La Nouvelle Emma/46

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 122-143).
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CHAPITRE XLVI.

Jusqu’au moment où elle se voyait menacée de perdre M. Knightley, Emma n’avait jamais connu combien son bonheur dépendait d’occuper la première place dans son cœur et dans ses affections. Satisfaite de penser qu’elle occupait cette place, elle en avait joui sans y faire attention ; mais la crainte de l’avoir perdue lui fit découvrir combien il eût été prudent de n’en avoir pas couru les risques.

Pendant long-temps, très-long-temps, elle s’était accoutumée à le regarder comme sa conquête ; car il n’avait d’autres connaissances que sa sœur Isabelle et elle ; sa sœur seule pouvait partager ses prétentions ; mais elle avait toujours connu le degré d’amour et d’estime dont il honorait Isabelle. Elle avait toujours eu la préférence ; elle ne la méritait pas. Souvent elle avait été inattentive ou perverse, méprisant ses conseils, lui résistant quelquefois ouvertement, et se querellant même avec lui, parce qu’il ne croyait pas, avec elle, à l’excellence de son jugement. Malgré tout cela, soit par habitude, par attachement pour sa famille ou par bonté de cœur, il l’avait toujours aimée, surveillée avec soin dès son enfance, tâché de la rendre accomplie, et de lui former le cœur et l’esprit ; lui seul avait pris ce soin.

Malgré tous ses défauts elle savait qu’elle lui était chère, même très-chère. Cependant lorsqu’elle se disait dans cette pressante circonstance que tout espoir n’était pas perdu, elle n’osait trop s’arrêter à cette idée. Henriette Smith pouvait se flatter d’obtenir la préférence sur toutes les femmes, d’être la seule aimée de monsieur Knightley ; mais Emma, non. Elle savait que l’attachement qu’il avait pour elle ne l’aveuglait pas, elle avait dernièrement reçu une preuve certaine de son impartialité. Combien il avait été choqué de sa conduite envers mademoiselle Bates ; avec quelle force ne s’était-il pas exprimé à ce sujet ! Elle avouait qu’elle le méritait ; mais ces reproches ne pouvaient lui avoir été dictés par l’amour qu’il avait pour elle, mais bien par la justice la plus exacte et une bienveillance sans bornes. Elle n’avait donc pas la moindre espérance que l’affection que lui portait M. Knightley pût jamais l’engager à lui passer ses fautes, elle ne le désirait même pas ; mais de temps à autre il se présentait à son esprit l’espoir mieux fondé, qu’Henriette s’était abusée et qu’elle n’était pas si avant dans ses bonnes grâces qu’elle croyait. Par rapport à lui principalement, elle le souhaitait de tout son cœur. Faisant abnégation d’elle-même, elle désirait qu’il ne se mariât pas, si elle eût été certaine qu’il restât garçon, elle se serait crue heureuse. Qu’il continue toujours à être pour mon papa et pour moi, se disait-elle, le même M. Knightley que par le passé ; qu’il existe la même amitié, le même bon voisinage entre Donwel et Hartfield, et je serai satisfaite. Le mariage, dans le fait, ne lui convenait pas. Il était incompatible avec les soins qu’elle devait et qu’elle aimait à rendre à son père. Non elle ne se marierait jamais, quand bien même M. Knightley lui offrirait sa main.

Le plus ardent de ses vœux était cependant qu’Henriette fût trompée dans ses espérances, elle se proposait de les surveiller avec la plus grande attention lorsque l’occasion s’en présenterait, et ne doutait pas un moment qu’elle ne pût asseoir son jugement sur ce qu’il pourrait s’ensuivre dès qu’elle les aurait vus ensemble. Quoique presque toujours trompée dans ses observations précédentes, elle était très-certaine d’une entière réussite cette fois-ci. On l’attendait tous les jours. Elle serait bientôt à même de mettre son projet à exécution. Tantôt elle trouvait des raisons d’espérer, tantôt de craindre. Elle se résolut, en attendant, de ne plus voir Henriette. Nul bien ne pouvait résulter pour aucune d’elles, d’une entrevue pendant laquelle on ne manquerait pas de parler de l’objet qui avait fait le sujet de la dernière conversation. Tant qu’elle avait des doutes, Emma ne voulait pas se persuader la chose possible, mais elle ne pouvait pas empêcher Henriette de lui faire des confidences. En conséquence, elle lui écrivit amicalement, mais d’une manière péremptoire, pour la prier, pour le présent, de ne pas venir à Hartfield, parce qu’elle était certaine qu’elles devaient éviter une discussion confidentielle sur l’objet en question. Elle ajoutait qu’elle la verrait avec plaisir, en compagnie, n’ayant d’objection qu’à un tête à tête, et que dans quelques jours la conversation de la veille étant oubliée elles se verraient comme auparavant. Henriette se soumit, approuva et fut reconnaissante.

