La Moselle

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La Moselle
La Moselle (Idylle X), 1843

X. La Moselle d’Ausone.


J’avais traversé sous un ciel nébuleux la Nava rapide, et j’avais admiré, les nouveaux remparts ajoutés à cette bourgade antique, où les revers de la Gaule balancèrent un jour les désastres de Cannes, où gisent à l’abandon, dans la plaine, des bataillons que nul n’a pleurés. De là, suivant à travers des forêts sauvages un chemin solitaire, où nulle trace de culture humaine ne s’offrit à mes yeux, je dépasse Dumnissus, au sol aride et partout altéré, les Tabernes qu’arrose une source intarissable, et les champs mesurés naguère aux colons sarmates ; et je découvre enfin, sur les premiers confins des Belges, Nivomagus, lieu célèbre où campa le divin Constantin. L’air est plus pur en ces campagnes, et Phébus, dont l’éclat resplendit sans nuage, dévoile enfin l’Olympe éblouissant de pourpre. L’oeil n’a plus à percer une voûte de rameaux entrelacés, pour chercher le ciel que lui dérobent de verts ombrages ; l’air est libre, et la transparente clarté du jour ne cache plus aux regards ses limpides rayons étincelant dans l’espace. Je revis alors comme une image de ma patrie, de Burdigala, de sa brillante culture, à l’aspect riant de toutes ces villas dont les faîtes s’élèvent au penchant des rivages, de ces collines où verdoie Bacchus, et de ces belles eaux de la Moselle qui roulent à leurs pieds avec un doux murmure.

Salut, fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs ; les Belges te doivent ces remparts honorés du séjour des empereurs ; fleuve riche en coteaux que parfume Bacchus, fleuve tout verdoyant, aux rives gazonneuses : navigable comme l’océan, entraînée sur une douce pente comme une rivière, transparente comme le cristal d’un lac, ton onde en son cours imite le frémissement des ruisseaux, et donne un breuvage préférable aux fraîches eaux des fontaines : tu as seul tous les dons réunis des fontaines, des ruisseaux, des rivières, des lacs, et de la mer même, dont le double flux ouvre deux routes à l’homme. Tu promènes tes flots paisibles sans redouter jamais le murmure des vents ou le choc des écueils cachés. Le sable ne surmonte point tes ondes pour interrompre ta marche rapide, et te forcer de la reprendre ; des terres amoncelées au milieu de ton lit n’arrêtent point ton cours, et tu ne crains pas qu’une île, en partageant tes eaux, ne t’enlève l’honneur mérité du nom de fleuve ! Tu présentes une double voie aux navires, soit qu’en se laissant aller au courant de ton onde, les rames agiles frappent ton sein agité ; soit qu’en remontant tes bords, attaché sans relâche à la remorque, le matelot tire à son cou les câbles des bateaux. Combien de fois, étonné toi-même du retour de tes eaux refoulées, n’as-tu pas pensé que ton cours naturel s’était ralenti ? L’herbe des marécages ne borde pas tes rives, et tes flots paresseux ne déposent point sur tes grèves un limon impur. Le pied qui t’approche ne se mouille jamais avant d’avoir effleuré tes ondes.

