La Nouvelle Emma (critique de Villeneuve)

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LA NOUVELLE EMMA.

Ou les Caractères anglais du siècle ; par l’auteur d’Orgueil et Préjugé, traduit de l’anglais. Quatre vol. in-12. Prix : 10 fr., et 12 fr. 50 cent. franc de port. Chez Arthus Bertrand, rue Hautefeuille, no 23 ; et Roger, libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des-Arts, no11.


Les mères peuvent le faire lire à leurs filles.


Cette épigraphe pouvant n’être qu’un piége tendu à la bonne-foi des acheteurs, je commencerai par assurer qu’elle a une très-juste application. Le respect pour les mœurs est exactement conservé ; les incidens en petit nombre, présentés dans le cours de l’ouvrage, servent uniquement à mettre en jeu les caractères des personnages ; les uns ont des ridicules, d’autres des défauts mêlés de bonnes qualités. On ne doit point s’attendre à trouver ces grands événemens qui agitent l’ame avec violence ; il n’y a pas dans ce roman la plus petite tour, ni le moindre revenant, quoiqu’il soit d’origine anglaise. C’est le tableau de l’intérieur d’une société de campagne, et il n’est pas dépourvu d’intérêt. Malgré cet éloge, la critique aura son tour, mais avant je dirai en proposition générale, que le meilleur roman est non-seulement très-peu utile, mais même, considéré relativement au bon emploi du temps, qu’il est nuisible. En effet, si une jeune personne commence son cours de lecture romanesque par ce qu’il y a de meilleur, il n’est rien de moins certain qu’elle aura toujours cette sage précaution ; mille pièges lui sont tendus, et n’y eût-il que sa propre curiosité, elle finira par ne plus choisir. Je ne crois pas être moraliste trop sévère en affirmant que le temps consacré à la lecture d’un roman est perdu pour la véritable instruction, et qu’il est au moins pris sur celui qui appartient à des soins importans, ou bien à un travail utile. Je vais cependant rendre compte d’un roman, voilà entre ma pensée et un acte bien positif, une dissidence remarquable ; j’en conviens, mais un torrent débordé n’est point arrêté dans ses ravages en voulant élever une digue au milieu de son cours ; placez-là sur ses bords, et peut-être parviendrez-vous à empêcher de plus grands malheurs. Une bonne réflexion que les miennes auront fait naître, soit à une mère de famille trop indulgente, soit à sa jeune fille, sera pour moi un grand succès.

Emma est charmante, elle a vingt et un ans, des talens que ses dispositions naturelles lui eussent permis de porter très-loin ; mais il eût fallu faire des études suivies, avoir une tenue de caractère dont Emma ne se croit point dispensée, mais qu’elle remet toujours au lendemain. M. Woodhouse, son père, n’est point infirme, il a seulement une disposition nerveuse si irritable, que toujours près d’être incommodé, sans jamais le devenir, il se livre perpétuellement aux petits soins qui conservent sa santé dans un juste équilibre. Le caractère n’a rien cependant de petit, car cette inquiète surveillance s’étend à tout ce qui l’entoure. Le froid, le chaud, le serein, l’inquiètent pour les autres autant que pour lui-même. Si dans les repas, dans les thés qu’il donne, il n’offre pas avec une grande largesse, ce n’est pas parcimonie, mais un accident pourrait arriver, et il en tremble. Heureusement qu’Emma, sa fille chérie, fait avec art disparaître tout ce que la manie de son père aurait de désagréable pour ses hôtes.

C’est en bas âge qu’Emma perdit sa mère, elle n’en peut avoir de souvenir. La fortune de M. Woodhouse lui a permis de donner à sa fille Mlle Taylor pour institutrice. La suite de l’ouvrage prouvera qu’elle était une digne maîtresse ; seulement elle a trop vu les bonnes qualités de son élève, et point assez les défauts qui pouvaient leur nuire. Emma a beaucoup d’esprit, mais point de jugement, car celui-ci naît de la comparaison des idées, des choses et des personnes ; à son âge on n’a rien acquis de tout cela. Quand on est doué de grandes facultés morales et qu’on les emploie sans réflexion et sans guide, on fait des fautes, de grandes fautes ; je ne dis pas de criminelles, car d’une part le cadre de l’auteur n’en comporte pas de pareilles, mais on trouble la société, on fait du mal à tout ce qui nous entoure ; quand on réfléchit ensuite, que le cœur est sensible et l’esprit délicat, on est mécontent de soi, et combien alors on se trouve malheureux ; telle est Emma.

