Contes en vers (Voltaire)/La Mule du pape

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 573-576).



LA MULE DU PAPE[1]

(1733)

Frères très chers, on lit dans saint Matthieu
Qu’un jour le diable emporta le bon Dieu[2]
Sur la montagne, et puis lui dit : « Beau sire,
Vois-tu ces mers, vois-tu ce vaste empire,
L’État romain de l’un à l’autre bout ? »
L’autre reprit : « Je ne vois rien du tout,
Votre montagne en vain serait plus haute. »
Le diable dit : « Mon ami, c’est ta faute.
Mais avec moi veux-tu faire un marché ?
— Oui-da, dit Dieu, pourvu que sans péché
Honnêtement nous arrangions la chose.
— Or voici donc ce que je te propose,
Reprit Satan. Tout le monde est à moi ;
Depuis Adam j’en ai la jouissance ;
Je me démets, et tout sera pour toi,
Si tu me veux faire la révérence. »
Notre Seigneur, ayant un peu rêvé,
Dit au démon que, quoique en apparence
Avantageux le marché fût trouvé,
Il ne pouvait le faire en conscience ;
Car il avait appris dans son enfance
Qu’étant si riche on fait mal son salut.
Un temps après, notre ami Belzébut
Alla dans Rome : or c’était l’heureux âge

Où Rome avait fourmilière d’élus ;
Le pape était un pauvre personnage,
Pasteur de gens, évêque, et rien de plus.
L’Esprit malin s’en va droit au saint-père,
Dans son taudis l’aborde, et lui dit : « Frère,
Je te ferai, si tu veux, grand seigneur. »
À ce seul mot l’ultramontain pontife
Tombe à ses pieds et lui baise la griffe ;
Le farfadet, d’un air de sénateur,
Lui met au chef une triple couronne :
« Prenez, dit-il, ce que Satan vous donne ;
Servez-le bien, vous aurez sa faveur. »
Ô papegots ! voilà la belle source
De tous vos biens, comme savez. Et pour ce
Que le saint-père avait en ce tracas
Baisé l’ergot de messer Satanas,
Ce fut depuis chose à Rome ordinaire
Que l’on baisât la mule du saint-père.
Ainsi l’ont dit les malins huguenots
Qui du papisme ont blasonné l’histoire :
Mais ces gens-là sentent bien les fagots ;
Et grâce au Ciel, je suis loin de les croire.
Que s’il advient que ces petits vers-ci
Tombent ès mains de quelque galant homme,
C’est bien raison qu’il ait quelque souci
De les cacher, s’il fait voyage à Rome[3].



VARIANTES
DE LA MULE DU PAPE.



Vers 15 :

Depuis longtemps ; et tout sera pour toi ;
Tu tiendras tout de ma pleine puissance.

Vers 47. — Dans les Œuvres de Grécourt, on trouve de ce conte une autre version que voici :

Frères très-chers, on lit en saint Matthieu
Qu’un jour le diable emporta le bon Dieu
Sur la montagne, et là lui dit : « Beau sire,
Vois-tu ces mers, vois-tu ce vaste empire,
Ce nouveau monde inconnu jusqu’ici,
Rome la grande et sa magnificence ?
Je te ferai maître de tout ceci,
Si tu me veux faire la révérence. »
Lors le Seigneur, ayant un peu rêvé,
Dit au démon que, quoique en apparence
Avantageux le marché fût trouvé,
Il ne pouvait le faire en conscience ;
Qu’étant trop riche on fait mal son salut.
Un temps après, notre ami Belzébut
S’en fut à Rome. Or c’était l’heureux âge
Où Rome était fourmilière d’élus :
Le pape était un pauvre personnage.
Pasteur de gens, évêque, et rien de plus.
L’Esprit malin s’en va droit au saint-père.
Dans son taudis l’aborde, et lui dit : « Frère,
Si tu voulais tâter de la grandeur ?…
— Si j’en voudrais ? oui, parbleu ! monseigneur, »
Marché fut fait : or voilà mon pontife
Aux pieds du diable, et lui baisant la griffe.
Le farfadet, d’un air de sénateur,
Lui met au chef une triple couronne :
« Prenez, dit-il, ce que Satan vous donne ;
Servez-le bien, vous aurez sa faveur. »

Or, papagais, voilà l’unique source
De tous vos biens, comme savez ; et pour ce
Que le saint-père avait en ce tracas
Baisé l’ergot de messer Satanas,
Ce fut depuis chose à Rome ordinaire
Que l’on baisât la mule du saint-père.
Que s’il advient, etc.

Cette pièce n’est pas la seule de Voltaire que l’on ait attribuée à Grécourt. (B.)


FIN DES PREMIERS CONTES EN VERS.



  1. Cette pièce est de 1733 si une lettre à Mme de La Neuville est bien classée.
  2. Le jésuite Bouhours se servit de cette expression : Jésus-Christ fut emporté par le diable sur la montagne ; c’est ce qui donna lieu à ce noël qui finit ainsi :

    Car sans lui saurait-on, don, don,
    Que le diable emporta, la, la,
    Jésus notre bon maître ?

    (Note de Voltaire.)

  3. Dans une note sur la première scène de Tancrède, les éditeurs de Kehl donnent une autre origine au baisement de la mule du pape ; voyez tome IV du Théâtre, page 502.