Allez, maintenant ! semez le sol uni des incrustations de la Phrygie, étendez une plaine de marbre sous les lambris de vos portiques ! Moi, je méprise ces magnificences du luxe et de la richesse : j’admire les œuvres de la nature, et non ces recherches des dissipateurs, ce faste d’une folle indigence qui rit de sa ruine. Ici une arène solide recouvre d’humides rivages, et ne retient point l’empreinte fidèle des pas qui l’ont foulée. L’oeil plonge à travers ta surface polie dans tes profondeurs transparentes, tu n’as rien de caché, ô fleuve. Ainsi que l’air nourricier étale à ciel ouvert, à tous les yeux, ses fluides clartés, quand les vents endormis ne troublent point les regards dans l’espace ; de même, si la vue pénétrante s’enfonce au loin dans les abîmes du fleuve, nous apercevons à découvert ses retraites mystérieuses, quand ses flots roulent paisibles ; et le cours limpide des eaux nous laisse entrevoir les divers objets qu’il éclaire de ses reflets d’azur : ou le sable qui se ride, sillonné par la vague légère ; ou le gazon qui s’incline et tremble sur un fond de verdure. Au-dessous de ces eaux qui l’ont vue naître, l’herbe s’agite battue par le flot qui passe, le caillou brille et se cache, et le gravier nuance la mousse verdoyante. C’est un tableau connu des Bretons de la Calédonie, quand le reflux laisse à nu l’algue verte et le rouge corail, et ces blanches perles écloses des coquillages, les riches délices des mortels, et tous ces bijoux que façonnent les mers à l’imitation de nos parures. Ainsi, sous le paisible courant de la riante Moselle, l’herbe bigarrée découvre les cailloux dont elle est mêlée. Cependant l’oeil tendu se fatigue à voir aller et venir ces essaims de poissons, qui glissent en se jouant. Mais il ne m’est pas permis de décrire tant d’espèces, et leurs obliques circuits, et ces bandes qui se suivent en remontant le fleuve, et les noms et toutes les familles de ces peuplades nombreuses : un dieu me le défend, le dieu qui reçut en partage le second lot de l’empire du monde et la garde du trident des mers.

Ô Naïade qui habites les bords de la Moselle, montre-moi les groupes du troupeau qui porte écaille, et décris-moi ces légions qui nagent dans le sein transparent du fleuve azuré.

Le Meunier écaillé brille parmi les herbes sablonneuses : sa chair très molle est criblée d’arêtes serrées, et il ne peut se conserver plus de six heures pour la table. La Truite a le dos étoilé de gouttes de pourpre ; la Loche n’a pas pour nuire la pointe d’une épine, et l’Ombre légère échappe aux regards par la célérité de sa marche. Et toi, longtemps ballotté dans les gorges de l’oblique Saravus, où bouillonnent les bouches frémissantes de six piles de pierre, quand tu glisses, ô Barbeau, dans de plus nobles ondes, plus libre en ton essor, tu nages au large. Tu as meilleur goût dans le plus mauvais âge, et de tous les êtres qui respirent, tu es le seul dont la vieillesse ne soit pas sans prix. Je ne te passerai pas sous silence, ô Saumon, toi dont la chair a l’éclat de la pourpre : du milieu de l’abîme, les coups vagabonds de ta large queue se répètent à la surface, et ton élan caché se trahit sur l’onde endormie. Ta poitrine est cuirassée d’écailles, ton front est lisse : tu peux faire l’ornement d’un repas ambigu, et tu supportes sans te corrompre les. délais d’une longue attente : ta tête est semée de taches remarquables ; ton large ventre tremble sous le poids d’une panse gonflée de graisse. Et toi, qu’on pêche dans les mers d’Illyrie, dans les flots de Pister aux deux noms, Lotte, toi qu’on devine à l’écume qui surnage, tu passes aussi dans notre océan pour que le large fleuve de la Moselle ne soit point privé d’un hôte aussi célèbre. De quelles couleurs la nature a su te peindre ! Ton dos est marqué de points noirs qu’un cercle jaunâtre entoure. Le long de ta peau lisse s’étend une teinte bleuâtre chargé de graisse jusqu’au milieu du corps, de cette partie jusqu’à l’extrémité de la queue, ta peau est sèche de maigreur. Toi non plus, délices de nos tables, je ne t’oublierai pas, ô Perche, fille des fleuves comparable aux poissons des mers, et qui seule peux le disputer sans peine au Surmulet pourpré ; car ton goût n’est pas sans saveur : les parties de ton corps charnu se composent de segments divisés par des arêtes. Là aussi, ce poisson plaisamment désigné par un prénom latin, l’hôte des étangs, l’ennemi acharné des criardes grenouilles, le Brochet, recherche des trous obscurs dans les herbes et la vase. Sans attraits et sans usage pour nos tables, il va bouillir dans les tavernes enfumées de sa vapeur fétide. Qui ne connaît la verte Tanche, ressource du vulgaire, et l’Ablette, facile proie des hameçons de l’enfant, et l’Alose grillée au foyer pour le régal du peuple ? Et toi, qui participes de deux espèces, qui, sans être ni l’une ni l’autre, es de l’une et de l’autre, toi qui n’es pas encore le Saumon et n’es déjà plus la Truite, tu tiens, Truite saumonée, le milieu entre ces deux poissons, et tu dois avoir, pour être pêchée, la moitié de leur âge. Il faut te chanter aussi parmi ces enfants du fleuve, toi dont la longueur n’excède pas deux mains sans les pouces, Goujon au corps très gras, arrondi, allongé, mais plus trapu quand ton ventre est gonflé d’œufs ; Goujon, dont les barbes imitent les tentacules effilés du Barbeau. A toi mes louanges à présent, gibier de mer, énorme Silure, au dos empreint des reflets de l’olive actéenne, et que je regarde comme le Dauphin des rivières, à te voir ainsi promener au large ta vaste masse, ne déroulant qu’à peine toute l’étendue de ton grand corps au sein des eaux trop basses et des herbages qui le gênent. Mais quand tu poursuis majestueusement ta marche dans le fleuve, à ta vue les verts rivages, à ta vue la troupe azurée des poissons, à ta vue l’onde limpide s’émerveille. La vague bouillonne, se divise et reflue en courant sur l’une et l’autre rive. Ainsi parfois, dans les gouffres de l’Atlantique, si, poussée par les vents ou par son élan vers la plage, la Baleine refoule les flots qui se déchirent, les vagues surgissent immenses, et les montagnes voisines tremblent de décroître. Mais lui, mais cette douce Baleine de notre Moselle, loin d’être un fléau, est un honneur de plus pour ce grand fleuve.

