La Machine à explorer le temps/7

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Mercure de FranceTome 28, Octobre-Décembre (p. 624-632).

VII

UN COUP INATTENDU


« Tandis que je méditais sur ce trop parfait triomphe de l’homme, la pleine lune, jaune et gibbeuse, surgit au nord-est d’un débordement de lumière argentée. Les brillants petits êtres cessèrent de s’agiter au-dessous de moi, un hibou silencieux voltigea, et je frissonnai à l’air frais de la nuit. Je me décidai à descendre et à trouver un endroit où je pourrais dormir.

« Des yeux, je cherchai l’édifice que je connaissais. Puis mon regard se prolongea jusqu’au Sphinx Blanc sur son piédestal de bronze, de plus en plus distinct à mesure que la lune montante devenait plus brillante. Je pouvais voir, tout auprès, le bouleau argenté. D’un côté, le fourré enchevêtré des rhododendrons sombre dans la lumière pâle ; de l’autre la petite pelouse. Un doute singulier glaça ma satisfaction. — Non, me dis-je résolument, ce n’est pas la pelouse.

« Mais c’était la pelouse, car la face lépreuse et blême du Sphinx était tournée de son côté. Imaginez-vous ce que je dus ressentir lorsque j’en eus la parfaite conviction. Mais vous ne le pourrez pas… La Machine avait disparu !

« À ce moment, comme un coup de fouet à travers la face, me vint à l’idée la possibilité de perdre ma propre époque, d’être laissé impuissant dans cet étrange nouveau monde. Cette seule pensée m’était une réelle angoisse physique. Je la sentais m’étreindre à la gorge et me couper la respiration. Un instant après, j’étais en proie à un accès de folle crainte et je me mis à descendre la colline avec de grands bonds, si bien que je m’étalai par terre tout de mon long et me fis cette coupure au visage. Je ne perdis pas un moment à étancher le sang, mais sautant de nouveau sur mes pieds je me remis à courir avec, au long des joues et du menton, le petit ruissellement tiède du sang que je perdais. Pendant tout le temps que je courus, je me répétai : — Ils l’ont changée de place ; ils l’ont poussée sous les buissons, hors du chemin. — Néanmoins, je courais de toutes mes forces. Tout le temps, avec cette certitude qui suit parfois une terreur excessive, je savais qu’une pareille assurance était simple folie, je savais instinctivement que la Machine avait été transportée hors de mon atteinte. Je respirais avec peine. Je suppose avoir parcouru la distance entière de la crête de la colline à la petite pelouse, deux milles environ, en dix minutes, et je ne suis plus un jeune homme. En courant, je maudissais tout haut la folle confiance qui m’avait fait abandonner la Machine, et je gaspillais ainsi ma respiration. Je criais de toutes mes forces et personne ne répondait. Aucune créature ne semblait remuer dans ce monde que seule éclairait la clarté lunaire.

« Quand je parvins à la pelouse, mes pires craintes se trouvèrent réalisées. Nulle trace de la Machine ne se voyait. Je me sentis défaillant et glacé lorsque je fus devant l’espace vide, parmi le sombre enchevêtrement des buissons. Courant furieusement, j’en fis le tour, comme si la Machine avait pu être cachée dans quelque coin, puis je m’arrêtai brusquement, de mes mains m’étreignant la tête. Au-dessus de moi, sur son piédestal de bronze dominait le sphinx, blanc, lépreux, luisant aux clartés de la lune qui montait. Il paraissait sourire et se railler de ma consternation.

« J’aurais pu me consoler en imaginant que les petits êtres avaient rangé la Machine sous quelque abri, si je n’avais pas été convaincu de leur imperfection physique et intellectuelle. C’est là ce qui me consternait : le sens de quelque pouvoir jusque-là insoupçonné, par l’intervention duquel mon invention avait disparu. Cependant, j’étais certain d’une chose : à moins que quelque autre époque ait produit son exact duplicata, la Machine ne pouvait s’être mue dans le temps. Les attaches des leviers empêchant, quand ceux-ci sont enlevés — je vous en montrerai tout à l’heure la méthode — que quelqu’un expérimente d’une façon quelconque la marche de la Machine. On l’avait emportée et cachée seulement dans l’espace. Mais alors où pouvait-elle bien être ?

« Je crois que je dus être pris de quelque accès de frénésie ; je me rappelle avoir exploré à la clarté de la lune, en une précipitation violente, tous les buissons qui entouraient le sphinx et avoir effrayé une espèce d’animal blanc, que, dans la clarté confuse, je pris pour un petit daim. Je me rappelle aussi, tard dans la nuit, avoir battu les fourrés avec mes poings fermés jusqu’à ce que, à force de casser les menues branches, mes jointures fussent tailladées et sanglantes. Puis sanglotant et délirant dans mon angoisse d’esprit, je descendis jusqu’au grand bâtiment de pierre. La grande salle était obscure, silencieuse et déserte, je glissai sur le sol inégal et tombai sur l’une des tables de malachite, me brisant presque le tibia, allumai une allumette et pénétrai au delà des rideaux poussiéreux, dont je vous ai déjà parlé.

