La Marque des quatre/X

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Traduction par la Ctesse F.-M.-G. d'Oilliamson.
Libraire Hachette (p. 159-177).

x

Comment périt l’insulaire Andaman.

Le dîner fut très gai. Holmes, lorsqu’il le voulait, était un causeur charmant, et ce soir-là il le voulut bien. Il semblait sous l’influence d’une sorte d’excitation nerveuse et je ne l’avais jamais vu aussi brillant, passant rapidement d’un sujet à un autre — des représentations des miracles au moyen âge à la fabrication de la poterie à la même époque, des violons de Stradivarius au culte de Boudha dans l’île de Ceylan, ou aux cuirassés de l’avenir, — et émettant sur chaque chose des théories spéciales qui témoignaient des études particulières qu’il avait faites. Cette belle humeur provenait de la réaction qui s’opérait en lui après l’abattement si complet des jours précédents. Athelney Jones, de son côté, prouva qu’en dehors de ses fonctions il savait être un agréable compagnon et savoura le dîner tout à fait en « bon vivant ». Quant à moi, je me sentais profondément heureux en pensant que nous touchions au but et la gaieté de Holmes rejaillissait sur moi. Cependant, pendant le repas, personne ne fit allusion aux événements qui nous réunissaient d’une façon aussi imprévue.

Lorsque le couvert fut enlevé, Holmes regarda sa montre et remplit trois verres de porto.

« Une dernière rasade, dit-il, au succès de notre petite expédition. Et maintenant il est grand temps de partir. Avez-vous un revolver, Watson ?

— J’ai chez moi mon vieux revolver d’ordonnance.

— Vous feriez bien de le prendre, alors, car il faut tout prévoir. J’avais commandé un fiacre pour six heures et demie ; il nous attend. »

Il était sept heures passées lorsque nous atteignîmes l’embarcadère de Westminster, où se trouvait déjà la chaloupe que nous avions demandée. Holmes l’examina en connaisseur.

« Y a-t-il quelque signe qui dénote que ce bateau appartient à la police ?

— Oui, cette lanterne verte sur le bordage.

— Enlevez-la, alors. »

Cette précaution prise, nous nous embarquâmes, pour démarrer aussitôt. Jones, Holmes et moi, nous étions assis à l’arrière ; un homme se trouvait au gouvernail, un autre surveillait la machine, et deux solides agents se tenaient à l’avant.

« Où allons-nous ? demanda Jones.

— À la Tour ; dites-leur de stopper en face des chantiers de Jacobson. »

Notre embarcation marchait on ne peut mieux. Nous filions comme des flèches, laissant derrière nous les nombreuses gabares qui, ralenties par les lourdes charges qu’elles portaient, paraissaient rester immobiles. Holmes eut un sourire satisfait en nous voyant dépasser facilement un des vapeurs faisant le service sur la rivière.

« Je crois que nous pourrions battre à la course tous les bateaux de la Tamise, dit-il.

— Tous, répondis-je, c’est beaucoup dire, mais il n’y en a certainement guère qui puissent lutter avec nous.

— C’est que nous allons avoir à donner la chasse à l’Aurora, et elle a la réputation d’être un clipper de premier ordre. Mais il faut maintenant que je vous dise ou en sont nos affaires, Watson. Vous vous souvenez combien j’étais agacé de me voir arrêté par un contretemps stupide ?…

— Parfaitement.

— Eh bien, j’ai donné à mon esprit le repos qui lui était nécessaire en me plongeant dans une analyse chimique. Un de nos grands hommes d’État n’a-t-il pas dit que la meilleure façon de se reposer était de changer la nature de ses occupations ? C’est parfaitement exact. Aussi, lorsque j’eus réussi à liquéfier mon hydrocarbure, je revins au problème des Sholto et j’y réfléchis à nouveau. Nos gamins avaient parcouru toute la rivière sans résultat. La chaloupe n’était amarrée à aucun embarcadère, à aucun ponton, et cependant elle n’était pas de retour. Je ne pouvais croire qu’ils l’eussent coulée pour mieux dissimuler leurs traces, quoique je gardasse cette hypothèse en réserve pour le cas où toutes les autres viendraient à me faire faillite. Je savais en effet que ce Small était doué d’une espèce de malice grossière, mais je ne le croyais pas capable d’une ruse pareille ; il aurait fallu pour cela qu’il fût d’un niveau intellectuel plus relevé. Mais, pensai-je, nous savons qu’il était à Londres depuis longtemps déjà, puisqu’il exerçait sur Pondichery Lodge une surveillance incessante ; il ne pouvait donc, selon toute probabilité, partir brusquement sans mettre ordre à ses affaires, ce qui a toujours bien dû lui demander au moins, une journée.

