La Numération ordinale en ancien français

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La Numération ordinale en ancien français
Zeitschrift für romanische PhilologieXXI (p. 1-10).

En français, -ēsimu, devenu dans le latin populaire de la Gaule -ẹsmu, aurait dû donner -ẹsme avec e fermé dans la plus ancienne période de la langue, puis -ęsme avec e ouvert à partir du commencement du XIIe siècle[1]. C’est ce que prouve à toute évidence le traitement du lat. vulg. *quadresima (pour quadragesima) qui devient en a. fr. quaresme. Or, ce n’est pas -esme qu’on trouve, comme on sait, dans le plus ancien français, mais -isme, -ime : dizisme, tresime, trentisme, uitisme, etc., qui fut plus tard remplacé par la terminaison -iesme devenue -ième en français moderne. Quelle est donc l’origine de -isme, -ime ? C’est ce qu’on n’a pas encore pu établir d’une façon certaine, pas plus du reste qu’on n’est parvenu à expliquer la raison de la substitution de -ième à -isme, -ime[2]. Dans le présent article, je ne m’occuperai que de l’origine de -isme, -ime.

Les théories.

M. Köritz a montré le premier que, contrairement à ce qu’on croyait, -isme, -ime, mod. -ième ne pouvait être -esimu. C’est lui qui a le premier en 1885 dans sa dissertation Ueber das S vor Consonant im Französischen, p. 7 ss., traité in extenso la question et a, pour la résoudre, montré la voie. Il convient de reproduire en entier ce qu’il dit sur le sujet : « Mentionnons ici les ordinaux en -i(s)me. Dans l’introduction du Comput (p. 91), Mall fait observer que les ordinaux depuis unzime jusqu’à seizime « et peut-être au delà » ont seulement -ime, non -isme. Il entend par « au delà » les nombres formés avec settime, oitime, novime comme dissettime, etc. On sait bien que les formes settime, etc. ne sont pas celles du plus ancien français ; les précédentes qui sont aussi celles à développement régulier, sont plutôt sedme (Alexis 116a), oidme, noefme (Rol. etc.), et celles-ci persistèrent encore longtemps après dans la langue. À côté d’elles il ne peut avoir existé concurremment une seconde série d’ordinaux à terminaison différente dans la langue parlée. Les autres qu’on rencontre aussi, spécialement dans les textes savants, en -ime, settime, oitime, novime, et aussi en -isme, settisme, etc. (v. Dial. Grég. 32, 11. 51, 12. 236, 21) ne peuvent donc être que des formations postérieures. De même doziesmes W. Brut 2685, quatorziesme W. Rou III 7387 ne se trouvent que plus tard. Des reformations de cette espèce sont aussi naturellement dissettisme, etc. Quel peut donc être le fondement étymologique de cet -ime, -isme, -iesme ? Les ordinaux dépassant seizime (jusqu’à 19), ne se rencontrent pas encore au xie siècle, et au xiie ne se rencontrent que très rarement. Ceux au delà, vinti(s)me, etc. n’apparaissent non plus que rarement dans les textes qui nous sont transmis par des mss. du xiie siècle (p. ex. Rois 143, 303, 394, Dial. Grég.). Comme ils se montrent surtout dans des mss. d’une époque qui présente des exemples de l’amuïssement de l’s, l’examen de l’orthographe ne fournit aucune indication pour l’étymologie. Mall (p. 91) tient la forme -isme pour correcte (cf. Comput 2251 AC trentisme) et pose un lat. -esimus. À l’avis de Mall s’est rangé récemment Knoesel dans sa brochure Ueber die altfrans. Zahlwörter, Erlangen 1884. Une dérivation de -esimus est pourtant impossible ; celui-ci pouvait donner seulement -esme, non -isme (cf. quadragesima : caresme : carême). En outre, un transfert du suffixe latin des nombres ordinaux de dizaines vicesimus, tricesimus, centesimus, etc. aux noms de nombres cardinaux (tren-tisme, quarant-isme, etc.) n’aurait été possible qu’à condition que ces formes latines en -esimus se fussent maintenues dans la langue jusqu’au temps de la formation de trent-isme[3], etc. Or, non seulement elles font défaut au français, abstraction faite du mot devenu substantif quaresme, mais elles manquent même aux autres langues romanes ; du moins les ordinaux tirés des cardinaux là aussi sont les formes populaires. Il est donc invraisemblable qu’une action du lat. vicesimus, tricesimus, etc. se soit exercée dans la formation des noms de nombres ordinaux. D’autre part, s’ils sont d’origine savante, ils peuvent aussi bien avoir été formés d’après un autre modèle. Les formes en -ime (oitime, novime, etc.) peuvent être une imitation de sett-ime = septimus qu’on doit considérer comme savant à cause de son changement d’accentuation (populaire sedme) ou bien encore s’être modelés sur prime = primus. Pour les noms de dizaines vintisme, trentisme, etc., on peut penser à une influence du mot disme, qui revient très souvent et a toujours une s. Le suffixe ordinal -isme ainsi formé pouvait également être transporté aux nombres ordinaux d’unités de 7 à 9 (settisme, etc.), comme le suffixe d’unités aux nombres de dizaines (vint-ime, etc.). Les formes en -isme des dizaines se trouvent particulièrement dans les Dial. Grég., celles en -ime dans les Rois par exemple… L’histoire de la formation de ces ordinaux est incertaine, et de la forme trentime, etc., on ne peut pas conclure à l’amuïssement de l’s, pas plus que de la forme trentisme, on ne peut conclure au maintien de s.[4] »

