La Mort difficile/Ratapoilopolis

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Simon Kra (p. 48-113).


Chapitre II

RATAPOILOPOLIS ?


Pierre fait le tour de la table bouillotte, où sont encore sucrier, napperon, tasses, soucoupes et tous ustensiles dont une honnête femme, amie de l’ordre et d’une pompe raisonnable, use pour le thé.

Pierre choisit un petit carré de toile diaphane et, crac, crac et crac, se met à faire de la charpie. D’un chef-d’œuvre de lingerie fine, il ne reste qu’une petite boule, à terre. Un jeune vandale déclare : « ça va mieux », puis à sa mère, dans le blanc de l’œil : Vous me faites rigoler.

Le salon d’Auteuil est un calvaire, une malheureuse femme s’y tient prête à de nouvelles douleurs, tandis que le garçon, un vrai lion en cage, mâche des mots. La malheureuse femme : « Seigneur que la terre est basse, n’entendez-vous pas ses jointures qui crient, on dirait d’un squelette », ramasse des bouts de chiffon sur le tapis et se relève le sang au visage, pour demander à Pierre qui sifflote — il se croit dans une écurie, ma parole :

— As-tu donc perdu tout sens du respect ?

— Le sens du respect ? »

Mme Dumont-Dufour reçoit en pleine figure un nouveau : « Vous me faites rigoler » et peut voir Pierre qui se tient les côtes, comme s’il allait crever de rire. Mme Dumont-Dufour qui n’a pas dit son dernier mot, cherche — Mon Dieu donnez-nous notre pain quotidien — quel pourra être le début d’une scène qu’elle ne peut ni ne doit manquer.

Elle n’y va pas par quatre chemins.

Tout bonnement :

— Pierre j’attends tes explications.

— Quelles explications ?

— Tu sais bien.

Pierre ne sait pas et constate : Si explication il doit y avoir nous serons encore là dans huit jours, mais que Mme Dumont-Dufour, avant de chanter pouille, commence donc par dire à son fils pourquoi elle l’a traité de dégénéré.

Du coup c’en est trop. Ainsi Pierre a l’audace de demander pourquoi sa mère l’a traité de dégénéré, comme s’il ne savait pas de quelles raisons s’autorise ce jugement.

Les amis de Pierre, d’abord, Mme Dumont-Dufour, dépositaire de la sagesse des nations, après un petit : Dis-moi qui tu hantes… énumère les mauvais instincts, les vices (dont, du reste, elle avoue, faute de perversité naturelle, ne pouvoir imaginer tous les détails) de ces artistes venus en Europe, on ne sait de quelle vague Amérique, en lavant la vaisselle.

Pierre l’arrête : Vous parlez de Bruggle. S’il a lavé des assiettes sur son paquebot…

— Ah ! ah ! je te vois venir. Monsieur qui ne serait point capable de ranger ses affaires n’a d’admiration que pour les va-nu-pieds, les étrangers sans aveu qui ne tarderont point à devenir les maîtres de notre pays.

Pierre hausse les épaules.

Mme Dumont-Dufour reprend : Et il n’y a pas que tes amis. On pourrait te faire des reproches jusqu’à demain. Les piqûres par exemple.

— Quelles piqûres ?

— Ne prends pas cet air innocent. La cocaïne…

— Mais puisque, je vous l’ai déjà dit cent fois, la cocaïne ne s’absorbe point en piqûre, mais par le nez. Une pincée de poudre blanche sur une lime à ongles. On renifle et le tour est joué.

— Une pincée de poudre blanche sur une lime à ongles ? Pierre tu te moques de ta mère. C’est mal.

— Je ne me moque pas. J’essaie de vous instruire.

— Ni ton insolence ni tes mensonges n’auront raison de moi. Je sais à quoi m’en tenir. Toutes ces drogues se prennent en piqûres.

— Si vous savez mieux que moi. Vous vous êtes sans doute déjà piquée à la coco ?

Vous entendez, Pierre demande à sa mère si elle a pris de la coco. Un fils qui ose concevoir que sa mère soit ou ait été cocaïnomane. Voilà bien le moment de répéter : Pierre tu as perdu tout sens du respect.

L’insolent a réponse à tout :

— Le sens du respect, comment l’aurais-je pu garder avec vous qui passez votre temps à vous moquer d’un pauvre homme qui n’a pas eu de chance ?

— Un pauvre homme qui n’a pas eu de chance ! C’est de ton père que tu veux parler ? Tu es poli pour sa femme, ta mère. Et voilà qui est d’une jolie morale : un monsieur s’alcoolise, court le guilledou, tant et si bien qu’il en perd la raison, et son fils, au lieu de réfléchir et de s’inspirer d’un si triste exemple, pour choisir une vie sage et saine, son fils, parvenu à l’âge de juger, au lieu de plaindre sa mère se rit d’elle. D’un individu que ses débordements ont mené au cabanon, il constate : « Il n’a pas eu de chance. »

Aussi vrai qu’il y a sur la cheminée du salon d’Auteuil un bronze de Barbedienne, trône dans le ciel un Dieu vengeance au nom de qui Mme Dumont-Dufour peut prédire, dès aujourd’hui, que les drogues et des amis tels que Bruggle ne sauraient tarder à valoir à ce malheureux enfant ce qu’ont déjà valu des débordements pourtant moins déréglés à certain colonel de sa connaissance. Tel père, tel fils…

Et après le ton réquisitoire, la fille du président Dumont-Dufour de prendre le ton « chef de gare ». En route, en route pour Ratapoilopolis.

Pierre serre les mâchoires.

On lui désigne à nouveau les rails qu’il va suivre jusqu’à la démence. « En route pour Ratapoilopolis ». Des dents grincent les unes contre les autres. Il ne répond pas un mot à Mme Dumont-Dufour qui triomphe, mais silencieux, se répète à lui-même qu’il est le fils d’un homme qui voulut attacher des palmes aux roues des canons pour les transformer en poissons mitrailleurs. C’est là pour sa mère un acte type, l’acte étalon selon quoi, jusqu’à la consommation des siècles, si le hasard veut que Pierre fasse souche, se mesurera la folie de la descendance des Dumont.

La folie.

Mme Dumont-Dufour ne perd pas une seule contraction du visage de Pierre.

La folie. On dirait qu’elle la dispense, en fait des petits paquets de mauvais sort dont elle bombarde, de son appartement d’Auteuil — pan, pan et vlan, en veux-tu en voilà ! — les hommes qui ont trompé leurs femmes ou bu trop d’Amer-Picon, et les jeunes gens qui aiment les cocktails et rentrent à la maison, passé minuit.

Et certes, elle n’est pas loin de penser que si le colonel est aujourd’hui dans un asile c’est qu’après en avoir vu de toutes les couleurs, elle était bien en droit d’obtenir sa petite vengeance. D’où cet air souverain et cette supériorité, lorsqu’elle déclare de sa bergère, sur un ton de chef de gare : En route pour Ratapoilopolis.

Ratapoilopolis ?

Les mâchoires de Pierre sont serrées à craquer. Ses yeux fixes ne voient rien, ne peuvent plus rien voir. Une femme sans lèvres à côté de lui sait ce qu’elle veut. Elle va prouver à son fils qu’il est dégénéré car, si elle a renoncé à sa part de bonheur terrestre, elle a bien droit, n’est-ce pas, à quelque compensation. D’où son habitude de rendre des arrêts, de ne jamais avoir tort. Elle se tuerait à bâtir des raisonnements, à chercher des preuves, pour défendre le moindre de ses dires. Mais avec Pierre inutile de se fatiguer, il n’est pas bien fort ce petit. Un ou deux mots bien placés et on l’a. Il a beau faire le matamore, discourir de tout, juger de Dieu et du diable, il a beau fréquenter des Américains, des Tchécoslovaques, des Yougoslaves et toute une clique, il a beau se droguer, se soûler, démolir les porte-parapluies et connaître toute une ribambelle d’hurluberlus, il n’en demeure pas moins d’une candeur, à la vérité transparente, dont la fille du président Dufour, qui châtie en justicière implacable, sait tirer son parti.

Elle n’a eu qu’à prononcer le nom de Ratapoilopolis pour que Pierre serrât les mâchoires. Son travail si bien commencé s’achève de lui-même. Elle le regarde, le surveille, en dépit d’une obscurité qui tombe et qu’elle ne dissipera point car elle sait que l’ombre peut être une alliée.

Alors, bien à l’aise, bien calée dans son fauteuil, elle attend que Pierre s’enfonce, se noie dans ses pensées.

Anormal, dégénéré ou fou ?

Parce que des muscles ne saillent point sous sa peau, parce que l’amour et ses manigances déchiquètent sa volonté, sa raison, doit-il prendre peur ?

Jamais pourtant il n’a connu la folie d’orgueil, ni prétendu renoncer à sa part de sagesse banale. Être un point dans la masse. Pas davantage. Il ne souhaite d’autre bonheur que celui de confondre son âme avec d’autres âmes dans un continent anonyme dont ses yeux, ses oreilles et les yeux et les oreilles de tous les hommes seraient les ports. Coraux d’intelligence, ses pensées propres, coraux de chair, ses papilles à jouir, sont si peu en face du domaine indivis. Rien qu’une presqu’île, pas même une presqu’île, une antenne, mérite le nom de Pierre Dumont et connaît les surprises d’un océan singulier. Mais de la mer d’aventures sont venus des bateaux coupables que son sang, aujourd’hui, porte en quête d’il ne sait quel refuge. Pensées mutilées, désirs sans figures, secrets trop bien aiguisés, tout cela est-il condamné à quelque naufrage qui ne sera même pas un terme.

La folie ?

Ratapoilopolis ?

Pierre déjà se désespère, s’attendrit, s’émeut d’un remords qui n’est point de ses propres fautes. Il se sent l’ombre d’un monstre et, comme toute ombre, destiné à exagérer encore les difformités de la créature, son principe. Son père ? un fou ? Par la faute de quel soleil de désespoir prolonge-t-il ce dément ? Une invisible charnière le rive à cet homme qui, là-bas, sur la route de Ratapoilopolis, dans deux mois, aura écrit 1.500 fois la même lettre à Mme de Pompadour. Photographie du subconscient : « Ça nous fait une belle jambe », dit invariablement Mme Dumont-Dufour interrogée à ce sujet. Photographie du subconscient : certaines tentations, certains jours de Pierre, ne coïncideront-ils point avec certaines tentations, certains jours du colonel, tout comme coïncident entre elles, les lettres écrites par un fou ?

« Tu es le portrait de ton père » ne manque de répéter Mme Dumont-Dufour, et c’est à croire qu’elle ne le constate que pour plus sûrement intoxiquer Pierre, et se mieux exaspérer elle-même.

« Tu es tout le portrait de ton père. » Dans les simples mots d’une petite phrase, elle découvre les possibilités de sa revanche sur l’univers entier dont elle n’a tiré ni joie ni extase, sur le colonel Dumont qu’elle a dû subir et Pierre qui est le contraire de ce qu’elle apprécie, c’est-à-dire d’elle-même.

