La Papauté au XIIIe et XIXe siècles

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La Papauté au XIIIe et XIXe siècles
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 961-981).

LA PAPAUTE


AUX TREIZIEME ET DIX-NEUVIEME SIECLES.




Histoire de la conquête de Naples par Charles d’Anjou, frère de saint Louis ; par M. Alexis de Saint-Priest, 4 vol. in-8o.[1]




L’alliance de l’histoire et de la politique devient plus étroite chaque jour, et elle rend au passé une vie nouvelle. Des questions et des faits qui semblaient avoir épuisé la curiosité et la controverse reprennent, au contact des révolutions et des conjonctures contemporaines, un intérêt imprévu. Ne voilà-t-il pas la vieille et classique Italie, saturnia tellus, qui veut encore occuper les imaginations et la renommée, comme si elle n’avait pas une double histoire, comme si elle n’avait pas deux fois régné sur le monde, d’abord par les armes, puis par la religion ? Et qui se montre surtout animé d’une ambition pareille ? Le pape. L’institution séculaire qui, placée au sommet du christianisme, a donné à la prédication de l’Évangile une autorité et des formes théocratiques, semble secouer la langueur dont elle était atteinte, et, par une initiative d’autant plus éclatante qu’elle était moins attendue, annonce le dessein de conduire les peuples à la conquête de la liberté. Ce spectacle rejette nécessairement l’esprit dans la contemplation du passé ; il provoque des comparaisons entre notre époque et les siècles précédens. L’histoire seule peut nous livrer le secret de cette sorte de renaissance, qui appelle aujourd’hui tous les regards sur la papauté. Sa vitalité est-elle inépuisable ? Quelle est donc la vertu de ce pouvoir dont l’essence, les attributions et les fortunes diverses forment un des plus sérieux problèmes de la politique moderne ?

Quand on compare la vie que menaient les premiers chrétiens, la simplicité de leurs mœurs, leur détachement des richesses, à la puissance, à la splendeur de l’église au moyen-âge, et à l’ambition temporelle qu’elle ne craignait pas de proclamer, on pourrait, au premier abord, être tenté de voir dans ce contraste un ironique démenti donné avec audace aux principes mêmes de la religion fondée par la prédication de l’Évangile. Ce jugement, beaucoup d’esprits l’ont porté sincèrement, de nombreux hérésiarques en ont fait la raison décisive de leur insurrection contre l’église. Cependant ni les révolutions qui changent vraiment la face des choses, ni les fortes institutions qui durent, ne sont mises au monde par le génie du mensonge : elles ont toujours pour cause première une foi vive dans le bien et dans la vérité. Non-seulement jamais les hommes n’ont prêté volontairement leur obéissance qu’à un pouvoir qu’ils reconnaissaient pour légitime, mais on n’a jamais osé la leur demander qu’au nom de la raison, et ceux qui l’exigeaient étaient convaincus de leur droit ; autrement ils n’eussent exercé aucun empire sur les ames. C’est dans cette foi commune de ceux qui avaient la puissance et de ceux qui s’y soumirent qu’il faut chercher le nœud de la papauté.

La doctrine du christianisme ne triompha de la civilisation païenne que parce qu’elle fut réputée pour divine par les peuples qui l’embrassèrent. À ce titre, elle contenait toute vérité et devait gouverner le monde. A qui donc le pouvoir devait-il appartenir, si ce n’est à ceux qui la possédaient ? Voilà en deux mots la théorie de la papauté, voilà le droit tel que le comprit l’église. Mais ce droit, comment l’exercer ? Lorsque l’église passa de la persécution et du martyre à l’état de religion dominante, après avoir traversé la liberté des cultes, elle eut à traiter successivement avec deux grandes puissances, les empereurs grecs et les rois francs. Elle fut protégée et contenue par les premiers, elle couronna les seconds et leur jeta sur les épaules la pourpre impériale. La différence était grande. A Constantinople, la religion nouvelle recevait tout de l’empire, et, au milieu des faveurs dont elle était comblée, lui restait soumise. Dans l’Occident, au moment même où elle était secourue par le pouvoir politique, elle le primait, car aux Carlovingiens, à ces usurpateurs heureux, elle communiquait la légitimité : enfin c’était elle qui donnait l’empire.

Tel fut le point de départ des rapports réciproques de la puissance, temporelle et de la spirituelle. Il arriva qu’un pouvoir qui recevait de la munificence d’un autre des villes, des terres, une domination temporelle, parut supérieur à son bienfaiteur, parce qu’il s’identifiait avec la religion, parce qu’il était aux yeux des peuples l’image de la vérité. L’église et la papauté eurent l’insigne fortune de s’appuyer sur des idées et des doctrines qui, sous la double autorité du temps et de la foi, sans contradicteurs, prirent racine dans les ames. Qui avait un système politique à la fin du XIe siècle, si ce n’est le sacerdoce ? De la théorie que nous venons d’indiquer, de la théorie du pouvoir appartenant nécessairement aux possesseurs de la vérité, découlaient d’importans corollaires. Le pape, en qui se concentrait la plénitude du droit et de la puissance, régnait sur le spirituel et sur le temporel ; seul il pouvait déposer et absoudre non-seulement les évêques, mais les empereurs. Infaillible, il ne pouvait être jugé par personne et jugeait tout le monde ; il pouvait dégager les sujets du serment de fidélité envers les rois. Sans son ordre, pas de concile général ; sans son autorité, pas de livre canonique ; il était enfin toute la puissance et toute la vérité ainsi les peuples et les rois lui devaient une complète obéissance.

Pour imposer aux hommes un pareil dogmatisme, il faut, nous ne disons pas une conviction profonde, mais un fanatisme supérieur à tous les doutes, à toutes les hésitations. Ce n’est pas la fourberie politique qui, dans les grands jours du moyen-âge, inspire le Vatican, mais l’enthousiasme de la théocratie, enthousiasme utile au monde, car il a réveillé l’esprit humain, il l’a tiré de sa torpeur. On conviendra que jamais provocation ne fut plus vive et plus complète. Aux empereurs, aux rois, la papauté disait : Vous n’êtes que mes premiers sujets ; je règne sur vous, qui n’êtes que les fils de la conquête et de la barbarie, parce que je suis l’expression de la vérité divine. C’est au même titre que la papauté intimait à toutes les intelligences l’ordre de s’humilier devant elle, et de se plier en toute chose à une éternelle docilité. Ainsi, dans la sphère des intérêts comme dans celle des idées, l’église revendiquait tout pour elle avec une franchise altière.

Ne nous en plaignons pas. Cette impérieuse simplicité dans la manière de poser les questions n’a pas peu contribué à leur imprimer un caractère général et philosophique. Dans les sociétés antiques, les luttes des différens pouvoirs n’avaient presque toujours pour mobiles que les passions et les intérêts égoïstes de factions ennemies. Par un contraste qui est un progrès, nous voyons, dès les débuts de la société moderne, une théorie s’établir ; elle proclame au nom d’une révélation divine l’omnipotence ecclésiastique, c’est-à-dire qu’elle féconde tout ce qui fermentait dans la tête humaine. A une affirmation hautaine répond une négation hardie, Le combat s’engage. Contre la théocratie romaine s’élèvent tour à tour les jurisconsultes, puis les réformateurs religieux, enfin les philosophes. L’absolutisme de la religion a suscité l’audace de la pensée. Qu’en conclure, si ce n’est que la papauté, et ce n’était pas son dessein, a puissamment servi l’indépendance de l’esprit humain ?

