La Nouvelle Emma/7

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 118-136).
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CHAPITRE VII.

Le même jour que M. Elton partit pour Londres, fournit une nouvelle occasion à Emma d’obliger son amie. Henriette, suivant sa coutume, s’était rendue à Hartfield, après déjeûner, et quelque temps après elle s’en retourna à la maison, avec promesse d’y revenir dîner. Son retour fut plus prompt qu’elle ne l’avait fait espérer ; elle avait dans les yeux un empressement, une agitation qui annonçaient qu’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire, qu’elle avait grande envie de dévoiler, ce qu’elle fit, en effet, une minute après. On lui dit au moment de son arrivée chez madame Goddard, qu’il y avait une heure que Martin y était venu, et que ne la trouvant pas à la maison, et apprenant qu’on n’était pas certain de son retour, il avait laissé un paquet qu’une de ses sœurs lui envoyait, après quoi il était parti. En ouvrant ce paquet, elle y avait trouvé, outre deux chansons qu’elle avait prêtées à Elisabeth, pour les copier, une lettre qui lui était adressée. Cette lettre était de M. Martin, et contenait une proposition de mariage.

Qui l’aurait cru ! Elle fut si surprise, qu’elle ne savait que penser. Oui, une proposition de mariage ; et une très-jolie lettre, du moins elle le croyait. Il écrivait comme s’il aimait véritablement. Elle ne savait qu’en penser ; c’est pourquoi elle était venue en hâte demander à mademoiselle Woodhouse ce qu’elle devait faire. Emma fut presque honteuse de voir son amie balancer entre le plaisir et le doute.

« Sur ma parole, s’écria-t-elle, si ce jeune homme ne réussit pas, ce ne sera pas faute de demander ce qu’il désire ; il veut contracter une bonne alliance, s’il le peut. »

« Voulez-vous lire la lettre, dit Henriette ? Je vous en prie, lisez-là, vous m’obligerez. »

Emma n’était pas fâchée qu’on la pressât. Elle lut et fut surprise ; elle ne s’attendait pas à un pareil style. Non-seulement il n’y avait pas de faute de langue, mais un homme comme il faut n’aurait pas désavoué cette lettre. Les expressions, quoique peu recherchées, étaient fortes, sans affectation, et les sentimens qu’elle annonçait faisaient honneur à son auteur. Elle était courte, mais pleine de bon sens, d’attachement, de générosité et même de délicatesse. Elle réfléchit, et Henriette attendait avec impatience, ce qu’elle en pensait, criant : Fort bien ! fort bien ! et fut à la fin forcée de dire : La lettre est-elle bonne ? ou : Est-elle trop courte ? « Oui, en vérité, la lettre est très-bonne, répliqua lentement Emma, elle est si bonne que je suis persuadée qu’une de ses sœurs est venue à son secours. Je ne puis concevoir que le jeune homme qui vous parlait l’autre jour, puisse s’exprimer aussi bien sans secours, et cependant ce n’est pas le style d’une femme ; il est trop fort, trop concis, et pas assez diffus pour une femme. Il n’y a pas de doute, c’est un homme sensé, il a de l’esprit naturel, pense d’une manière forte et claire, et qui lorsqu’il prend une plume trouve des mots convenables. Il existe de ces gens-là, vigoureux, décidés, ayant des sentimens, qui, jusqu’à un certain point, ne sont pas grossiers. Cette lettre, Henriette, (en la lui rendant) vaut mieux que je ne m’y attendais. »

« Fort bien ! dit Henriette, toujours dans l’attente d’une réponse, fort bien ! Mais que dois-je faire ? »

« Ce que vous devez faire ! Sur quoi ? Est-ce au sujet de la lettre ? »

« Oui. »

« Mais, quel doute pouvez-vous avoir ? Il faut y répondre, et le plus tôt possible. »

« Oui, mais que lui dirai-je ? ma chère demoiselle Woodhouse, dites-moi votre avis. »