En 1887, M. Horning penche en faveur d’une influence de disme : « Dans dizisme, trezime, trentisme, uitisme », dit-il, « la finale -isme ne répond pas à -ēsimum (cfr. quaresme = quadragesimam), mais pourrait représenter un suffixe -ęcimus qu’on aurait tiré de dęcimum devenu régulièrement disme, de même qu’on a formé oidme (*octimum) d’après setme (septimum). »[5]

C’est cette explication que Schwan un an après dans sa Grammatik des Altfranzösischen[6] fait aussi sienne, en y introduisant une toute petite modification à propos de l’origine de disme.[7]

Tout au contraire, c’est à l’influence de settime que croit M. Meyer-Lübke dans sa Grammaire des langues romanes : « -ime », dit-il, « ne provient pas de -ẹsimu ; la graphie -isme est de date récente, mais cette désinence a été empruntée à des mots savants tels que septime, etc., et elle s’est ensuite imposée aussi à meesme : meïsme déjà dans le Roland et le Psaut. d’Oxford. » Puis en note, M. Meyer-Lübke rejette définitivement l’autre opinion : « L’explication du français -isme est donnée par Koeritz dans S vor Konson. 7 sqq. A. Horning 22 Rem. 1 a une autre opinion moins vraisemblable. »[8]

C’est plutôt un recul que marque en 1894 le Cours de grammaire historique de la langue française d’A. Darmesteter. Mais il est juste de faire remarquer que c’est une publication posthume, faite pour la partie qui nous intéresse, la morphologie, par M. Sudre. Darmesteter revient encore à -esimus ; « Au xiie siècle cependant, la formation savante avait repris au latin classique second, en même temps que la formation populaire tirait de deux un nouvel adjectif à l’aide d’un nouveau suffixe. Ce suffixe que nous allons retrouver dans tous les noms d’ordre, est au xiie siècle -isme ou -ime et quelquefois -iesme, au xiiie -iesme, plus tard -ième ; il représente, ce semble, une terminaison latine -esimus. »[9]

On ne trouve rien sur la question dans le Précis de phonétique française de M. Bourciez (1889), dans le livre Le français et le provençal de M. Suchier (1891), dans l’Altfranzösische Grammatik du même (1893)[10], ni dans le tout récent Essai de grammaire de l’ancien français de M. Etienne (1895). La récente édition de la Grammaire historique de M. Brunot n’est pas à ma portée.