Sur d’autres points, pour les relations des peuples entre eux, et aussi pour leur administration intérieure, la papauté n’a pas moins mérité de la sociabilité moderne, et cette fois elle eut souvent l’intention du bien qu’elle faisait. Se considérant elle-même et reconnue comme la source de tout droit, elle était investie d’une autorité générale qui lui permettait de se porter partout médiatrice souveraine. De nos jours, on discute beaucoup sur l’intervention ; au moyen-âge, la papauté avait tranché la question de haut ; elle intervenait partout. Dès la fin du XIe siècle, elle se mêlait des affaires de l’Europe ; elle adressait des conseils, des directions à la France, à l’Angleterre, à l’Espagne, à la Bohême, et, tout en réglant sa conduite sur la manière dont ses avis étaient reçus, elle persévérait dans la prétention d’imposer sa suprématie. Nous assistons, dans le XIIIe siècle, aux progrès que la papauté doit à son habile constance. Toutes les parties de l’Europe, la Scandinavie, l’Islande, la Hongrie, le Portugal, sans compter les états dont nous avons déjà parlé, tout enfin dans le monde recevait de la papauté, planant au-dessus des intérêts individuels, des influences salutaires, de hautes inspirations.

Maintenant voici la part des passions humaines. Le droit d’intervention que s’était arrogé la papauté allait nécessairement jusqu’à disposer des couronnes et à détrôner les rois. La conséquence était rigoureuse et la pente irrésistible. Seulement il fallait que cette puissance si absolue ne s’exerçât que contre l’iniquité et la tyrannie. Pour être bénie des nations et soufferte par leurs chefs, elle avait besoin de s’appuyer sur une justice dont la pureté ne fût jamais ternie par des calculs particuliers. Or, comment, en Italie, la papauté pouvait-elle rester étrangère aux passions, aux combinaisons politiques ? Là, ce n’était plus tant cette magistrature souveraine de laquelle relevaient tous les pouvoirs et toutes les juridictions de l’Europe, qu’un gouvernement temporel, avec ses conditions, ses exigences et ses inévitables rivalités. L’arbitre du monde était effacé par le prince italien.

Ici, du domaine de la théocratie, nous passons à des complications, à des intrigues qui, à chaque instant, varient l’aspect de la scène. Comme souverain temporel, comme héritier des dépouilles des exarques grecs et des Lombards, le pape change sans cesse d’alliés et d’ennemis. L’ami de la veille devenait presque toujours l’adversaire du lendemain, tant il y avait dans les affaires italiennes de mobilité et d’anarchie. Ce ne fut qu’au milieu du XIIe siècle que la politique temporelle des papes eut un caractère de persévérance et de grandeur, parce qu’alors l’Allemagne réagit vivement, non moins contre la suprématie pontificale que contre la liberté de l’Italie. Nous l’avons dit, par l’audace de ses théories et de ses actes, la papauté avait donné le signal de la résistance, et l’empire eut une politique qui ne fut pas moins systématique et entreprenante que celle du sacerdoce. La maison des Hohenstaufen voulut venger les injures de la maison salique, et elle soutint contre la papauté une lutte qui constitue une des plus grandes époques de l’histoire moderne, car tout y paraît dans de vastes proportions ; les passions et les idées, les caractères comme les événemens. Cependant les esprits qui fermentaient trouvaient un aliment dans la jurisprudence et la philosophie, qui devinrent promptement pour la théologie de redoutables rivales ; les imaginations étaient ébranlées, et la poésie, dont les interprètes menaient eux-mêmes une vie pleine d’aventures, avait des chants où la grandeur épique et l’intérêt du récit n’étouffaient pas les traits de la satire.

Dans cette période, qui embrasse plus d’un siècle et demi, quelle ample matière pour l’historien, soit qu’il se sente la force d’en saisir et d’en représenter l’ensemble, soit qu’avec une discrétion prudente et habile il y choisisse un moment, un aspect sur lequel il travaillera particulièrement à répandre la lumière ! C’est ce dernier parti qu’un ingénieux écrivain a préféré. Le sujet dont il s’est emparé ne s’ouvre véritablement qu’après la disparition de Frédéric Barberousse et de Frédéric II. Ces héros sont morts ; la lutte continue entre leur descendance et la papauté, qui, pour résister efficacement an génie de l’empire, appelle à Naples et en Sicile un prince français. Un des plus illustres chevaliers de la chrétienté, le frère de saint Louis, Charles d’Anjou, accepte l’investiture des mains du pape, passe en Italie, abat successivement Mainfroy, ce hardi et courageux bâtard, Conradin, que le double éclat de sa jeunesse et de sa race ne sauve pas de la hache du bourreau, et fonde à Naples une dynastie à laquelle l’insurrection victorieuse de tout un peuple arrache la Sicile. Voilà le thème historique de M. de Saint-Priest. Nous examinerons, chemin faisant, si l’auteur a conduit son ouvrage assez loin pour donner une idée complète de l’établissement et des destinées de la maison d’Anjou à Naples, mais personne ne contestera la grandeur et l’intérêt du sujet sur lequel se sont arrêtées ses prédilections. Les idées et les croyances du moyen-âge y sont représentées par de glorieux champions, la politique s’y développe et s’y noue par des complications qui amènent de sanglantes catastrophes ; enfin l’histoire, sans qu’on la dénature, s’y élève à de pathétiques effets. Tout cela n’a pas manqué d’exercer une séduction puissante sur l’esprit éminemment littéraire de M. de Saint-Priest. Frappé des élémens dramatiques d’un pareil sujet, l’écrivain n’a pas hésité à donner à son livre les traits et les couleurs d’une œuvre d’imagination, et à le mettre, pour ainsi parler, sous l’invocation du grand poète dont le génie demeure comme le plus éloquent interprète du moyen-âge. L’Histoire de la conquête de Naples est divisée en douze livres, dont chacun porte au frontispice de longues épigraphes empruntées à Dante. C’est aussi dans les chants des Minnesingers que l’écrivain aime à chercher les preuves de l’hostilité du Nord contre le Midi.

Au milieu de ces poétiques aspects, l’intérêt politique du sujet reste considérable. C’est un des épisodes importans de l’histoire générale du moyen-âge, et aussi de l’histoire de France, que la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou. Cette expédition, qui fonde une dynastie, ouvre d’une remarquable manière, dans les annales modernes, les relations de la France et de l’Italie, ces deux nations destinées par la nature à exercer l’une sur l’autre de décisives influences. À la fin du XVe siècle, la chevalerie française recommencera les mêmes prouesses, et ses faits d’armes n’auront pas seulement l’éclat d’un tournoi, mais bien une portée politique. Les historiens et les publicistes s’accordent à considérer l’expédition de Charles VIII en Italie comme ayant donné l’éveil aux différentes puissances de l’Europe pour se défendre par un système d’équilibre les unes contre les autres. Une traduction des Commentaires de César enflamme l’imagination du jeune fils de Louis XI, et voilà un roi de France qui s’ouvre la route de l’Italie, l’épée à la main, pour faire valoir les droits de la seconde maison d’Anjou sur le royaume de Naples. Après Charles VIII, les prétentions et les guerres de Louis XII et de François Ier provoqueront les progrès de la diplomatie et noueront entre la France et l’Italie des rapports indestructibles, car ils durent depuis Léon X jusqu’à Pie IX. Pour revenir à Naples, un prince français, ou, si l’on veut, lorrain, un aventurier de race, un duc de Guise, y joua, au milieu du XVIIe siècle, le rôle d’un héros de roman. Enfin, de nos jours, le César français a fait monter un de ses plus audacieux lieutenans sur le trône où s’était assis le frère de saint Louis. Cependant, à travers toutes ces vicissitudes, les peuples apprennent à se connaître, se font d’utiles emprunts, et c’est ainsi que la nation à laquelle Charles d’Anjou imposa jadis nos institutions féodales cherche maintenant dans les lois de la France des garanties efficaces pour sa liberté.

