La Méprise d’Arras/Édition Garnier

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[1]Il est nécessaire de justifier la France de ces accusations de parricide qui se renouvellent trop souvent, et d’inviter les juges à consulter mieux les lumières de la raison et la voix de la nature.

Il serait dur de dire à des magistrats : Vous avez à vous reprocher l’erreur et la barbarie ; mais il est plus dur que des citoyens en soient les victimes.

Sept hommes prévenus peuvent tranquillement livrer un père de famille aux plus affreux supplices. Or, qui est le plus à plaindre ou des familles réduites à la mendicité, dont les pères, les mères, les frères, sont morts injustement dans des supplices épouvantables, ou des juges tranquilles et sûrs de l’impunité, à qui l’on dit qu’ils se sont trompés, qui écoutent à peine ce reproche, et qui vont se tromper encore ?

Quand les supérieurs font une injustice évidente et atroce, il faut que cent mille voix leur disent qu’ils sont injustes. Cet arrêt, prononcé par la nation, est leur seul châtiment; c’est un tocsin général qui éveille la justice endormie, qui l’avertit d’être sur ses gardes, qui peut sauver la vie à des multitudes d’innocents.

Dans l’aventure horrible des Calas, la voix publique s’est élevée contre un capitoul fanatique[2] qui poursuivit la mort d’un juste, et contre huit magistrats trompés qui la signèrent. Je n’entends pas ici par voix publique celle de la populace qui est presque toujours absurde : ce n’est point une voix, c’est un cri de brutes ; je parle de cette voix de tous les honnêtes gens réunis qui réfléchissent, et qui, avec le temps, portent un jugement infaillible.

[3]La condamnation des Sirven[4] à la mort a fait moins de bruit dans l’Europe, parce qu’elle n’a pas été exécutée; mais tous ceux qui ont appris les conclusions du magister de village nommé Trinquier, chargé des fonctions de procureur du roi dans cette affaire, ont parlé aussi haut que dans l’assassinat juridique des Calas.

Ce Trinquier avait donné ses conclusions en ces propres mots, très- remarquables : « Nous requérons l’accusé dûment atteint et convaincu de parricide, qu’il soit banni pour dix ans de la ville et juridiction de Mazamet. »

Du moins, dans l’énoncé des conclusions de cet imbécile, il n’y avait qu’un excès de ridicule et de bêtise, au lieu que les conclusions du procureur général de Toulouse, dans le procès des Calas, allaient à rouer le fils avec le père, et à brûler la mère toute vive sur les corps de son époux et de son fils. Une mère ! et la mère la plus tendre et la plus respectable !

Cette voix publique prononçait donc avec raison que deux choses sont absolument nécessaires à un magistrat : le sens commun et l’humanité.

Elle était bien forte, cette voix ; elle montrait la nécessité du tribunal suprême du conseil d’État qui juge les justices ; elle réclamait son autorité, alors tellement négligée que l’arrêt du conseil qui justifia les Calas ne put jamais être affiché dans Toulouse.

Quelquefois, et peut-être trop souvent, au fond d’une province, des juges prodiguaient le sang innocent dans des supplices épouvantables : la sentence et les pièces du procès arrivaient à la Tournelle de Paris avec le condamné. Cette chambre, dont le ressort était immense, n’avait pas le temps de l’examen ; la sentence était confirmée. L’accusé, que des archers avaient conduit dans l’espace de quatre cents milles, à très-grands frais, était ramené pendant quatre cents milles, à plus grands frais, au lieu de son supplice ; et cela nous apprend l’éternelle reconnaissance que nous devons au roi d’avoir diminué ce ressort, d’avoir détruit ce grand abus, d’avoir créé des conseils supérieurs dans les provinces, et surtout d’avoir fait rendre gratuitement la justice.

Nous avons déjà parlé ailleurs[5] du supplice de la roue dans lequel périt, il y a peu d’années, ce bon cultivateur, ce bon père de famille nommé Martin, d’un village du Barois ressortissant au parlement de Paris. Le premier juge condamna ce vieillard à la torture qu’on appelle ordinaire et extraordinaire, et à expirer sur la roue ; et il le condamna non-seulement sur les indices les plus équivoques, mais sur des présomptions qui devaient établir son innocence.