Elle se répète qu’elle serait bien bête de se refuser le vrai, le seul plaisir qui lui ait jamais été offert : achever sur le fils une vengeance dont la volonté naquit du père : Hippolyte au négatif Pierre expiera pour un autre. Il l’a si bien compris qu’il laisse parler sa mère sans sourciller ou ne lui répond que par une boutade, chaque fois qu’il est personnellement mis en cause, comme s’il n’avait pas à rendre compte de ses propres actes ou bien comme s’il se désintéressait d’une vie qu’on lui demande de justifier. Au contraire, dès qu’il s’agit du colonel, avec une volonté qu’il qualifie, lui-même le premier, de puérile et de naïve, il cherche excuses et circonstances atténuantes. Ce ne sont point les fautes de Pierre Dumont qu’il défend, mais celles de son père dont il sait bien qu’on le fait héritier, à seule fin de lui en demander raison. Mais, quel que doive être le jugement, il estime qu’il n’y aurait pire lâcheté que de refuser de répondre aux nom et place d’un homme qu’on accuse sans qu’il puisse se défendre. Or cette vie du colonel Dumont, où enfant il prit la notion de faute, il ne peut en justifier les désordres que par la folie. Donc, il plaide folie et c’est pourquoi, en claire franchise, il explique à Mme Dumont-Dufour les tourments d’homme qui voit fuir sa raison. Mais Pierre est mauvais acteur. Il ne sait pas tirer parti d’un rôle qui l’use. Il s’émeut de ses propres phrases qui n’ont pas l’heur de toucher Mme Dumont-Dufour, et, parce qu’il ne veut point offrir quelques mots en l’air, le voilà parcourant la route qui mène à Ratapoilopolis. Le long du chemin, de s’apercevoir soudain que les tourments qu’il désigne pourraient fort bien porter son nom. Et ce sont autour de lui des faisceaux d’inquiétants rayons, des fouillis de flammes tordues, au milieu de quoi il lui faut lutter, se débattre sans espoir d’un astre simple.

Il se traite d’imbécile, de cabotin, et le plus triste est que certaines lumières, en dépit du trouble de leurs flammes, l’éclairent avec assez de dureté pour qu’il voie tout à coup que les comptes qu’il rend à Mme Dumont-Dufour au nom du colonel, il les rend moins en vérité pour son père que contre sa mère. Il ne s’agit point de l’obéissance à quelque sentiment d’amour filial ou de respect, mais d’un mépris, d’une haine qui sont les reflets du mépris, de la haine que Mme Dumont-Dufour, inconsciemment sans doute, voue à ce fils dont la présence prolonge l’homme qu’elle déteste aujourd’hui et que jamais elle n’a tenté d’aimer ni même cherché à comprendre.

C’est donc un duel.

Pierre qui n’a pas eu le choix de l’arme ni le bénéfice de la première attaque, Pierre sur la défensive, de toutes ses forces, veut prouver à Mme Dumont-Dufour que si elle a eu tel ou tel malheur c’est qu’elle les méritait, les attirait, Pierre a quelques mouvements précis et directs, mais alors même qu’il voit pâlir Mme Dumont-Dufour, il se dit que son pouvoir a ses limites dans un mal dont souvent déjà il a senti les menaces et il se rappelle toutes les fois qu’il a dû, pour s’oublier un peu, se forcer au travail, aux longues marches, à l’amour et même à la boisson, à la drogue. Et à peine une contrainte inexorablement imposée avait-elle eu son effet que, rentrée chez lui, Mme Dumont-Dufour, dans une de ces scènes qu’elle excelle à déchaîner à propos de tout ou de rien, avec une grande maestria, parvenait à lui faire sentir qu’il finirait bien par tomber au milieu de cet enfer dont lui-même essaie d’imaginer la démence et les affres pour mettre la confusion dans l’esprit de sa mère et l’émouvoir. Reine dans son salon d’Auteuil, comme Lucrèce de son rocher, Mme Dumont-Dufour qui contemple une mer de folie, là-bas, très loin, se rit des bateaux en péril. Elle a le chauffage central, l’eau chaude et froide sur les cuvettes, une salle de bain, l’électricité, le gaz, l’ascenseur, le monte-charge. Comme elle disait, lorsque le colonel avait fait quelque nouvelle frasque dont ces dames de la garnison ne lui épargnaient point le récit : « Rira bien qui rira le dernier », Mme Dumont-Dufour qui a pleuré plus d’une fois – elle ne s’est jamais rendu compte que c’était de rage – aujourd’hui détend ses lèvres, Mme Dumont-Dufour rit, tandis que le colonel au cabanon fait connaissance avec la camisole de force.

Et Pierre ce morveux qui ne se contente point de défendre son père mais qui pousse l’insolence jusqu’à menacer sa mère : « Vous êtes chrétienne… L’enfer… »

L’enfer, allons donc, Mme Dumont-Dufour rit de plus belle. C’est Pierre qui parle de l’enfer, Pierre qui n’entre jamais dans une église, ne fait pas ses Pâques, bien que sa digne mère se soit saignée aux quatre veines pour le mettre chez les pères, Pierre qui parle de l’enfer parce qu’elle manque prétendument de charité, c’est trop drôle. Qu’il commence donc par respecter sa mère comme cette mère elle-même respectait son père le président Dufour. Après, on verra.

Et Mme Dumont-Dufour se grise de ricanements, de mots aigres, elle se grise en dilettante, en artiste, sans perdre un sang-froid qui lui permet d’ordonner sa victoire pour mieux en jouir, elle se grise, mais ne cesse pas une minute d’être maîtresse d’elle-même, tandis que Pierre finit toujours par suivre de dangereuses pensées en méandres qui le conduisent au milieu du marécage, au beau milieu de la nuit, à Ratapoilopolis.

Elle savoure son triomphe, en varie les nuances et goûte devant Pierre les joies d’une inimitié si visiblement incestueuse et telle que ce dernier, qui sent une volonté mauvaise acharnée contre lui, se surprend à murmurer un vers qu’il ne comprenait point du temps où on lui faisait apprendre par cœur, au lycée, du Racine :

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Les traits de son père.

Une ressemblance excite Mme Dumont-Dufour comme une soie écarlate le taureau.

Même si Pierre n’avait, dans le visage ou dans l’esprit, rien de commun avec le colonel Dumont, à force d’en entendre parler, il se serait demandé quels rapports pourraient exister entre leurs deux natures, ou bien peut-être se serait-il mis simplement et sans même se rendre compte à le singer car, dans les familles où certaine personnalité s’est affirmée par des qualités bonnes ou mauvaises, si les goûts ou les manies qui ont été sujets d’étonnement se transmettent, si les enfants sont des caricatures ou des portraits de qui s’est fait remarquer en faveur ou aux dépens des autres, il faut moins accuser la puissance du sang, l’hérédité ou quelque autre force prétendue naturelle que l’action exercée par les discours de ceux qui furent les témoins du grand homme (criminel ou génie, voire même simple original).

Ainsi naît un folklore de foyer où des créatures sont symboles de tel ou tel penchant, ainsi par tradition orale les enfants sont intoxiqués s’ils ne dépassent en forces propres ceux dont on leur parle ou qu’on propose sans se douter, modèles tout faits, à leur mimétisme.

Mme Blok, par exemple, qui, au contraire de Mme Dumont-Dufour, n’a pas d’intentions agressives, Mme Blok parce qu’elle n’arrive point, en dépit de tous ses efforts et de la cour que lui fait Bricoulet, à oublier le suicide de M. Blok, ne peut s’empêcher d’en parler à sa fille. Elle ne cesse de penser à la mort de son mari, mais ne se contente point de gémir sur son malheur et prend en pitié Diane qu’elle croit condamnée à une mort prochaine et volontaire. Et sans doute serait-elle fort étonnée si on lui disait — vérité de La Palice pourtant — qu’à force d’entendre parler du suicide, Diane pourrait bien finir par faire comme son père. Pour l’heure, effrayée du destin de sa maison, Mme Blok n’est pas loin de voir en Diane une Iphigénie qu’on lui ramènera quelque jour du rivage de Montparnasse la tempe trouée, ou la gorge fendue, ou tout le corps bleu de poison. Et dans le petit salon de l’avenue d’Orléans, tandis que la jeune fille, au début de chaque après-midi avant de partir pour l’atelier, prépare couleurs, pinceaux, crayons, c’est, au moment du café, une plainte monotone suivie de l’éternelle recommandation : « Fais attention aux voitures, ma Dianette, mais surtout ne te laisse pas aller à tes pensées tristes. Pense à ta mère. Si tu mourais je serais seule au monde. Ne suis pas l’exemple de ton pauvre père. Ah ! que n’ai-je écouté ma grand-mère de la rue de Grenelle-Saint-Germain, qui avait épousé un homme roux. La chère femme m’avait prévenue lors de mon mariage. Je l’entends encore me répéter : « On se suicide beaucoup dans la famille Blok et le suicide c’est comme les cheveux poil-de-carotte. Quand c’est dans une famille ça n’en sort plus. Le mieux qu’on puisse espérer c’est que ça saute une génération ou deux. »

Diane a déjà son chapeau sur la tête : « Au revoir, maman. » Mme Blok ne la laisse partir que lorsqu’elle a juré que jamais, quoi qu’il advienne, elle ne se tuera. Diane prête serment et rit, mais elle a descendu deux ou trois étages que Mme Blok, toujours penchée sur la rampe d’escalier, conseille : « Et surtout, ne te laisse pas aller à tes pensées tristes. »

Or Diane a beau rire de la grand-mère de la rue de Grenelle-Saint-Germain et de sa théorie sur le suicide et les cheveux roux, tout comme d’ailleurs jadis en riait cette chère Herminie alors qu’elle voulait, en dépit de tout et de tous, épouser Dimitri Blok, Diane a beau rire, souvent il lui arrive de considérer le suicide comme une menace contre quoi on ne saurait trop se prémunir. Au reste, cette menace parfois prend la qualité d’une promesse et, bien des jours d’anxiété ou de mélancolie, voire même de simple fatigue, certains gestes homicides ont, pour la tenter, une fraîcheur de porte profonde dans une rue trop chaude en plein midi. Alors, elle ne peut penser à quoi que ce soit, sans conclure : « Ce n’est pas pour des prunes que nous habitons au cinquième », ou : « Les revolvers ne sont pas faits pour les chiens. » Mais Diane a de bonnes couleurs de bons muscles et un bon appétit, et des propositions telles que : « ce n’est pas pour rien que nous habitons au cinquième, » ou : « Les revolvers ne sont pas faits pour les chiens » et d’autres encore de la même farine, au lieu de l’empoisonner une fois pour toutes, ont sur elle l’action des microbes, vaccin contre la maladie que dans d’autres proportions, ils eussent donnée. Ainsi, des germes, dont, à première vue, on eût cru qu’ils tueraient, préservent de cette mort même qu’ils portent en eux. N’empêche qu’une légère fièvre, une éruption en miniature travaillent, un temps au moins, les vaccinés sentimentaux et les autres.

Les remarques de Mme Blok et de Mme Dumont-Dufour sur le suicide et la folie ont donc fait de Diane et de Pierre des frère et sœur dont la parenté acquise dès ses débuts prit d’autant plus de force que l’angoisse de Diane alors, chaque jour, s’affirmait davantage et que celle de Pierre n’a jamais cessé de croître.

Mais l’obsession de Mme Blok manque de ressources. Sa rengaine assez peu variée souffre qu’on s’y habitue, si bien que sa fille arrive à ne plus entendre la litanie plaintive et monocorde.