Avant d’arriver à la conquête même de Naples et au personnage qui l’accomplit, M. de Saint-Priest a su, par une élégante exposition, donner de l’intérêt à d’indispensables préliminaires. Quels étaient ces Normands fondateurs du royaume des Deux-Siciles ? comment gouvernaient-ils le pays qu’ils avaient conquis ? à travers quelles vicissitudes parvinrent-ils à recevoir du saint-siège la légitimité qui leur manquait ? Tout cela est bien exposé, bien déduit. Cependant le mariage de Constance, fille de Roger II, avec Henri, fils de Frédéric Barberousse, crée pour la papauté un grand péril, par la réunion dans la même main de l’empire et de la Sicile. Le fils de Henri VI et de Constance sera ce fameux Frédéric II, dont le génie et la puissance exaspérèrent tellement la papauté, qu’elle fera de l’extermination de la maison de Souabe le principal but de ses efforts. Ici la lutte du sacerdoce et de l’empire atteignit les dernières limites de la haine et de la fureur. L’originalité de Frédéric II, ce grand sceptique du XIIIe siècle, a été vivement sentie et rendue par M. de Saint-Priest, qui l’a comparé à un autre Frédéric, à l’incrédule ami de Voltaire. M. de Saint-Priest remarque avec raison que devancer son siècle est à la fois une gloire et un malheur, et que, si la postérité en tient toujours compte, les contemporains ne le pardonnent jamais. Le morceau consacré à cet illustre adversaire de la papauté est vif, brillant, et termine le premier livre d’une manière heureuse.

Il y a toutefois dans cette introduction un point fondamental qui nous paraît soulever quelques objections. M. de Saint-Priest établit comme un fait incontestable que, pendant la grande période du moyen-âge, les papes n’étaient pas souverains dans Rome, qu’ils ne le devinrent qu’à la fin du XIVe siècle, à leur retour d’Avignon. Selon lui, la souveraineté résida jusqu’à cette époque dans le sénat et dans le peuple. Il faut s’entendre. Que Rome ait toujours eu le goût des formes républicaines, et qu’à la faveur de l’anarchie qu’entretenaient sans cesse les querelles des empereurs et des papes, les Romains, nobles et peuple, sénat et commune, aient souvent ressaisi le pouvoir, rien n’est moins contestable ; mais au milieu de toutes ces tentatives, en face de tous les faits que rappelle M. de Saint-Priest, il y eut du côté des papes toujours la pensée et souvent le triomphe d’une souveraineté complète. Dès qu’il fut bien avéré que l’empire grec ne pouvait plus ni garder, ni protéger l’Italie, l’évêque de Rome fut, par la force des choses, investi d’une puissance où se mêlaient les droits du prince et l’autorité du pontife. C’était là sa nouveauté, c’était là son ascendant. M. de Saint-Priest ne méconnaît pas qu’il y avait au XIIe siècle deux partis en présence, le parti formé à l’école de Grégoire VII, dévoué à la souveraineté temporelle de l’église, ennemi des traditions politiques de Rome païenne, et le parti aristocratique ou sénatorial, qui combattait la domination des papes et s’attachait à faire revivre la république. Seulement il ne nous dit pas lequel des deux partis avait raison, lequel avait les vues les plus hautes et servait le mieux les intérêts de l’Italie. C’était la papauté. Sans revenir ici sur des points que nous avons déjà traités dans ce recueil[2], nous trouvons plus d’élévation, et aussi plus de patriotisme italien, dans la politique et l’ambition des papes que dans les prétentions d’une aristocratie égoïste. Au surplus, si malmenés qu’ils fussent par la fortune, les papesse considérèrent toujours comme les souverains de Rome, même quand ils étaient obligés de la quitter, et la toute-puissance d’Innocent III fut comme la récompense, long-temps attendue, de la persévérance de ses prédécesseurs. M. de Saint-Priest ne peut nier le triomphe d’Innocent III sur la faction aristocratique ; il reconnaît que le pontife supprima le titre de consul, se fit jurer fidélité par le préfet, et qu’après avoir réduit le sénat à un seul représentant, il reçut le serment du sénateur qu’il avait choisi lui-même. Quel était ce serment ? Selon M. de Saint-Priest, qui en cite le texte, ce serment n’établissait pas encore la puissance temporelle du pape, il la préparait seulement dans l’avenir. M. de Saint-Priest ne veut pas que les expressions : Fidelis ero tibi, domino meo papœ, et celles-ci : Papatum romanum et regalia beati Petri, représentent l’idée de souveraineté. Ce serait trop ressembler aux docteurs du moyen-âge que de batailler sur du latin ; nous aimons mieux, pour contredire le spirituel écrivain qui s’efforce d’atténuer la puissance d’Innocent III, appeler à notre aide trois autorités dont à coup sûr il ne contestera pas la compétence. Frédéric Hurter n’hésite pas à affirmer qu’Iinnocent III rétablit dans Rome la plénitude de l’autorité pontificale ; lorsque le préfet prêta serment entre les mains du pape, celui-ci le revêtit d’un manteau, insigne de son investiture. Le manteau remplaçait le glaive que l’empereur avait coutume de remettre. Pour le sénateur, Hurter remarque qu’il n’exerça plus ses fonctions au nom du peuple, mais au nom du pape, qui le choisissait, et qu’ainsi disparut la dernière trace de l’indépendance des Romains, comme disparaissait dans la personne du préfet la dernière trace de la suzeraineté impériale. Daunou attache la même importance à la restauration que fit Innocent III de la souveraineté pontificale. Enfin Muratori dit expressément, en parlant de l’avènement de ce grand pape, qu’à ce moment l’autorité impériale à Rome rendit le dernier soupir. A qui donc restait la souveraineté, si ce n’est à la tiare ? En général, dès le début, M. de Saint-Priest ne nous paraît pas avoir apprécié d’une manière assez ferme et assez complète la nature même de la papauté, son caractère universel et sa puissance morale au moyen-âge. Il eût modifié quelques-unes de ses opinions historiques en approfondissant plus encore cet immense sujet.