Il s’agissait d’un meurtre et d’un vol commis auprès de sa maison, tandis qu’il dormait profondément entre sa femme et ses sept enfants. On confronte l’accuse avec un passant qui avait été témoin de l’assassinat. « Je ne le reconnais pas, dit le passant ; ce n’est pas là le meurtrier que j’ai vu : l’habit est semblable, mais le visage est différent. — Ah ! Dieu soit loué, s’écrie le bon vieillard, ce témoin ne m’a pas reconnu. »

Sur ces paroles, le juge s’imagine que le vieillard, plein de l’idée de son crime, a voulu dire : « Je l’ai commis, on ne m’a pas reconnu, me voilà sauvé ; » mais il est clair que ce vieillard, plein de son innocence, voulait dire : « Ce témoin a reconnu que je ne suis pas coupable ; il a reconnu que mon visage n’est pas celui du meurtrier. »

Cette étrange logique d’un bailli, et des présomptions encore plus fausses, déterminent la sentence précipitée de ce juge et de ses assesseurs. Il ne leur tombe pas dans l’esprit d’interroger la femme, les enfants, les voisins ; de chercher si l’argent volé se trouve dans la maison ; d’examiner la vie de l’accusé ; de confronter la pureté de ses mœurs avec ce crime. La sentence est portée ; la Tournelle, trop occupée alors, signe sans examen : bien jugé. L’accusé expire sur la roue devant sa porte ; son bien est confisqué ; sa femme s’enfuit en Autriche avec ses petits enfants. Huit jours après, le scélérat qui avait commis le meurtre est supplicié pour d’autres crimes : il avoue, à la potence, qu’il est coupable de l’assassinat pour lequel ce bon père de famille est mort.

[6]Une fatalité singulière fait que je suis instruit de cette catastrophe. J’en écris à un de mes neveux, conseiller au parlement de Paris. Ce jeune homme vertueux et sensible trouve, après bien des recherches, la minute de l’arrêt de la Tournelle, égarée dans la poudre d’un greffe. On promet de réparer ce malheur ; les temps ne l’ont pas permis ; la famille reste dispersée et mendiante dans le pays étranger, avec d’autres familles que la misère a chassées de leur patrie.

Des censeurs me reprochent que j’ai déjà parlé de ces désastres : oui, j’ai peint et je veux repeindre ces tableaux nécessaires, dont il faut multiplier les copies ; j’ai dit[7] et je redis que la mort de la maréchale d’Ancre et celle du maréchal de Marillac sont la honte éternelle des lâches barbares qui les condamnèrent. On doit répéter à la postérité qu’un jeune gentilhomme de la plus grande espérance[8] pouvait ne pas être condamné à la torture, au supplice du poing coupé, de la langue arrachée et de la mort dans les flammes, pour quelques emportements passagers de jeunesse, dont un an de prison l’aurait corrigé ; pour des indiscrétions si secrètes, si inconnues, qu’on fut obligé de les faire révéler par des monitoires, ancienne procédure de l’Inquisition. L’Europe entière s’est soulevée contre cette sentence, et il faut empêcher que l’Europe ne l’oublie.

On doit redire que le comte de Lally[9] n’était coupable ni de péculat ni de trahison. Ses nombreux ennemis l’accusèrent avec autant de violence qu’il en avait déployé contre eux. Il est mort sur l’échafaud : ils commencent à le plaindre.

Plus d’une fois on s’est récrié contre la rigueur du supplice de ce garde du corps qui fut pendu pour s’être fait quelques blessures afin de s’attirer une petite récompense, et de ce malheureux qu’on appelait le fou de Verberie[10] qui fut puni par la mort des sottises sans conséquence qu’il avait dites dans un souper.