Ainsi, peu à peu, au lieu de s’effrayer du trop lourd héritage des Blok, sous quoi sa mère déjà voyait ployer ses épaules, elle a redressé la taille, s’est rappelé qu’il faut respirer par le nez. Au matin, elle ouvre la fenêtre et se lave la poitrine de l’air d’un Montrouge qu’elle s’efforce à confondre, pour la bonne humeur et la santé, avec la courageuse banlieue sa voisine. Alors, qu’importe si pour la millième fois Mme Blok décrit son salon, ses invités, sa robe, ses bas, ses souliers, récite le menu et la carte des vins du dîner qu’elle offrait le soir même où ce pauvre Dimitri, en pantalons à grands carreaux et bras de chemise, tandis que, depuis une heure — et que Dieu daigne dans sa miséricorde voir la folie d’une telle conduite et ne refuse point à ce maître de maison qui perdit la tête un paradis fermé à qui se donne volontairement la mort — il eût dû être en smoking… et tralalalalalalalalala, se chantonne Diane, sans volonté d’insolence, mais seulement parce qu’elle est jeune, aime les fruits, la danse, préfère la citronnade à la vodka, au champagne même et rêve volontiers des chemins de montagne à la nuit tombante ou d’une eau de mer qui parfume ses bras de nageuse au soleil. Et elle embrasse la peau, qui recouvre un biceps dont elle est assez fière. Cette peau qui ne sent plus le sel est une peau de Paris. Paris. Elle doit aller maintenant à son atelier, ce soir dans tel café de Montparnasse, demain à un bal au profit d’elle ne sait quels Russes, après-demain… elle se dit que tout cela l’ennuierait fort si Pierre… Elle s’arrête. Pas un travail, pas une fête ne lui plaisent sans Pierre. D’autres pourtant sont plus sûrs, plus charmeurs même que ce grand enfant capricieux et grognon. Qu’importe. Et déjà elle songe à la consolation qu’elle va lui porter aujourd’hui, et déjà elle oublie son bonheur, son simple bonheur d’être, pour plaindre Pierre qui se désole de son cœur jamais à point, toujours trop chaud ou trop froid, un cœur, dont il ne sait quoi de sensible, de quasi physique même, au fond de lui, s’effraie comme une plante de pied d’un rocher, et non parce qu’il est dur, mais parce qu’il exagère comme s’il ne les sentait pas les températures ambiantes et ainsi, l’hiver, se glace au point de se fendre et l’été multiplie toute chaleur et brûle.

Pierre, dont les mains souvent tremblent, Pierre, dont le gosier parfois ne laisse point passer le moindre morceau de pain, envie les joues fraîches de Diane, son appétit, et ce calme surtout.

Pour lui, chaque jour il doit éviter quelque nouveau piège que Mme Dumont-Dufour conçoit avec un génie aussi divers qu’acharné. Sous un regard qui n’ignore aucune des ruses de l’attaque, il se sent donc à tout instant près de capituler et se répète que jamais il ne guérira de sa hantise, et que le mieux, sans doute, serait de s’y abandonner dès à présent.

À quoi bon se retenir, se torturer, se ravager ?

Il se douche, fait une dizaine de kilomètres à pied chaque jour, s’interdit de se mâcher les lèvres, essaie des syllogismes pour donner à ses rêves une teinte raisonnable et cependant la même lampe qui ne cesse de brûler derrière les vitres des yeux toujours corrompt le soleil, pourrit le ciel.

Une flamme vacille, mais ne s’éteint pas et son anxieuse obstination éclaire des messes noires dans des nefs d’os. Pierre a honte des visages, des corps que son sommeil invente et qui le torturent la nuit.

Fuir ? Appeler au secours ?

Il murmure un nom ! Diane.

Diane.

Comme tout se simplifierait si elle acceptait de ne jamais le quitter. Elle seule sait trouver les mots qui apaisent et tout ce qui peut contre une tristesse. Elle a des douceurs précises, des intentions exactes et n’ignore rien des grandes et petites consolations. Ainsi, après avoir prouvé à Pierre que ce n’est point parce que le colonel a écrit un millier de fois la même lettre à Mme de Pompadour qu’il doit se croire lui-même voué à la folie, elle le mène sans qu’il se doute jusqu’à l’ombre des trois arbres qui mettent, sur la berge d’une Seine plombée, une fraîcheur dont un soleil trop cru, trop brusque, donnait la soif. L’hiver, elle va droit aux rues qu’il faut suivre pour éviter le vent, ses épingles et celles de l’anxiété. Si Pierre décide d’aller au théâtre, elle n’a qu’à regarder la colonne Morris pour lui dire ce que valent les promesses multicolores dont la mosaïque les a tentés, et que, s’il voit telle pièce dont le titre fleuri noir sur vert ou rouge d’abord les avait séduits, leur soirée sera perdue, tandis que dans un théâtre quasi de quartier on joue un auteur étranger, inconnu du grand public et des snobs, méprisé des critiques, mais dont Pierre appréciera les trois actes qu’on donne justement ce soir.

Diane sait tout, du moins tout ce que Pierre doit faire, voir, entendre, lire pour être heureux. Diane est la sagesse de Pierre qui s’attendrit et pense avoir en elle enfin trouvé le bonheur.

Mais pourquoi ces épaules qui soudain se haussent.

Un ricanement. Diane, sa sagesse ?

Oui, ce matin même, du fond de ses derniers cauchemars, les cauchemars de l’aube dont l’ombre tache la journée, il l’appelait avec des mots de feu. Pour triompher des pièges du sommeil, encore endormi déjà il se disait qu’elle était sa sagesse. Mais maintenant éveillé, comment ne point se demander si, sage lui-même, il l’aimerait autant, aurait un tel besoin de sa présence ou même le désir de la voir ! Le calme descendu, souhaite-t-il en vérité qu’elle demeure encore, toujours à ses côtés ?

S’il se pose ces questions, n’est-ce point qu’il pense déjà aux heures où il lui faudra continuer de la subir sans qu’aucun élan ne l’ait porté vers elle. Seule la reconnaissance les liera et il n’aime à se sentir lié par aucun devoir et, moins que par tout autre, par le devoir de reconnaissance.

Et puis, Diane qui le connaît, il ne veut point s’avouer « l’aime » au point de saisir les moindres mouvements de son cœur et de son esprit, ne manque jamais de s’affecter de tout ce qui dans son cœur ou son esprit n’est point en sa faveur. Pierre se rappelle un visage triste qui bien souvent l’a contraint à se détester et à détester aussi des tentations jusqu’alors pardonnées, et qui ne conservaient aucune excuse, dès que le malheur ne les légitimait plus en rien.

Il préfère toute souffrance à la honte des jours où Diane, après des heures passées à l’apaiser de son mieux, a senti qu’on n’avait plus besoin d’elle et l’a senti si douloureusement que lui-même, plus que d’un crime avait le remords de sa propre indifférence.

Diane s’était levée et quoique son désir fût de rester elle avait esquissé déjà les gestes du départ. Lui, était bien forcé de la retenir, de la supplier de ne point s’en aller. Il lui demandait de poser sa main sur son front chaud de fin d’après-midi et elle obéissait avec un bonheur qu’elle ne songeait même pas à voiler. Ses doigts retrouvaient leur place autour d’une tête d’où leur fraîcheur sensible avait fait sortir les minuscules poupées du malheur, habiles à piétiner les cerveaux. Mais, Pierre qui n’avait plus besoin de contact guérisseur et s’exaspérait de n’y point trouver un plaisir en soi et tel qu’il le voulût prolonger, Pierre pensait à ces dessins dans le journal, à la page des réclames, où l’on voit un bon génie qui porte le nom de tel ou tel cachet, et d’un aimant magique libère les crânes des clous que la neurasthénie, la migraine ou même une simple indigestion y avait enfoncés, car dès qu’il est heureux, dès qu’il se sent fort, la main de Diane sur son front est une compresse inutile.

La main de Diane, compresse inutile ?

« Égoïste », constate-t-il et il s’accuse de se montrer injuste envers la seule créature qui l’aime et, en même temps, se dit que s’il se laissait aller, il n’en ferait pas plus grand cas que d’un médicament, et il a honte. Il a honte non seulement d’avoir été tenté de traiter mal qui lui veut et qui lui fait du bien, mais encore et surtout de se sentir vide, de ne savoir quels gestes, quels mots le sauveront d’un ennui dont il se sent menacé.

Une crampe le rive dans une position ridicule.

Est-il donc un spécialiste des lamentations, et aussi borné que Mme Dumont-Dufour qui ne sait plus de quoi parler lorsqu’elle a fini d’énumérer ses raisons de rage ou de vengeance.

Grâce à Diane la paix est descendue en lui, mais au lieu de se réjouir de ce calme, le voici, semblable à ces médiocres qui tirèrent certains effets de la plus mystérieuse éloquence tant que le mal inspira leur délire mais guéris ne trouvent plus rien à dire, sinon des banalités majeures.

Pierre muet se répète que son silence ne peut durer davantage. Il laisse tomber un mot, n’importe lequel. Ce mot a un son de fausse monnaie. Il veut essayer une phrase. Voici tout ce que sa franchise lui permet d’inventer : « Je ne veux pas te renvoyer ma petite Diane, mais ta mère doit t’attendre pour le dîner. »

— C’est vrai Pierre, je me sauve.

Tous les deux se lèvent.

Diane interroge : Que fais-tu après dîner ? Avec qui sors-tu ?

En réponse Pierre jette un nom, le même, celui de Bruggle : « Bruggle. »

— Tu le vois donc tous les soirs ?

— Dame, je n’ai pas tant d’amis. Arthur est un des rares qui m’aiment.

— Tu n’en as pas toujours été si persuadé.

— Nous avons pu avoir quelques discussions. Il est nerveux, trop sensible, mais de l’affection qu’il me porte, je réponds tout comme de celle que j’ai pour lui. Et toi ?

Diane ne dit rien. Un doute frise des lèvres qui tentent de sourire et des paupières, à l’abri desquelles les yeux deviennent plus brillants. Pierre pense : « on lui aura dit qu’Arthur et moi… » et il espère des larmes, constate que Diane est jalouse de Bruggle, et se demande : « Cette jalousie est-ce de l’amour ou de l’orgueil blessé ? » Mais de nouveau il a honte. Cette jalousie sans doute est à la fois de l’amour et de l’orgueil blessé, mais pour le petit plaisir de jouer va-t-il continuer à faire souffrir celle dont lui vient toute paix ? Il sait que si Mme Dumont-Dufour déchaîne une nouvelle scène, que si Bruggle ne vient pas au rendez-vous qu’il lui a donné ce soir, ou le griffe d’un de ces mots ou de ces silences aigus dont il use avec la grâce cruelle et sûre d’un jeune animal, demain matin, à la première heure, ce sera un coup de téléphone pour supplier Diane de déjeuner avec lui ou de l’attendre vers deux heures dans un café de la rive gauche d’où ils partiront pour quelque promenade de consolation sur les quais.

Pierre se traite de lâche, s’enfonce les ongles dans les paumes pour se punir, se jure que jamais plus il n’aura cette odieuse conduite envers Diane, et comme il ne veut pas voir les larmes qui, par sa faute, vont couler peut-être, doucement, ses lèvres caressent deux yeux, et Diane oublie les gestes impatients, les réponses brèves et surtout cette voix qu’il prend chaque fois qu’il lui parle de Bruggle pour affirmer des intentions méchantes, les exagérer même. Il n’avait pas besoin d’articuler avec un tel soin pour qu’elle comprît, souffrît. Or non seulement Diane excuse Pierre, mais encore s’ingénie à trouver de nouvelles raisons de le plaindre, de l’aimer mieux : Pauvre petit, pense-t-elle, ce Bruggle avec ses caprices, sa coquetterie comme il doit le faire souffrir », et elle pardonnerait tout à celui dont elle sent contre ses cils la bouche que le remords attendrit. Sa tête se relève et au jeune garçon dont elle n’avait pas besoin de surprendre le visage pour savoir la honte, afin qu’il se déteste moins : Tu te méjuges, Pierre. Tu es bien meilleur que tu ne crois.

Or si Pierre est meilleur qu’il ne croit, et s’il se méjuge, elle se dit que la faute en est à elle-même et à elle seule, car toute l’optique morale du jeune Dumont est, d’après Diane, faussée par la surestime qu’il a pour elle. Ainsi, n’accuse-t-il si souvent et avec une telle cruauté contre soi sa faiblesse que parce qu’il se fie à l’air bien portant de Diane qui vaut à ses propres hantises de se faire plus pâles, plus menaçantes. La jeune fille en vient donc à s’exaspérer d’une force qui n’est ni bien ni qualité dès qu’elle s’affirme si brutale qu’elle ne saurait secourir qui en a besoin, mais au contraire l’intimide et lui donne une plus pénible idée de soi.