Assez longtemps déjà nous avons contemplé les plaines liquides et dénombré leurs légions luisantes et leur mille cohortes. Que l’aspect de la vigne nous présente d’autres tableaux ; que les dons de Bacchus attirent nos regards errants sur la longue chaîne de ces crêtes escarpées, sur ces rochers, ces coteaux au soleil, avec leurs détours et leurs renfoncements, amphithéâtre naturel où s’élève la vigne. Ainsi la grappe nourricière revêt les coteaux du Gaurus et du Rhodope, ainsi de son pampre brille le Pangée, ainsi verdoie la colline de l’Ismarus qui domine les mers de Thrace, ainsi mes vignobles se reflètent dans la blonde Garonne. Suivant, du pied de la montagne, le penchant qui monte jusqu’à la dernière cime, le vert Lyéus se montre partout sur les bords du fleuve. Le peuple joyeux à l’ouvrage, et l’alerte vigneron parcourent avec empressement, les uns le sommet de la montagne, les autres la croupe inclinée de la colline, et se renvoient à l’envi de grossières clameurs : ici le voyageur qui chemine en bas sur la rive, plus loin le batelier qui glisse sur l’onde, lancent aux campagnards attardés des chants moqueurs que répètent les rochers, la forêt qui frissonne, et la vallée du fleuve.

Et la scène de ces paysages ne divertit pas seulement les mortels. Là aussi je croirais voir les rustiques Satyres et les Naïades à l’oeil bleu accourir ensemble sur ces bords, quand une folle pétulance agite les Pans aux pieds de chèvres, et qu’ils bondissent sous les eaux, épouvantant leurs sœurs tremblantes au fond du fleuve, dont ils battent les vagues de coups forcenés. Souvent aussi, après avoir dérobé des raisins sur les collines, Panopé, fille de l’onde, se mêle aux Oréades qu’elle aime, pour éviter les Faunes, lascives divinités des campagnes. On dit même qu’à l’heure où le soleil en feu s’arrête au milieu de son cours, les Satyres et leurs humides sœurs se réunissent au bord de leur fleuve commun, pour y former des chœurs, pendant que la chaleur dans toute sa force éloigne de leurs secrets ébats l’approche des mortels. Alors les Nymphes de bondir en folâtrant sur leurs ondes, de plonger au fond des eaux les Satyres, sûres d’échapper toujours aux mains de ces inhabiles nageurs, qui, croyant en vain saisir leurs membres glissants, n’embrassent, au lieu d’un corps, que les vagues ruisselantes. Mais ces jeux n’ont jamais eu de témoins, et nul regard n’a osé les surprendre ; si j’ai pu sans crime les révéler en partie, que le reste demeure ignoré, et que le respect couvre à jamais ces mystères confiés au rivage. Voici un spectacle dont l’oeil peut jouir en liberté. Quand l’azur du fleuve répète les ombrages de la colline, l’eau paraît avoir des feuilles, la rivière semble plantée de vignes. Quelle teinte colore les ondes lorsqu’Hesperus allonge les ombres du soir, et projette sur la Moselle la montagne verdoyante ! Tous ces coteaux nagent sous l’ondulation qui les balance, le pampre absent frissonne, et la vendange se gonfle dans le cristal des eaux. Le batelier trompé compte les ceps verdoyants, le batelier qui vogue en sa barque d’écorce au milieu des ondes, là où l’image de la colline se confond avec le fleuve, et où le fleuve reflète la limite des ombres.