« Oh ! non, non ! la lettre doit être entièrement de vous. Je suis persuadée que vous vous en tirerez à merveille. Les expressions dont vous vous servirez seront, je n’en doute point, claires et précises, ce qui est le plus essentiel. Votre intention doit être exprimée en termes non équivoques, qui ne puissent donner lieu à aucun doute, à aucune conjecture. La phrase que vous emploierez pour témoigner d’une manière polie votre reconnaissance et vos regrets, se présentera d’elle-même à votre esprit, j’en suis certaine. Je ne crois pas que vous deviez lui donner à croire que vous sentez le moindre déplaisir de ce qu’il s’est trompé dans son attente. »

« Vous pensez donc que je dois le refuser ? dit Henriette, les jeux baissés. »

« Si vous devez le refuser ! Que voulez-vous dire, ma chère Henriette ? Avez-vous le moindre doute à ce sujet ? Je pensais… mais je vous demande pardon, peut-être me suis-je trompée. Je ne vous ai certainement pas comprise, si vous avez quelque doute quant à la manière de répondre à sa lettre. J’ai cru que vous me consultiez seulement sur les expressions. » Henriette garda le silence, Emma continua, avec un peu de circonspection :

« Votre intention est certainement de faire une réponse favorable ? »

« Non, je n’ai pas cette intention là, c’est-à-dire, je ne pense pas… Mon Dieu ! que dois-je faire ? Je vous en supplie, ma chère demoiselle Woodhouse, que me conseillez-vous ? »

« Je ne vous donnerai aucun conseil, Henriette, je ne veux pas me mêler de cette affaire. C’est à votre cœur à décider. »

« Je ne savais pas qu’il m’aimât tant, » dit Henriette, en regardant sa lettre. Emma garda le silence pendant quelque temps ; mais craignant que la flatterie enchanteresse de la lettre ne fût trop puissante, elle crut devoir dire :

« Je regarde comme une règle générale, que lorsqu’une femme est dans le doute, si elle doit accepter un homme ou non, elle doit le refuser ; si elle hésite à dire oui, elle doit sur-le-champ dire non. On ne doit pas contracter un pareil lien avec des sentimens et un cœur divisés. J’ai cru qu’étant votre amie et plus âgée que vous, je pouvais vous dire cela ; mais ne croyez pas que mon intention soit de chercher à vous influencer. »

« Oh ! non, vous êtes trop bonne pour… mais me dire ce que je dois faire… non, non… ce n’est pas cela ; car, comme vous dites, il faut prendre sa résolution soi-même. On ne doit pas hésiter. C’est une affaire très-sérieuse. Je ferais mieux de dire non. Peut-être. Croyez-vous que je ferais mieux de dire non ?

« Pour rien au monde, dit Emma, en souriant avec grâce, je ne voudrais vous conseiller de dire oui ou non. C’est à vous à juger ce qui convient le mieux à votre bonheur. Si vous préférez M. Martin à tout autre, si vous le croyez l’homme le plus agréable que vous ayez jamais vu, pourquoi hésiteriez-vous ? Vous rougissez, Henriette songeriez-vous par hasard à quelqu’un qui lui fut préférable. Henriette, Henriette, ne vous abusez pas, ne vous laissez pas entraîner par la reconnaissance et la compassion. À qui pensez-vous dans ce moment ? »

Les symptômes étaient favorables. Au lieu de répondre, Henriette se tourna vers le feu, confuse et pensive ; et quoiqu’elle eût encore la lettre, elle la tortillait machinalement autour de ses doigts, sans y faire aucune attention. Emma attendait avec impatience, mais non sans espérance, le résultat de cette scène. Enfin, avec une espèce d’hésitation, Henriette dit :

« Mademoiselle Woodhouse, puisque vous ne voulez pas me dire votre opinion, il faut que je me conduise du mieux qu’il me sera possible. Je me suis tout à fait déterminée, et je suis presque résolue à refuser M. Martin. Pensez-vous que je fasse bien ? »