A côté des idées générales et des grands pouvoirs qui luttaient ensemble, on rencontre au XIIIe siècle une variété infinie de physionomies et de situations originales. Tout s’efface aujourd’hui sous l’uniformité d’une vie commune, sous le niveau d’une même loi. Au moyen-âge, les caractères avaient un relief, les institutions et les choses une diversité qui offrent à la plume de l’historien les plus piquans contrastes. Quelle mâle et singulière figure que celle de ce Mainfroy, aimant avec la même énergie le plaisir et le pouvoir, audacieux et rusé, poussant sa fortune à travers tous les contre-temps et tous les mécomptes, enfin réussissant, en dépit de tous les obstacles, à mettre sur sa tête la couronne de Sicile ! Les traits de ce personnage, l’éclat de sa jeunesse, l’éducation qu’il reçut de son père l’empereur Frédéric, un tempérament de feu joint à la dissimulation la plus profonde, M. de Saint-Priest a su rendre tout cela avec beaucoup de vérité. Peu de romans offrent autant d’intérêt que ce morceau d’histoire. Où trouver aussi des choses se prêtant mieux aux effets pittoresques que les différens aspects de l’Italie à cette époque, et notamment les Sarrasins de Lucera ? C’était une colonie musulmane fondée par Frédéric II. A Lucera, l’empereur avait mis son arsenal, son trésor et son harem, et il y avait concentré soixante mille Sarrasins, qu’il regardait comme ses meilleurs amis. C’était à bon droit, car ils le servirent après sa mort en mettant son fils Mainfrov sur le trône. Devenu roi, c’était encore avec les Sarrasins que Mainfroy faisait trembler le pape, qui, du haut des tours de Civita-Vecchia, pouvait voir leurs incursions et leurs ravages dans la campagne de Rome. C’est alors qu’Urbain IV déclara devant le sacré collège que de tous les princes catholiques le comte d’Anjou et de Provence était le seul qui pût servir efficacement la liberté de l’église menacée par l’hérétique Mainfroy, c’est-à-dire qu’il ouvrait la lice, et qu’il y appelait un chevalier français pour un combat à outrance contre le représentant italien de la maison de Souabe. C’était une phase nouvelle de la lutte des guelfes et des gibelins.

Jamais la papauté n’avait disposé d’une couronne d’une façon plus éclatante. Ce n’était pas d’ailleurs la première fois qu’elle offrait le trône de Naples à un des puissans princes de la chrétienté. Déjà Innocent IV avait proposé la couronne des Deux-Siciles, tantôt à Richard, comte de Cornouailles, frère d’Henri III, roi d’Angleterre, tantôt à ce même Charles d’Anjou, auquel quelques années après le saint-siège faisait des ouvertures nouvelles. Ni le frère d’Henri III, ni le frère de saint Louis n’acceptèrent un trône dont la conquête paraissait alors si incertaine. Cependant Innocent IV, qui désirait ardemment opposer à la maison de Souabe un roi qui fût son ouvrage, sa créature, proposa au roi d’Angleterre de couronner le jeune Edmond, le second de ses fils. Edmond prit le titre de roi des Deux-Siciles, mais il ne mit jamais le pied en Italie, et les barons anglais, qui s’occupaient alors d’obtenir la confirmation de la grande charte et de fonder les droits du parlement, refusèrent les subsides qu’Henri III leur demandait. A leurs yeux, l’entreprise était téméraire et chimérique. Après avoir constaté l’impuissance de la couronne d’Angleterre, Urbain IV se tourna de nouveau vers la maison de France, dont le chef était alors en Europe comme l’arbitre souverain des peuples et des rois. M. de Saint-Priest a raison de remarquer que la justice d’une cause désapprouvée par Louis IX restait indécise et douteuse. Aussi lorsque saint Louis, refusant tant pour lui que pour ses fils la couronne de Sicile, eut enfin permis à son frère de l’accepter, après avoir débattu dans son conseil et sensiblement modifié les conditions faites à Charles d’Anjou par Urbain IV, on peut dire que ce consentement du roi de France, donné après un si mûr examen de la question, fut pour la maison de Souabe comme un premier échec, comme une condamnation morale. Quelle différence entre Henri III et Louis IX dans leur manière de répondre aux offres de la papauté ! Toutes les prétentions du saint-siège avaient trouvé dans le roi d’Angleterre une docilité absolue ; le roi de France, au contraire, dans le cours d’une négociation qui dura près de deux ans, pesa les unes après les autres les propositions du pape et les réponses du comte de Provence. Ce n’était pas trop de la raison si droite et si ferme de saint Louis, appuyé des conseils et de l’expérience de nos meilleurs jurisconsultes, pour lutter contre l’habileté romaine. Après avoir exposé avec une remarquable précision tous les détails de cette affaire, M. de Saint-Priest ajoute : « Dans cette négociation, la cour de Rome déploya beaucoup de souplesse, et surtout une connaissance aussi prématurée qu’approfondie de ce qu’on a appelé depuis les formes diplomatiques. On les reconnaît, dans ces antiques monumens, aussi achevées, aussi complètes que de nos jours. Tout s’y retrouve comme dans l’arsenal compliqué de nos négociations modernes. » Peut-être au XIIIe siècle la connaissance des formes diplomatiques n’était-elle pas pour la cour de Rome aussi prématurée que semble le penser M. de Saint-Priest. Pour ne remonter qu’au IXe siècle, sans parler de l’immense correspondance qu’eurent dès l’origine les évêques de Rome avec toutes les églises, lorsque la papauté eut reçu de la munificence des Carlovingiens une consistance temporelle, une assiette politique, seule de tous les gouvernemens de l’Europe, elle entretint des relations avec les différens états ; elle se fit représenter auprès des empereurs d’Allemagne, des rois de France et d’Angleterre, par des légats, véritables ambassadeurs, et, dans leurs dépêches, elle puisait la connaissance de toutes les affaires de la chrétienté. Si à la fin du moyen-âge Louis XI, comme le remarque Ancillon, fut le premier des rois qui imagina d’avoir dans tous les pays de l’Europe des observateurs avoués qui pussent l’instruire de la situation des états et des projets des cours, il y avait cinq siècles que la politique pontificale avait pris les devans, et qu’au milieu de l’isolement de tous les peuples, Rome rayonnait par sa diplomatie sur tous les points du monde.

Il était à la fois noble et habile, en acceptant du saint-siège une couronne, d’en maintenir les droits et les prérogatives. Charles d’Anjou voulait servir l’église, non-seulement en chrétien dévoué, mais en roi puissant. Il porta dans son entreprise et sur le trône de Naples l’orgueil de la maison de France, l’inébranlable conviction de la légitimité de sa cause, une indomptable volonté. Ni le triste état de ses finances, ni les obstacles de tout genre qui lui fermaient l’entrée de Rome ne peuvent l’arrêter ; il y parait tout à coup au milieu des bruits qui couraient sur sa mort. De quel mépris il accable Mainfroy, qui n’est pour lui que le sultan de Lucera ! On sent que, dès qu’il se trouve en face de Charles d’Anjou, Mainfroy perd toute contenance ; son assurance ordinaire l’abandonne, et il subit l’ascendant de son adversaire avant de tomber en soldat sur le champ de bataille de Bénévent. Nous sommes là au cœur même du sujet choisi par M. de Saint-Priest, et c’est aussi une des meilleures parties de son livre. Pour la première fois peut-être, le frère de saint Louis obtient dans l’histoire les honneurs du premier plan, et sous le pinceau de l’écrivain cette grande figure a de l’éclat, de la hardiesse, une belle et vigoureuse couleur. Voilà bien un de ces caractères profonds et hautains que la fortune peut éprouver, mais ne brise pas ; un de ces tempéramens politiques qu’un fanatisme sincère élève au-dessus de tous les scrupules, une de ces ames du moyen-âge où brûle un feu sombre et sacré.