Ce point venait d’être réglé, lorsqu’une visite vint faire oublier à Emma les pensées qui l’avaient occupée pendant vingt-quatre heures entières, à table, au lit et à la promenade. C’était madame Weston qui venait de voir sa future belle-fille, et qui passait par Hartfield pour s’en retourner à la maison, tant par égard pour Emma, que pour avoir le plaisir de lui raconter les particularités de cette intéressante entrevue. M. Weston l’avait accompagnée chez madame Bates, et s’était acquitté à son ordinaire, c’est-à-dire à merveille, des attentions qu’il devait aux dames ; mais ayant prévalu sur les refus qu’avait d’abord faits mademoiselle Fairfax d’aller prendre l’air en voiture. Elle était retournée avec des détails très-satisfaisans, et beaucoup supérieurs à ceux qu’elle se serait procurés dans le salon.

Emma eut un peu de curiosité et elle la satisfit de son mieux pendant le récit de madame Weston. À son départ de Randalls elle était très-agitée, elle aurait bien voulu ne pas aller chez madame Bates, mais seulement écrire à mademoiselle Fairfax, et différer cette visite j’usqu’à ce que M. Churchill permît que l’affaire fût rendue publique, certaine que cette visite prématurée pourrait donner lieu à des rapports. Cependant M. Weston avait pensé autrement : il était pressé de témoigner à mademoiselle Fairfax qu’il approuvait le choix de son fils. Au reste, il ne concevait pas qu’on pût soupçonner la raison qui les conduisait chez madame Bates ; et d’ailleurs si cela arrivait, il ne voyait pas le grand danger qui en résulterait, car on savait bien qu’une telle affaire se saurait. Emma sourit, elle avait de bonnes raisons pour être convaincue de la solidité de l’argument de M. Weston. Enfin elles étaient parties ensemble, et la confusion de la jeune personne avait été égale à sa détresse. Elle pouvait à peine parler, et ses regards annonçaient ainsi que sa contenance combien elle souffrait intérieurement. La douce satisfaction que sentait la bonne dame Bates, le ravissement extrême de sa fille, qui était trop joyeuse pour parler comme à son ordinaire, avaient fourni une scène assez satisfaisante, mais qui l’affecta un peu trop. Elles étaient toutes deux si respectables, si désintéressées, qu’on voyait bien que leur bonheur ne provenait que de l’espoir que cette alliance rendrait à mademoiselle Fairfax la joie et la santé. Elles adoraient Jeanne, pensaient bien de tout le monde, s’estimant peu de chose elles-mêmes : aussi tout le monde les aimait. Mademoiselle Fairfax ayant été récemment malade, on ne pouvait pas être surpris que madame Weston lui offrît de prendre l’air avec elle en voiture ; elle avait refusé ; mais à force de sollicitations, elle avait accepté. Pendant la promenade, madame Weston l’avait encouragée, par ses douces paroles, à vaincre l’embarras de la situation dans laquelle elle se trouvait ; et peu à peu l’avait engagée à discourir sur le sujet qui avait causé sa visite. Elle commença par s’excuser sur le silence peu gracieux qu’elle avait gardé à son arrivée, elle lui fit ensuite des protestations de gratitude et d’estime. Ce qui servit d’ouverture. Lorsque ces effusions mutuelles eurent cessé, elles parlèrent long-temps de l’engagement antérieur et de ce qui devait en arriver par la suite. Madame Weston crut qu’une telle conversation devait être d’un grand secours à sa compagne, qui avait pendant si long-temps été obligée de concentrer ses affections, ses torts, ses espérances et ses chagrins en elle-même : elle fut extrêmement satisfaite d’elle.

« Sur ce qu’elle avait souffert pendant tant de mois, continua madame Weston, elle fut sublime. Je ne puis peindre ce que ma position avait de douloureux. Je ne nie pas d’avoir passé d’heureux momens, mais je n’ai jamais eu une heure de véritable tranquillité depuis que j’ai contracté cet engagement ! Et la palpitation des lèvres qui prononçaient ces paroles me frappa au cœur. »

« Pauvre fille ! dit Emma, elle s’accuse donc d’avoir contracté cet engagement privé ? »

« S’accuser ! Personne au monde ne peut la blâmer plus qu’elle ne le fait elle-même, La conséquence en a été, dit-elle, que j’ai autant souffert que je le méritais. Mais la punition d’une faute ne l’efface pas. Je ne puis jamais ne pas être blâmable : la peine n’est pas une expiation. J’ai agi volontairement contre toutes les règles ; et la tournure favorable qu’ont pris les choses, et les marques de bonté que je reçois répugnent à ma conscience, qui me dit que cela ne devrait pas être. »