M. Woodhouse est trop occupé d’éviter un rhume, pour se livrer à de grands intérêts. Son caractère dramatique est parfaitement conservé, et si bien que c’est lui qui donne d’une manière inattendue l’heureux dénouement des petites aventures d’Emma.

Le grand malheur de celle-ci était donc de trop présumer d’elle-même… Son premier chagrin fut de se séparer de Mlle Taylor, qui se marie à M. Weston, homme d’un excellent caractère, qui a des manières agréables, un âge convenable, et une fortune compétente. Les regrets de la séparation sont d’autant plus vifs, que Mme Weston les méritait.

Emma demeure à Highbury, grand village, et même presque ville ; M. Woodhouse qui n’a pas la moindre force de corps ni d’esprit, ne cesse de regretter Mme Weston. Emma ne voit les ridicules de son père que pour les réparer, elle les rejette sur son état vaporeux, et il est tel que les pas de ses promenades d’été et d’hiver sont calculés ; il les parcourt suivant l’état du ciel, qu’il observe soigneusement.

Mme Weston demeure à Runsdall, terre que son mari a achetée de ses profils dans le commerce, il a pu en se mariant ne pas chercher la fortune. Sa première épouse lui a laissé un fils nommé Franck Churchill. Le jeune homme a été adopté par son oncle maternel, un Churchill. À l’époque du second mariage de son père, Franck est majeur, vit chez son oncle qui, n’ayant point d’enfans, lui a fait prendre son nom. Milady Churchill aime passionnément le neveu de son mari, et c’est par là seulement qu’elle a un rôle soutenable ; car cette femme, toujours se plaignant d’être malade, est insupportable à tout le monde. Ses capricieuses volontés se succèdent si vîte, qu’elle en a toujours quelqu’une en réserve à opposer aux désirs des autres, et comme elle est riche, ses volontés sont despotiques. M. Weston sacrifiant l’amour paternel à l’avantage de son fils, l’a confié à son oncle Churchill, et c’est seulement quand il va à Enscombe qu’il peut voir Franck.

La société de M. Woodhouse éprouve un grand vide par la perte de Mlle Taylor ; elle est composée de M. Knigthley, dont le frère a épousé la sœur aînée d’Emma, de M. Elton, vicaire d’Hygbury, de Mme Bates, et de sa fille puînée ; et d’une Mme Godard, maîtresse de pension. Toutes ces dames sont très-promptes à accepter les invitations qui leur viennent d’Hartfield ; on va les chercher en carrosse, et elles s’en retournent de même toutes les fois que Jacques, ses chevaux, et M. Woodhouse ne trouvent pas que ce soit une corvée trop forte.

Mme Bates, veuve de l’ancien vicaire d’Hygbury, âgée, un peu sourde, jouit d’autant de considération que l’on peut en avoir quand on n’est point riche. Sa fille est si bonne qu’elle est aimée généralement, quoiqu’elle ne soit plus jeune, que jamais elle n’ait été jolie, et qu’elle ne cesse jamais de parler. Mais comme elle n’ouvre la bouche que pour dire des choses affectueuses, marquer sa reconnaissance des attentions que l’on a pour sa mère et pour elle, ou pour dire du bien de quelqu’un, on lui pardonne son bavardage. Un jour que la société, doit par les soins d’Emma, s’assembler pour prendre du thé et faire la partie de M. Woodhouse, Mme Godard écrit pour demander la permission d’amener avec elle miss Henriette Smith, l’une de ses pensionnaires, jolie blonde aux yeux bleus, blanche, potelée, âgée de dix-sept ans, mise en bas âge chez Mme Godard, où elle est très-bien élevée ; car cette maison d’éducation ne ressemble point aux autres, on y étudie, on y joue, on y a une nourriture saine et sur-tout abondante. Les grâces d’Henriette, la douceur de son caractère, voilà tout ce que l’on sait d’elle, ses parens sont inconnus. Elle a été passer un temps assez long dans une famille de fermiers nommés Martin ; ils louent la ferme de Donwell qui appartient à M. Knigthley. Emma, dont l’imagination est vive, et qui est souveraine dans la maison paternelle, prend la résolution de protéger Henriette, de l’instruire, de la détacher de ses anciennes connaissances. Cette entreprise lui paraît très-louable, digne d’elle, de ses loisirs, et de l’influence dont elle jouit. Ces projets l’occupent tellement que la soirée lui paraît courte, et que l’instant du souper arrive. Moment critique pour la sensibilité de M. Woodhouse, parce qu’il est convaincu que les soupers sont nuisibles à la santé, il offre de tout en tremblant.