La numération ordinale de 1er à 19e jusque vers le milieu du xiie siècle. Apparition au ixe siècle de -ime dans la série onzimesezime.

Chacun sait et les grammaires élémentaires enseignent que dans le plus ancien français (en tout cas au moins jusqu’en 1150) les dix premiers adjectifs ordinaux étaient prim ou premier, altre (et secont qui est savant et apparaît déjà dans le Comput), tiers, quart, quint, sist, sedme ou setme, uidme ou uitme, nuefme, disme. Telles sont les formes usitées uniquement dans l’Alexis (sedme, 116a), le Pèlerinage, le Roland, le Comput. Les plus anciens exemples que l’on relève des formes analogiques cinquième, sixième, etc. ne datent que de la seconde moitié du xiie siècle : ainsi cinquismes dans Erec (vers 1165), des formes de sixième dans les Saisnes, l’Alexandre de Lambert le Tort, Oger le Danois (dernier tiers du xiie siècle), setiesme dans l’Alexandre, oitisme dans le Roman de Troie (vers 1160), neuvieme dans la Prise d’Orange (vers 1150) et noevieme dans Garin le Loherain (derniers tiers du xiie s.), diesiesme dans le Roman de Troie.[11] Deuxième, troisième, quatrième apparaissent les derniers en date et c’est altre, tiers, quart qui sont évincés en dernier lieu.

C’est dans onzime, dozime, trezime, quatorzime, quinzime, sezime que la finale -ime (dont -ime sans s doit être la forme primitive, voir plus loin) est originelle. On sait que l’a. fr. exprimait les nombres ordinaux, intermédiaires des dizaines, par l’adj. cardinal de la dizaine suivi de l’adj. ordinal de l’unité, les deux étant reliés ou non par la conjonction et : il disait, par exemple, vint e siste, trente uidme, etc.[12] Mais il y avait une exception pour les ordinaux du 11e au 16e ; jamais l’a. fr. n’a dit dis e premier, dis e altre ou secont, dis e tiers, dis e quart, dis e quint, dis e siste.[13] Pour ces nombres non plus, il n’a jamais possédé de représentants populaires de undecimus, duodecimus ni de formes vulgaires, refaites sur le modèle de ceux-ci, tredecimus, quattuordecimus, quindecimus, sedecimus,[14] et encore moins des formes classiques tertius decimus ou decimus tertius.

L’a. fr. a dit dès les premiers jours (tout au moins dès le xie siècle ; je ne veux rien préjuger de la période préhistorique), les plus anciens textes le prouvent, onzime, dozime, trezime, quatorzime, quinzime, sezime. Le Pèlerinage (vers 1060) a quatre fois trezime :

La trezime est en mi, bien seelee et close (3e éd. Koschwitz, v. 117)
Avoec els le trezime, onc ne vi si formet (ib., v. 138)
Le trezime vois querre, dont ai oït parler (ib., v. 153)
Li trezimes en mi est tailliez a compas (ib., v. 428).

Les Lois de Guillaume le Conquérant (vers 1075) ont dudzime :

si jurrad sei dudzime main (Bartsch, Chrest. 6e éd., 50, 40)
si s’en escundirad sei dudzime main (ib., 52, 39)
sei dudzime main (ib., 53, 2).[15]

Le Comput (1119) compte ainsi (je construis ce tableau en relevant les exemples donnés dans les nomenclatures de Knoesel et en vérifiant ses citations dans Mall) : primier primerain, secunz, tierz, quart, sist siste, setmes, uitme, nofme, unzime, quatorzime, quinzime.

