La Lanterne magique/103

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 159-160).
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Neuvième douzaine

CIII. — LA FEMME DU DIABLE

Ordinairement, comme on le sait de reste, le Diable est écarlate de la tête aux pieds, comme un cardinal dont l’habit serait collant, et dont le visage aurait été taillé dans la même étoffe d’où on a tiré son habit. Mais en ce moment, il est rouge comme la braise dans l’âtre, d’un rouge aigu, pelucheux, rosé et blanchissant, et sa lèvre fume comme un réchaud, parce que sa femme le tire vertigineusement et avec une incroyable dépense de force — par sa longue queue à panache, qui passe sous son correct veston, — le seul de nos vêtements qu’ait pu consentir à adopter le Diable, réfractaire aux autres pièces de notre costume. Lui, le Diable écarlate, et elle, sa femme, vêtue à la dernière mode parisienne, il est vrai avec une robe dont l’étoffe est du feu allumé, tous les deux courbés en arc, lui en avant et voulant s’évader, elle en arrière et tirant toujours, ils donnent le spectacle d’un ménage effroyablement uni.

— « C’est trop, c’est trop ! dit enfin le pauvre mari flamboyant, pourpré, carbonisé, suant d’ahan. Laissez-moi, de grâce, respirer.

— Ah ! dit la dame, tirant plus que jamais, soyez juste, mon ami ! Nous ne pouvons pas vivre de la flamme du temps, ma maison ne marche pas avec rien, et les domestiques sont, vous le savez, devenus impossibles. Pour maintenir vos relations utiles avec les autres Enfers, et pour satisfaire les ministres qui les représentent, enfin le corps diplomatique, il faut bien que je donne de temps en temps quelques dîners. Or, j’ai beau offrir à ces gens-là des filets momifiés d’après la méthode suisse, de faux foies gras fabriqués dans les prisons, et des vins dont le bouquet et l’arôme sont imités selon le procédé enseigné à l’institut de Klusternenberg (Autriche,) je n’arrive pas à joindre les deux bouts.

Sans compter mes samedis de réception et mes thés de cinq heures, où mesdames les Démones me consomment moins de thé que de picrate. Enfin, mon ami, vous êtes le Diable, et au prix où sont les loyers, les femmes de chambre, les amants, les légumes, les robes de notre couturier Nessus, et le beurre, et même la margarine, comment ferais-je pour ne pas tirer le Diable par la queue ! »