Alors Diane, qui ne veut plus que Pierre la croie sans péché ou de chair assez sage et d’esprit assez vigoureux pour n’avoir jamais rien eu à se reprocher au plus secret du corps ou du cœur, Diane, le visage proche du visage de Pierre, mime les désirs et fait comme si elle ne pouvait résister à une soif maîtresse des sens, de toute sa peau, de ses mains qui tremblent sur les épaules du jeune garçon, de sa poitrine où le souffle s’alourdit et s’inquiète des nuages de toutes les tempêtes ; ses yeux, ses narines s’élargissent, son cou a des lassitudes qui doivent amener Pierre à penser qu’elle se laisse aller à la tentation et ses lèvres, qui se sont d’abord doucement tendues pour s’offrir, semblent se gonfler et libres jusqu’à la faute, ses lèvres se collent aux lèvres du jeune homme.

Mais à cette bouche trop grande ouverte, comment ne point s’apercevoir qu’il ne s’agit pas d’un désir, d’une soif, mais de la volonté de donner une impression de désir, de soif. Et à son tour Pierre s’attendrit car il comprend que Diane cherche à lui faire croire que, elle aussi, elle aime la peau, les dents, toute la chair, et qu’elle n’a jamais hésité à en profiter chaque fois, tant qu’elle a pu. Or cette brutalité sensuelle bien combinée mais néanmoins trop visiblement combinée prouve, au contraire de ce qu’attendait Diane, qu’elle n’a pas l’habitude de donner ses lèvres et que, même à Pierre, elle les a données moins par curiosité ou espoir de quelque plaisir que par pure, simple et amicale charité.

Pierre a donc compris qu’elle tenait à lui et que même, afin qu’il ne s’éloignât point (Pierre sait du reste que Diane a une telle foi en lui, en son affection, qu’elle pense que seul un scrupule pourrait définitivement l’écarter), elle accepterait le cœur léger de passer à ses yeux et sans doute aux yeux des autres pour une jeune fille qui en a vu et fait de toutes les couleurs. Avant tout, elle veut que Pierre n’ait jamais à rougir devant elle, et pour ce, non seulement elle accepterait de passer pour coquette, légère, sensuelle et même s’il le fallait possédée, mais encore elle ne cesse de s’affirmer une résolution de longue patience et, se déclarant par exemple qu’elle ne prêtera l’oreille à aucun potin, à l’atelier ou chez des amis, elle essaie d’ignorer l’évidence, d’oublier jusqu’au nom de Bruggle à la démarche trop légère et de réduire toutes les tentations, les scrupules et les hantises dont plusieurs épaisseurs, de teintes variées, encerclent Pierre d’un arc-en-ciel de tristesse.

La transparence du premier baiser de Diane obligea Pierre à saisir toutes les intentions d’une tendresse qui lui était si généreusement vouée et cette candeur à la fois discrète et passionnée lui valut de nouveaux remords dont l’idée même jusqu’alors lui était inconnue. Il se crut enchaîné et, depuis, il s’est maintes fois répété que le plus grand don qu’une femme ou une jeune fille pût faire à un homme était justement ce baiser d’un ange qui par charité imagine les gestes d’une putain.

Un ange qui par charité imagine les gestes d’une putain ? Il s’accusait de romantisme mais n’en répétait pas moins, pour une exaltation quasi-mystique, cette formule qui le tenait ému aux larmes, près de Diane, lorsqu’il caressait sa nuque, répétant : « Diane, ma Dianette » du ton d’un pécheur qui remercierait le saint apparu à la minute du plus grand remords, si ce saint s’était borné à raconter simplement sa propre vie, en l’émaillant de fautes identiques à celles que commettent les plus humbles et les plus coupables des créatures, à seule fin de spécifier que même les êtres quasi éthérés ont connu les tentations et y ont cédé avant de parvenir au paradis de bonheur et de paix.

« Diane, ma Dianette », répétait-il et une telle ferveur était dans sa voix que la jeune fille espérait que d’une camaraderie lumineuse allait naître cet éblouissement de l’amour dont Pierre lui-même se demandait (et bien qu’il se sentît par exemple incapable de consentir à Diane les sacrifices égaux à ceux qu’il faisait chaque jour à Bruggle) s’il n’était point parvenu au plus haut point, puisqu’il divinisait Diane — alors qu’il n’avait eu besoin de rien de céleste pour exalter son goût et son besoin de Bruggle — puisqu’il se sentait tout prêt d’oublier que cette jeune fille douce et simple, il l’avait connue à Montparnasse dans un atelier, avait dansé avec elle dans des bals de peintres où elle était sans bégueulerie et sans vulgarité, ne se laissant jamais tenter, ni choquer davantage, incapable de se ternir par un geste, un mot, un pas et telle qu’il fallait presque la croire de quelque principe impondérable et non d’une humanité qui sentait à la fois, la folie, la peur et les larmes.

Diane, ma Dianette répétait-il et il ne se fût même point permis de la dire fille d’un M. Blok qui s’était pendu en pantalons à grands carreaux et d’une grosse Mme Blok molle et pleurarde.

Et ainsi, quelques minutes après avoir pensé que Diane n’était en somme qu’une compresse inutile, force lui était de s’avouer que si elle l’avait guéri, ce n’avait point été par un secours précis ou une action semblable à celle reconnue aux médicaments, mais par un miracle dont elle portait en soi la vertu et qui l’illuminait toute d’une grâce que son mystère contraignait soudain à qualifier de « divine ».

Alors, il se disait que le mieux serait de supplier Diane de rester auprès de lui la vie entière, ce dont elle ne manquerait de tirer une grande joie et lui une grande paix, mais dès qu’il avait songé à préciser, à régler un sort que la bonté de Diane lui permettait seule d’embellir, déjà, il perdait toute sécurité, remettait à plus tard, ne demandait rien, et à l’instant même où il se répétait qu’il avait de l’adoration pour Diane, il se rappelait que l’après-midi lui avait donné un croquis de ce que serait leur existence commune et non divine.

D’abord attendrissement, oubli du colonel et de sa folie, de Mme Dumont-Dufour et de sa vengeance acharnée. Nuits calmes après des jours sans peur. Un corps frais et docile tout contre le sien lui vaudrait un sommeil sans cauchemars dans un large lit. Même au milieu de ses rêves, il ne se rappellerait point ses promenades solitaires qu’il poursuit jusqu’à l’aube dans les rues d’une ville où les passants ont retrouvé leurs yeux de fauve.

Bruggle serait oublié et ses caprices irrésistibles et les aventures où sans cesse il entraîne Pierre, comme pour le plaisir de l’imaginer le lendemain, ravagé d’alcool, de dégoût et de peur. Diane à côté de Pierre et tous les maux et les tristesses de son existence seront chassés de sa mémoire. Il serait heureux et d’un tel bonheur qu’il ne se sentirait plus lui-même. Mais déjà Pierre ricane. Diane met sa fourrure. Il l’accompagne jusqu’à sa porte, la laisse partir sans un mot. Elle et lui ? Leur bonheur ? Allons donc. Un chant d’amour qui vaudrait ni plus ni mieux que le ronron de l’eau qu’on met à chauffer pour le thé.

Si Pierre aimait moins Diane, sans doute accepterait-il d’en faire sa garde-malade, quitte à la renvoyer une fois guéri. Diane alors pourrait se rappeler que le suicide c’est comme les cheveux poil-de-carotte. Les cheveux poil-de-carotte, les suicides dans la famille Blok ? Pierre prévoit la mort de Diane, l’accepte, en décide. Serait-il donc devenu fou et non seulement fou, mais odieux, criminel, et, Mme Dumont-Dufour a-t-elle raison, qui le déclare doué des pires instincts ? Diane est la seule créature en qui toujours il ait trouvé refuge, il le sait et si bien qu’il fait autour d’elle toute une littérature et voici que, malgré ce qu’il lui doit, il va jusqu’à penser qu’il pourrait peut-être systématiquement se servir d’elle avec encore plus de profit et qu’après l’avoir utilisée, il la jetterait dehors, la laisserait crever. Et lui qui se dit un homme et n’est qu’un enfant livré aux cauchemars, après avoir abusé ainsi de qui l’a secouru, que ne devra-t-il craindre ? Alors certes les remords auraient définitivement raison de lui, et déjà il doit supplier Diane de lui pardonner ses pensées, Diane, vierge sage, qui va partout et n’a jamais perdu ni son sourire ni sa boîte à peinture, Diane plus forte que Pierre et qui a su échapper à la soûlerie des malheurs dont le spectacle lui fut trop tôt désigné, Diane vierge sage et qui a pitié de ceux qui boivent, font la fête, inventent des vices. Elle sait que Pierre ne tarderait point à sombrer s’il n’avait personne auprès de lui pour le défendre ou l’aider.

Seul, il ne saurait où fuir. Que de fois déjà, las de lui-même est-il descendu, non pour demander secours à quelque autre, mais pour se perdre dans la rue, parc anonyme, mais le plus beau, se forçait-il à croire, de toutes les promesses. Il marchait, ne trouvait point ce rêve sans nom et sans visage en quoi il avait décidé de se perdre. Il marchait. Aucun regard ne retenait le sien. Sur le sol mouillé la plus faible lueur multipliait toute tristesse. Il marchait et le froid se faisait maillot sous les vêtements, le linge. Ses dents claquaient. Son squelette souffrait seul et tout entier, car déjà ce squelette avait dévoré sa chair. Ce qui, de son corps, demeurait apte au bonheur se fanait. Dans ses poches, ses mains étaient des fleurs sans sève, sans couleur. Alors il entrait n’importe où, non pour trouver quelque secours précis humain, car s’il cherchait à retarder la débâcle c’était par d’étranges aides et il n’eût su que faire d’une peau habitée par un esprit semblable au sien. Il se rappelle. On ferme les yeux, on respire, on avale n’importe quoi et, au bout de dix minutes, les paupières ne craignent plus de se relever car un monde nouveau s’épanouit à la place des vieux décombres.

Le corps n’est plus une chair condamnée au malheur, le corps n’a plus froid. Il saute, vole, ne pèse pas plus qu’une chanson dans le soleil de minuit.

Le soleil de minuit !

Hélas ! sept heures viennent tout juste de sonner. Pierre doit se souvenir d’un salon d’Auteuil, d’un petit salon où il demeure immobile tandis que deux yeux le contraignent au plus dur examen. Il n’y a plus de bonté ce soir sur la terre. Même la rue doit exagérer la cruauté jusqu’à ne plus offrir une seule de ses promesses, aimants pour les pieds las, mouillés, dans des chaussures sans courage de fin d’après-midi. Et les becs de gaz qui se moquent. Pierre connaît les petites étoiles qu’ils jettent à terre, quand les pavés, pour les yeux lourds de remords, ne se fardent plus d’aucune tentation rédemptrice. Muet et figé dans un fauteuil, une pénombre autour de lui, comme il ne sait quelle étouffante ouate, il n’a même plus envie de fuir cette maison, ce regard.

Il ne pourrait supporter, derrière les vitres, les suspensions, dont les globes, dans les salles à manger, sur le bonheur des familles, font une accolade verte. Il ricane. Salle à manger, suspension, bonheur des familles et accolade verte. Il ne manque plus que la soupière et le joli bouquet que voilà. Non, décidément, il n’offrira point à Diane de telles fleurs, plus innocentes pourtant que fleurs des champs.