— Je ne trouve pas votre raisonnement très juste, interrompis-je. N’est-il pas bien plus probable qu’il avait arrangé toutes ses affaires avant de s’embarquer dans son expédition ?

— Non, je ne le pense pas. Il devait s’être ménagé une retraite assurée en cas de besoin et évidemment il ne l’abandonnerait que quand il serait certain que tout danger était écarté. Mais une autre considération me frappa. Jonathan Small s’était certainement rendu compte combien l’extérieur étrange de son compagnon, de quelque façon qu’il l’eût déguisé, avait dû éveiller l’attention autour de lui. Il était bien assez fin pour voir que, si la présence de ce phénomène était signalée à Norwood, elle mettrait évidemment sur leurs traces. Aussi, ayant quitté le repaire qu’il s’était choisi à la faveur de la nuit, c’est aussi pendant qu’il ferait encore nuit qu’il voulait y rentrer. Or, d’après le témoignage de Mrs Smith, il était trois heures passées quand ils vinrent héler le bateau. Une heure plus tard environ, le jour allait se lever et les passants commenceraient à circuler. J’en conclus qu’ils n’avaient pas dû aller bien loin. Ils auront payé largement le silence de Smith et auront gardé sa chaloupe pour le moment où ils pourraient fuir définitivement. Puis ils sont rentrés chez eux aussitôt que possible, emportant le trésor, et comptant, un jour ou deux plus tard, après avoir vu ce que diraient les journaux et s’être assurés qu’on ne les soupçonnait pas, comptant, dis-je, profiter de la nuit pour rejoindre, soit à Gravesend, soit dans l’estuaire de la Tamise, quelque navire sur lequel ils avaient déjà retenu leur passage pour l’Amérique ou bien les colonies.

— Mais, le bateau de Smith, ils n’ont pas pu l’emporter chez eux comme le trésor ?

— Très juste. Aussi j’étais convaincu que, quoique introuvable, cette chaloupe ne devait pas être bien loin. Je me mis alors à la place de Small, et je me demandai quel raisonnement un homme comme lui avait bien pu tenir. Sans doute, il avait pensé qu’en renvoyant le bateau chez son propriétaire, ou en l’amarrant à un embarcadère, il donnait trop beau jeu à la police dans le cas où elle serait sur ses traces. Il lui fallait donc le cacher et en même temps l’avoir sous la main. Comment cela ? qu’aurais-je fait si j’avais été dans sa peau ? Une seule solution s’offrit à mon esprit. J’aurais confié la chaloupe à quelque constructeur de bateaux sous prétexte d’un léger changement à y faire. Je l’aurais ainsi amenée dans un chantier ou elle aurait été parfaitement dissimulée et d’où cependant j’aurais pu en quelques heures, si besoin était, l’avoir de nouveau à ma disposition.

— C’est très simple, en effet.

— Ce sont précisément les choses les plus simples qu’on est exposé à négliger. Quoi qu’il en soit, je résolus de partir de cette donnée. Je me mis aussitôt en campagne, déguisé en marin, et je commençai à parcourir tous les chantiers de la rivière. J’en fis quinze sans aucun résultat ; mais au seizième, à celui de Jacobson, j’appris que l’Aurora lui avait été confiée deux jours auparavant par un homme avec une jambe de bois qui l’avait chargé de changer quelque chose au gouvernail. « Et il n’y a rien à faire à ce gouvernail, me dit le contremaître. Tenez, la voilà là-bas, avec ses deux raies rouges. » Au même moment, qui vis-je arriver ? Mordecai Smith lui-même, l’introuvable Mordecai. Je n’aurais évidemment pas su que c’était lui ; mais il était fortement sous l’influence de l’alcool et il se mit à hurler son nom ainsi que celui de son bateau. « Il me le faut pour ce soir à huit heures, criait-il, à huit heures précises, vous entendez : car j’ai affaire à deux particuliers qui n’aiment pas à attendre. » On l’avait évidemment largement payé, et il paraissait avoir de l’argent plein les poches, distribuant des schellings à tous les ouvriers autour de lui. Je le suivis à quelque distance, jusqu’à ce que je le vis entrer dans une brasserie ; je revins alors au chantier et ayant rencontré en chemin un de mes gamins, je le plaçai en sentinelle près de la chaloupe, en lui donnant consigne de rester au bord de la rivière et d’agiter son mouchoir dès que l’Aurora se mettrait en route. Pour nous, nous allons nous maintenir au milieu du fleuve et ce serait bien du malheur si nous n’empoignions pas les assassins, le trésor et le reste.