N’est-il pas bien permis, que dis-je ! bien nécessaire d’avertir souvent les hommes qu’ils doivent ménager le sang des hommes ? On répète tous les jours des vérités qui ne sont de nulle importance ; on avertit plusieurs fois[11] qu’un ex-jésuite, aussi hardi qu’ignorant, s’est grossièrement trompé en affirmant qu’aucun roi de la première race n’eut plusieurs femmes à la fois, en assurant que le roi Henri III n’assiégea point la ville de Livron, etc., etc., etc. On réfute en vingt endroits les calomnies dont un autre ex-jésuite, nommé Patouillet, a souillé des mandements d’évêques. On est forcé à ces répétitions, parce que ce qui échappe à un lecteur est recueilli par un autre ; parce que ce qui est perdu dans une brochure se retrouve dans un livre nouveau. Les écrivains de Port-Royal ont mille fois redoublé leurs plaintes contre leurs adversaires. Quoi ! on aura répété mille fois que les cinq propositions ne sont pas expressément dans Jansénius, dont personne ne se soucie, et on ne répéterait pas des vérités fatales qui intéressent le genre humain ! Je voudrais que le récit de toutes les injustices retentît sans cesse à toutes les oreilles[12]. Je vais donc exposer encore la méprise d’Arras, d’après une consultation authentique de treize avocats, et celle du savant professeur M. Louis[13].

Il ne s’agit que d’une famille obscure et pauvre de la ville de Saint-Omer ; mais le plus vil citoyen massacré sans raison avec le glaive de la loi est précieux à la nation et au roi qui la gouverne.


PROCÈS CRIMINEL
DU SIEUR MONTBAILLI ET DE SA FEMME.

Une veuve nommée Montbailli, du nom de son mari, âgée de soixante ans, d’un embonpoint et d’une grosseur énorme, avait l’habitude de s’enivrer du poison qu’on appelle si improprement eau-de-vie. Cette funeste passion, très-connue dans la ville, l’avait déjà jetée dans plusieurs accidents qui faisaient craindre pour sa vie. Son fils Montbailli et sa femme Danel couchaient dans l’antichambre de la mère ; tous trois subsistaient d’une manufacture de tabac que la veuve avait entreprise. C’était une concession des fermiers généraux qu’on pouvait perdre par sa mort, et un lien de plus qui attachait les enfants à sa conservation ; ils vivaient ensemble, malgré les petites altercations si ordinaires entre les jeunes femmes et leurs belles-mères, surtout dans la pauvreté. Ce Montbailli avait un fils, autre raison plus puissante pour le détourner du crime. Sa principale occupation était la culture d’un jardin de fleurs, amusement des âmes douces. Il avait des amis ; les cœurs atroces n’en ont jamais.

Le 27 juillet 1770, une ouvrière se présente à sept heures du matin à sa porte pour parler à la veuve. Montbailli et son épouse étaient couchés ; la jeune femme dormait encore (circonstance essentielle qu’il faut bien remarquer). Montbailli se lève, et dit à l’ouvrière que sa mère n’est pas éveillée. On attend longtemps ; enfin on entre dans la chambre, on trouve la vieille femme renversée sur un petit coffre près de son lit, la tête penchée à terre, l’œil droit meurtri d’une plaie assez profonde, faite par la corne du coffre sur lequel elle était tombée, le visage livide et enflé, quelques gouttes de sang échappées du nez, dans lequel il s’était formé un caillot considérable. Il était visible qu’elle était morte d’une apoplexie subite, en sortant de son lit et en se débattant. C’est une fin très-commune dans la Flandre à tous ceux qui boivent trop de liqueurs fortes.

Le fils s’écrie : Ah, mon Dieu ! ma mère est morte ! Il s’évanouit ; sa femme se lève à ce cri, elle accourt dans la chambre.

L’horreur d’un tel spectacle se conçoit assez. Elle crie au secours ; l’ouvrière et elle appellent les voisins. Tout cela est prouvé par les dépositions. Un chirurgien vient saigner le fils ; ce chirurgien reconnaît bientôt que la mère est expirée. Nul doute, nul soupçon sur le genre de sa mort ; tous les assistants consolent Montbailli et sa femme. On enveloppe le corps sans aucun trouble ; on le met dans un cercueil, et il doit être enterré le 29 au matin, selon les formalités ordinaires.

Il s’élève des contestations entre les parents et les créanciers pour l’apposition du scellé. Montbailli le fils est présent à tout ; il discute tout avec une présence d’esprit imperturbable et une affliction tranquille que n’ont jamais les coupables.