Du 17e au 19e, le plus ancien français a eu son système ordinaire d’exprimer les nombres intermédiaires de dizaines. Il a dit dis e setme, dis e uitme, dis e nuefme : on a dis e uitme dans les Rois (dernier tiers du xiie s.), dis e nofme dans le Comput. Cependant, il est juste d’ajouter que de dis et setme on n’a pas d’exemple historique (probablement parce que ce nombre venant directement après la série onzimesezime était soumis à son influence[16]) : c’est ainsi que dans les Rois on a dis e setime à côté de dis e uitme et dis e nofme (d’après le Dict. général). Un exemple plus ancien même du Brut de Wace (1155) présente déjà cette forme : disetismes (d’après Knoesel, le Dict. gén. n’a que l’exemple des Rois).[17]

Voici encore la série des ordinaux de 1e à 19e dans quelques textes de la seconde moitié du xiie siècle, qui confirment pleinement les résultats auxquels nous sommes arrivé jusqu’à maintenant. Les deux premiers tableaux sont dressés d’après Knoesel, le troisième l’est en combinant les citations de Knoesel, de Koeritz p. 17 et du Dict. général pour 17e, 18e et 19e.

Roman de Troie (vers 1160) : premier primerain, segons, tierz, quarz, quint (Knoes. p. 67), sisaine, se(p)tmes, oimes oitaine oitisme, noveins none noines, dismes disaine diesiesme, onzisme, dozismes dozeisme, trezeins trezaine trezismes treziesme, quatorzaine quatorzismes, quinzaine quintismes, sezaine sezismes, dis et oitaine.[18]

Roman de Rou (entre 1160 et 1174) : premerain, secunz, tierz, noemes, diesme, dozieme, quatorzieme, sezime.[19]

Rois (3e tiers du xiie s.) : secunz, setme, uitme, nuefme nofme, unzime, duzime, quatorzime, quinzime, dis e setime, dis e uitme, dis e nofme.

Quelle peut bien être l’origine de cet -ime dans la série onzimesezime ?

En ce qui concerne la forme du suffixe, le fait que l’on a trezime et dudzime dans des textes antérieurs à l’époque de l’amuïssement de l’s devant m (époque du Roland) n’est pas absolument décisif, parce que les mss. de ces textes sont naturellement de date postérieure au Roland. Entre le Pèlerinage et le Roland, du reste, l’intervalle est peu considérable. Cependant elles constituent une présomption sérieuse en faveur de -ime contre -isme et une action de disme. D’autre part tous les mss. du Comput s’accordent toujours pour écrire -ime ; il faut bien admettre pourtant au xiie siècle, comme à toutes les époques, une tradition orthographique, laquelle est toujours essentiellement conservatrice et qui à côté de disme aurait eu une tendance à maintenir onzisme, etc., d’autant plus que des scribes de cette époque auraient encore perçu le rapport de onzisme à disme comme ils devaient percevoir celui de uidme à sedme. La constance de la graphie -ime dans le Pèlerinage,[20] les Lois, le Comput constitue donc une première présomption en faveur de -ime contre disme. Mais il est d’autres raisons qui doivent faire rejeter définitivement l’hypothèse d’une action exercée par disme. Si celui-ci avait agi, en vertu de sa composition dis-me, c’est onz(e)me, doz(e)me, etc. qu’il aurait produit, comme set-me (aidé sans doute de dis-me) agissant sur uit, nuef, produisit uitme, nuefme, et comme dis-me (aidé sans doute de la série set-me, uit-me, nuef-me) agissant sur sis produisit plus tard sisme, usité conjointement à sist, siste au xiie siècle.[21] Cela est si vrai qu’on trouve une forme sezme = 16e formée de cette façon (dans les Chroniques Anglo-normandes, ap. Knoesel, p. 40).[22] Enfin un argument décisif contre une influence de disme est que -ime n’a pas dans les dialectes le traitement de decimus. En lorrain, où l’on devrait avoir -ei(s)me (d’après dei(s)me), on a -ieme, -i(s)me : Psaut. lorr. sisieme 96, 12 septieme 96, 12 et 108, 30 ; Serm. de St. Bern. seiximes 113, 4 et 129, 11 settisme 129, 14.[23] Dans les dialectes du Nord-Ouest d’oïl, où l’on devrait avoir -ei(s)me, -e(s)me (d’après dei(s)me, de(s)me), on a -ie(s)me : troisieme, cinquieme, sisieme, diziesme, vintiesme, ouettiesme, etc. (voy. Görlich, Nordw. Dial., pp. 32 et 76).[24]

À une influence de prime (autre supposition de Köritz), il ne faut même pas penser. La forme primitive de celui-ci est prim, prime, dont le féminin ne triomphe que tardivement, et elle eût produit une série d’ordinaux à deux genres : onzim, onzime, etc. (comme dans onzain, onzaine).