— Tout cela est fort bien combiné, dit Jones, que ces gens-là soient les vrais coupables ou non ; mais si j’avais en à diriger l’affaire, j’aurais placé mes hommes dans le chantier de Jacobson et j’aurais empoigné mes individus dès qu’ils auraient reparu.

— Et ils n’auraient jamais reparu, reprit Holmes. Ce Small est trop malin, il enverra certainement quelqu’un en éclaireur, et au moindre soupçon il se terrerait de nouveau pour une semaine au moins.

— Mais vous auriez pu filer Mordecai Smith et dénicher ainsi leur repaire, dis-je.

— Oh ! j’aurais bien perdu mon temps. Il y a cent et parier contre un que Smith ne sait pas où ils perchent. Tant qu’il aura de quoi boire et qu’il sera bien payé, que lui importe le reste ! Les autres doivent se contenter de lui envoyer leurs instructions. Non, non, j’ai bien tout pesé et le parti que j’ai pris est le meilleur. »

Pendant que cette conversation avait lieu, nous avions passé successivement sous les nombreux ponts jetés sur la Tamise. Lorsque nous arrivâmes à hauteur de la Cité, les derniers rayons du soleil faisaient étinceler la croix qui domine Saint-Paul et, avant d’atteindre la Tour, l’obscurité était déjà profonde.

« Voici le chantier de Jacobson, dit Holmes, en nous montrant une forêt de mâts et de cordages sur la rive de Surrey. Croisons lentement de long en large à l’abri de ces bateaux pleins de sable. » Il tira une lorgnette de sa poche et examina le rivage. « Ma sentinelle est à son poste, dit-il, mais elle n’agite pas son mouchoir.

— Si nous descendions un peu le fleuve et que nous stoppions là pour les attendre ? » dit Jones avec animation.

Nous étions tous très excités, jusqu’aux agents et aux bateliers qui n’avaient cependant qu’une vague idée du but de notre expédition.

« Nous n’avons le droit de rien préjuger, répondit Holmes. Il y a dix chances contre une pour qu’ils descendent la rivière, mais nous n’en sommes pas certains. D’ici nous pouvons surveiller l’entrée du chantier tout en étant assez bien dissimulés. La nuit sera plutôt claire, il faut donc rester où nous sommes. Regardez-moi tous ces gens qui grouillent là-bas, à la lueur des becs de gaz. Ils viennent de terminer leur travail dans le chantier. Quelque misérables qu’ils soient, chacun d’eux renferme en lui une parcelle de l’éternelle flamme. Qui le dirait en les voyant ? Comme cela paraît improbable ! Ah ! l’homme est vraiment une énigme bien singulière !

— Quelqu’un l’a défini ; une âme renfermée dans l’enveloppe d’un animal, suggérai-je.

— Winwood Read a dit d’excellentes choses à ce sujet, reprit Holmes. Il nous explique que si l’homme, pris individuellement, demeure un problème insoluble, une réunion d’hommes, au contraire, nous offre des données d’une certitude mathématique. Ainsi, par exemple, vous ne pouvez savoir d’avance comment dans un cas donné se comportera un homme isolé, tandis que vous pouvez préciser d’une façon certaine comment agira un groupe d’hommes dans les mêmes circonstances. La statistique le prouve ; les individus varient, les moyennes restent invariables. Mais il me semble apercevoir un mouchoir. Certainement on agite quelque chose de blanc là-bas.

— C’est votre gamin, m’écriai-je. Je le vois distinctement. »

— Et voici l’Aurora, s’exclama Holmes. Elle file comme le vent. Chauffez, mécanicien, chauffez à toute vapeur et rattrapons cette chaloupe, qui porte un fanal jaune. Si jamais elle venait à nous échapper, par l’enfer, je ne me le pardonnerais jamais. »

L’Aurora avait glissé inaperçue dans la rivière et s’était faufilée derrière deux ou trois petites embarcations de façon qu’elle avait déjà presque atteint sa vitesse entière au moment où nous la vîmes. Elle semblait voler en descendant le courant et longeait la rive en marchant d’un train insensé. Jones l’examina attentivement et secoua la tête :

« Elle file joliment bien, dit-il. Je ne sais si nous pourrons l’atteindre.