« Ne vous imaginez pas, Madame, continua-t-elle, que l’on m’ait élevée à mal faire. Ceux qui ont eu la bonté de prendre soin de mon éducation, ne sont pas à blâmer : je suis la seule coupable ; et je vous assure que, malgré l’excuse que je pourrais alléguer, vu les circonstances présentes, je tremble à l’idée de faire part de ma faute au colonel Campbell. »

« Pauvre fille ! dit de nouveau Emma, il faut qu’elle ait un bien sincère attachement pour lui. Ce ne peut être qu’une violente passion qui ait pu la forcer à contracter cet engagement. Ses affections l’ont emporté sur son jugement. »

« Je suis très-persuadée qu’elle lui est extrêmement attachée. »

« Je crains bien, dit Emma, en soupirant, d’avoir souvent contribué à la rendre malheureuse. »

« C’était bien innocemment, ma chère. Elle en était sans doute troublée, car, en parlant de leur querelle, il en a dit quelque chose. Une des conséquences naturelles de la faute qu’elle a commise, a-t-elle dit, a été de la rendre déraisonnable. La connaissance intime qu’elle avait d’avoir mal fait, lui avait occasionné des inquiétudes, causé des irritations qu’il n’avait pu supporter. Je ne me suis pas conduite avec lui comme je le devais, dit-elle, vu sa gaîté, son amabilité et son humeur folâtre, qui, dans d’autres circonstances, m’eût plu comme auparavant. Elle a ensuite commencé à parler de vous et des bontés que vous lui aviez témoignées pendant sa maladie ; et en rougissant (ce qui me fit comprendre le sujet qui la faisait rougir) elle me pria de vous présenter ses remercîmens la première fois que j’en trouverais l’occasion. Je ne pouvais trop vous exprimer, vous disait-elle, les obligations qu’elle vous avait, des peines que vous aviez bien voulu prendre pour lui rendre service. Elle sentait parfaitement qu’elle avait été ingrate envers vous. »

« Si je ne la savais pas heureuse à présent, dit Emma, d’un air très-sérieux, ce qui, malgré les scrupules de sa conscience timorée, doit nécessairement être, je ne pourrais recevoir ses remercîmens ; car, si l’on mettait dans la balance le bien et le mal que j’ai fait à mademoiselle Fairfax… Oh ! madame Weston ! Assez (s’arrêtant et s’efforçant de prendre un air plus gai), tout doit être oublié. Vous êtes bien bonne d’être venue me faire part de tous ces détails. Ils lui font beaucoup d’honneur. Je la crois très-bonne personne. Je lui souhaite tout le bonheur du monde. Il est juste que la fortune soit de son côté, car tout le mérite sera du côté de la femme. »

Madame Weston ne put laisser passer une pareille assertion sans réponse. Elle avait la meilleure opinion de Frank ; et ce qui était de plus, c’est qu’elle l’avait pris en grande amitié : elle prit donc sa défense avec chaleur. Elle parla long-temps et avec affection ; mais Emma ne l’entendait pas, quoiqu’elle parut l’écouter avec attention ; son imagination galopait d’Hartfield sur la place Brunswick, à Londres, et de là à Donwell, de manière que lorsque madame Weston finit, en disant : « Nous n’avons pas encore reçu la lettre que nous attendons avec tant d’impatience, comme vous savez : j’espère que nous l’aurons bientôt, » elle fut obligée de tâcher de se remettre, et à la fin, de répondre de travers, avant de pouvoir se ressouvenir de quelle lettre madame Weston vouloit parler.

« Êtes-vous bien, Emma ? dit madame Weston, en s’en allant.

« Parfaitement, vous savez que je jouis toujours d’une bonne santé. Faites-moi connaître la lettre le plus tôt possible. »

Les particularités communiquées par madame Weston, fournirent à Emma un surcroit de réflexions désagréables : en augmentant son estime et sa compassion envers mademoiselle Fairfax, elle se reprochait ses injustices et sa négligence à remplir les devoirs de la société à son égard. Elle regretta amèrement de ne pas avoir recherché son intimité. Elle eut honte de la basse jalousie qui en avait été la cause. Si elle eut suivi les intentions de M. Knightley, en ayant pour mademoiselle Fairfax les égards et les attentions qui lui étaient dus ; si elle eût cherché à se lier avec elle, au lieu de se faire une amie d’Henriette Smith, elle ne se trouverait pas dans la triste situation où elle était.