Il faut donc écarter les deux hypothèses de Köritz : une influence de setime (savant) donnant lieu d’abord à uitime, novime, puis influençant toute la série, parce que les formes setime, uitime, etc. sont bien postérieures à la série onzimesezime déjà attestée dans le Pèlerinage, les Lois, le Comput (voy. plus haut la date tardive de l’apparition de 5e, 6e, 7e, etc.) ; et aussi une influence exercée par prime.

Quant à la théorie Horning-Schwan de l’influence de disme, on a vu qu’elle était définitivement à rejeter.

Dans ces conditions, une seule explication me paraît possible : c’est d’admettre que -ime, d’origine savante, est primitif dans onzime et dozime, qui, étant donné la similitude entre onze, doze et les quatre cardinaux suivants, auraient ensuite entraîné trezime, quatorzime, quinzime, sezime. Cet -ime aurait été emprunté par les clercs et les lettrés à undecimus, duodecimus et ajouté à la forme cardinale onze, doze. C’est ce procédé, de nature savante, qu’emploie par exemple l’italien qui forme ses ordinaux (en partie du moins), par l’adjonction d’une finale -esimo aux adjectifs cardinaux : ainsi ventesimo, trentesimo, etc. En faveur de l’extraction savante de la série onzimesezime plaide le fait qu’undecimus, duodecimus n’ont pas donné de représentants populaires en a. fr. et que du 13e au 16e l’a. fr. n’a jamais eu son système ordinaire de numération ordinale dis e tierz, dis e quart, etc., et encore moins des représentants des formes classiques decimus tertius, etc. Si l’on cherche à s’expliquer la chose, on en verra la raison dans l’état rudimentaire de civilisation et de littérature avant le xie siècle. Au delà du 10e, les parlers populaires ne paraissent pas avoir éprouvé le besoin d’exprimer les adjectifs ordinaux. C’est un fait, car autrement on aurait des dérivés vulgaires d’undecimus, duodecimus et des ordinaux de dizaines vicesimus, tricesimus, etc., comme on en a eu un de quadragesima maintenu exceptionnellement par l’effet d’une cause morale. Qu’on se rappelle que des peuplades très primitives ne comptent pas, même dans l’ordre cardinal, au delà de trois, quatre ou cinq et que du reste chez des peuples et dans des langues déjà cultivés l’emploi des ordinaux au delà du 10e est assez restreint : ainsi la masse déjà imposante des textes qui précèdent le Pèlerinage n’en contient pas d’exemple. Tout s’accorde pour faire attribuer à la série onzimesezime une origine savante et dès lors le caractère conventionnel, artificiel qui apparaît dans sa formation ne doit plus étonner. Les langues parlées seules emploient des procédés aussi naturels que des reformations sur prime ou sur disme (par exemple uitme sur setme, etc.).

Les ordinaux de dizaines. Leur apparition (Comput). Obscurité de leur formation.

Les ordinaux de dizaines ne nous sont attestés que relativement tard, au xiie siècle, à une époque par conséquent où l’s ne se prononce déjà plus et peut dans la graphie -isme être paragogique. Les plus anciens exemples qu’on en ait sont trentisme dans le Comput (1119)[25], çantiesme dans Erec (vers 1165), vintiesme dans le R. de Rou (1160-74), quarantisme dans la Vie de St. Thomas de Garnier (1173),[26] cinquantime dans les Rois (3e tiers du xiie s.) qui ont également vintime, trentime, quarantime (Koeritz, p. 17). À pareille époque, la présence d’s dans -isme ne peut avoir aucune portée.

