La Lanterne magique/25

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 43-44).
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Troisième douzaine


TROISIÈME DOUZAINE



XXV. — LA VUE

Le célèbre voleur qui se nomme parmi ses compagnons Tête-de-Loup, et dans les cercles élégants Louis Spéver, s’est introduit dans le jardin de l’hôtel et jusque dans la chambre à coucher de la duchesse de Segny. Grâce à ses nombreux talents, il a pu ouvrir la fenêtre et le volet ; ses complices l’attendent en bas, et le voilà à deux pas du lit de la belle Diane.

Sa police — car il a des intelligences partout ! — lui avait appris que madame de Segny a le caprice de dormir avec ses joyaux étalés autour d’elle ; et le renseignement était juste, car le voleur admire, jetés sur les marbres précieux et sur les étagères de peluche, et débordant les coffres, les colliers de perles rares, les émaux, les bracelets, les rivières de diamants, les saphirs, les topazes, les camées antiques, les bijoux grecs et byzantins, les améthystes, les coraux, tout le ruissellement incendié et fou d’un océan de métaux et de gemmes, qui sous la seule lueur d’une pâle lampe de nuit, brille de mille feux mystérieux et divins.

Tête-de-Loup va faire main basse sur ces trésors ; mais quelque chose comme un rayon de pourpre entre dans le coin de sa prunelle. Il tourne à demi la tête et regarde : ô vision céleste ! Sous les couvertures un peu défaites, la duchesse est endormie, riante, calme, apaisée, vêtue de sa seule chemise transparente ; et la chemise elle-même s’est ouverte, et laisse à découvert le plus beau sein, jeune, ferme, aigu, d’une forme idéalement pure et parfaite et d’une blancheur vivante, avec de pâles veines bleues et des boutons tendrement rougissants comme ceux des fraîches roses.

Pensant avec raison que nulle richesse ne peut valoir ce merveilleux spectacle, et qu’ayant pu le contempler il est royalement payé de ses peines, le voleur remet les joyaux à leur place, et y ajoute même, en la retirant de son doigt, une émeraude d’un prix inestimable, qu’il a récemment dérobée à l’héritier d’un des plus beaux trônes de l’Europe. Et il redescend par l’échelle de corde attachée à la fenêtre encore ouverte, emportant dans ses sombres yeux un éblouissement qui, sous les cieux lointains où les juges ne manqueront pas de l’envoyer un jour ou l’autre, le consolera de tout, même du gémissement désespéré de la mer !