« Là, je trouvai une seconde grande salle couverte de coussins, sur lesquels une vingtaine environ des petits êtres dormaient. Je suis sûr qu’ils trouvèrent ma seconde façon d’apparaître assez étrange, surgissant tout à coup des ténèbres paisibles avec des bruits inarticulés et le craquement et la flamme soudaine d’une allumette. Car ils ne savaient plus ce que c’était que des allumettes. — Où est la Machine ? commençai-je, braillant comme un enfant en colère, les prenant et les secouant tour à tour. Cela dut leur sembler fort drôle. Quelques-uns rirent, la plupart semblaient douloureusement effrayés. Quand je les vis qui m’entouraient, il me vint à l’esprit que je faisais une chose aussi sotte que je pouvais la faire dans ces circonstances, en essayant de faire revivre chez eux la sensation de peur. Car, raisonnant d’après leur façon d’être pendant le jour, je supposais que la peur était oubliée.

« Brusquement, je jetai l’allumette et, heurtant quelqu’un dans ma course, je sortis en courant à travers la grande salle à manger jusque dehors sous la clarté lunaire. J’entendis des cris de terreur et leurs petits pieds courir et trébucher de-ci de-là. Je ne me rappelle pas tout ce que j’ai pu faire pendant que la lune parcourait le ciel. Je suppose que c’était la nature imprévue de ma perte qui m’affolait. Je me sentais sans espoir séparé de ceux de mon espèce — étrange animal dans un monde inconnu. Je dus sans doute errer en divaguant, criant et vociférant contre Dieu et le Destin. J’ai souvenir d’une horrible fatigue, tandis que la longue nuit de désespoir s’écoulait ; je me rappelle avoir cherché dans tel ou tel impossible endroit ; tâtonné parmi les ruines et touché d’étranges créatures dans l’obscurité noire ; et à la fin m’être étendu près du sphinx et avoir pleuré misérablement, car même ma colère d’avoir eu la folie d’abandonner la Machine était partie avec mes forces. Il ne me restait rien que ma misère. Puis je m’endormis ; lorsque je m’éveillai, il faisait jour et un couple de moineaux sautillait autour de moi sur le gazon, à portée de ma main.

« Je m’assis, essayant, dans la fraîcheur du matin, de me rappeler comment j’étais venu là et pourquoi j’avais une pareille sensation d’abandon et de désespoir. Alors les choses me revinrent claires à l’esprit. Avec la lumière distincte et raisonnable, je pouvais nettement envisager ma situation. Je compris la folle stupidité de ma frénésie de la veille et je pus raisonner avec moi-même.

« Supposons le pire ? disais-je. Supposons la Machine définitivement perdue — détruite peut-être ? Il m’est nécessaire d’être calme et patient ; d’apprendre les manières d’être de ces gens ; d’acquérir une idée nette de la façon dont ma perte s’est faite, et, les moyens d’obtenir des matériaux et des outils, de façon à pouvoir peut-être, à la fin, faire une autre machine. Ce devait être là ma seule espérance, une pauvre espérance, sans doute, mais meilleure que le désespoir. Et après tout, c’était un monde curieux et splendide.

« Mais probablement la Machine n’avait été que soustraite. Encore fallait-il être calme et patient, trouver où elle avait été cachée, et la ravoir par ruse ou par force. Je me mis péniblement sur mes pieds et regardai tout autour de moi, me demandant où je pourrais procéder à ma toilette. Je me sentais fatigué, roide, et sali par le voyage. La fraîcheur du matin me fit désirer une fraîcheur égale. J’avais épuisé mon émotion. À vrai dire, en cherchant ce qu’il me fallait, je fus surpris de mon excitation de la veille. J’examinai soigneusement le sol de la petite pelouse. Je perdis du temps en questions futiles, faites du mieux que je pus à ceux des petits êtres qui s’approchaient. Aucun ne parvint à comprendre mes gestes ; certains restèrent tout simplement stupides ; d’autres crurent à une plaisanterie et me rirent au nez. Ce fut pour moi la tâche la plus difficile au monde d’empêcher mes mains de prendre contact avec leurs jolies faces rieuses. C’était une impulsion absurde, mais le démon engendré par la crainte et la colère aveugle était mal contenu, et toujours impatient de prendre avantage de ma perplexité. Le gazon me fut de meilleur conseil. Environ à moitié chemin du piédestal et des marques de pas où, à mon arrivée, j’avais dû remettre debout la Machine, je trouvai une traînée faite dans le gazon. Il y avait, à côté, d’autres traces de transport avec d’étroites et bizarres empreintes de pas comme celles que j’aurais pu imaginer faites par un de ces curieux animaux qu’on appelle des paresseux. Cela ramena mon attention plus près du piédestal. Il était de bronze, comme je crois vous l’avoir dit. Ce n’était pas un simple bloc, mais il était fort bien décoré, sur chaque côté, de panneaux profondément encastrés. Je les frappai tour à tour. Le piédestal était creux. En examinant avec soin les panneaux, j’aperçus entre eux et les cadres un étroit intervalle. Il n’y avait ni poignées, ni serrures, mais peut-être que les panneaux, s’ils étaient des portes comme je le supposais, s’ouvraient en dedans. Une chose maintenant était assez claire à mon esprit, et il ne me fallut pas un grand effort mental pour inférer que ma Machine était dans ce piédestal. Mais comment elle y était entrée, c’était une autre question.