Cependant quelques personnes du peuple, qui n’avaient rien vu de tout ce qu’on vient de raconter, commencent à former des soupçons : elles ont appris que, la veille de sa mort, la Montbailli, étant ivre, avait voulu chasser de sa maison son fils et sa belle-fille ; qu’elle leur avait fait même signifier, par un procureur, un ordre de déloger ; que lorsqu’elle eut repris un peu ses sens, ses enfants se jetèrent à ses genoux, qu’ils l’apaisèrent, et qu’elle les remit au lendemain matin pour achever la réconciliation. On imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur mère pour se venger : car ce ne pouvait être pour hériter, puisqu’elle a laissé plus de dettes que de bien.

Cette supposition, tout improbable qu’elle était, trouva des partisans, et peut-être parce qu’elle était improbable. La rumeur de la populace augmenta de moment en moment, selon l’ordinaire ; le cri devint si violent que le magistrat fut obligé d’agir : il se transporte sur les lieux ; on emprisonne séparément Montbailli et sa femme, quoiqu’il n’y eût ni corps de délit, ni plainte, ni accusation juridique, ni vraisemblance de crime.

Les médecins et les chirurgiens de Saint-Omer sont mandés pour examiner le cadavre et pour faire leur rapport. Ils disent unanimement que « la mort a pu être causée par une hémorragie que la plaie de l’œil a produite, ou par une suffocation ».

[14]Quoique leur rapport n’ait pas été assez exact, comme le prouve le professeur Louis, il était pourtant suffisant pour disculper les accusés. On trouva quelques gouttes de sang auprès du lit de cette femme ; mais elles étaient la suite évidente de la blessure qu’elle s’était faite à l’œil en tombant. On trouva une goutte de sang sur l’un des bas de l’accusé ; mais il était clair que c’était un effet de sa saignée. Ce qui le justifiait bien davantage, c’était sa conduite passée, c’était la douceur reconnue dans son caractère. On ne lui avait rien reproché jusqu’alors ; il était moralement impossible qu’il eût passé en un moment de l’innocence de sa vie au parricide, et que sa jeune femme eût été sa complice. Il était physiquement impossible, par l’inspection du cadavre, que la mère fût morte assassinée ; il n’était pas dans la nature que son fils et sa fille eussent dormi tranquillement après ce crime, qui aurait été leur premier crime, et qu’on les eût vus toujours sereins dans tous les moments où ils auraient dû être saisis de toutes les agitations que produisent nécessairement le remords d’une si horrible action et la crainte du supplice. Un scélérat endurci peut affecter de la tranquillité dans le parricide : mais deux jeunes époux !

Les juges connaissaient les mœurs de Montbailli ; ils avaient vu toutes ses démarches ; ils étaient parfaitement instruits de toutes les circonstances de cette mort. Ainsi ils ne balancèrent pas à croire le mari et la femme innocents. Mais la rumeur populaire, qui, dans de telles aventures, se dissipe bien moins aisément qu’elle ne s’élève, les força d’ordonner un plus amplement informé d’une année, pendant laquelle les accusés demeureraient en prison.

Le procureur du roi appela de cette sentence au conseil d’Artois, dont Saint-Omer ressortit. Il pouvait en effet la trouver trop rigoureuse, puisque les accusés, reconnus innocents, demeuraient renfermés dans un cachot pendant une année entière. Mais l’appel fut ce qu’on appelle a minima, c’est-à-dire d’une trop petite peine à une plus grande, sorte de jurisprudence inconnue aux Romains nos législateurs, qui n’imaginèrent jamais de faire juger deux fois un accusé pour augmenter son supplice, ou pour le traiter en criminel après qu’il avait été déclaré innocent : jurisprudence cruelle dont le contraire est raisonnable et humain ; jurisprudence qui dément cette loi si naturelle : non bis in idem.

Le conseil supérieur d’Arras jugea Montbailli et sa femme sur les seuls indices, qui n’avaient pas même paru des indices aux juges de Saint-Omer, beaucoup mieux informés, puisqu’ils étaient sur les lieux.