Quels doux tableaux encore viennent charmer les yeux, quand les batelets que fait marcher la rame joutent sur les flots, décrivent mille détours, ou rasent sur les verts rivages les tendres herbes que les prés tondus laissent poindre encore ! A la vue de ces alertes patrons qui bondissent de la proue à la poupe, de ces jeunes rivaux qui s’ébattent sur le dos du fleuve, on oublie que le jour passe ; à ses travaux on préfère leurs jeux, et le plaisir présent efface les soucis de la veille. Tels sont les jeux que Liber contemple sur la mer de Cumes, en parcouant les coteaux cultivés du Gaurus sulfureux, et les vignes du Vésuve qui vomit la fumée, quand Vénus, dans la joie des triomphes remportés par Auguste près d’Actium, ordonne aux Amours folâtres d’imiter, en se jouant, ces combats furieux que les flottes du Nil et les trirèmes du Latium se livrèrent sous les remparts de Leucade l’Apollonienne ; ou quand, sur l’Averne mugissant, les barques eubéennes retracent la bataille de Myles, si fatale à Pompée : chocs innocents, luttes pour rire, dont la Sicile et Pélore sont les témoins, et dont la mer azurée répète la verte image. Tel est l’aspect que présente cette pétulante jeunesse, avec sa puberté, son fleuve, et les rostres peints de ses nacelle. Et lorsque le soleil verse sur ces matelots ses flammes verticales, le miroir des eaux réfléchit leurs formes et réduit les ombres éorasées de leurs corps renversés : et, suivant que leurs mouvements agiles s’opèrent ou de la droite ou de la gauche, et qu’ils déposent ou reprennent tour à tour la rame pesante, l’onde dessine d’autres matelots et reproduit leur humide ressemblance. Les jeunes bateliers s’amusent à voir ainsi leur image : ils admirent ces figures trompeuses que le fleuve ramène toujours. Ainsi, pour lui montrer l’arrangement de sa chevelure, quand pour la première fois, à son élève chérie, la nourrice présente la blanche surface du miroir dont l’éclat au loin rayonne, l’enfant jouit à plaisir d’un prestige dont elle ignore la cause ; elle croit voir les traits d’une jeune sœur, elle donne au métal brillant des baisers qu’il ne sait pas lui rendre ; elle veut toucher ces aiguilles, et de ses doigts qu’elle porte vivement au bord du front, elle essaye de lisser encore cette chevelure. De même nos matelots, devant ces ombres qui les abusent, jouissent de ces formes indécises de la fiction et de la réalité.