Quel est ce jeune homme qui lève imprudemment l’étendard contre le vainqueur de Mainfroy ? Il y a dans l’histoire une poésie inépuisable. Quelle imagination d’artiste, si bien douée qu’on la suppose, eût créé un aussi frappant contraste que celle de ce gracieux adolescent, de cette tête blonde, de ces traits charmans, avec le front pâle et sévère de ce redoutable chevalier que l’église et la victoire avaient fait roi ? La lutte de Conradin et de Charles d’Anjou est un des plus pathétiques événemens de l’histoire du moyen-âge. Elle est devenue un thème littéraire souvent exploité. Ici elle prend un intérêt nouveau par l’abondance et la vérité des détails. Ce n’est pas sans une sorte d’émotion qu’on suit, dans la narration de M. de Saint-Priest, toutes les circonstances de la vie de Conradin, vie si pleine d’illusions et si tôt interrompue. Ce dernier représentant de la maison de Souabe fut élevé dans l’espoir d’une couronne et dans une sorte de pauvreté. Ses parens se partagèrent les lambeaux de ses états héréditaires dans les contrées rhénanes, et il n’eut plus de refuge contre la misère qu’un trône qu’il fallait conquérir. Il partit pour l’Italie après avoir adressé aux souverains de l’Europe un manifeste dans lequel il leur demandait d’intervenir par des lettres auprès du pape, afin que le saint-père calmât la fureur et l’indignation dont il était animé contre lui. Qui donc, de Conradin ou de Charles, avait la meilleure cause ? « Entre l’aigle et la fleur, disaient les troubadours cités par M. de Saint-Priest, le droit est si égal, que ni Pandectes ni Décrétales n’ont rien à faire à tout ceci. Rien ne sera décidé que par épées et lances qui briseront têtes et bras. » Comme Charles d’Anjou, Conradin eut aussi une solennelle entrée dans Rome, il y passa sous des arcs de triomphe, il monta au Capitole au milieu des acclamations du peuple. Mais, en vérité, ce serait une témérité bien inutile que de refaire un récit qui, sous la plume de l’historien de la conquête de Naples, a un si douloureux attrait. C’est dans son neuvième livre qu’il faut se donner le spectacle de la bataille d’Alba, où les conseils et le stratagème du connétable de Champagne, Érard de Valéry, procurent la victoire au frère de saint Louis, puis de la fuite de Conradin, de son procès, enfin de son supplice auquel assista Charles d’Anjou. La tragédie est complète ; tout concourt à un effet extraordinaire et déchirant, l’éclat de la catastrophe, l’illustration de la victime, la grandeur des intérêts et des partis qui se faisaient la guerre, la jeunesse du vaincu, l’inflexibilité du vainqueur. Sans remords, avec la pleine conviction de la justice de sa cause, Charles d’Anjou traita Conradin comme un brigand qui avait voulu lui voler sa couronne. M. de Saint-Priest, en condamnant au nom de l’humanité l’immolation de Conradin, énumère les raisons qui faisaient de sa mort une nécessité politique pour Charles d’Anjou. Sans doute l’intérêt n’était pas contestable, mais sur l’esprit de Charles l’idée du droit fut plus puissante encore. S’armer contre lui, n’était-ce pas non-seulement offenser un roi, mais insulter l’église, le pape et Dieu ? Telle est la pensée qu’il exprima sur le champ de bataille d’Alba dans une lettre écrite au pape pendant la nuit qui suivit la victoire. En le dominant, cette pensée donna au vainqueur de Conradin, dans la consommation de sa vengeance, une sérénité atroce.

La fortune avait prononcé d’une façon décisive entre les guelfes et les gibelins. La cause de l’empereur et l’influence de l’Allemagne en Italie étaient abaissées, tandis que le parti guelfe déterminait les villes lombardes à reconnaître le protectorat ou du moins à accepter l’alliance du puissant roi de Naples. Désormais il n’y avait plus d’entreprise qui fût au-dessus des forces et de la renommée du fondateur de la dynastie angevine. Charles d’Anjou put reprendre alors un vaste projet que la descente de Conradin en Italie avait interrompu et qui se rattachait à l’un des plus remarquables événemens du commencement du XIIIe siècle, à la conquête de Constantinople par les Latins, dont la domination éphémère ne dura pas plus de soixante ans. L’idée politique qui avait conduit les Latins à Byzance ne manquait ni de grandeur ni de justesse. Dès la fin du XIIe siècle, on était convaincu en Europe de l’inutilité des croisades tant qu’elles se borneraient à des promenades militaires en Syrie et à de stériles prouesses. On comprenait qu’il fallait s’établir en Grèce et dans les contrées qui devaient plus tard s’appeler la Turquie, et qu’alors seulement il serait possible de conquérir d’une manière durable la Terre-Sainte. Charles d’Anjou se crut prédestiné à faire réussir un pareil plan, quand, par la mort de Conradin, il se vit maître incontesté de Naples et de la Sicile. Il avait donné la main de sa fille à l’héritier nominal de l’empire latin, Philippe de Courtenay, et il était prêt à diriger sur Constantinople une flotte nombreuse, quand il dut s’arrêter devant la seule volonté dont il pût subir l’autorité, celle du roi de France, de saint Louis. La pensée des croisades, dans ce qu’elle avait de plus naïvement religieux, animait toujours saint Louis, qui, au moment de repartir pour la Terre-Sainte, invita solennellement son frère à prendre la croix et à l’accompagner. Comment Charles d’Anjou eût-il pu désobéir au chef de sa race ? Seulement il obtint du roi de France que l’armée des croisés serait d’abord dirigée vers Tunis dont le soudan, tributaire de la Sicile, n’avait pas encore payé la redevance stipulée par les traités. M. de Saint-Priest montre qu’il ne faut pas juger aussi sévèrement qu’on le fit au XIIIe siècle les sentimens et les raisons qui déterminèrent le roi de Naples à presser son frère d’aborder à Tunis. D’ailleurs, saint Louis désirait ardemment convertir à la foi chrétienne le prince africain, et, sur de fallacieux avis, il en avait conçu trop facilement l’espoir. Ces illusions le conduisirent, plus encore que les instances de Charles d’Anjou, dans la baie de Tunis et au milieu des ruines de Carthage, où il mourut. Comment ne pas se rappeler ici les admirables pages par lesquelles M. de Châteaubriand a si éloquemment terminé son Itinéraire de Paris à Jérusalem ? « On n’a vu qu’une fois, dit M. de Châteaubriand, et l’on ne reverra jamais un pareil spectacle. La flotte du roi de Sicile se montrait à l’horizon ; la campagne et les collines étaient couvertes de l’armée des Maures. Au milieu des débris de Carthage, le camp des chrétiens offrait l’image de la plus affreuse douleur ; aucun bruit ne se faisait entendre ; les soldats moribonds sortaient des hôpitaux et se traînaient à travers les ruines pour s’approcher de leur roi expirant. Louis était entouré de sa famille en larmes, des princes consternés, des princesses défaillantes. Les députés de l’empereur de Constantinople se trouvaient présens à cette scène ; ils purent raconter à la Grèce la merveille d’un trépas que Socrate aurait admiré. » Il est certain, s’il est permis d’ajouter un mot à cette peinture, que la mort de saint Louis a plus répandu le nom français en Orient que n’eût pu le faire la victoire la plus éclatante. C’est qu’il y a dans l’héroïsme malheureux une vertu supérieure et secrète à laquelle tout le faste des prospérités les plus orgueilleuses ne saurait atteindre.