Malheureusement on ne convient pas trop quels sont les indices assez puissants[15] pour engager un juge à commencer par disloquer les membres d’un citoyen, son égal, par le tourment de la question. L’ordonnance de 1670 n’a rien statué sur cette affreuse opération préliminaire. Un indice n’est précisément qu’une conjecture ; d’ailleurs les lois romaines n’ont jamais appliqué un citoyen romain à la torture, ni sur aucune conjecture, ni sur aucune preuve. La barbarie de la question ne fut d’abord exercée sur des hommes libres que par l’Inquisition. On prétend qu’originairement elle fut inventée par des voleurs[16] qui voulaient forcer un père de famille à découvrir son trésor ; mais, soit voleurs, soit inquisiteurs, on sait assez qu’elle est plus cruelle qu’utile. Quant aux indices, on sait encore combien ils sont incertains. Ce qui forme un soupçon violent dans l’esprit d’un homme est très-équivoque, très-faible aux yeux d’un autre. Ainsi le supplice de la question et celui de la mort sont devenus des choses arbitraires parmi nous, pendant que, chez tant d’autres nations, la torture est abolie comme une barbarie inutile, et qu’il est sévèrement défendu de faire mourir un homme sur de simples indices[17].

Du moins la torture ne doit être ordonnée en France que lorsqu’il y a préalablement un corps de délit ; et il n’y en avait point. Une femme morte d’apoplexie, soupçonnée vaguement d’avoir été assassinée, n’est point un corps de délit.

Après les indices viennent ce qu’on appelle des demi-preuves, comme s’il y avait des demi-vérités.

Mais enfin on n’avait contre Montbailli ni demi-preuve ni indice ; tout parlait manifestement en sa faveur. Comment donc s’est-il pu faire que le conseil d’Arras, après avoir reçu les dénégations toujours simples, toujours uniformes de Montbailli et de sa femme, ait condamné le mari à souffrir la question ordinaire et extraordinaire, à mourir sur la roue, après avoir eu le poing coupé ; la femme à être pendue et jetée dans les flammes ?

Serait-il vrai que les hommes accoutumés à juger les crimes contractassent l’habitude de la cruauté, et se fissent à la longue un cœur d’airain ? Se plairaient-ils enfin aux supplices, ainsi que les bourreaux ? La nature humaine serait-elle parvenue à ce degré d’atrocité ? Faut-il que la justice, instituée pour être la gardienne de la société, en soit devenue quelquefois le fléau ? Cette loi universelle dictée par la nature, qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de punir un innocent, serait-elle bannie du cœur de quelques magistrats trop frappés de la multitude des délits ?

La simplicité, la dénégation invariable des accusés, leurs réponses modestes et touchantes qu’ils n’avaient pu se communiquer, la constance attendrissante de Montbailli dans les tourments de la question, rien ne put fléchir les juges ; et, malgré les conclusions d’un procureur général très-éclairé, ils prononcèrent leur arrêt.

Montbailli fut renvoyé à Saint-Omer pour y subir cet arrêt, prononcé le 9 novembre 1770 ; il fut exécuté le 19 du même mois.

Montbailli, conduit à la porte de l’église, demande en pleurant pardon à Dieu de toutes ses fautes passées, et il jure à Dieu « qu’il est innocent du crime qu’on lui impute ». On lui coupe la main ; il dit : « Cette main n’est point coupable d’un parricide. » Il répète ce serment sous les coups qui brisent ses os ; prêt d’expirer sur la roue, il dit à son confesseur : « Pourquoi voulez-vous me forcer à faire un mensonge ? En prenez-vous sur vous le crime ? »

Tous les habitants de Saint-Omer, témoins de sa mort, lui donnent des larmes : non pas de ces larmes que la pitié arrache au peuple pour les criminels même dont il a demandé le supplice ; mais celles que la conviction de son innocence a fait répandre longtemps dans cette ville.

Tous les magistrats de Saint-Omer ont été et sont encore convaincus[18] que ces infortunés n’étaient point coupables.

