écrivains impartiaux, que des hommes éclairés, que des penseurs désintéressés se sont tous trouvés d’accord pour condamner le droit mobile comme la plus détestable base que vous puissiez donner à une loi. Il saura bien voir, malgré vous, que ce que vous proposez est sévèrement blâmé par les hommes les plus éclairés de toutes les classes. Comment, dites-le-moi, lui ferez-vous comprendre que les maîtres de la terre peuvent seuls juger cette question avec impartialité ? Comment lui ferez-vous croire que ceux dont les intérêts sont en jeu dans cette discussion sont les seuls désintéressés dans les résultats qu’elle doit avoir ? Croyez-le bien, ce n’est pas ainsi qu’il raisonne. Il vous soupçonnera, injustement peut-être, mais enfin il vous soupçonnera de favoriser les intérêts qui sont déjà privilégiés. Il ne voudra pas croire que ces intérêts vous sont indifférens, et que vous les avez jugés avec impartialité et avec désintéressement. Tout, tout au monde vaudra mieux pour la législation qu’un pareil acte. Restez dans l’erreur, si vous le voulez ; faites des lois commerciales qui seront empreintes de l’ignorance du XVe et du XVIe siècle ; si vous n’êtes coupable que d’ignorance, vous ne soulèverez point de sentimens de haine. Mais si vous proclamez hautement que les communes d’Angleterre, dans une question qui concerne la subsistance de tous, n’ont été animées que par des sentimens égoïstes et intéressés, la législature, croyez le bien, sera perdue dans l’esprit du peuple. »

À ces raisonnemens pressans, sir Robert Peel répondait en touchant la fibre nationale : « Je maintiens, disait-il, que vous devez en première ligne vous confier aux ressources de votre propre sol, et ne pas vous exposer aux hostilités, ou aux caprices, ou à la chance des récoltes des nations étrangères. Si vous faites cela, le temps viendra, sachez-le bien, où vous vous repentirez de l’avoir fait. Lorsque les grains vous manqueront, et que vous serez obligés d’avoir recours à ceux des étrangers, vous pourrez vous apercevoir, mais trop tard, que vous auriez mieux fait de compter sur vous-mêmes. »

« Quelle puérile doctrine ! répliquait lord Palmerston ; est-ce qu’une nation qui dépend des nations étrangères pour son commerce, et qui ne peut trouver que dans le commerce étranger les ressources nécessaires pour acheter sa nourriture, n’est pas aussi dépendante d’autrui que si sa nourriture croissait elle-même sur la terre étrangère ? Un homme peut mourir de faim au milieu de l’abondance, s’il n’a point le moyen d’acheter les premières nécessités de la vie. Nos manufacturiers peuvent être en proie à la famine au moment même où nos campagnes regorgent de moissons luxuriantes. Il est puéril de dire qu’une population qui dépend du commerce étranger, et dont les salaires, c’est-à-dire les moyens de vivre, dépendent de la consommation des étrangers, puisse avoir l’idée de se rendre indépendante des nations étrangères. Mais il y a d’autres principes encore qui condamnent cette doctrine. Pourquoi le globe sur lequel nous vivons a-t-il été partagé en zones et en climats ? Pourquoi les divers pays ont-ils été appelés à produire des fruits divers, tandis que les hommes qui les habitent ont tous les mêmes besoins ? Pourquoi les nations les plus éloignées les unes des autres ont-elles été presque mises en contact par ces océans immenses qui semblaient devoir les isoler ? Pourquoi, pourquoi tout cela, sinon pour que l’homme dépendît de l’homme, sinon pour que le partage des nécessités de la vie fût accompagné par l’extension et la dispersion des lumières, sinon pour que l’échange mutuel des biens pût produire un échange de sentimens bienveillans, et pour que le commerce, menant d’une main la civilisation et de l’autre la paix, pût rendre le genre humain plus heureux, plus sage et meilleur ? Tels étaient les desseins de la Providence, tels étaient les décrets du pouvoir tout-puissant qui a créé et ordonné l’univers. Mais voici que les législateurs sont intervenus, avec leur présomption et leur arrogance insensée ; ils ont enchaîné l’élan instinctif de la nature, et ils ont mis leurs misérables lois à la place des lois éternelles de la Providence. »

Les souvenirs qui s’attachent encore au nom de lord Palmerston ne doivent pas nous empêcher de reconnaître que, dans le passage que nous venons de citer, la justesse des idées égale la beauté du langage. Il est puéril, en effet, de vouloir qu’un grand pays commercial comme la Grande-Bretagne soit indépendant des nations étrangères. L’histoire n’a jamais offert l’exemple d’un peuple qui ait occupé dans le monde la position exceptionnelle que l’Angleterre y occupe aujourd’hui. Dans tous les autres pays, la consommation intérieure prime l’exportation ; mais, en Angleterre, le tiers de la population travaille sur des produits bruts étrangers, et fabrique pour la consommation étrangère. Que demain la guerre éclate avec l’Amérique, et plus de 7 millions d’ouvriers anglais seront jetés sur le pavé, sans pain et sans ouvrage. C’est en vain que l’Angleterre veut se soustraire à la solidarité mutuelle et commune des nations ; elle est enchaînée au monde avec les fers qu’elle s’est elle-même forgés.

Nous doutons beaucoup, cependant, que cette doctrine, qui considère la dépendance mutuelle des nations comme étant dans l’ordre providentiel, puisse jamais devenir populaire dans un pays où l’instinct de la nationalité est encore tout puissant. Aussi, croyons-nous qu’en Angleterre l’aristocratie territoriale représente, sinon les idées les plus philosophiques, du moins les sentimens les plus nationaux ; nous croyons que le parti du sol est non seulement le plus patriotique, mais encore le plus moral, parce que l’agriculture sert de contrepoids à cette tendance qui entraîne de plus en plus l’industrie vers les excès d’une production sans règle et sans limites. Mais ce parti ne peut remplir sa mission qu’à la condition de s’appuyer lui-même sur des bases saines et permanentes. Et le comble de la folie et de la témérité, c’est que le législateur transporte dans le royaume de la nature cet esprit factice qui règne dans le domaine de l’industrie, qu’il communique aux œuvres de Dieu cette vie artificielle qui appartient aux productions de l’homme, et qu’il introduise jusque dans le sanctuaire des lois ce principe immoral de la spéculation et cette passion désordonnée du jeu qui corrompent et décomposent déjà les mœurs.


John Lemoinne.
  1. En 1800, le prix du blé était à 113 shellings le quarter (environ trois hectolitres) ; en 1801, à 118 sh. ; en 1810, à 106 sh. ; en 1812, à 125 sh.
  2. La loi de 1804 prohibait l’importation des grains étrangers tant que le prix du blé indigène n’avait pas atteint le chiffre de 63 sh. le quarter ; la loi de 1815 éleva le chiffre de 63 à 80 sh.
  3. En 1801, nous voyons le prix du blé à 118 sh. ; en 1803, à 56 ; en 1812, à 125 ; en 1814, à 73 ; en 1817, à 91 ; en 1822, à 49.