Taches bleues et roses des entresols sans surprises mais sans périls et où un seul doigt ressuscite au clair de la lune et tous les autres airs qui permettent aux hommes de vivre en sainte naïveté, de se continuer, de tels airs jamais ne couvriront ces chansons sournoises, qui d’abord soufflent doucement, puis deviennent agressives, crient, se ruent, assaillent et mâchent à pleines dents le cerveau. Pierre se dit qu’il est condamné à subir sans rien comprendre un orchestre dont chaque instrument saura bien inventer de nouveaux supplices. Des archets sur ses paupières font d’une seule larme tout un accord, tandis que, chef de gare du malheur, Mme Dumont-Dufour répète : « En route pour Ratapoilopolis. »

Ratapoilopolis. La folie ? Encore, toujours ? Allons donc. Il sera fort. Des poings se serrent, des ongles entrent dans les paumes dont la moiteur connaît enfin une certitude et, de la petite douleur dont il est sûr, Pierre va essayer de renaître, se limiter. Déjà il veut aller plus vite que ses pensées, couvrir les chuchotements maudits, presser le pas, hausser le ton, devenir maître de son destin, c’est-à-dire contrôler tout en lui, autour de lui et ne permettre de le surprendre à des rêves, des images, qu’autant qu’il lui plaira.

Qu’autant qu’il lui plaira ? Il avoue donc un goût pour certains cauchemars… Il avoue mais dans un même instant se dit que cette franchise ne peut manquer de l’aider à triompher de soi, que, d’ailleurs, il est loin d’être incapable de logique car la tête est bonne.

Mais une bonne tête n’est pas une tête imperméable. Poreuse à tous les vents, après les tempêtes, elle n’est plus au matin qu’un fruit lourd d’une rosée amère, les rêves.

Les rêves.

Il les connaît tous depuis ceux qui font rire jusqu’à certains qui vous laissent, à l’aube, avec un visage où les larmes ont tracé des routes sans but. Que ses paupières se baissent et, déjà il se rappelle que la nuit dernière, Mme Dumont-Dufour en combinaison rose et long voile de deuil faisait des culbutes par le ciel de Paris et agitant des jambes, dont la maigreur lui a toujours semblé signe de race, criait avec une telle véhémence qu’on eût pu l’entendre de la Bastille à la porte Maillot et de Montmartre à Montrouge : « Mais faites un vœu, faites un vœu, moi aussi je peux perdre un collier et montrer mon derrière, je suis une étoile, une étoile filante. » Mais soudain l’étoile filante disparaît et, parce qu’il n’a pas fait de vœu, Pierre doit marcher dans l’obscurité. Il entend qu’on le condamne à errer seul dans le palais du Louvre jusqu’à ce qu’il ait retrouvé ses yeux que par mégarde il a laissés tomber de ses orbites, il ne sait plus où exactement, dans le duvet dont on vient d’emplir toutes les salles du musée. Des petites plumes se collent à ses lèvres, ses narines, emplissent ses paupières vides, sa bouche. Il étouffe, veut crier, ne peut pas et enfin le sang qu’il pleure tombe en gouttes si chaudes que la douleur de ses mains ébouillantées l’éveille.

De l’éclat de rire aux larmes, Mme Dumont-Dufour devenue comète dans le ciel de la capitale ou l’effroi des yeux perdus. Ses rêves. Mais la nuit ne les limite point et leur ombre tache les journées. Il y a bien, il est vrai, des pièges réservés au sommeil. Seul par exemple dans son lit, il se noie parmi les draps et souvent ne peut même point trouver la poire électrique, cette bouée. Un vaisseau de chair malheureuse, le Pierre Dumont va se perdre corps et biens. Qu’il disparaisse sous les flots, et que tout soit fini. Ainsi, du moins, sera évité le naufrage sur les côtes de Ratapoilopolis.

Ratapoilopolis, le naufrage, les flots. Ce serait trop simple, trop beau. Disparaître sous les flots. Allons donc. Pierre voit maintenant qu’il est dans un lit, qu’il va falloir qu’il se lève, reprenne les travaux des jours.

Alors, il pense à ces glaces où se voyant sans l’avoir voulu il se regarde, ne se reconnaît pas et cependant ne peut ignorer que le jeune homme qu’il contemple a nom Pierre Dumont. Et il se pince, mais de se pincer n’a le mal qu’il eût été naturel qu’il eût. S’il n’y avait que les glaces. Il y a aussi les escaliers en spirale. On ne sait pas où l’on va. On monte, on descend, on a peur, on prend espoir et, tout à coup, on se trouve nez à nez avec une créature indéterminée qu’on ne pourrait dire humaine bien qu’elle ait une tête, un tronc, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds. Et il faut monter à reculons parce que le monstre l’exige. Mais trois pas n’ont pas été faits que certain petit frisson, mieux accroché à la colonne vertébrale que le lierre à son chêne, avertit de la présence d’une créature aussi réelle et non moins indéterminée que la première et qui, de même que cette première contraignait à monter et prétend n’y point renoncer, va, elle, obliger à descendre. Prisonnier de deux forces égales et contraires, incapable d’avancer ou de reculer et cependant poussé à l’un et à l’autre, il n’y a plus qu’à se laisser écraser tandis que Mme Dumont-Dufour, chemise de nuit à jabot, bigoudis et papillotes, pieds chaussés de bottines à boutons, mode 1900, Mme Dumont-Dufour agite une serviette à thé en guise de drapeau et siffle dans un sifflet d’un sou !

En route pour Ratapoilopolis.

Ratapoilopolis. La folie ?

N’avait-il pas raison d’accuser sa faiblesse. Le malheur, se répète-t-il, est qu’il aime trop pour exiger d’elle aucun sacrifice réel, la seule créature qui pourrait l’aider à se guérir de toutes les frayeurs qu’il voudrait appeler vaines mais parmi quoi il se dit et se redit qu’il va succomber, le malheur est qu’aimant Diane, cette jeune fille qu’il a baptisée sans la moindre impression d’abus romantique « Diane aux doigts de paix » il ne veut s’en servir comme d’une garde-malade et, en même temps, s’avoue, par force, incapable de vivre toujours près d’elle, de la supporter même, le calme descendu, tandis que de Bruggle par exemple, perpétuel sujet de nouvelles tristesses, voire de nouvelles tortures, de Bruggle il ne saurait se passer et, comme il ne veut renoncer ni à l’un ni à l’autre, il lui semble que de l’impossibilité où il est de choisir naîtra une solitude définitive. Incapable de supporter un tel supplice, alors, il aimerait mieux renoncer à vivre.

Mais de grands mots, des expressions pompeuses telles que « renoncer à vivre » soudain font buter Pierre sur le chemin trop lisse, trop facile qu’il eût volontiers suivi jusqu’à l’océan de mort ou d’oubli, et d’avoir buté, il est obligé de reprendre une conscience plus précise de soi, de se tâter, de se dire que le danger naît peut-être de la façon dont il présente son tourment plutôt que de ce tourment même, et il va jusqu’à croire que ce n’est que par une sorte de mauvaise foi qu’il a construit, à l’aide de quelques rêves ou de quelques sensations, sur la plate-forme qu’était la démence du colonel, la folie future, la folie probable, la folie de Pierre Dumont.

Or parce qu’il n’est pas sûr de ses pensées, en dépit de l’excellente ligne de tête que lui reconnaissent les chiromanciennes, il veut trouver des raisons d’optimisme dans son corps dont le premier d’ailleurs il avoue la faiblesse des bras ou de la poitrine. Mme Dumont-Dufour du reste ne manque pas en chaque occasion de le traiter en gringalet, mais qu’importe ; il veut croire que son écorce n’est pas mauvaise. Un boxeur, un costaud, qui s’y connaissait et mieux que Mme Dumont-Dufour, n’a-t-il pas dit la première fois qu’il le vit nu : « Tu es une chanterelle, mais ce n’est pas une raison pour t’accuser d’être mal foutu » et après ce jugement d’ensemble venaient des appréciations de détail dont le souvenir, s’il colore les joues de Pierre, ne le fait certes pas rougir de honte.

Le grand gars et ses compliments étaient peut-être ridicules, mais pourquoi, contre eux, par exemple, donner raison aux avis énoncés par Mme Blok et Mme Dumont-Dufour en face d’une théière. Or Pierre ne vient-il pas justement de tout remettre en cause parce que, à une bourgeoise ignorante qui lui demandait si son fils était anormal, une autre bourgeoise ignorante a répondu simplement qu’il était un peu dégénéré.

Mais, puisque malheureusement, Mme Dumont-Dufour il y a, qu’elle fiche donc la paix à son fils. Quant à son fils, il se dit que le mieux serait de témoigner à une telle mère un mépris silencieux qui aurait au moins l’avantage de pouvoir passer pour de la simple froideur, voire même une sorte de respect. D’ailleurs après quatre lustres d’une étude quotidienne et forcée, ne la connaît-il pas trop pour qu’elle l’intéresse encore au point qu’il lui en veuille ? Si elle était jolie, si elle avait quelque étrangeté, il n’y aurait point lieu de s’étonner de l’attention qu’il lui porte en dépit de lui-même, mais il l’a regardée avec assez d’attention pour connaître tous ses défauts, et jusqu’à ceux de son épiderme aux mailles si lâches et si rudes que dans chaque pore, lui semble-t-il, on pourrait planter une fleur ou un petit drapeau. Aujourd’hui, telle qu’il la voit, immobile dans son fauteuil, il pense que sous sa robe sans ligne le corps ne tient pas plus de place qu’un porte-manteau et, ce corps Pierre a tant de peine à en concevoir la présence réelle, la possibilité même, qu’il ne saurait s’en croire issu et destiné à le prolonger. Aussi, quand sa mère, par exemple, lui reproche de n’aimer pas les siens, il se dit qu’il ne sait pas quels êtres il pourrait appeler « les siens » puisque l’hygiène la plus élémentaire veut qu’il isole le colonel dans sa folie et que, d’autre part, Mme Dumont-Dufour n’est qu’une invention domestique mieux affirmée, plus encombrante, mais de la même sorte, en somme, que le porte-parapluies en plats de cuivre marocains par elle-même conçu.

À la passion que sa mère a pour lui — passion haineuse, mais passion tout de même — il n’a jamais en vérité répondu par quelque sentiment qui eût sa force en soi, et sa colère contre elle est tout juste d’un être qui persuadé de son intelligence a, par faiblesse, permis que s’affirmât aux dépens de sa propre liberté, de son bonheur spirituel, la vie agressive d’une créature dont il n’avait pas d’abord imaginé qu’elle pût valoir plus ou moins qu’un objet et envers qui, avait-il primitivement cru, l’indifférence était de toutes les attitudes la seule possible.

Cette indifférence, n’est-ce point elle, d’ailleurs, qui couvrit d’un voile paisible les premières années de Pierre ? Par la suite, elle lui parut contraire à ce qui eût dû être. C’est ainsi qu’il se troubla et en vint même jusqu’à se demander si ses yeux, ses oreilles et ce sens caché qui lui permettait de chérir l’invisible et que dans son langage d’enfant il appelait son « cœur » n’étaient point les yeux, les oreilles, le cœur d’un petit monstre puisque, après avoir écouté certains propos d’office, s’il essayait de préciser l’attrait mystérieux que, selon les affirmations de la cuisinière, la femme ne pouvait manquer d’exercer sur l’homme, il n’arrivait point à croire que sa mère pût participer d’aucun charme et fût capable par les détails de sa chair ou de son esprit d’intéresser celui qu’il savait qu’était son père et que lui-même deviendrait. D’autre part, jamais il n’eut pour la poitrine maternelle aucune de ces curiosités qui le tenaient pâmé tout contre les corsages des visiteuses, dont le colonel aimait à respirer longuement les mains, aucune de ces douces angoisses, non plus, qui l’arrêtaient net sur les trottoirs devant les caracos bien tendus des filles qui vendent des violettes dans les rues, l’hiver, et qu’il appelait bohémiennes au temps des ballons rouges.