Emma, vive et décidée, a bientôt introduit l’humble et docile Henriette à Hartfield ; bientôt elles ne se quittent plus. Celle-ci qui ne sait pas grand-chose, ne peut parler que de ce qu’elle sait. Le sujet le plus fréquent de ses conversations est la famille Martin, où se trouve un fils aimant sa mère, ses sœurs, et qui donne toutes les preuves d’un excellent naturel. Emma s’est mis dans l’esprit, et l’on ne sait pourquoi, qu’Henriette doit appartenir à des gens puissans ; d’ailleurs elle veut élever Henriette au niveau de sa société, elle cherche donc à l’éloigner de ces fermiers, qui n’ont pu prendre les belles manières ; au cas que sa jeune protégée ait conçu quelque idée favorable pour le jeune Martin, l’élégant vicaire M. Elton, jeune, vif, paraît à Emma l’homme qui doit les faire oublier. Déjà elle projette leur union, arrange sa société et ses promenades. Cette idée lui paraît si simple, qu’elle craint de ne pas avoir été la première à qui elle soit venue.

M. Knigthley n’est rien moins qu’enchanté de la grande intimité d’Emma avec Henriette ; c’est un grand et bel homme, d’un caractère froid et réfléchi ; il a 37 ans, a vu naître Emma, il est son allié, et comme il est franc, il se permet de parler librement et de blâmer quand il le juge convenable. Aussi dit-il un jour à Mme Weston : Henriette est la plus mauvaise compagnie qu’Emma puisse avoir ; elle ne sait rien, et croit qu’Emma sait tout. Mme Weston, en qualité d’ancienne institutrice, défend son élève.

Emma se croit bientôt sûre de réussir dans ses projets ; car M. Elton vient plus fréquemment que jamais à Hartfield. Si elle loue Henriette, ce qui lui arrive souvent, il enchérit sur les éloges. Emma, pour lui donner des occasions plus fréquentes de la voir, veut faire le portrait d’Henriette, et pendant qu’elle posera elle prie Elton de faire la lecture. Le portrait terminé, il se charge de le porter à Londres pour y faire mettre une bordure. L’imagination d’Henriette commence à s’exalter ; mais une lettre du jeune Martin trouble toutes ses idées ; il l’aime et la demande en mariage : que faire ? Emma la décide à refuser ce parti, qui est véritablement avantageux.

Ce refus excite la colère de M. Knigthley, et elle redouble quand il entend Emma lui dire que Martin n’est pas l’égal d’Henriette. Non, s’écrie-t-il, il n’est pas son égal ; car il est autant son supérieur en jugement qu’il l’est en fortune. Au reste, si vous songez à Elton vous perdez vos peines.