Je ne crois pas que, pas plus que pour la série onzimesezime, on puisse penser à disme pour expliquer le suffixe des ordinaux de dizaines. Je tiens pour assuré que dis-me agissant sur des cardinaux tels que vint et cent, par exemple, n’eût pu produire que vintme et centme (de même qu’on a sisme, voy. plus haut). D’autre part, on ne peut pas admettre un emprunt direct et immédiat fait par les lettrés à vigesimus, trigesimus, etc. ; dans ce cas, on trouverait le suffixe sous la forme plus naturelle et plus adéquate de -esme. S’il y a réellement emprunt à -esimus, il faut admettre alors que les clercs ont été influencés par disme et la série onzimesezime, écrits à volonté au xiie siècle avec ou sans s (de 10e à 16e, on avait donc à cette époque une finale écrite -isme ou -ime et prononcée -ime). C’est plutôt à l’influence pure et simple de cette série que je crois dans la création de vintisme, trentisme, etc. Il est clair qu’en raison de son étendue, cette série devait donner à la longue l’illusion d’un suffixe ordinal -ime. On a utilisé ce suffixe, le jour où l’on a été amené à créer vingtième, trentième. Si Philippe de Thaon écrit trentisme à côté de onzimesezime (prononçant du reste l’un et les autres de même), c’est en vertu d’une arrière pensée étymologique (qui est fausse).

Conclusion.

Ma conclusion est donc que -ime en v. fr. est d’origine savante et qu’il est primitif seulement dans onzime, dozime (undecimus, duodecimus). Il aurait d’abord donné lieu à la série onzimesezime, puis la série di(s)mesezi(s)me aurait entraîné les ordinaux de dizaines : vinti(s)me. Je rejette les hypothèses de Koeritz d’une influence de prime ou de setime, uitime et celle d’une influence de disme soit à la fois sur tous les adjectifs ordinaux (Horning-Schwan), soit seulement sur ceux de dizaines (Koeritz).

Si ces résultats sont loin d’être assurés, un fait certain en tout cas se dégage de la présente étude : c’est que la finale -ime (plutôt -ime que -isme) se présente pour la première fois au xie siècle (trezime du Pèler., dudzime des Lois) dans la série onzimesezime et qu’elle influence l’ordinal suivant : dis e setme. Il n’est pas complètement assuré que le suffixe des ordinaux de dizaines qui apparaît pour la première fois dans le Comput soit ce même -ime. Il peut être le résultat d’influences multiples, par exemple un compromis entre une forme exclusivement savante -esme et une finale -i(s)me qui se rencontrait alors dans les ordinaux de 10e à 16e. C’est plus tard seulement (2e moitié du xiie s.) que -i(s)me apparaît dans les ordinaux d’unités et là il a pu être motivé à la fois par le -i(s)me de di(s)mesezi(s)me et par celui de vinti(s)me, trenti(s)me, etc.

Un autre fait certain est que disme n’a pas provoqué la série onzimesezime, nous l’avons vu par les traitements dialectaux. On ne pourrait affirmer cependant que nulle part, dans aucun dialecte, une fois cette série créée, elle n’ait pas été influencée dans sa forme par disme (aidé de sisme). C’est ainsi qu’il y a lieu de se demander si onziesme, doziesme, etc. qui apparaissent dans le Rou et dans Troie (voy. plus haut) et déjà dans le Brut (doziesmes) au moins aussi souvent que onzi(s)me, dozi(s)me, etc., ne seraient pas dûs à la forme dialectale de l’Ouest diesme (traitement phonétique de decimus dans une partie de l’Ouest). Ce serait là une explication satisfaisante pour le français postérieur -iesme dont on n’a pas encore trouvé l’origine et qui serait de provenance occidentale. La question mériterait d’être examinée. En ancien wallon également, on trouve une forme -e(m)me, eyme (quaranteime dans le Sermo de sapientia, ap. Köritz, p. 23 ; syesemme, siseme, quatreme, chinquemme, quatreyme ; chinqueymes dans J. de Hemricourt, ap. Doutremont, Ét. sur J. de H., pp. 33 et 41), qui ne peut équivaloir phonétiquement à -ime ni à -ieme et qui décèle le traitement de decimus du Nord wallon (principalement du liégeois).[27] C’est peut-être d’ailleurs -esimus.