Ainsi, plus tard, lorsqu’un boxeur rencontré dans un bar, qui lui avait offert des leçons de culture physique avec un sourire dont Pierre n’avait pas spontanément saisi les sous-entendus, lui eut dit : « Tu es une chanterelle, mais il ne faut pas t’accuser d’être mal foutu », et que cette chanterelle, l’Hercule au nez cassé mais à la peau couleur de rose eut essayé de la faire vibrer sous des pizzicati que ne recommandait certes aucune harmonie des mouvements respiratoires, aucun manuel des exercices des bras, des jambes, du tronc, un jeune garçon, d’abord étonné de s’émouvoir à des brutalités attendries et précises, soudain pensa que de Mme Dumont-Dufour, le corps et les gestes avaient fini par le rendre attentif aux moindres imperfections du sexe dit beau, si bien que les joies, dont un athlète lui avait donné le premier soupçon, semblaient à sa peau plus naturelles que les autres, celles que, malgré les désillusions de certaines nuits dans les lits des femmes, il avait voulu s’obstiner à croire les plus exaltantes, les seules.

Dès lors, si de la chaleur d’une femme, ses désirs plus d’une fois encore surent renaître, ce fut bien plus de la chaleur que de la femme et, ces désirs, dont il acceptait de ne plus chercher à estimer l’objet, s’il les exprimait par des brutalités de chien, la rage exigeante que sa partenaire d’abord avait prise pour de l’amour, laissait bientôt place à un dégoût tel que le lit était déserté. Ainsi très vite, plus rien ne le tenta de la simple chair des filles.

Cependant, parce qu’il se rappelait les gestes de l’athlète et le bonheur possible qu’il en avait déduit, il s’était mis à regarder les jeunes hommes d’un œil qui n’était pas de simple camarade et, par exemple à l’atelier, durant la séance de croquis, pour oublier la maritorne qui servait de modèle, il se plaisait à imaginer, à la place de cette nudité aux mamelles et aux fesses de papier mâché, son voisin dont il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait une jambe fine, les reins étroits, un torse parfait Et même, la grosse fille en qui jamais il n’avait été question de voir une créature susceptible d’être désirée, embrassée, touchée, Pierre, incapable de lui reconnaître la moindre dignité vivante non plus que le simple intérêt de la chose à dessiner, l’oubliait sur son estrade, la laissait fondre, se décomposer, tandis que ses doigts, spontanément, et sans qu’aucun ordre fût venu du regard ou de l’esprit, découvraient sur le papier un continent humain, dont le crayon fixait en simples lignes les plages idéales. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout ce qui fleurissait en lui pour le bonheur et pour le trouble, n’avaient d’autre besoin, d’autre volonté que d’explorer le secret des cartes inventées, leurs presqu’îles, leurs plaines. Le regard du jeune homme inconnu, son voisin, comme un filet le tenait prisonnier.

Mais Pierre, qu’une parole entendue ou un coup d’œil sur quelque carnet voisin contraignait soudain à se rappeler le modèle, s’en voulait de n’avoir pas été maître de soi et volontiers accusait son crayon de l’avoir trahi alors qu’il l’avait révélé. Il décidait de se faire violence, de reprendre le croquis, mais il avait beau essayer de ressusciter la grosse fille, son existence demeurait improbable car, pour son éblouissement, entre elle et lui, dans une lumière que ne limitait aucune précision corporelle, la jeunesse, toute la jeunesse sauvage éclatait.

Après la séance, à Diane qui l’avait observé du fond de la salle et lui demandait pourquoi il avait si peu regardé le modèle, il répondait : « L’enfant Septentrion dansa deux jours et plut. » Diane se rappelait que, la veille, ils s’étaient juré de n’avoir point de secret l’un pour l’autre, mais ne songeait même point à reprocher le manquement au petit traité. Elle se contentait de la phrase vague, se défendait d’en remarquer la transparence. Pour Pierre, un peu honteux, et parce qu’il n’avait pas la force d’avouer, ni même d’en dire davantage, il essayait un sourire, mais ses lèvres avaient tant de peine à s’épanouir pour quelque simulacre de joie ou de contentement qu’on eût dit qu’un fil mince, bien horizontal, les coupait en deux.

Alors, il prenait la voix douce de ceux qui ont beaucoup à se faire pardonner, il offrait à la jeune fille de la reconduire chez elle, serrait son bras contre le sien mais ne pouvait lui faire don de ses pensées, de son esprit qu’il sentait se perdre dans il ne savait au juste quel brouillard.

Arrivés devant la maison de Mme Blok, d’un air absent, il disait au revoir, bredouillait pour refuser la tasse de thé que Diane lui demandait de monter prendre. Elle le sentait si loin d’elle, que les couleurs quittaient ses joues. Une marée triste, une marée grise la submergeait. Un jour était fini. Pierre, immobile, silencieux sur le bord du trottoir comme un coupable qui veut devenir un étranger, et elle, trop consciente pour ignorer que la moindre phrase serait une maladresse, trop près de pleurer pour cacher sa peine et partir brutalement sans un mot. La gorge serrée, avec effort : « Au revoir, Pierre » – « Au revoir Diane, » lui est-il répondu d’un ton si lourd, avec des syllabes d’un tel poids qu’elle ne s’étonne même pas de l’immobilité d’une main qui devrait se tendre. Les doigts de Pierre sont pour Diane devenus tristement anonymes. Elle les croit à jamais privés de cette chaleur qu’elle aimait voisine de son cou et elle ne sait s’en consoler, ni même prendre le ton de l’indifférence. Elle s’étrangle avec un : au revoir, Pierre. Demain matin je téléphonerai de bonne heure.

Demain matin, elle téléphonera de bonne heure. Parce qu’elle s’éloigne d’un pas décidé, Pierre essaie de se dire qu’elle n’est ni triste ni fâchée. Il lui faut tout de même bien voir qu’une boîte à dessin tremble au bout d’un bras et il ne peut plus ne pas se souvenir qu’une boule de sanglots roulait à travers le banal : Au revoir, Pierre, demain matin, je téléphonerai de bonne heure. Seul dans la rue, incapable de savoir où il va, où il voudrait aller, il est donc contraint de se reprocher le quasi-sommeil, l’indifférence à tout ce qui n’est pas jambe fine, reins étroits, torse parfait, indifférence où il est tombé par la faute — doit-il dire par la faute ou par la grâce — de son voisin d’atelier.

Ainsi ses yeux sont scellés, closes ses oreilles, mais plutôt que d’avouer un simple désir, il préférerait accuser quelque sortilège, se croire victime d’un mauvais œil, car, s’il ne s’en veut pas d’avoir oublié le modèle, cette grosse fille mafflue sur une estrade, comment ne se reprocherait-il point de s’être laissé troubler non par un être total et mystérieux mais par des morceaux d’un individu banal.

Or cet individu banal dont la tentation n’est même pas la promesse de quelque extase d’essence supérieure, par sa faute, pourtant, Pierre a déjà témoigné à Diane de l’indifférence sinon du mépris. Il a bien essayé soudain de se ressaisir, mais, s’il a voulu de toutes ses forces que la jeune fille crût encore à sa tendresse, il a tout juste réussi un piètre simulacre. Il a répété un nom : Diane, Diane, Diane, et, contre le bras de celle qu’il invoquait, son bras essayait de se faire plus pressant, plus tendre. En vain. Du coude partent en flèche des volontés protectrices et douces. Flèches perdues. De l’épaule au poignet, les muscles se sont relâchés. La manche d’un pardessus d’homme flottait sur la manche d’un manteau de femme, les yeux de Pierre très vite ont cru que ni l’une ni l’autre n’étaient plus habitées, que sous l’étoffe ne demeuraient même plus des pièces de squelettes, mais des bâtons indifférents. Et parce qu’en dépit de sa présence, et de son obstination à ne rien perdre de cette présence, il sentait bien qu’il oubliait la meilleure, la plus dévouée de ses amies, sa seule amie, il accuse le destin dont il n’a pas été le maître.

Mais déjà il se dit, en matière d’excuse, que s’il n’était pas le maître de son destin, il ne pouvait pas plus pour le bonheur de Diane que pour le sien propre. Donc il n’est point responsable. Mais vite une nouvelle vire volte. Il a honte de sa lâcheté, il se morigène : « Tu n’es donc pas un homme, mon pauvre Pierre ? », et il décide qu’à l’avenir sa franchise ne se laissera plus limiter en pensée, parole ou action par aucune faiblesse même et surtout sentimentale. Donc plus de pitié pour Diane, plus de bras serré contre le sien, plus de petite promenade jusqu’à sa porte s’il a envie d’aller ailleurs. Et il ne craindra ni la brutalité ni le cynisme. Il aura le courage de ses goûts. C’est décidé. Le courage de ses goûts. C’est bien cela, c’est-à-dire qu’une autre fois il laissera la jeune fille rentrer seule de l’atelier et au lieu d’éluder ses questions trop précises par des phrases du modèle de : L’enfant Septentrion dansa deux jours et plut ou quelque autre boniment de la même farine, il lui déclarera tout net que, s’il n’a pas regardé ce qu’il eût dû, s’il est décidé à ne rien entendre de ce qu’elle va lui dire, c’est que, pour l’instant, il n’a pas le moindre souci de toutes les Dianes de la terre, est tout entier à l’unique désir de certain jeune garçon dont le corps mériterait qu’il le suivît au bout du monde, qu’il va tâcher, en attendant, de savoir dans quel café il fréquente, et que, bien entendu, il la laisse, elle, Diane, sa vertu et sa boîte à dessin, sur le bord du trottoir qu’elle n’aura qu’à suivre, pour rentrer chez cette chère Mme Blok, sa mère, auprès de qui mieux vaut que dorénavant elle demeure plutôt que de courir les ateliers, les soirées où ne la mènent ni l’amour de la peinture ni le goût de la danse mais le simple besoin d’empêcher Pierre d’avoir les aventures qui sont de sa destinée.

Ainsi Diane qu’il se reprochait, la minute antérieure, de maltraiter devient soudain l’accusée. Toujours la même histoire : tendresse tant qu’il aura besoin d’elle, et indifférence, mépris injuste dès qu’elle ne lui sera plus nécessaire ?

Pour l’instant, il se croit irréprochable et n’en veut plus qu’à la jeune fille dont il pense qu’elle cherche à se faire épouser et s’il se rend là où il espère retrouver le jeune homme à la jambe fine, aux reins étroits, au torse parfait, c’est moins, en est-il venu à s’affirmer, pour satisfaire un désir qu’il n’estime pas que pour se venger de Diane dont la présence le condamne au remords et un peu plus allait l’empêcher de vivre sa vie.

Pierre a retrouvé son voisin d’atelier et il pense que le hasard a bien fait les choses, car ce voisin d’atelier on lui dit qu’il n’est pas un vulgaire petit peintre mais un jeune musicien que vient de révéler une partition écrite pour un ballet. Pierre n’a pas été au ballet mais il a entendu parler du compositeur, Arthur Bruggle.

Arthur Bruggle. Autour de ce nom, encore inconnu voilà quelques mois, brille une auréole de mystère. On raconte beaucoup de choses et la vérité, certes, n’est pas si mal.