« Parfaitement bien, ma chère Henriette, c’est justement ce que vous devez faire. Tant que vous avez hésité, j’ai garde mon opinion en moi-même, mais maintenant que vous êtes tout à fait décidée, je puis vous la communiquer, en vous approuvant. Ma chère Henriette, je m’en félicite. J’aurais senti un vif chagrin de vous avoir perdue, ce qui serait nécessairement arrivé, si vous eussiez épousé M. Martin. Tant que vous avez témoigné le moindre degré d’hésitation, je me suis tue, parce que je ne voulais vous influencer en rien, mais j’étais singulièrement affectée. Je craignais de perdre une amie. Je n’aurais pu rendre visite à madame Robert Martin, d’Abbey-Millfarm. Maintenant je suis sûre de vous pour toujours.

Henriette n’avait pas songé à un pareil danger, et l’idée de l’avoir couru la frappa vivement.

« Vous n’auriez pu me rendre visite ! dit-elle d’un air effaré. Certainement non, vous ne le pouviez pas ; je n’y avais pas pensé : cela aurait été terrible !

« Je l’ai échappé belle ! Ma chère demoiselle Woodhouse, pour tout au monde, je ne me priverais pas de l’honneur et du plaisir de votre société. »

« En vérité, Henriette, cette séparation m’aurait été bien sensible ; mais elle devenait inévitable. Vous étant retirée de la bonne société, j’aurais été forcée de vous abandonner. »

« Mon Dieu ! comment aurais-je pu le supporter ! Je serais morte de chagrin de ne plus venir à Hartfield. »

« Chère petite amie ! vous bannie à Abbey-Millfarm ! Vous réduite à la société de gens illettrés et grossiers, et cela pour la vie !… Je suis surprise que ce jeune homme ait eu l’audace de vous le proposer. Il faut qu’il ait une grande opinion de lui-même. »

« Je ne crois pas qu’en général il s’en fasse accroire, dit Henriette, sa conscience s’opposant à laisser passer cette censure : je suis certaine qu’il est d’un bon naturel ; je lui aurai toujours beaucoup d’obligations et je lui voudrai du bien toute ma vie : mais c’est tout à fait différent de… ; et vous savez bien que, quoiqu’il m’aime, ce n’est pas une raison pour que je l’aime aussi ; et je dois avouer que, depuis que je fréquente votre maison, j’ai vu des gens… ; et si l’on examinait leurs manières et leurs personnes, oh ! il n’y aurait pas de comparaison à faire. L’un d’eux surtout est si bel homme, si agréable ! Cependant je ne puis m’empêcher de reconnaître monsieur Martin pour un très-aimable jeune homme, et j’en ai une très-bonne opinion ; et puis l’attachement qu’il a pour moi, et m’avoir écrit une si jolie lettre. Mais, quant à vous quitter, aucune considération quelconque ne me le ferait faire. »

« Grand merci, grand merci, ma douce petite amie, nous ne nous séparerons pas. Une fille n’est pas obligée d’épouser un homme, par cela seul qu’il la demande en mariage, ou parce qu’il lui est attaché et lui écrit une lettre passable. »

« Oh ! non ; et cette lettre était très-courte. »

Emma sentit que son amie avait le goût mauvais ; mais elle ne le lui fit pas connaître, et répondit seulement que c’était très-vrai, et qu’elle pensait que ce serait une triste consolation pour elle, en supportant, pendant toutes les heures de la journée, les manières grossières de son mari, de savoir qu’il était en état d’écrire une lettre passable.