La femme de Montbailli, qui était enceinte, est restée dans son cachot d’Arras pour être exécutée à son tour quand elle aurait mis son enfant au monde : c’était être à la potence pendant six mois sous la main d’un bourreau, en attendant le dernier moment de ce long supplice. Quel état pour une innocente ! elle en a perdu l’usage des sens, et sa raison a été aliénée : elle serait heureuse d’avoir perdu la vie ; mais elle est mère ; elle a deux enfants, l’un qui sort du berceau, l’autre à la mamelle. Son père et sa mère, presque aussi à plaindre qu’elle, ont profité du temps qui s’est écoulé entre son arrêt et ses couches pour demander un sursis[19] à M. le chancelier[20] : il a été accordé. Ils demandent aujourd’hui la révision du procès. Ils se sont fondés, comme on l’a déjà dit[21] sur la consultation de treize avocats, et sur celle du célèbre professeur Louis.

Voilà tout ce que je sais de cette horrible aventure, qui exciterait les cris de toute la France si elle regardait quelque famille considérable par ses places ou par son opulence, et qui a été longtemps inconnue parce qu’elle ne concerne que des pauvres.

On peut espérer que cette famille obtiendra la justices qu’elle implore ; c’est l’intérêt de toutes les familles : car, après tant de tragiques exemples, quel homme peut s’assurer qu’il n’aura pas de parents condamnés au dernier supplice, ou que lui-même ne mourra pas sur un échafaud ?

Si deux époux qui dorment dans l’antichambre de leur mère tandis qu’elle tombe en apoplexie sont condamnés comme des parricides, malgré la sentence des premiers juges, malgré les conclusions du procureur général, malgré le défaut absolu de preuves et l’invariable dénégation des accusés, quel est l’homme qui ne doit pas trembler pour sa vie ? Ce n’est pas ici un arrêt rendu suivant une loi rigoureuse et durement interprétée ; c’est un arrêt arbitraire prononcé au mépris des lois et de la raison. On n’y voit d’autre motif, sinon celui-ci : « Mourez, parce que telle est ma volonté. »

La France se flatte que le chef de la magistrature[22], qui a réformé tant de tribunaux, réformera dans la jurisprudence elle-même ce qu’elle peut avoir de défectueux et de funeste.

Peut-être l’usage affreux de la torture, proscrit aujourd’hui chez tant de nations, ne sera-t-il plus pratiqué que dans ces crimes d’État qui mettent en péril la sûreté publique.

Peut-être les arrêts de mort ne seront evécutés qu’après un compte rendu au souverain ; et les juges ne dédaigneront pas de motiver leurs arrêts[23], à l’exemple de tous les autres tribunaux de la terre.

[24]On pourrait présenter une longue liste des abus inséparables de la faiblesse humaine qui se sont glissés dans le recueil si immense et souvent si contradictoire de nos lois, les unes dictées par un besoin passager, les autres établies sur des usages ou des opinions qui ne subsistent plus, ou arrachées au souverain, dans des temps de troubles, ou émanées dans des temps d’ignorance.

Mais ce n’est pas à nous, sans doute, d’oser rien indiquer à des hommes si élevés au-dessus de notre sphère : ils voient ce que nous ne voyons pas ; ils connaissent les maux et les remèdes. Nous devons attendre en silence ce que la raison, la science, l’humanité, le courage d’esprit et l’autorité, voudront ordonner.