Bruggle est venu d’Amérique en lavant la vaisselle et les verres. Au Havre, il n’avait pas même de quoi prendre un billet de troisième classe pour Paris. Alors, il a échoué comme pianiste dans un petit beuglant. Pour les marins américains, les nègres qui venaient user la nuit avec un dernier alcool, il se rappelait certains rythmes, bouquets cueillis dans une vie antérieure, sauvage. Alors les yeux soudain illuminés, comme si ses paupières allaient grandir, jusqu’à ce que de l’une à l’autre ressuscitât la mer entière, ses narines grandes ouvertes au souffle de sa propre bouche, à l’odeur de ses lèvres qui sentaient l’alcool, mais plus simplement qu’une fleur son parfum, Arthur, comme le médium qui, d’une substance aussi insensible que le chêne ciré de la première table venue arrive à deviner les secrets du temps, Arthur, de ses mains à chaque note plus longues, plus fines, et si longues, si fines qu’il n’était plus même croyable que ces lianes maîtresses d’un clavier, enlacées au rythme mieux qu’un lierre prolongeassent une simple créature humaine, Arthur oubliait tout son passé, tout son présent pour un rêve sans image, sans mot.

C’est un de ces soirs où ces doigts étaient les antennes d’un insecte à percevoir le mystère, c’est un de ces soirs que le découvrit un vague impresario, directeur de dancing qui le fait venir à Paris pour diriger son jazz. Mais cet homme l’exaspère. Et puis M. Arthur a le sens de « son dignité ». Il n’a pas traversé l’Océan pour divertir la nuit, les snobs de l’Ancien et du Nouveau Monde. Dès qu’il a quelques billets de cent francs il reprend son vol, sa liberté, et va nicher dans une petite pension voisine du jardin des Plantes. Dans sa malle, il a un smoking, trois chemises de soie, quelques mauvais complets, un livre de Ruskin, des reproductions des quatrocentistes. Sur sa table, il a mis la photographie d’une négresse qu’il a connue à Chicago et dont il aimait les dents, les yeux enfantins et la voix nostalgique. Cette histoire de négresse, là-bas, en Amérique l’a brouillé avec ses meilleurs camarades d’université. Il pense que la France est le pays idéal, le pays de la liberté puisqu’on y peut avoir dans sa chambre la photographie d’une femme de couleur. Il achète des traités d’harmonie. Tout le jour il travaille. La nuit, il se promène seul dans Paris qu’il rêve de conquérir. Il va sous la pluie, les deux mains dans les poches d’un raglan qui commence à ne plus être tout à fait imperméable. Il a découvert la Seine et ses quais, appris qu’on appelle les poireaux asperges du pauvre, et que, chez certains bistrots, quand on veut une bouteille de vin, on demande un kilo de blanc. Il a lu « La Nuit au Luxembourg » de Remy de Gourmont et rencontré le ridicule et charmant petit chemin de fer qui descend le boulevard Saint-Michel et gagne les Halles où les légumes sont plus beaux que les fleurs. Il a parcouru les diverses rues de Montmartre mais, trop pauvre, n’a pu entrer dans aucun des bars dont, au reste, les jazz lui ont semblé, du trottoir, bien inférieurs à ceux de New York. Souvent il a froid. Il est près de pleurer et un peu plus il retournerait au piano de la boîte de nuit qu’il déteste. Mais il se raidit, se répète qu’il lui faut devenir un des rois de Paris, un jeune homme doré et que, de tout et même de son prénom ridicule, il peut, s’il n’est pas maladroit, tirer une séduction nouvelle.

Dans les discussions qu’il a chaque soir avec lui-même, il se juge comme s’il était un étranger et s’appelle M. Arthur. M. Arthur, il aurait dansé de joie, la première fois que la bonne de la pension de famille a prononcé son prénom qu’elle avait lu par curiosité machinale et personnelle sur la fiche que doit remplir tout nouvel arrivant.

Eh bien ! M. Arthur, sous la pluie des nuits parisiennes, dix fois, cent fois, s’est dit qu’il aurait du courage, qu’il n’aurait pas froid, qu’il travaillerait.

Et M. Arthur a eu du courage, n’a pas eu froid, a travaillé.

Il avait entamé son dernier billet de cent francs quand le hasard voulut qu’il fît, par miracle, la connaissance d’une Roumaine qui, en vingt années, avait cinq fois changé de nom, de religion, de patrie. Elle était alors la femme d’un diplomate scandinave et comme telle du comité d’honneur des Ballets danois. Elle sut qu’Arthur composait, le fit venir chez elle, lui demanda de raconter son existence. Tout d’instinct, Arthur réussit à merveille, si bien, que son récit à peine achevé, avant même qu’il eût touché le clavier, pleine d’admiration pour ce garçon qui avait la moitié de son âge et trois fois plus d’aventures à son actif, la Roumano-Scandinave lui avait promis de le présenter au directeur des Ballets danois. Ce qu’elle fit. Arthur fut mis en rapport avec un peintre, un poète et, un mois plus tard, le trio avait accouché d’un ballet qui eut, en fin de saison, un succès très honorable.

Arthur Bruggle était sinon célèbre du moins lancé.

Mais ni le peintre ni le poète, qui étaient tous deux des spécialistes, n’avaient en dehors de leur art et de leur ambition de quoi intéresser. Et puis, et surtout Bruggle leur reprochait d’être fort laids l’un et l’autre. Quant à la dame roumano-scandinave, quoiqu’elle passât pour ce qui se fait de mieux dans le genre « aventurière » et eût, disait-on, mené une vie des plus mouvementées, Arthur ne la jugeait guère pittoresque. Il est vrai qu’ayant réussi au-delà de ses ambitions, toute-puissante dans le Paris des théâtres et des journaux, depuis le diplomate nordique, elle était d’une réserve fort étudiée, car elle rêvait de conquérir les vestiges du faubourg Saint-Germain où, d’abord, on l’avait acceptée par curiosité, puis régulièrement invitée parce qu’elle amusait.

Or comme elle n’avait pas de talent particulier qui lui valût d’être traitée en artiste (ce dont d’ailleurs elle ne se fût point contentée depuis son dernier mariage), comme, d’autre part, elle ne voulait pas que son rôle fût simplement de divertir ou d’organiser des fêtes, pour avoir l’air « grande dame » après avoir cherché divers moyens dont quelques-unes sans doute eussent pu sans injustice être traités de trucs, elle avait décidé que le mieux serait de ne sembler prendre intérêt qu’aux détails, aux futilités, potins ou chiffons, et de traiter avec une légèreté — d’ailleurs, feinte mais qu’elle croyait signe de réelle aristocratie — ce que, jusqu’alors, elle avait estimé sérieux et pour quoi elle avait dépensé toutes les ressources d’un sens politique des plus fins.

Elle s’exténuait donc à parfaire le succès de Bruggle, afin d’en tirer elle-même une plus grande gloire, mais quand on la félicitait d’avoir découvert un musicien, elle répondait que son talent la séduisait bien moins que sa grâce ou les jolies maladresses de son accent. Ainsi, la vogue d’Arthur, qui lui coûtait tant de démarches, de lettres d’intrigues que d’ailleurs elle se fût laissé hacher menu plutôt que d’avouer, semblerait résulter d’un de ces caprices dont, avant sa réussite, elle croyait seules capables les mieux racées. Au reste, depuis certain temps déjà, par système et aussi bien pour la louange que pour le blâme, quand elle avait à donner son avis, même et surtout s’il s’agissait de quelqu’un ou de quelque chose lui tenant à cœur, elle avait adopté un ton de persiflage, une liberté impertinente, qui lui permettaient de sembler estimer sans grand intérêt êtres et objets proposés à son attention, donc d’être à la hauteur de son rang. D’où l’air d’ennui qu’elle prenait, par exemple, pour assister à des spectacles qu’elle s’était donné le mal — et non des moindres — d’organiser, d’où l’expression lointaine qui maquillait si subtilement ses efforts ambitieux et lui conférait, par effet rétroactif, une sorte de privilège de naissance qui la vengeait de tous ceux ou celles qui, jusqu’alors, ne l’avaient tolérée que comme simple amuseuse.

Son triomphe, c’était le choix des épithètes frivoles réservées pour l’ordinaire à son pékinois favori et dont soudain elle usait pour qualifier l’homme le plus gravement admiré. Sa façon d’être, à tel point familière avec quiconque passait pour avoir du génie ou, à la rigueur, du talent, forçait de conclure à la quasi-égalité de cette femme que nul n’aimait ni n’estimait et des esprits jugés les meilleurs, les plus aigus ou les plus vigoureux de l’époque.

Aussi, n’abandonnant jamais une si heureuse tactique, à seule fin de se parer d’un jeune succès, la Roumano-Scandinave, qui eût donné sa cascade de perles pour un simple rang qu’elle eût pu oser prétendre hérité de sa grand-mère, traînait-elle M. Arthur, dans des maisons où jamais il n’eût espéré aller lorsque, de son Amérique, sur la foi des magazines, il essayait d’imaginer Paris, ses merveilles et son gratin.

À dire le vrai, il enrageait d’entendre vanter son sourire aux dépens de sa musique, et il avait peur d’être ainsi limité par l’admiration trop affectueusement protectrice de celle qui l’avait découvert. Ne s’était-il pas répété chaque soir, au temps de la pension du jardin des Plantes : « Monsieur Arthur sera un jeune homme doré, mais Monsieur Arthur se rappellera toujours qu’il veut être un grand artiste. »

Et puis la Roumano-Scandinave avait une manière d’agiter ses promesses comme un trousseau de clés à telle enseigne qu’il avait la sensation d’être prisonnier. À noter d’autre part qu’elle le gardait à vue et ne le quittait pas d’une semelle comme si elle avait peur qu’il se perdît.

On ne lui laissait guère de moyens de se distraire. Il avait bien essayé de se lier avec le premier danseur pour qui, à la vérité, jamais il ne s’était senti beaucoup d’attraction, mais qu’une publicité habile, et la passion acharnée jusqu’au ridicule d’un vieux duc et d’une grosse Péruvienne qui se le disputaient frénétiquement, aux yeux tout neufs d’Arthur, paraient d’un certain prestige qu’il eût aimé à croire un prestige certain. Mais après quelques dîners et quelques soirées à Montmartre, il le jugea définitivement si stupide qu’à l’avenir il ne put même plus supporter sa présence.

Bruggle s’ennuyait et c’est pourquoi lorsqu’il pouvait s’échapper de l’hôtel de la Roumano-Scandinave (qu’il appelait maintenant sa dompteuse) il se réfugiait dans l’académie où Pierre Dumont et Diane Blok venaient faire leurs croquis.

Or Bruggle avait remarqué Pierre, avant même que Pierre ne l’eût remarqué, mais Bruggle, persuadé que sa gloire toute neuve lui conférait une dignité à laquelle il ne devait manquer, n’eût accepté, pour rien au monde, de faire, le premier, des avances. Il attendait celles de Pierre. Volontiers il l’eût hypnotisé pour qu’il les lui fît.

Aussi, lorsque Pierre, après avoir reconduit Diane jusqu’à sa porte, fut revenu sur ses pas et eut exploré les divers cafés de Montparnasse jusqu’à ce qu’il eût enfin découvert son voisin, lorsqu’il eut appris quel était ce voisin, se fut assis et eut, comme par hasard, laissé sa main effleurer la main de celui à qui, tout à l’heure déjà, il avait sacrifié Diane, Bruggle, heureux de sentir dans chaque geste un aveu craintif, daigna enfin oublier sa gloire et les obstacles que certes n’eût jamais surmontés d’elle-même la timidité de Pierre.

