La Mort difficile/Secourir encore

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Simon Kra (p. 198-200).


Chapitre V

SECOURIR ENCORE


Dans l’hôpital où le lendemain elle vint avec Mme Dumont-Dufour et sa mère reconnaître un cadavre, Diane vit un garçon si beau qu’elle crut pleurer d’admiration plutôt que de douleur.

Les deux mères étaient à ses côtés, droites dans leurs manteaux noirs, Mme Blok bouffie de larmes, Mme Dumont-Dufour, plus maigre, plus contractée que jamais, mais dès qu’elle desserra les lèvres, sa voix sonna si faux, si froid que Diane comprit que la comédie que Pierre, volontairement, avait pour lui arrêtée, d’autres encore allaient devoir la subir. Sa vie ne connaîtra-t-elle donc jamais l’apaisement où s’est figé le visage le mieux aimé ? La mort, l’apaisement. La poitrine de Diane se déchire. Des boules de sanglots la suffoquent. Elle tombe sur le mort enfantin, blanc dans ce blanc, ses bras se lient au corps déjà pétrifié, sa bouche erre par une figure qu’elle apprend peu à peu à ne plus connaître.

Il va falloir qu’on l’emmène. Mme Blok et Mme Dumont-Dufour lui ont saisi chacune un bras, et déjà elles sont près de la porte, lorsque la vue d’un jeune garçon sur le seuil fait pâlir Diane, subitement redressée et prête à mordre. Mais à peine a-t-elle eu un mouvement pour se dégager qu’elle s’arrête, car, sur un visage elle a vu des larmes, des larmes semblables aux siennes et qui tracent des routes de douleur. Ses lèvres peuvent tout juste remuer pour murmurer un nom : Bruggle.

Bruggle.

Mme Dumont-Dufour qui ne cessera jamais de croire à sa vertu, drapée dans son crêpe et son orgueil, s’écarte, l’œil exorciseur. La pitié de Mme Blok n’imagine point qu’elle ait d’autre mission que de suivre une mère en deuil. Diane et Bruggle restent seuls, et, parce que Diane voit se tordre de malheur des mains dont elle pensait inexorable la beauté, au nom du mort, elle a pitié des sanglots de Bruggle.

Pierre mort, ce félin transatlantique, jusqu’à ce jour détesté, cette créature à l’inaltérable et diabolique innocence, pleure.

Diane l’entend qui la supplie : Diane, Diane, c’était le seul que j’aimais au monde, le seul à qui je pensais quand j’étais triste, dans mon studio, Diane, Diane, pourquoi est-il mort ?

Diane qui ne sait pourquoi elle va continuer à vivre, Diane ne répondra point. Elle permet à Bruggle de venir sangloter la tête sur son épaule. Bruggle, elle comprend qu’il est lui aussi une victime. C’est un enfant ébloui. Pierre lui a dit mille fois comment il avait traversé l’océan dans les soutes d’un bateau. Il était maigre, il était pauvre, il était humble. Il est venu petit sauvage, aux yeux grands ouverts, grisé d’être aimé, désiré, jamais médiocre et toujours altier de ses rêves. Diane se rappelle comment Pierre, la première fois, parla de son amour. « L’enfant Septentrion dansa deux jours et plut. »

L’enfant Septentrion. Pierre est mort. Bruggle a perdu son rythme. Parce que Pierre est mort, Bruggle tombe à genoux, joint ses mains, sur des mains froides, des mains qui l’appelaient dans les rêves. Bruggle épave, lui aussi maintenant, Bruggle interroge encore : Pourquoi, pourquoi en Pierre était une telle ardeur qui le fit capable de me croire capable de tout ?

Pourquoi en Pierre était une telle ardeur ?

Diane qui sent le désespoir monter en Bruggle, comme une mer de folie, Diane retrouve un front où poser des mains qui veulent apaiser. Diane qui n’a su ni osé condamner encore essaie de secourir.


FIN.