Cependant, aux lieux où la rive donne un accès facile, une foule dévastatrice fouille en tous sens les abîmes du fleuve. Pauvre poisson, hélas ! que protégeront mal ses retraites profondes ! Un pécheur, traînant au loin en pleine eau ses lins humides, balaye des essaims de poissons qui se prennent en ses mailles noueuses. Un autre, à l’endroit où le fleuve promène des flots paisibles, étend ses filets qui flottent avec leurs signaux de liège. Celui-là, du haut d’un rocher, se penche sur l’onde, incline la tige courbée d’une verge flexible, et lance ses hameçons garnis d’amorces mortelles. Ignorant le piège, le peuple errant des eaux s’y précipite en ouvrant une gueule avide, et sa mâchoire béante a senti, mais trop tard, la piqûre du fer caché. Le blessé se débat : ce mouvement le trahit à la surface ; par secousses la soie tremble, et le roseau qu’elle agite obéit et se balance. Aussitôt la main de l’enfant tire obliquement sa proie, et l’arrache d’un coup de sa ligne qui déchire l’air en criant. Ce bruit frappe l’écho qui le répète, comme parfois les sons brisés du fouet qui claque dans l’espace et fait siffler les airs qu’il ébranle. L’humide butin sautille sur la roche aride, redoutant les traits mortels de la lumière du jour. Ce poisson, que sa vigueur soutenait dans son fleuve, s’affaiblit au dehors, et notre air qu’il aspire consume bientôt sa vie. Déjà son corps épuisé bat le sol de palpitations moins vives : déjà retombent les derniers tremblements de sa queue engourdie ; ses lèvres ne se ferment plus, et l’air que sa gueule béante avait absorbé, ses branchies le rejettent en exhalant le souffle de la mort. Ainsi quand le soufflet allume les feux d’une forge, le tampon de laine, qui joue dans sa prison de hêtre, reçoit et repousse le vent toux à tour. J’ai vu des poissons, palpitant déjà près de mourir, recueillir leurs forces, se soulever d’un bond, et s’élancer pour retomber dans le fleuve, où ils retrouvaient un élément qu’ils n’espéraient plus revoir. Et l’enfant, qui regrette sa proie, se précipite étourdiment du haut de la rive, et tente follement de la ressaisir à la nage. Ainsi Glaucus d’Anthédon, dans les mers de Béotie, après avoir goûté les mortels herbages de Circé, cueillit des plantes que ses poissons mourants avaient touchées, et s’élança dans l’océan de Carpathos, sa nouvelle patrie. Ce pêcheur, si redoutable par ses hameçons et ses filets, qui fouillait les abîmes de Nérée, qui balayait les vagues de Téthys, cet écumeur de mer s’en vint nager lui-même au milieu de ces légions, naguère ses captives. Tels sont les tableaux qui se déroulent sur la longue étendue des eaux, à la vue des villas qui penchent suspendues à la crête des rochers. Le fleuve errant les divise, en promenant ses replis sinueux au milieu d’elles ; et, de chaque côté, des châteaux décorent ses rivages.

Qui peut admirer à présent la mer de Sestos, les eaux d’Hellé, fille de Néphélé, et le détroit de l’adolescent d’Abydos ? Et cet océan de Chalcédoine, dont l’œuvre du grand roi réunit les deux rives, à l’endroit même où un Euripe partage de ses eaux l’Europe et l’Asie, et leur défend de se rapprocher ? Ici on ne redoute ni la rage des vagues marines, ni les luttes forcenées des Caurus en furie. On peut enchaîner ici de longs entretiens, échanger tour à tour des paroles suivies. Ces complaisants rivages se transmettent les voix qui se saluent, les voix et presque les mains elles-mêmes : l’écho, qui va et vient au milieu du fleuve, répète les mots partis de l’un et l’autre bord.