— Il le faut s’écria Holmes en grinçant des dents, il le faut. À toute vapeur, chauffeurs. Donnez tout ce que vous pourrez, dussions-nous brûler le bateau, il faut que nous les rattrapions. »

La chasse était commencée. Les chaudières de l’Aurora ronflaient bruyamment et ses puissantes machines sifflaient et résonnaient comme pour donner passage à la respiration du géant de métal. Sa proue effilée coupait les eaux calmes de la rivière et les rejetait en deux grosses vagues à droite et à gauche. Pour nous, nous bondissions derrière elle, fortement secoués par chaque effort que faisait notre embarcation. Un puissant fanal fixé à l’avant projetait sa lumière jaunâtre devant nous ; une large tache sombre nous indiquait l’Aurora, tandis que les tourbillons d’écume laissés par elle dans son sillage témoignaient de la vitesse à laquelle elle marchait. Notre bateau, lancé comme une flèche, dépassait successivement les barques, les vapeurs, les navires marchands, se glissant derrière les uns, contournant les autres… Des voix nous hélaient dans l’obscurité, mais l’Aurora filait toujours et nous ne quittions pas sa trace.

« Du charbon ! du charbon ! » cria Holmes en jetant un regard dans la chambre des machines, tandis que la lueur du foyer se reflétant sur sa figure anxieuse accusait le relief de ses traits énergiques. « Faites éclater la chaudière, s’il le faut.

— Je crois que nous gagnons un peu sur elle, dit Jones, l’œil rivé sur l’Aurora.

— Et moi, j’en suis sûr, criai-je. Nous allons la rejoindre dans quelques minutes. »

Au même moment, la malchance voulut qu’un remorqueur avec trois barques derrière lui se mît à traverser la rivière devant nous. Il fallut mettre toute la barre de côté pour éviter une collision et, avant que nous eussions pu reprendre notre route, l’Aurora avait bien gagné deux cents mètres. Nous ne l’avions cependant pas perdue de vue. Au crépuscule sombre et incertain avait succédé une nuit claire et étoilée. Nos chaudières donnaient tout ce qu’elles pouvaient et leur mince enveloppe vibrait et craquait comme si elles avaient participé à notre excitation. Nous avions dépassé le bassin de radoub, les docks de la Compagnie des Indes, les quais interminables de Deptfort et nous avions même doublé l’île des Chiens. La tache sombre qui fuyait devant nous revêtait maintenant des contours mieux définis et nous pouvions distinguer nettement la silhouette élégante de l’Aurora. Jones ayant dirigé sur elle la lumière du fanal, nous pûmes voir les personnages qui occupaient le pont. Un homme était assis à barrière et se penchait sur un objet noir placé entre ses jambes. À côté de lui gisait une masse sombre qu’on aurait pu prendre pour un chien de Terre-Neuve. Un gamin tenait la barre, tandis que les reflets rougeâtres du foyer me permettaient d’apercevoir le vieux Smith, nu jusqu’à la ceinture et entassant charbon sur charbon, pour triompher enfin dans cette course où des vies humaines se trouvaient être l’enjeu. Au début, les passagers de l’Aurora avaient pu se demander si vraiment nous étions lancés à leur poursuite ; maintenant ils n’en pouvaient plus douter, tant nous suivions exactement leurs tours et leurs détours. À Greenwich, trois cents mètres nous séparaient d’eux. À Blackwell, il n’y en avait plus que deux cent cinquante. J’ai forcé bien des animaux et dans bien des pays divers au cours de mon aventureuse carrière, mais jamais sport ne m’a fait éprouver d’aussi violentes palpitations que cette chasse insensée à l’homme se déroulant ainsi au milieu de la Tamise. Peu à peu, mètre par mètre, nous gagnions du terrain. Dans le silence de la nuit on entendait distinctement ronfler et craquer la machine de l’Aurora. L’homme de l’arrière se tenait toujours penché et semblait faire quelque chose avec ses mains, tandis que de minute en minute il levait les yeux pour mesurer du regard la distance qui les séparait encore de nous. Nous nous rapprochions de plus en plus. Jones héla les fugitifs et les somma de stopper. Les deux bateaux volaient à une allure vertigineuse, et il n’y avait guère plus de quatre longueurs entre eux. Maintenant la rivière s’étendait libre devant nous ; nous étions entre la levée de Borking d’un côté et les tristes marais de Plumstead de l’autre. À l’injonction de Jones, l’homme de l’arrière se redressa et, nous menaçant de ses deux poings crispés, nous envoya de sa grosse voix enrouée une bordée de malédictions. Il paraissait grand et vigoureux et tandis qu’il se tenait ainsi debout, les jambes écartées, je pus voir qu’à droite il n’avait qu’une jambe de bois. Aux exclamations furieuses qu’il poussait, le paquet qui gisait sur le pont s’agita et j’aperçus alors la silhouette d’un petit homme noir, le plus petit que j’aie jamais vu, avec une grosse tête difforme surmontée d’une épaisse chevelure en broussaille. Holmes avait déjà tiré son revolver et je saisis le mien, à l’aspect de cet être sauvage et difforme. Il était enveloppé dans un grand manteau ou dans une couverture de couleur sombre qui ne laissait voir que sa figure ; mais quelle figure ! Jamais des traits humains n’ont pu exprimer à ce point la bestialité et la cruauté. Ses petits yeux brillaient, éclairés d’un feu sombre, et ses lèvres épaisses s’entr’ouvraient dans une horrible grimace, tandis qu’il grinçait et claquait des dents comme l’aurait fait un animal féroce.