Charles d’Anjou, qui n’était arrivé en Afrique qu’au moment où saint Louis expirait, fut contraint de retourner en Sicile. Pour lui, c’était à recommencer, car il n’abandonna pas le projet d’aller à Constantinople. Pour la troisième fois, il se préparait à diriger du port de Brindes ses vaisseaux vers le Bosphore, quand une catastrophe aussi imprévue que terrible vint le frapper au cœur. Au moment où il s’apprêtait à détrôner l’empereur Paléologue, il perdait la moitié de ses états, et la Sicile le rejetait pour se donner au roi d’Aragon.

Les vêpres siciliennes, qui servent de dénoûment dramatique à l’ouvrage de M. de Saint-Priest, lui ont offert l’occasion de commencer son douzième livre par la description de cette île célèbre sur laquelle aujourd’hui l’Europe a les yeux fixés. Le ton de ces pages descriptives est chaud, le coloris en est brillant. Messine fait un complet contraste avec Palerme ; dans Messine, ville de plaisir et de commerce, affluaient les trafiquans étrangers, les pirates et les courtisanes, tandis que Palerme était la résidence des rois : même aujourd’hui, comme le remarque M. de Saint-Priest, cette cité n’a pas oublié qu’au temps des Guillaume et des Roger elle était la métropole du royaume. C’est d’un habile écrivain d’avoir rajeuni le sujet si connu des vêpres siciliennes par un judicieux emploi de la critique. M. de Saint-Priest a rapproché les versions différentes que les Italiens nous ont données de cette catastrophe, et, après en avoir indiqué les contradictions, il a ramené les faits à la vraisemblance, à la vérité historique avec beaucoup d’impartialité. En apprenant la révolution de Palerme, Charles d’Anjou s’écria : « Seigneur mon Dieu ! vous qui m’avez élevé si haut, si vous voulez m’abattre, faites au moins que ma chute soit lente et que je descende pas à pas. » A cette prière du chrétien qui s’humilie succéda l’élan d’une colère que vint enflammer encore la nouvelle du soulèvement de Messine. C’est sur cette dernière ville que le roi de Naples tourna sa vengeance et toutes les forces qu’il destinait à la conquête de Constantinople. Il ne s’écoula que trois ans entre les vêpres siciliennes et la mort de Charles d’Anjou, qui n’eut plus que des revers. Il échoua devant Messine ; il ne put empêcher le roi d’Aragon de débarquer en Sicile et d’en prendre possession ; ses flottes furent battues ; son fils aîné, le prince de Salerne, fut fait prisonnier. Cependant, sans se résigner à ces rigueurs de la fortune, il méditait de nouveaux efforts, quand une fièvre l’emporta. Après avoir enseveli le fondateur de la dynastie angevine, M. de Saint-Priest clôt son livre par une conclusion de quelques pages où il jette un regard, tant sur Naples que sur la Sicile, pour les temps qui suivirent la mort de son héros. Dans cette fin, peut-être un peu brusquée, nous trouvons quelques aperçus ingénieux sur la Sicile, qui est restée trop poétique, s’il faut en croire M. de Saint-Priest, et à laquelle il souhaite, dans les vicissitudes auxquelles elle peut être réservée, de ne devenir jamais « une Malte agrandie. »

En terminant la lecture du remarquable ouvrage de M. de Saint-Priest, nous avons éprouvé une impression que donnent rarement les productions contemporaines, le regret de ne pas trouver le livre plus long. Nous eussions voulu, comme nous l’avons déjà fait pressentir, que l’écrivain ne se fût pas contenté de consacrer quelques lignes à l’histoire de la dynastie angevine fondée par le frère de saint Louis. M. de Saint-Priest déclare que, parvenu au terme d’une longue et difficile carrière, il n’ira pas se perdre dans l’embarras incertain de ce labyrinthe. Loin de se perdre, il nous y eût fort bien conduits, pour peu qu’il l’eût voulu. Qu’il ne s’en prenne de nos exigences qu’à lui-même : si son récit historique était moins attachant et moins clair, nous ne lui reprocherions pas de ne l’avoir pas assez prolongé. Un lumineux aperçu de l’histoire de la maison d’Anjou, resserré dans des limites convenables, eût donné à la dernière partie de l’ouvrage de M. de Saint-Priest plus d’ampleur et de gravité.

Encore une critique, et nous n’aurons plus qu’à dire tout le bien que nous pensons de l’Histoire de la conquête de Naples. L’écrivain a voulu composer un livre dont l’allure rapide et brillante mènerait jusqu’au bout ceux qui l’auraient ouvert ; il y a réussi : seulement son style ressemble trop parfois à la conversation d’un homme du monde qui raconterait les impressions que lui auraient laissées ses lectures, avec abandon, avec esprit, avec trop d’esprit. On trouvera peut-être que voilà de notre part une étrange querelle. Expliquons notre pensée par un exemple : M. de Saint-Priest, après avoir esquissé à grands traits les exploits et la vie d’un des plus fameux représentans de la race normande, Roger II, roi de Sicile, ajoute : « Enfin, Roger mourut à l’âge de cinquante-huit ans, comblé de richesses, de puissance et de gloire. Brave, habile et fin, le fondateur de la royauté en Sicile fut un politique, un législateur et un héros, mais un héros bas-normand. » Voilà de ces saillies auxquelles un historien ne doit pas s’abandonner. Nous savons bien que Voltaire, même au milieu de ses développemens historiques les plus purs et les plus beaux, ne s’est jamais refusé une plaisanterie ; mais les défauts de cet inimitable démon ne sauraient servir de justification à personne.

Maintenant, nous louerons hautement M. de Saint-Priest d’avoir su traiter son sujet sans y introduire ces couleurs, ces enluminures par lesquelles tant d’écrivains ont défiguré le moyen-âge ; il a su parler du XIIIe siècle en homme du XIXe, sans engouement comme sans antipathie. Cette impartialité n’a pas empêché le style de l’écrivain d’être pittoresque ; elle n’a pas étouffé non plus chez lui l’amour de son pays et une certaine préférence pour les races méridionales. On sent qu’après la grandeur de la France M. de Saint-Priest ne désire rien plus vivement que la grandeur de l’Italie et son indépendance. Ces sentimens donnent à son livre un caractère qui le distinguera d’une manière heureuse. Trop souvent des historiens modernes, en s’occupant du moyen-âge, ont eu l’air de considérer la suprématie germanique comme un fait légitime que devait accepter l’Italie. C’est ainsi que, de nos jours, un des célèbres professeurs de l’Allemagne, M. Léo, dans son Histoire de l’Italie, compare les deux nations à deux époux d’un caractère différent : le mari (c’est le peuple allemand) est plein de force et de courage, la femme (c’est l’Italie) est pleine de ruse et d’adresse ; ils ne peuvent se quitter, ils s’appartiennent, et cependant ils ne cessent de s’irriter mutuellement et de remplir la maison du bruit de leurs querelles. N’en déplaise au docte historien, ce mariage est aujourd’hui bien compromis : la femme veut le rompre. Son amant, le peuple français, qu’elle a souvent pris et quitté, ne peut qu’être enchanté d’un pareil divorce.