Post-scriptum inséré pendant l’impression.

Cet article était écrit, tel que je l’ai donné, quand j’ai pris connaissance du deuxième volume de la Grammaire de M. Meyer-Lübke. L’auteur y change d’opinion (voyez § 561) et se rallie maintenant à la thèse Horning-Schwan (action exercée par disme), je me borne à la citation du passage, croyant en avoir déjà fait la réfutation dans mon article : « ... anciennement on y (dans le domaine français) trouvait autre, tierz, quart, quint, sist, sedme, dizme et, par analogie avec eux, oidme, nuefme ; oitieve n’était que subst. Mais, concurremment avec ces formes, de bonne heure déjà, il s’en présente avec -isme, en norm. -iesme Rou III 7387, wall. -eime S. S. 298, 3, dont on doit chercher le point de départ dans decimus, devenu au centre disme, au Nord-Ouest diesme, à l’Est deisme. On pourrait donc admettre que l’exemple de disme aurait d’abord fait substituer novisme à nuefme et, d’autre part, entraîné la formation de onzisme et douzisme etc. ... Il est moins facile d’expliquer le moderne -ième où l’on n’est pas autorisé à voir un emprunt pur et simple à la littérature normande. »[28]

D’autre part, en relisant la thèse de M. Gauchat sur le patois de Dompierre, j’y ai rencontré (§ 37) une troisième théorie, d’aspect passablement séduisant au premier abord, que je ne connaissais pas : « La forme commune de l’ancien français n’est pas -iesme, mais (à partir de 10) -isme. La meilleure explication en est celle qui fait devenir -ẹsimu = isimu sous l’influence d’une palatale précédente. » Précisément c’est dans la série onzimesezime qu’on trouve cette condition de la palatale ; les faits s’expliqueraient donc fort simplement. Malheureusement il faut en rabattre. Cette explication va à l’encontre d’une règle phonétique élémentaire. En effet, -ẹsimu est traité en roman comme ayant un entravé, cf. les traitements de quadr(ag)-esima (et ceux aussi de *cinqu(ag)-esima (Pentecôte), liégeois sẹkwęm, ici même, IX, 484). Or, pal. + entr. >  : cel, cest, cep, etc. Donc *undec-esimu donnerait onzesme.