« Faites feu si vous lui voyez lever la main », me dit Holmes sans se départir de son sang-froid.

Nous n’étions plus alors qu’à une longueur du bateau et nous touchions presque nos ennemis. Je les vois encore tous les deux comme ils m’apparaissaient alors à la lueur du fanal ; l’Européen debout, les jambes écartées, vomissant des imprécations, le nain avec sa face hideuse, son aspect sauvage, nous montrant dans sa fureur ses grosses dents jaunâtres. Ce fut fort heureux pour nous de les apercevoir aussi distinctement, car, à ce moment, le nain prit sous son manteau un morceau de bois court et arrondi de la taille d’une règle, et le porta à ses lèvres. Nos revolvers partirent en même temps. Il tourna sur lui-même, leva ses bras au ciel et, avec une sorte de hoquet rauque, tomba dans le fleuve. J’aperçus un instant au milieu d’un tourbillon d’écume ses yeux venimeux et encore menaçants, puis plus rien. Au même moment, l’homme à la jambe de bois se jeta sur la barre et la mettant toute de côté fit tourner brusquement la chaloupe dans la direction de la rive sud, tandis qu’emportés par notre course nous rasions sa poupe et la dépassions. Nous virâmes en quelques secondes, mais déjà l’Aurora abordait le rivage. C’était un endroit sauvage et désolé, un vaste marais où la lune faisait scintiller les flaques d’eau stagnante, ne montrant aux alentours que quelques plantes à moitié pourries. La chaloupe, avec un bruit sourd, donna de la proue contre la rive, l’avant se dressant en l’air tandis que l’arrière restait à hauteur de l’eau. Le fugitif sauta à terre, mais sa jambe de bois s’enfonça tout entière dans ce terrain marécageux. En vain multipliait-il ses efforts, en vain se tordait-il sur le sol. Il ne pouvait ni avancer, ni reculer. En constatant son impuissance, il se mit à pousser des hurlements de rage et faisait aller furieusement son autre pied dans la boue ; mais il n’arriva ainsi qu’à enfoncer plus profondément encore sa jambe de bois dans cette boue collante. Lorsque notre bateau vint ranger l’autre, nous fûmes obligés de lui jeter un bout de filin et encore ne put-il s’en tirer qu’en enroulant le câble sous ses épaules, ce qui nous permit de le hisser à notre bord comme quelque poisson vomi par l’enfer. Les deux Smith, père et fils, étaient restés assis sur leur pont l’air abattu. Sur notre ordre, ils ne firent aucune difficulté pour venir nous rejoindre. Nous amarrâmes l’Aurora pour la prendre à la remorque. Sur le pont, se voyait un solide coffre en fer travaillé à la mode indienne ; c’était évidemment celui qui renfermait le fatal trésor des Sholto ; mais la clef manquait. Son poids était considérable ; nous le transportâmes dans notre petite cabine, puis nous nous mîmes à remonter lentement le fleuve en projetant de tous côtés la lueur de notre fanal, sans cependant apercevoir aucune trace du petit Andaman. La Tamise devait retenir dans quelqu’une de ses sombres profondeurs le cadavre de son étrange visiteur.

« Regardez donc, dit Holmes en nous montrant un panneau de notre chaloupe. Il n’était que temps de tirer. »

Derrière l’endroit où nous nous étions tenus, je vis enfoncé dans le bois un de ces petits dards dont nous ne connaissions que trop bien les effets meurtriers. Il avait dû passer juste entre nous deux au moment où nous avions fait feu. Holmes sourit en le regardant et haussa les épaules de l’air indifférent qui lui était habituel. Mais, pour moi, j’avoue que je faillis me trouver mal en pensant de combien peu nous venions d’échapper à une mort épouvantable.