Enfin, aux qualités qui distinguent l’Histoire de la conquête de Naples vient se joindre un dernier mérite, celui de l’à-propos. Cette Italie inquiète et frémissante, que semble agiter maintenant l’ardeur du patriotisme, qui fut la muse d’Alfieri, nous la retrouvons tout entière dans le livre de M. de Saint-Priest avec les passions et les partis qui la divisaient au moyen-âge. Le fond persiste sous les transformations et les costumes dont nous avons aujourd’hui le spectacle. Les événemens et les révolutions du XIIIe siècle font mieux comprendre ce qui se passe de nos jours à Naples et en Sicile. Tout s’enchaîne. Les Siciliens ne font-ils pas remonter à Frédéric III d’Aragon la vieille constitution dont ils réclament aujourd’hui le rétablissement avec des garanties nouvelles ? Ne revoyons-nous pas de nos jours le même antagonisme entre Naples et Palerme ? La papauté n’est-elle pas encore au milieu des combattans comme elle l’était au moyen-âge ?

Au moment où se termine le livre de M. de Saint-Priest, à la fin du XIIIe siècle, la décadence rapide et profonde de ce pouvoir qui était parvenu à dominer les rois et les peuples commença. Pour qu’un pareil pouvoir restât à la hauteur où il était monté, il eût fallu que tous les papes eussent du génie, qu’ils ne connussent que les saintes passions du dévouement et de la foi, et qu’enfin l’enfance des sociétés modernes fût éternelle. La papauté trouve dans Avignon sa captivité de Babylone, pour parler le langage de Pétrarque ; l’anarchie la dégrade, l’église elle-même, que représentent des conciles, combat parfois son autorité ; enfin, au-dessus de ce chaos, Luther montre sa tête puissante. Ce vaste naufrage fut donc amené tout ensemble par la corruption des hommes et par les progrès du genre humain. Il fallut réparer tant de ruines, et nous avons alors le spectacle de cette longue et habile défensive qui est un des principaux caractères de la politique pontificale depuis Charles-Quint jusqu’à Napoléon. Nous ne recommencerons pas l’appréciation que nous avons déjà faite ici[3] des efforts et des talens déployés par les papes qui se succédèrent pendant le XVIe et le XVIIe siècle ; mais avec quel art la papauté, poursuivant toujours le même but, change, suivant les circonstances, de moyens et d’alliés ! Rome catholique, tout en ayant perdu sa suprématie sur la moitié du monde, reste une grande école de politique.

S’il était nécessaire de constater par un nouveau témoignage la puissance des idées philosophiques pendant le dernier siècle, nous trouverions cette preuve dans la conduite que tint la papauté. Elle n’essaya même pas de lutter contre l’ascendant et les prestiges de l’esprit nouveau ; elle accepta les hommages de Voltaire et proscrivit les jésuites. Il y a précisément un siècle, le trône pontifical était occupé par un prêtre aimable et doux, d’un esprit enjoué, qui ne craignait pas d’écrire à Voltaire pour le remercier de lui avoir dédié Mahomet et d’avoir en son honneur composé ce distique :

Lambertinus bic est, Romae decus et pater orbis,
Qui mundum scriptis docuit, virtutibus ornat.


La philosophie et la religion étaient en coquetterie. Dans le Précis du siècle de Louis XV, Voltaire, qui vit le règne d’autres pontifes, célèbre la modération du pape Lambertini, Benoît XIV, « aimé de la chrétienté pour la douceur et la gaieté de son caractère, et qui est aujourd’hui regretté de plus en plus. Il ne se mêla jamais d’aucune affaire que pour recommander la paix. » N’est-il pas remarquable que la papauté, pour laquelle la compagnie de Jésus avait été d’un si puissant secours contre la réforme, licencie cette armée à la veille de la révolution française ? Les papes ne lisaient pas mieux dans l’avenir que les rois.

Ce que Rome catholique avait toujours le plus combattu, le principe de l’indépendance de l’esprit humain, triomphait, et ce terrible ennemi ne connaissait ni frein, ni pitié, comme il arrive toujours dans l’ivresse des premières victoires. Que de catastrophes et de péripéties la révolution française a jetées dans l’histoire de la papauté qui se vit assaillie de tempêtes comme aux jours les plus tragiques du moyen-âge ! Cependant, au moment où Pie VI, violemment arraché de Rome, expirait sur le territoire français, à Valence, cette révolution se mettait elle-même en tutelle sous la dictature d’un héros, et revenait à la modération par le chemin de la gloire. Pourquoi faut-il que Napoléon, après avoir si noblement suivi le penchant qu’ont toujours les grandes ames pour les croyances religieuses, n’ait pas été fidèle à ses premières pensées ? Notre siècle a vu le nouvel empereur d’Occident se montrer plus dur envers Rome, plus gibelin que tous les césars du moyen-âge, et, par un décret qu’il data de Schœnbrunn, le 17 mail 1809, dépouiller Pie VII de toute puissance temporelle. « Lorsque Charlemagne, empereur des Français et notre auguste prédécesseur, est-il dit dans ce décret, fit donation de plusieurs comtés aux évêques de Rome ; il ne les leur donna qu’à titre de fiefs et pour le bien de ses états ; par cette donation, Rome ne cessa pas de faire partie de son empire. Depuis, ce mélange d’un pouvoir spirituel avec une autorité temporelle a été, comme il l’est encore, une source de discussions, et a porté trop souvent les pontifes à employer l’influence de l’un pour soutenir les prétentions de l’autre ; ainsi les intérêts spirituels et les affaires du ciel, qui sont immuables, se sont trouvés mêlés aux affaires terrestres qui, par leur nature, changent selon les circonstances et la politique du temps[4]. » Telles étaient les prémisses qui avaient pour conséquence la réunion des états du pape à l’empire français. L’inconstant et redoutable successeur de Charlemagne poussait le commentaire des actes du donateur jusqu’à la spoliation, et il s’emportait à cet excès de détrôner le pontife qui l’avait couronné.

Un publiciste, peut-être trop oublié aujourd’hui[5], a remarqué avec beaucoup de justesse que, par l’ambition de Napoléon, l’Italie a perdu la plus belle occasion qu’elle ait eue depuis les Romains, de recouvrer son indépendance. En effet, il était facile à la puissance de Napoléon d’établir d’une manière durable un système fort simple, une confédération de trois états, l’Italie supérieure, le pape et Naples. Aucun de ces états n’avait intérêt à empiéter sur l’autre, et l’ensemble de l’Italie était affranchi de la domination de l’étranger. Il paraît que rien n’est plus difficile en politique que le triomphe des combinaisons sages et naturelles. Au moment où les Français étaient contraints d’abandonner l’Italie, les Autrichiens s’y établissaient, et si le congrès de Vienne avait l’équité de restituer au pape, avec sa souveraineté temporelle, le territoire des États Romains, il lui donnait, ainsi qu’à Turin et à Naples, le formidable voisinage d’une puissance allemande. C’était trop refaire le passé et trop embrouiller l’avenir.

Quoi qu’il en soit, rendons-nous compte de la situation de la papauté dans le temps où nous sommes. La papauté qui, au XIIIe siècle, disposait des couronnes, et qui au XVIe soutenait des luttes ou entretenait des alliances avec les principaux rois de l’Europe sur un pied complet d’égalité, vit aujourd’hui sous la protection des grandes puissances. L’inviolabilité de son territoire est considérée comme une des conditions de la paix européenne et de l’indépendance de l’Italie. La papauté n’a plus ni conquêtes à faire, ni revers à essuyer comme au temps de Jules II : les puissances signataires des traités de Vienne, en garantissant son existence, lui ont interdit tout mouvement, toute entreprise au dehors. Sous ce rapport, on peut dire que le chef de la religion catholique a plutôt en Italie un grand état de maison qu’il n’est un véritable souverain, ayant droit de paix et de guerre.