Diverses circonstances nécessaires à lire dans l’ouvrage font naître chez Henriette un vif attachement pour Elton. Celui-ci, cependant, quoique la louant sans cesse devant Emma, ne s’explique point : elle en est très-impatientée. L’usage est en Angleterre de se rassembler pendant les fêtes de Noël. M. Jean Knigthley est venu de Londres avec sa femme, fille aînée de M. Woodhouse, et toute la famille est invitée à dîner chez M. Weston. Henriette, qui devait être du dîner, tombe malade, et n’est pas de la partie. M. Elton s’y trouve, se montre très-gai, au grand mécontentement d’Emma. Le retour se fait par un temps horrible ; la neige tombe ; les plus grandes frayeurs assiègent M. Woodhouse, et l’arrangement des places dans les voitures est tel que M. Elton, qui s’est beaucoup plus occupé du dîner que de la maladie d’Henriette, qu’on lui a destinée in petto, fait en route une déclaration d’amour si directe à Emma, qu’elle s’en offense, sur-tout d’après le ton méprisant qu’il prend en parlant de la protégée dont Emma prétend qu’il s’est montré très-amoureux. Il descend de voiture brouillé avec Emma lorsque l’on passe devant son presbytère, et la laisse livrée aux plus cruelles réflexions. Elle a fait le malheur de sa jeune amie, non pas, se dit-elle, en l’empêchant d’épouser Martin ; mais en lui inspirant de l’attachement pour Elton. Elle a de la peine à croire qu’elle ait mal jugé des choses et des personnes, et cependant elle n’est pas contente d’elle-même. Que dira Knigthley ; la première, la plus fatale erreur venait d’elle : elle avait tort.

Le lendemain de Noël, Elton part pour Bath. C’est à ce moment que le rôle d’Emma devient pénible. Henriette a recouvré la santé. Comment porter un coup terrible à cet être aimable et trop confiant ? Emma seule l’a trompée : la position est intéressante. Le caractère d’Henriette est fait pour intéresser.

Depuis long-temps M. Weston annonçait l’arrivée de M. Frank Churchill à Highbury. Attendu après les fêtes de Noël, il ne vient point : sa tante ne lui permet pas de s’éloigner. La lettre d’excuse qui arrive au lieu de lui, rend tout le monde mécontent. Le sévère M. Knigthley, qui ne paraît pas très-prévenu en faveur du jeune homme, soutient que s’il eût eu un véritable sentiment de ses devoirs, il serait venu chez son père. Un homme bien convaincu de son devoir, dit-il, trouve toujours moyen de le remplir. Autant Knigthley met de vivacité à blâmer Frank, autant Emma en met à le défendre. Le désir qu’elle a de donner quelque dissipation à Henriette, dont le cœur et l’esprit sont très-malades, font vaincre à Emma la répugnance qu’elle éprouve à rendre visite à Mme Bates. Ce n’est pas tant la surdité de la mère et le bavardage de la fille qui causent cette répugnance, qu’une secrète jalousie contre Jeanne Fairfax, petite-fille et nièce de ces dames, et dont elles font le principal sujet de leur conversation ; il est pénible d’entendre vanter sans cesse ses bonnes qualités, ses talens et ses lettres : bien plus, de les entendre lire ; car Jeanne est à Londres chez le colonel Campbell, dont la femme a pris Jeanne en amitié ; son père a sauvé la vie au colonel sur le champ de bataille. Elle en a fait la compagne de ses filles, lui a donné les mêmes maîtres. Jeanne a reçu l’éducation la plus distinguée, et ses talens y font honneur. Sa grande beauté leur donne un nouveau prix. Emma, qui a passé une partie de sa jeunesse avec elle, l’a revue plusieurs fois dans les voyages qu’elle a faits chez sa grand’mère ; elle apprécie Jeanne, et l’en aime d’autant moins. C’est en Angleterre bien autrement qu’en France ; nos dames ne sont pas capables d’une semblable jalousie. Emma, fort peu heureuse dans ses combinaisons, a calculé, avant de se résoudre à faire sa visite, l’époque de la dernière lettre ; il ne peut en être venu depuis, et cependant le matin même il en est arrivé une de Londres. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’elle annonce un très-prochain voyage de Jeanne Fairfax chez sa grand’mère. Miss Campbell, mariée depuis quelques semaines à M. Dixon, va en Irlande visiter avec toute sa famille les terres de son mari. Jeanne passera chez Mme Bates tout le temps qu’il pourra durer. Je renvoie à l’ouvrage même pour connaître ce qui se passe dans l’esprit de la belle Emma ; car elle est belle aussi, et il n’a tenu qu’à elle de n’avoir rien à envier à Jeanne ; mais comme elle a toujours remis au lendemain à vaincre les difficultés et à porter au point de perfection ce qu’elle a appris, elle ne se dissimule pas que si ses talens passent la médiocrité, ils sont loin d’atteindre à ceux de la belle Fairfax.