« Oh ! certainement personne ne se souciait d’une lettre : le grand point était d’être heureuse au milieu d’une société choisie. Je suis tout à fait déterminée à le refuser. Mais comment le ferai-je ? Que dirai-je ? »

Emma lui assura qu’elle n’aurait aucune difficulté à faire cette réponse, et lui conseilla de la faire sur-le-champ : elle y consentit, comptant sur son assistance ; et Emma, continuant toujours à lui dire qu’elle n’en avait pas besoin, la lui donnait véritablement à chaque sentence. En relisant cette lettre, pour y répondre, son cœur s’attendrit tellement, qu’Emma crut qu’il était nécessaire de lui remonter l’imagination par des expressions décisives ; et elle était si peinée de l’idée de le rendre malheureux, de ce que sa mère et ses sœurs diraient et penseraient d’elle, et craignait tellement de passer dans leur esprit pour une ingrate, qu’Emma crut que, si Martin se fût présenté à elle dans ce moment, il aurait été accepté.

Cependant la réponse fut écrite, cachetée et envoyée. L’affaire fut terminée, et Henriette en sûreté. Pendant toute la soirée elle fut abattue et pensive ; mais Emma lui passa ses aimables regrets, les divertit souvent en parlant de leur affection mutuelle ; et quelquefois en ramenant ses idées sur M. Elton : « Je ne serai plus invitée à l’Abbey-Millfarm, dit Henriette d’un ton douloureux. »

« Et quand vous seriez invitée, mon Henriette, pourrais-je me séparer de vous ? Vous êtes trop nécessaire à Hartfield, pour vous laisser aller à l’Abbey. » « Et moi, je vous assure que je n’ai pas la plus petite envie d’y aller, car je ne me trouve heureuse qu’à Hartfield. »

Un moment après, elle dit : « Si madame Goddard savait ce qui vient de se passer, elle serait bien surprise. Mademoiselle Nash le serait certainement, elle qui pense que sa sœur a fait un très-bon mariage, quoiqu’elle n’ait épousé qu’un marchand de draps. »

« On serait fâché devoir une sous-maîtresse d’école afficher plus d’orgueil ou de prétentions. Je suis persuadée, Henriette, que mademoiselle Nash vous envîrait un mariage comme celui que vous refusez. Cette conquête aurait un grand prix à ses yeux. Je ne suppose pas qu’on soupçonne pour vous rien de supérieur à cela. Les attentions d’une certaine personne ne font pas encore le sujet des caquets à Highbury. Je m’imagine que jusqu’à présent vous et moi sommes les seules à qui ses regards et ses manières aient expliqué ses sentimens. »

Henriette rougit, sourit, et dit quelque chose sur la surprise où elle était qu’on l’aimât tant. »

L’idée de M. Elton lui plaisait infiniment ; mais peu après, néanmoins son cœur s’attendrit de nouveau pour le pauvre M. Martin, quoiqu’elle l’eût rejeté. »

« Maintenant il a ma lettre, dit-elle à voix basse ; je voudrais bien savoir ce qu’ils font tous : si ses sœurs sont informées s’il est malheureux, elles le seront aussi ; je me flatte que son chagrin ne sera pas si violent. »

« Ne pensons qu’à nos amis absens, qui sont plus agréablement occupés, s’écria Emma. En ce moment peut-être M. Elton montre votre portrait à sa mère et à ses sœurs, leur persuadant que l’original est infiniment plus beau, et se fait demander cinq à six fois votre nom chéri, avant que de le leur dire. »

« Mon portrait ! Mais il l’a laissé dans Bond-Street. — Vous le croyez ? Je ne connais donc pas M. Elton ? »

« Non, ma modeste petite Henriette, soyez bien sûre que votre portrait n’ira dans Bond-Street qu’au moment où M. Elton montera à cheval pour s’en revenir. Ce soir, il lui tiendra compagnie ; il fera son bonheur, sa consolation. Il lui servira à faire part de ses desseins à sa famille ; il vous introduira au milieu de ses proches, et leur procurera ces sensations si naturelles et si agréables, la curiosité et une possession anticipée. Combien leur imagination travaille ! Qu’ils sont animés, joyeux, vifs ! Henriette sourit, et son sourire devint plus marqué. »