Chez elle, où en est la papauté ? Pour gouverner, pour accomplir les réformes qu’ils jugeaient nécessaires, les papes ont toujours été moins libres que les rois. Représentant une aristocratie, une oligarchie sacerdotale, ils ont toujours eu auprès d’eux des surveillans incommodes de l’usage qu’ils entendaient faire de leur autorité. Il a donc fallu l’évidence de la plus irrésistible nécessité pour qu’il ait été permis à un pape de se montrer réformateur actif et résolu. Maintenant voici les conséquences. Les réformes administratives n’ont pas pu servir de rempart à la papauté contre les idées et les exigences politiques qui ont voulu à leur tour être satisfaites. Le branle était donné ; s’arrêter n’était plus possible, et des concessions nouvelles ont élargi la brèche. Il y a aujourd’hui à Rome, en face du pape et du sacré collége, un conseil municipal de cent membres, un pouvoir administratif composé d’un sénateur qui en est le chef, et de huit magistrats, une consulte d’état, une garde nationale et la liberté de la presse. Sera-ce tout ? La consulte d’état, qui date à peine de quelques mois, ne s’élèvera-t-elle pas à l’autorité d’un corps délibérant ? Enfin la papauté ne verra-t-elle pas s’ouvrir pour elle l’ère des constitutions ? Jamais le génie du passé et l’esprit nouveau ne se seront trouvés si vivement en présence.

Mais n’y a-t-il pas en Italie un attachement réel pour la papauté ? N’y a-t-il pas, de l’autre côté des monts, des hommes d’un esprit élevé qui tiennent pour maxime que le catholicisme et la nationalité italienne sont inséparables ? Sans doute. A leurs yeux, le catholicisme est non-seulement la vérité enseignée à tous les peuples, mais il est de plus pour l’Italie comme l’incarnation de la patrie et de l’indépendance. Aussi demandent-ils pour le pape la présidence de la confédération des états italiens et l’exercice d’une suprématie morale sur toute la péninsule. Seulement les hommes distingués qui se complaisent dans cette théorie ont plus de renommée littéraire que d’ascendant politique. En dépit de ces nouveaux guelfes, en dépit même de la juste popularité de Pie IX, il y a dans la majorité des Italiens, à l’égard de la papauté, une défiance qui date de loin, car c’est Machiavel qui l’a mise dans l’esprit de ses compatriotes. Ce grand politique, on ne l’ignore pas, a formellement accusé l’église d’avoir été le plus grand obstacle à l’unité, à l’indépendance de l’Italie par son ambition d’y dominer, par les divisions qu’elle y avait sans cesse entretenues. Avant l’avènement de Pie IX, les hommes les plus modérés de la péninsule signalaient le gouvernement papal comme le pire de tous. Encore aujourd’hui comme au moyen-âge, c’est en Italie que la papauté soulève le plus d’objections et de résistances. L’enthousiasme même avec lequel les Italiens ont accueilli Pie IX et ses actes est presque une satire de l’institution, tant ils ont paru surpris qu’elle pût encore produire quelque bien ! En dehors de la péninsule, la papauté a été souvent jugée avec plus de bienveillance ; de loin, son antique splendeur, quoique à demi éclipsée, cachait ses misères ; autour d’elle, il n’y a pas plus d’illusions que d’indulgence.

Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

Au contraire, pour l’Europe, la papauté est surtout une autorité générale placée depuis des siècles au faîte de la religion, dont elle maintient l’unité. Sous ce rapport, elle appartient au monde. Si d’un côté la papauté est italienne, de l’autre elle est universelle. Comme l’antique Janus, elle a deux visages ; c’est un gouvernement, c’est un pontificat. Cette double nature qui fait sa grandeur complique étrangement les difficultés quand il s’agit, comme en ce moment, de changer les institutions du peuple romain. Le régime représentatif n’est-il pas incompatible avec une administration entre les mains des prêtres ? Ne faudrait-il pas séparer nettement le gouvernement de l’église d’avec le gouvernement de l’état ? Si cette séparation devient nécessaire, il est difficile qu’elle s’accomplisse sans la participation de l’Europe. Il faut que la puissance spirituelle du pape garde son indépendance et sa majesté au milieu des changemens introduits dans le gouvernement des États Romains. Ce n’est plus là un intérêt italien, mais un intérêt général pour toutes les nations catholiques. Au moyen-âge, la papauté intervenait partout : nous aurons inévitablement le spectacle contraire de l’intervention de l’Europe dans les affaires de la papauté. Cette haute sollicitude du pouvoir politique pour la puissance spirituelle ne sera pas un des faits les moins considérables du XIXe siècle.

Si la vue impartiale du passé et de notre siècle nous a conduit à croire que la papauté ne saurait plus avoir d’autre rôle que d’être l’expression désintéressée de la puissance spirituelle, combien les événemens immenses qui éclatent au moment où nous terminons cette étude historique nous confirment dans cette conviction ! En effet, plus les sociétés sont remuées par des révolutions soudaines et profondes, plus il importe qu’au milieu d’elles l’élément religieux subsiste et s’affermisse loin de disparaître ou de s’effacer. D’un autre côté, en présence de ces nouveaux témoignages de l’instabilité des choses humaines, l’église et la papauté doivent plus que jamais se détacher des ambitions temporelles pour puiser toute leur autorité dans les sentimens et les idées qui ont inspiré l’Évangile. Nous sommes dans un grand moment, car voici l’heure où la vertu de toutes les doctrines sera éprouvée. Tirer du christianisme les enseignemens et la consolation qu’il recèle, défendre et maintenir la pureté de son spiritualisme, prodiguer le dévouement d’une charité ardente à toutes les souffrances, à toutes les douleurs, dans quelque rang qu’on les trouve, tels sont les devoirs que notre temps impose à l’église, et c’est en les remplissant qu’elle pourra faire face à la gravité des circonstances. Dans la sphère des croyances et des institutions religieuses, tout sera de plus en plus controversé, remué, questions métaphysiques, questions morales, questions d’organisation intérieure. Des problèmes qui semblaient résolus seront inévitablement repris pour être soumis à un examen nouveau. Cette mobilité dans les idées et dans les lois, qui est un des caractères dominans de notre siècle, ne doit pas tant décourager les esprits que les exciter à distinguer nettement ce que les croyances religieuses et les formes sociales ont d’essentiel et de toujours vrai, ce qu’elles ont d’éphémère et de transitoire. C’est l’incontestable honneur du christianisme d’avoir su, à travers dix-huit siècles, survivre à toutes les secousses, à tous les changemens, à toutes les scissions. Ainsi, à l’époque de Luther, il n’a pas péri, mais il s’est dédoublé. A quoi doit-il cette perpétuité, si ce n’est à son caractère spiritualiste ? En effet, de l’aveu de tous les penseurs, le christianisme resta l’idée la plus générale qui se soit encore produite au milieu des sociétés. Il y a donc au fond de cette idée la puissance et l’avenir des transformations nécessaires.


LERMINIER.

  1. Librairie d’Amyot, rue de la Paix.
  2. La Papauté au moyen-âge. — Revue des Deux Mondes, 1er mars et 1er avril 1839.
  3. La Papauté depuis Luther. — Revue des Deux Mondes, 1er avril 1838.
  4. Histoire abrégée des Traités de Paix, par F. Schoell, t. IX, p. 300.
  5. L’abbé de Pradt. — Du Congrès de Vienne.