FIN DE LA MÉPRISE D’ARRAS.
  1. Les cinq premiers alinéas et beaucoup d’autres formaient, en 1774, la seconde section de l’article Lois, dans les Questions sur l’Encyclopédie. Entre le quatrième et le cinquième, Voltaire avait intercalé un alinéa qu’on peut voir dans le Dictionnaire philosophique, au mot Lois criminelles, tome XIX, page 626. Nous indiquerons quels sont les passages de la Méprise d’Arras que l’auteur n’avait pas reproduits en 1774.
  2. Nommé David ; voyez tome XXIV, pages 393 et suiv., 405.
  3. Cet alinéa et les deux qui suivent ne furent pas, en 1774, reproduits dans les Questions sur l’Encyclopédie.
  4. Voyez tome XXV, page 517.
  5. Voyez tome XVIII, page 118, et ci-dessus, page 416.
  6. Cet alinéa n’était pas reproduit en 1774.
  7. Tome XIX, page 209.
  8. Voyez tome XXV, page 503, la Relation de la mort du chevalier de La Barre.
  9. Voyez tome XV, pages 359 et suiv.
  10. Voyez la note, tome XX, page 457. Il s’appelait Ringuet (et non Rinquet).
  11. Voyez tome XXIV, pages 489, 509 ; XXVI, 144, 146, 571.
  12. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1774, au lieu de la dernière phrase de cet alinéa et de l’alinéa suivant, on lisait : « Je ne connais guère d’injustice plus atroce et plus imbécile que celle du tribunal d’Arras, commise contre Montbailli, citoyen de Saint-Omer, et contre sa femme. »
  13. C’est le célèbre chirurgien, qui avait déjà écrit un rapport dans l’affaire Calas, en faveur des accusés.
  14. La première phrase de cet alinéa n’était pas reproduite en 1774.
  15. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, où, comme on l’a dit, Voltaire reproduisit une grande partie de cet écrit, on lisait : « ... pour engager un juge à faire périr un homme sur la roue.

    « Mais enfin on n’avait contre Montbailli, etc. »

  16. Voyez tome XX, page 313.
  17. Quand les juges n’ont point vu le crime, quand l’accusé n’a point été saisi en flagrant délit, qu’il n’y a point de témoins oculaires, que les déposants peuvent être ennemis de l’accusé, il est démontré qu’alors le prévenu ne peut être jugé que sur des probabilités. S’il y a vingt probabilités contre lui, ce qui est excessivement rare, et une seule en sa faveur, de même force que chacune des vingt, il y a du moins un contre vingt qu’il n’est point coupable : dans ce cas, il est évident que des juges ne doivent pas jouer à vingt contre un le sang innocent. Mais si, avec une seule probabilité favorable, l’accusé nie jusqu’au dernier moment, ces deux probabilités, fortifiées l’une par l’autre, équivalent aux vingt qui le chargent. En ce dernier cas, condamner un homme ce n’est pas le juger, c’est l’assassiner au hasard. Or, dans le procès de Montbailli, il y avait beaucoup plus d’apparence de l’innocence que du crime. (Note de Voltaire.)
  18. En 1774, dans les Questions sur l’Encyclopédie, il y avait : « ... convaincus de l’iniquité de cet arrêt. » La version actuelle est de 1771.
  19. Dans les Questions sur l’ Encyclopédie, en 1774, on lisait : ... « à M. le chancelier.

    « Ce chef de la magistrature fit revoir le procès par un nouveau conseil d’Arras ; et ce conseil, d’une voix unanime, déclara Montbailli et sa femme innocents. Mais pourquoi ne pas condamner l’ancien conseil à nourrir du moins la veuve et les enfants de l’innocent que ces juges avaient assassiné en public à coups de barre de fer ?

    « La France se flatte, etc. »

    La version actuelle est de 1771.

  20. Maupeou.
  21. Voyez ci-dessus, page 429.
  22. Maupeou.
  23. Depuis la Révolution, les arrêts et jugements doivent être tous motivés, sous peine de nullité.
  24. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1774, au lieu de cet alinéa, on lisait :

    « Peut-être les lois militaires n’ordonneront-elles plus aux soldats d’assassiner à coups de fusil leurs camarades qui, s’étant engagés par imprudence et par séduction, sont retournés chez eux exercer leurs métiers et cultiver le petit champ de leurs pères. Il se pourra qu’on rende un jour la profession de soldat si honorable qu’on ne sera plus tenté de déserter.

    « Il se pourra qu’on se défasse un jour de la coutume d’étrangler une jeune fille qui aura volé un tablier d’un écu à sa maîtresse, non-seulement parce que son supplice coûte trois à quatre cents écus pour le moins, mais parce qu’il n’y a pas de proportion entre un méchant tablier et une créature humaine qui peut donner des enfants à l’État.

    « Il se pourra qu’on abolisse quelques lois absurdes et contradictoires, dictées par un besoin passager, ou dans des temps de troubles ou dans des temps d’ignorance.

    « Mais ce n’est pas à nous, etc. »

    La version actuelle est celle de 1771.