Une heure plus tard, Pierre téléphonait pour décommander un dîner. Or à peine achevait-il de parler que des dents soudain mordillaient une oreille et des doigts plus frais que plantes, devant sa bouche, s’opposaient au moindre cri, tandis qu’un rire roulait en réponse à la stupeur qu’on lui interdisait d’exprimer. Puis la lumière se fit. Bruggle était là. Pierre voulut fuir son regard mais, déjà saisi aux poignets, il devait accepter la volonté de deux yeux. Deux yeux qui lui semblaient les yeux d’un animal. Pourquoi crut-il encore lire « Ratapoilopolis « sur le mur ? Ratapoilopolis, la folie. Un nuage passa dans les yeux de Bruggle qui eut peur sans se rendre compte de la peur de Pierre. Lentement, l’étau des doigts se desserra. Des mains s’appuyèrent à des mains, des paumes épousèrent des paumes. Pierre eut un frisson puis ne fut plus que la goutte de sang transfusée pour le sang d’une autre vie.

Incapable de se ressaisir dans sa chair, dans son corps qu’il ne se rappelait plus, il accepta tout le visage de Bruggle, ce masque de peau qui déjà touchait sa figure.

Le visage de Bruggle, ce masque de peau. Il était froid. Pierre n’y voyait plus qu’un œil et lui, Pierre, peu à peu il cessait d’exister.

Bien entendu, Diane, tout de suite, détesta le musicien. Mais la jalousie qu’elle ne put manquer d’avoir dès que Pierre, le lendemain, lui eut parlé de son nouvel ami, au lieu de déchaîner en elle une colère ou quelque sentiment de réprobation l’incita à la pitié.

C’est de cette époque que datèrent les baisers à bouche trop grande ouverte, des gaffes très étudiées et des allusions à sa vie et à ses goûts destinés à la mettre, pensait-elle, au même niveau que Pierre, car si certaines femmes coupables et honteuses se croient obligées de mentir et miment la vertu, dans une volonté de redevenir ou tout au moins de sembler dignes de l’homme qu’elles aiment, Diane, pour que le remords n’éloignât point Pierre de la jeune fille innocente que, selon elle, il la croyait, pour qu’il ne fût point trop accessible aux raisons de se juger faisait en sorte qu’il pût parallèlement la soupçonner.

Mais comme les paroles sont choses légères — Diane avait suivi les cours de droit de première année et connaissait le : verba volant, scripta manent — elle profita d’un voyage pour écrire à Pierre qu’elle avait eu des amants. Elle avait décidé qu’ainsi elle serait mieux défendue contre elle-même et n’aurait plus jamais la tentation de rien reprocher à Pierre.

Ainsi Diane a accepté Bruggle, comme elle eût accepté n’importe qui ou n’importe quoi, pour conserver Pierre. Mais Pierre, s’il sait qu’elle a fait pour lui de grands sacrifices et qu’elle est prête à en consentir de nouveaux, souvent ne veut pas s’avouer son égoïsme. Il lui arrive par exemple d’accepter de se croire une victime et de se dire qu’il souffre entre Arthur et Diane de n’avoir jamais su distinguer l’amour de l’amitié. Belle excuse et qui a du mal à prendre même auprès de celui qui se la fabrique à son intention particulière. En fait, Pierre ne revient à Diane que lorsque Bruggle ne veut pas de lui mais, incapable de se libérer du besoin qu’il en a les soirs où il en est privé, après avoir été avec Diane au théâtre ou s’être rongé dans la solitude, il tente finalement de retrouver, et jusque dans les présences les plus misérables, l’illusion dont il a faim et soif. Tandis que son être essaie de se confondre, comme par procuration sensuelle, dans un autre être, et non dans celui qu’il touche, mais l’autre, le vrai, l’absent, son esprit prend haine d’un esprit que jamais il ne pourra connaître, et qu’il veut croire, quand même, noyau sensible, noyau palpable du fruit humain. Il se contente donc des plus viles aventures, et parfois en a un tel dégoût qu’il veut croire à quelque punition, volontairement infligée à sa chair. Mais pour les spectateurs, il a tout juste l’air d’un petit animal exigeant : « Pierre is like a dog », déclare Bruggle.

Pierre is like a dog. Il se répète l’injure, s’en irrite. Injure, injustice. Être traité de chien, alors que toute sa fièvre est d’inquiétude, et il se considère en victime, se dit que si sa mère ne lui avait pas inspiré par son attitude le mépris du sexe dit beau, il eût peut-être été le plus insouciant et le plus heureux des hommes à femmes. Il sait bien que pour Arthur l’amour jamais ne perdra sa gaieté de jeu ni son assurance esthétique. Le jeune Américain aime la mise en scène des pyjamas, des caleçons surprenants, du linge savant. Arthur a un trop grand goût des objets pour être sensible à ce que Pierre appelle (non sans orgueil et, pour une amère revanche dont il voudrait bien ne pas voir la vanité) les problèmes essentiels.

Ce joli animal, quoiqu’il lui ait toujours semblé aussi souple, aussi bien fait d’esprit que de corps, Pierre sait qu’il ne comprendra jamais des affirmations telles que celle-ci qu’il ne peut s’empêcher de répéter et que, d’ailleurs contredit sa fringale de Bruggle : « Les êtres qui m’ont hanté m’ont toujours hanté comme des pensées. » Et même, le désir de se connaître qu’il sent en Pierre effraie Bruggle qui déclare volontiers : « Toi et Diane, votre faute c’est de trop regarder en vous. »

Sans doute Arthur a-t-il raison, puisqu’il est heureux, sait user des choses et des gens, deviendrait poisson s’il tombait à l’eau et ne perd jamais son arme, une coquetterie dont les volontés naïves souvent lui valent cette joie dans la séduction qui donne toute sa beauté au visage où l’on avait d’abord remarqué les yeux, rien que, semblait-il, pour oublier une innocence trop simple, en faveur du diabolisme glauque d’un regard.

C’est pourquoi quiconque ne s’est laissé prendre au manège de Bruggle ne saurait comprendre la séduction pour les autres de ce New-Yorkais dont la dame roumano-scandinave, « sa dompteuse », avait sans doute raison de préférer la grâce à la partition de ce ballet d’opéra, prétexte et non réellement cause de son succès. Bruggle est d’une force qui n’a rien à voir avec l’intelligence au sens où nous l’entendons. Issue des profondeurs, sa puissance dépasse les moyens qu’elle a de s’exprimer consciemment et il serait aussi injuste qu’inexact de parler d’adresse à son endroit, mais une mystérieuse énergie jaillit de lui-même, comme de la peau d’un chat l’électricité. Félin flottant dans un veston sac, félin aux larges souliers — les Français, dit-il, aiment les chaussures et non les pieds, les habits et non le corps, et c’est pourquoi ils font si étroites leurs maisons d’étoffe et de cuir — Arthur, noyé dans son raglan, à chacun de ses gestes, fait moins songer à tout ce que son élasticité sous-entend d’étude qu’aux instincts mêmes qui décidèrent de cette étude. Pierre, souvent, à le regarder marcher s’est dit que les possibilités cruelles, sauvages demeurent toujours identiques à elles-mêmes dans la danse d’une panthère.

Diane, qui préfère les chiens aux chats, même s’il n’y avait pas d’elle à Bruggle cette jalousie qu’elle sent d’ailleurs trop précisément pour en subir tous les effets, Diane, par nature, a de l’aversion pour Bruggle. Compatissante comme elle l’est, désireuse par-dessus tout de libérer Pierre des fantômes de Ratapoilopolis dont elle sait que Mme Dumont-Dufour lance contre lui la meute, elle ne peut supporter par exemple qu’Arthur, épris de soi et doué d’une coquetterie à la fois trop subtile et trop exigeante pour n’être pas d’une chasteté au moins relative, traite Pierre avec mépris, parce que la peur de l’insomnie et de l’obscurité solitaire le contraignent à des aventures dont il tire plus de remords ou de dégoût que de plaisir.

Elle sait, et elle souffre assez de savoir qu’il ne trouvera jamais un asile sûr dans les bras frais des femmes et, pour excuser et peut-être aussi pour ne point s’aigrir du rôle de sœur dont il lui faut bien se contenter, elle se dit qu’il est le premier à être malheureux de sa vie et de celle qu’il lui fait et, pense-t-elle, s’il n’avait pas été privé de cette bonne grosse santé qui lui a permis à elle, Diane, de supporter, sans émotion définitive, les discours de Mme Blok, sur le suicide de M. Blok, Pierre n’errerait pas à l’aventure.

À l’aventure. Car il ne sait où il va, dès qu’il n’est plus immobile et silencieux, sur une chaise, à se torturer au plus profond, sous le regard de Mme Dumont-Dufour obstinée dans son besoin de vengeance.

Le besoin de vengeance de Mme Dumont-Dufour.

Pierre est las.

Il sent que dans ce duel, toutes forces vont être gâchées.

Pourquoi n’a-t-il jamais eu le courage de partir ? S’il se suffisait à lui-même, au moins. Mais il a besoin des autres et Arthur n’est pas un refuge. Pour Diane, ne s’est-il pas déjà répété cent fois depuis une heure qu’il ne saurait vivre près d’elle.

Qui alors ?

— Personne.

Pierre a mal à la tête. La nuit est tombée. Mme Dumont-Dufour fait de la lumière et interroge, la voix sèche :

— Eh bien ?

Pierre ne répond pas. On lui fait remarquer qu’on lui a laissé le temps de réfléchir : Parle.

— De quoi ?

Deux épaules se haussent sous du crêpe marocain :

— Parleras-tu ?

— Je n’ai rien à vous dire.

— Tu n’as rien à me dire ? En es-tu bien sûr ?

— Sûr et certain.

Et une gamme de ricanements de commencer.

Mme Dumont-Dufour ne veut pas manquer la scène principale, aussi cherche-t-elle une phrase à l’emporte-pièce que d’ailleurs elle ne trouve point, s’étrangle de rage et finit par sortir un mot en vrille :

« Avorton. »

Pierre : Je suis mal fichu, d’accord, mais la faute à qui ? Soyez persuadée que, si je vous avais faite, vous eussiez été encore mieux réussie.

— Avorton ! répète Mme Dumont-Dufour, et avorton, explique-t-elle, non par ma faute, mais celle de ton père, de ce père que tu respectes, que tu admires, tandis que moi qui ai tout fait pour toi, qui me suis sacrifiée…

Pierre entrevoit le discours et l’armée de cauchemars. Il ne supportera ni l’un ni l’autre.

Que Mme Dumont-Dufour se montre habile, rusée, lui sera fort, brutal même. Il saisit deux poignets maigres dont ses doigts ont plaisir à martyriser un peu les os, et, sans violence, mais ferme :

— Je vous défends de parler de Ratapoilopolis, du colonel Dumont.

Un grand éclat de rire. Mme Dumont-Dufour se dégage, mais Pierre ne lui donne pas le temps de combiner de nouveaux effets d’éloquence.

— Taisez-vous. Je vous interdis de vous plaindre. Vous n’en avez pas le droit puisqu’en somme, si votre mari n’était pas devenu fou, vous ne sauriez de quoi parler à vos amies et à toutes les vieilles toquées du genre de Mme Blok.

Mme Blok, une vieille toquée ? Si Pierre voulait être poli. Ne doit-il pas de la considération à sa mère, aux amies de sa mère.

Pierre pense que Ratapoilopolis ne peut manquer de revenir sur le tapis. Il se lève :

— Au revoir.

— Tu ne dînes pas ?

— Non. Je quitte la maison.

— Quoi ?

— Je m’en vais.

— Mais tu n’as pas un sou en poche, pas un fifrelin.

— Bruggle m’a fait vendre une toile à la femme d’un diplomate scandinave.

— Ah ! je comprends. Monsieur veut vivre sa vie. Ton Bruggle…

— « Adieu. »

La porte claque. Un galop dans l’escalier. Pierre est déjà dans la rue. Mme Dumont-Dufour hausse les épaules et sonne sa domestique pour qu’elle enlève les reliefs et accessoires de son thé.