Naissance, instruction, éducation distinguée, élégance ; toutes ces qualités réunies devaient la faire rechercher ; elle eût répondu aux moindres avances avec gratitude : mais l’autre, qu’était-elle ? Supposé même qu’elles n’eussent jamais été assez intimes pour que mademoiselle Fairfax lui eût confié ses secrets, ce qui était très-probable ; au moins, en la connaissant davantage, elle n’eût jamais eu l’abominable soupçon qu’elle eût pu concevoir un attachement impropre avec M. Dixon ; soupçon qu’elle avait eu non-seulement la folie de se mettre dans la tête, mais la barbarie de divulguer ; action qui avait sans doute causé à Jeanne de vifs chagrins, par la légèreté et l’insouciance de Frank Churchill. Emma se reprochait d’avoir causé plus de désagrémens à mademoiselle Fairfax, depuis son arrivée à Highbury, qu’aucune autre personne. Elle avait été son ennemie jurée. Jamais elles ne s’étaient trouvées ensemble en compagnie avec Frank Churchill, sans que Jeanne n’eût beaucoup à souffrir. La partie de Box-Hill avait sans doute mis le comble à ses maux, et épuisé sa patience.

La soirée de ce jour-là fut extrêmement triste et mélancolique à Hartfield. Le temps ajouta encore au désagrément qu’on y éprouvait. Une pluie froide et orageuse survint ; les arbres seuls et les plantes annonçaient le mois de juillet, quoique le vent les dépouillât de leurs feuilles. La longueur des jours ne servit qu’à rendre plus affligeant un pareil spectacle.

Ce mauvais temps affecta singulièrement M. Woodhouse ; et les tendres soins de sa fille suffirent à peine pour le rassurer : jamais ces attentions ne coûtèrent tant à Emma. Cette soirée lui rappella celle du jour des noces de madame Weston, qu’elle passa en tête-à-tête, en partie avec son père ; mais alors M. Knightley vint à son secours, et dissipa la tristesse qui allait s’emparer d’elle. Mais, hélas ! ces preuves de l’attraction d’Hartfield pour lui étaient à la veille de cesser. Le tableau effrayant qu’elle s’était tracé à l’approche de l’hiver passé, était faux et prématuré. Aucun ami ne les avait quittés ; aucune espèce de plaisir n’avait été perdue : mais elle craignait qu’il ne se vérifiât l’hiver prochain. La perspective qui se présentait à elle était menaçante ; elle ne voyait aucune possibilité de l’éviter, ni même de la rendre plus supportable. Si ce malheur arrivait, ce ne pouvait être que parmi sa société. Hartfield allait devenir désert ; et qui l’aiderait dorénavant à consoler son père, dont la situation de corps et d’esprit ne pouvait qu’empirer ? Le souvenir de ses propres infortunes lui rendrait cette tâche difficile à remplir.

L’enfant qui allait naître à Randalls, deviendrait pour madame Weston un lien qui occuperait son esprit et son cœur, et diminuerait nécessairement l’amitié qu’elle avait pour elle. Ils la perdraient, et très-probablement son mari aussi.

Frank Churchill ne viendrait plus parmi eux, et mademoiselle Fairfax quitterait probablement Highbury. Ils se marieraient, et sans doute s’établiraient à Enscombe ou dans ses environs. Tout ce qu’il y avait de bon, d’aimable, allait partir, et si l’on joignait à ces pertes celle de Donwell, quelle société leur resterait-il ? On ne verrait plus M. Knightley venir passer les soirées à Hartfield ; on ne l’y verrait plus entrer à toute heure, à tout moment avec cet air amical, qui annonçait qu’il aurait volontiers abandonné sa maison de Donwell pour celle d’Hartfield ! Comment supporter tout cela ? Et si sa perte était occasionnée par son amour pour Henriette ; s’il trouvait en elle tout ce qu’un homme désire dans une femme ; si toutes ses affections étaient concentrées en elle ; s’il croyait avoir trouvé dans Henriette l’amie, la femme qui seule pouvait le rendre heureux, à qui pouvait-elle s’en prendre ? Emma reconnaissait avec douleur que tout venait d’elle-même. Lorsqu’elle était parvenue à se monter ainsi l’imagination, elle frissonnait, poussait de gros soupirs, ou se promenait à grands pas dans sa chambre. La seule chose qui pût lui porter un peu de consolation, lui faire recouvrer un peu de fermeté, c’était la ferme résolution qu’elle formait de changer de conduite ; l’espérance qu’elle avait que, malgré qu’elle prévît que ses hivers à l’avenir seraient moins amusans, elle serait plus raisonnable, par la connaissance intime qu’elle venait d’acquérir d’elle-même, et qu’aucune de ses actions ne lui laisserait les regrets poignans qui la rendaient actuellement si malheureuse.