« Entre les buissons et sous les pommiers couverts de fleurs j’aperçus les têtes de deux petites créatures drapées d’étoffes orange, venant vers moi. Je me tournai vers elles en leur souriant et leur faisant signe de s’approcher. Elles vinrent et, leur indiquant le piédestal de bronze, j’essayai de leur faire entendre que je désirais l’ouvrir. Mais dès mes premiers gestes, elles se comportèrent d’une très singulière façon, je ne sais comment vous rendre leur expression. Supposez que vous fassiez à une dame respectable des gestes grossiers et malséants — elles avaient l’air qu’elle aurait pris. Elles s’éloignèrent comme si elles avaient reçu les pires injures. J’essayai ensuite l’effet de ma mimique sur un petit bonhomme vêtu de blanc et à l’air très doux ; le résultat fut exactement le même. D’une façon, son attitude me rendit tout honteux. Mais vous comprenez, je voulais retrouver la Machine, et je recommençai ; quand je le vis tourner les talons comme les autres, ma mauvaise humeur eut le dessus. En trois enjambées, je l’eus rejoint, attrapé par la partie flottante de son vêtement, autour du cou, et je le traînai du côté du sphinx. Mais sa figure avait une telle expression d’horreur et de répugnance que je le lâchai.

« Cependant je ne voulais pas encore m’avouer battu ; je heurtai de mes poings les panneaux de bronze. Je crus entendre quelque agitation à l’intérieur — pour être plus clair, je crus distinguer des rires étouffés — mais je dus me tromper. Alors j’allai chercher au fleuve un gros caillou et me remis à marteler un panneau, jusqu’à ce que j’eusse aplati le relief d’une décoration et que le vert de gris fut tombé par plaques poussiéreuses. Les fragiles petits êtres durent m’entendre frapper à violentes reprises, jusqu’à au moins un mille de là ; mais ils ne se dérangèrent pas. Je pouvais les voir par groupes sur les pentes, jetant de mon côté des regards furtifs. Enfin, essoufflé et fatigué, je m’assis pour surveiller la place. Mais j’étais trop agité pour rester longtemps tranquille. Je suis trop occidental pour une longue faction. Je pourrais travailler au même problème pendant des années, mais rester inactif vingt-quatre heures — c’est une autre affaire.

« Au bout d’un instant je me levai et je me mis à marcher sans but à travers les fourrés et vers la colline. — Patience, me disais-je, si tu veux avoir ta Machine, il te faut laisser le sphinx tranquille. S’ils veulent la garder, il est inutile d’abîmer leurs panneaux de bronze, et s’ils ne veulent pas la garder, ils te la rendront aussitôt que tu pourras la leur réclamer. S’acharner parmi toutes ces choses inconnues à une énigme comme celle-là, est désespérant. C’est le chemin de la monomanie. Affronte ce monde nouveau. Apprends ses mœurs, observe-le, abstiens-toi de conclusion hâtive quant à ses intentions. À la fin tu trouveras le fil de tout cela. — Alors je m’aperçus tout à coup du comique de la situation : la pensée des années que j’avais employées en études et en labeurs pour parvenir aux âges futurs et maintenant l’ardente angoisse d’en sortir. Je m’étais fabriqué le traquenard le plus compliqué et le plus désespérant qu’un homme eût jamais imaginé. Bien que ce fût à mes propres dépens, je ne pouvais m’en empêcher : je riais aux éclats.

« Comme je traversais le grand palais, il me sembla que les petits êtres m’évitaient. Ce pouvait être simple imagination, ou être dû à mes coups de pierre dans les portes de bronze. Quoi qu’il en soit, j’étais à peu près sûr qu’ils me fuyaient. Je pris soin néanmoins de n’en laisser rien paraître, et de m’abstenir de les poursuivre ; au bout de deux ou trois jours les choses se remirent sur le même pied. Je fis tous les progrès que je pus dans le langage et de plus je poussai des explorations ici et là. À moins que je n’eusse pas aperçu quelque point subtil, leur langue était excessivement simple — presque exclusivement composée de substantifs concrets et de verbes. Il ne paraissait pas y avoir beaucoup — au cas où il y en eût — de termes abstraits, et ils employaient peu la langue figurée. Leurs phrases étaient habituellement très simples, composées de deux mots, et je ne pouvais leur faire entendre — et comprendre moi-même — que les plus simples propositions. Je me décidai à laisser l’idée de ma Machine et le mystère des portes de bronze autant que possible à l’écart, jusqu’à ce que mes connaissances augmentées pussent m’y ramener d’une façon naturelle. Cependant, un certain sentiment, comme vous pouvez le comprendre, me retenait dans un cercle de quelques milles autour du lieu de mon arrivée.