Qui pourrait, parcourant les ornements nombreux et les beautés de chacun de ces domaines, décrire toutes les formes de leur architecture ? OEuvre admirable, que ne mépriserait ni l’artiste ailé de Gortyne, fondateur du temple de Cumes, qui essaya de graver sur l’or la chute d’Icare, et ne put surmonter sa douleur paternelle ; ni Philon d’Athènes ; ni ce génie, estimé de l’ennemi lui-même, qui sut prolonger les nobles luttes de la guerre de Syracuse. Peut-être aussi que ces merveilleux travaux de la main et de la science de l’homme ont eu pour auteurs les sept artistes célébrés au dixième volume de Marcus. Ici s’est révélé dans tout l’éclat de sa vigueur, et l’art de Ménécrate, et la main qui s’illustra dans Éphèse, et celle d’Ictinus qui éleva la citadelle de Minerve, où une chouette, enduite d’un appât magique, attire à elle les oiseaux de toute espèce, qu’elle tue de son regard. Ici peut-être est venu le fondateur du palais de Ptolémée, Dinocharès, qui dressa cette pyramide dont chaque pan carré s’élève en cône, et qui absorbe ses ombres. On lui avait commandé, en mémoire d’une alliance incestueuse, de suspendre Arsinoé dans l’air à la voûte d’un temple égyptien un Corus d’agate souffle sous cette coupole, et son haleine enlève la jeune reine attirée par un cheveu de fer. Oui, on doit croire que ces artistes, ou d’autres semblables, ont tracé le dessin de ces édifices des campagnes de la Belgique, et disposé ainsi les superbes villas qui sont la parure du fleuve. L’une se dresse sur un massif de roche naturelle ; une autre est assise sur la pointe avancée du rivage ; celle-ci s’éloigne et attire avec elle les replis du fleuve qu’elle captive ; celle-là, occupant une colline qui domine au loin le fleuve, peut à son aise contempler eu souveraine les lieux cultivés ou sauvages, et, grâce à la richesse du coup d’oeil, jouir de ces terres comme de son domaine. Une autre enfonce son humble pied dans les fraîches prairies ; mais les avantages naturels de la haute montagne sont compensés pour elle par l’élévation de son faîte qui s’élance menaçant dans les airs, et par cette tour colossale qu’elle montre comme Pharos, sœur de Memphis. Cette autre a seule le privilège d’enfermer et de prendre le poisson que la rivière amène entre les cavités de ses rochers, dont les plateaux en culture sont échauffés par le soleil. Une dernière repose sur un pic escarpé, et n’entrevoit qu’à travers un brouillard le fleuve qui roule à ses pieds. Que dirai-je de ces portiques semés sur de vertes prairies, de ces toits soutenus de colonnes sans nombre ? Et de ces bains qui fument sur la grève, quand Vulcain, aspiré par l’étuve brûlante, souffle et roule ses flammes dans les conduits cachés de la muraille, et promène partout sa vapeur enfermée dont la chaleur s’exhale au dehors ? J’ai vu des baigneurs, qu’une sueur abondante avait épuisés, dédaigner les froides eaux des cuves et des piscines, pour jouir des eaux courantes, et, retrouvant bientôt leur vigueur dans le fleuve, frapper et refouler en nageant ses vagues rafraîchissantes. Si un étranger arrivait ici des murs de Cumes, il croirait que Baïes l’Eubéenne a voulu donner à ces lieux un abrégé de ses délices : tant leur recherche et leur propreté ont de charme, sans que le plaisir qu’on y goûte exige aucun luxe.

Mais comment cesser enfin de chanter tes vertes ondes et de vanter ta gloire, ô Moselle, rivale de l’océan, sans dire ces innombrables rivières qui viennent au loin se joindre à toi par diverses embouchures ? Elles pourraient retarder leur jonction, mais elles ont hâte de confondre leur nom dans le tien. Grossie des eaux de la Pronéa et de la Némésa, la Sura, qui n’a pas démérité, s’empresse de se rendre dans ton sein ; la Sura, qui t’enrichit des affluents qu’elle a reçus, et fait plus pour sa gloire en s’attachant ainsi à ton nom, que si elle allait se perdre par des embouchures ignorées dans l’océan commun. C’est à toi que le Gelbis rapide, à toi que l’Erubrus renommé pour ses marbres, apportent les baisers empressés de leurs ondes esclaves : le Gelbis qui nourrit des poissons si vantés ; l’Erubrus qui tourne avec vitesse la roue de pierre sur le grain qu’elle écrase, et qui traîne sur le marbre poli la lame stridente de la scie, dont le continuel sifflement se fait entendre sur ses deux rives. Je passe la faible Lesura, et le pauvre Drahonus, et je ne parle pas du ruisseau méprisé de la Salmona. Chargé de navires, depuis longtemps le Saravus aux larges et bruyantes ondes m’appelle en déployant tous les plis de sa robe : il prolonge exprès son cours pour déverser ses eaux fatiguées sous les remparts de la cité impériale. Non moins forte, et coulant sans bruit à travers de grasses campagnes, l’heureuse Alisontia effleure des rivages couverts de moissons. Mille autres, selon que leur élan les entraîne, veulent s’unir à toi : autant la masse de leurs eaux est grande, autant ces rivières empressées ont d’ambition pour cet honneur. Si Smyrne, si l’illustre Mantoue t’eût donné son poète, divine Moselle, le Simoïs tant vanté sur les plages troyennes te céderait la palme, et le Tibre n’oserait préférer sa gloire à la tienne. Pardonne-moi, Rome puissante ; repousse, je t’en conjure, et l’envie, et Némésis qui n’a point de nom dans la langue latine : les pères de Rome eux-mêmes ont placé là le siège de l’empire.