  1. Les premières assonances d’ : ę se trouvent dans le Brendan (1125) : Horning, Gramm. de l’anc. français, § 48, dans Bartsch et Horning.
  2. Une difficulté de même nature existe pour cirge > cierge, virge > vierge.
  3. On pourrait cependant objecter ici à M. Koeritz que le lat. vulg. aurait pu avoir des formes *vintesimus, etc., au lieu de vicesimus, etc., comme il a eu *vinti, *trinta, au lieu de viginti, triginta, etc. L’argument le plus fort est, en définitive, que -esimu donnerait -esme.
  4. Le but direct de M. Koeritz était de rechercher à quelle époque et dans quelle étendue de territoire s devant cons. s’est amuï. Il arriva donc à cette conclusion qu’il ne peut baser ses recherches sur les ordinaux en -isme ou -ime.
  5. Gramm. de l’a. franç. p. 16.
  6. Ie édition, 1888, § 386. Je ne puis voir si Schwan a modifié son opinion dans sa récente édition, que je n’ai pas sous la main.
  7. Disme pour lui est un mélange de diz, dis et de *dime, forme phonétique de decimu.
  8. I. tr. fr. p. 126. On le voit, M. Meyer-Lübke apointisse un peu ce qu’avait dit Koeritz.
  9. II, § 137. Une note, sans doute de M. Sudre et faite probablement d’après la Grammaire de M. Horning, remarque cependant : « La formation de ce suffixe (-ime, -isme) est encore obscure. Pourquoi -esimu n’a-t-il pas donné -esme, -ême ? »
  10. On trouve seulement, p. 27, setime donné comme savant et tiré de septimum.
  11. L’exemple de cinquismes est du Dictionnaire général, les autres sont tirés des listes données par Knoesel, pp. 35 ss. Pour dixième, le Dict. général n’a qu’un exemple postérieur de Bodel : diseme.
  12. C’est encore le système usité : vingt-sixième, etc.
  13. De même qu’il ne disait pas dis e un, dis e deux, etc.
  14. Ces formes, qu’on s’étonne réellement de ne pas trouver, eussent donné : ondisme, do(d)isme, tre(d)isme, quatre(d)isme, quindisme, se(d)isme.
  15. Ces exemples sont déjà dans Knoesel ainsi que ceux du Pèlerinage ; je n’ai pu dépouiller les Lois, comme j’ai fait du Pèlerinage. Aucun des textes antérieurs n’a d’exemple de -ime, voy. Stengel, Wörterb. der ält. franz. Sprache, p. 165, III. Zahlwörter. La Passion a dezendézen = decimus ou dez + en provençal.
  16. Influence, pourrait-on admettre, qui a été aidée par celle de la forme latine : decimus septimus. Mais comme septimus n’agit pas directement sur setme (voir plus haut) ni sur vint e setme, trente setme des Rois (cités par Koeritz, p. 17), je crois plutôt à l’influence de la série.
  17. M. Knoesel, p. 43 de sa brochure, cite une forme dis et setme sans référence. Mais c’est une forme qu’il suppose pour la facilité de son exposition.
  18. La finale -ain, -aine est propre à des textes de l’Ouest. Je la crois empruntée à derrain, ayant passé d’abord à primerain, puis aux autres ordinaux. Comp. l’inverse dans l’a. esp. postremero, mod. postrero refaits sur primero, dans dernier refait sur premier.
  19. J’ai vérifié les citations dans l’édition Andresen. Je n’ai ni Troie ni les Rois à ma disposition.
  20. Toutefois le ms. du Pèlerinage n’est que du xive s., et le texte y est assez maltraité.
  21. Le rapport était en effet dis : dis-me, set : set-me, etc. ; -me était la flexion et non -isme.
  22. Si toutefois ce n’est pas une faute du ms. ou de l’éditeur, Fr. Michel.
  23. Les patois reportent uniquement à ces formes en -ieme, -ime (d’après les monographies de Zéliqzon, This, Horning).
  24. Ces traitements dialectaux, ne concordant pas toujours avec disme, font aussi rejeter une hypothèse que l’on pourrait faire, à savoir que onzisme < onze + *ondisme de undecimus, etc.
  25. À côté de unzime, quatorzime, quinzime, mais l’s est amuïe dans la langue du Comput (Koeritz, p. 11).
  26. Çantiesme est l’exemple du Dict. général ; vintiesme et quarantisme sont tirés de Knoesel.
  27. Sont peut-être à rapprocher de cette forme : diseme des Saisnes, à côté de sisime du reste : (ap. Knösel), dozemes du Floovent (ib.) qui n’a pas de poids pour le lorrain, en présence des formes du Psautier et du St. Bernard mentionnées supra (quintesme = 15e de la plus ancienne traduction du Lapidaire 742 est tout savant, cp. quintismes de Troie). Ces deux mots sont du reste pris à d’anciennes éditions fort médiocres et peut-être de simples fautes de lecture. Le Girard de Roussillon bourguignon a, à côté de -ime, une forme secondaire -aime, -eime, -eme qui ne doit pas étonner, puisque ce teste présente pour -in, -ine aussi la graphie -ain, -aine (Breuer, Sprachl. Untersuch. des G. de Ross., Bonn, 1884, §§ 31 a, 111 et 39 ; Breuer voit erronément dans -aime -esimus.
  28. Une remarque seulement : -ain, -aine n’équivaut pas, comme le dit M. M.-L. quelques lignes plus haut, à -enus, -ena (des distributifs, prov. -en) : c’est -anus, -ana, on peut le démontrer par les assonances ; du reste on n’a pas -oin dans l’Est.