Salut, mère féconde en fruits comme en grands hommes, ô Moselle, toi qu’une illustre noblesse, toi qu’une jeunesse exercée aux armes, toi qu’un langage rival de la langue du Latium pare de tant d’éclat ! La nature a donné à tes enfants des mœurs douces et un esprit enjoué sous un front sévère : Rome n’est pas la seule qui puisse citer des Catons antiques ; Aristide, ce fidèle observateur de la justice et de l’équité, n’est plus seul digne de ce titre qui honore la vieille Athènes. Mais où vais-je, emporté trop loin par mes rênes flottantes, et subjugué par trop d’amour ? Je compromets ta gloire. Muse, renferme ta lyre, et que nos derniers vers résonnent sur ses cordes vibrantes. Un temps viendra où, charmant mes ennuis dans les travaux d’un obscur loisir, et réchauffant mes derniers beaux jours au soleil de la poésie, je chanterai, soutenu par la grandeur du sujet, les hauts faits de chacun des héros belges, et les vertus et les nobles gloires de ma patrie. Les Piérides me fileront des vers faciles et déliés, elles sèmeront ce fin tissu d’élégantes broderies, et la pourpre même sera donnée à nos fuseaux. Que ne dirai-je pas alors ? Je louerai la paix du laboureur, le savoir du magistrat, la puissante parole de l’orateur, sublime appui des accusés ; je chanterai ces hommes, chefs suprêmes de la curie dans leurs municipes, et sénateurs dans leur propre ville ; ceux que leur éloquence, renommée dans les écoles de la jeunesse, a élevés au rang glorieux du vieux Quintilien ; ceux qui ont gouverné leurs cités, qui n’ont point souillé de sang leur tribunal, et qui ont illustré d’innocents faisceaux ; ceux qui ont régi les peuples de l’Italie ; puis, appelés à la deuxième préfecture, ont commandé aux Bretons, enfants de l’Aquilon ; celui enfin qui gouverna Rome, la capitale du monde, et le peuple et le sénat, sous un nom qui n’en avait qu’un avant lui dans l’empire : celui-là, bien qu’il ait été au-dessus des princes, il se hâte, ô Fortune, d’abjurer ton erreur ; ces honneurs, qu’il a goûtés à peine, il n’en jouira pleinement qu’en les rendant à leurs vrais maîtres, à ces nobles héritiers des empereurs qui remonteront au faîte des dignités suprêmes. Mais achevons, il en est temps, notre œuvre commencée. Différons l’éloge des hommes, pour revenir à ce fleuve si heureux en sa marche riante au sein des vertes campagnes, et consacrons-le dans les flots du Rhin.

A présent, ô Rhin, déroule ta robe d’azur et les verts replis de ton voile, mesure une place à ce nouveau fleuve qui veut t’enrichir de ses ondes fraternelles. Et ses eaux ne sont pas le seul don qu’il t’apporte : mais il vient des murs de la ville impériale ; il a vu les triomphes réunis d’un père et de son fils, vainqueurs partout, sur le Nicer, à Lupodunum, aux sources de Pister inconnues dans les annales du Latium. Ce dernier laurier de leurs armes t’est venu naguère ; d’autres suivront, puis d’autres encore. Vous, marchez unis, et, de votre double cours, refoulez ensemble la mer étincelante. Ne crains pas, ô Rhin majestueux, de paraître affaibli : ton hôte ne connaît point l’envie. Reste maître à jamais de ton nom : ta gloire est assurée ; ne refuse pas d’adopter un frère. Riche en eaux, riche en Nymphes, ton lit fera la part de chacun ; il divisera sa masse en deux branches, et ouvrira diverses embouchures à vos courants communs. Arriveront sans peine alors des forces qui feront trembler les Francs, les Chamaves et les Germains. tu seras la véritable barrière de l’empire. Tu recevras, de l’union d’un si grand fleuve, un double nom ; et quoique tu coules d’une source unique, on t’appellera le Rhin à deux fronts.

Ainsi, Vivisque d’origine, moi qui ne suis connu des Belges que par les liaisons récentes de l’hospitalité, moi Ausone, italien par le nom, qui ai ma patrie et mes foyers entre l’extrémité des Gaules et les hautes Pyrénées, là où la riante Aquitaine adoucit l’âpreté des mœurs naïves, ainsi j’osais chanter sur une faible lyre. Qu’on ne me fasse pas un crime d’avoir essayé, en l’honneur d’un fleuve sacré, cet humble hommage de ma muse. Je ne recherche point la louange, je sollicite un pardon. Beaucoup d’autres, près de toi, fleuve nourricier, aiment à puiser aux saintes sources d’Aonie, et boivent toute l’Aganippé. Moi, pour peu que ma veine me donne de sève encore, quand Auguste le père, quand son fils, si cher à mon amour, me renverront à Burdigala, ma patrie, au nid de ma vieillesse, et m’auront paré des faisceaux d’Ausonie et des honneurs de la curule, après le temps accompli de l’enseignement que j’ai commencé, je reprendrai avec plus d’étendue l’éloge de mon fleuve du nord : je dirai aussi les villes qui se baignent dans tes ondes silencieuses, et les antiques forteresses dont les murailles te contemplent. Je dirai ces asiles construits pour les jours de péril, et qui ne sont plus les arsenaux, mais les greniers de la Belgique pacifiée. Je dirai les heureux laboureurs qui cultivent tes deux rives, et tes flots qui, mêlés aux travaux des hommes et des bœufs, coulent en pressant leurs bords, et sillonnent de grasses campagnes. Nul autre ne peut te disputer le pas ; ni la Loire, ni l’Aisne rapide, ni la Marne qui passe aux confins des Gaules et de la Belgique, ni la Charente elle-même, où reflue la mer de Saintonge. Tu lui céderas aussi, Dordogne, qui roules du sommet glacé d’une montagne ; et la Gaule ne pourra lui préférer le Tarn aux sables d’or ; et ce torrent furieux qui se précipite en bondissant au loin de rochers en rochers, l’Adour des Tarbelles devra rendre hommage à la divinité de la Moselle sa souveraine, avant d’entrer dans la mer étincelante.

Ô Moselle, parée de cornes, on doit te célébrer aux plages étrangères, te célébrer partout et non pas seulement aux lieux où, jaillissant de ta source, tu découvres l’éclat doré de ton front de taureau, où tu traînes à travers les champs tes ondes calmes et sinueuses, aux ports enfin de la Germanie, où s’ouvre ton embouchure. Si quelque souffle de gloire soutient mon humble essor, si quelqu’un daigne perdre ses loisirs à lire ces vers, tu voleras sur les lèvres des hommes, et tu vivras dans mes chants applaudis. Tu seras connue des fontaines, des sources vives, connue des fleuves azurés, des antiques forêts qui font l’orgueil des campagnes ; pour toi la Drôme, pour toi la Durance qui porte çà et là sa course incertaine, pour toi les fleuves des Alpes auront des hommages, ainsi que le Rhône lui-même, qui traverse une cité qu’il partage, pour donner aussi un nom à sa rive droite. Et moi, je te recommanderai aux flots bleus des étangs, aux grandes rivières mugissantes, à l’océan de ma Garonne.