Œuvres de jeunesse (Flaubert)/La Peste à Florence

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 115-131).


LA PESTE À FLORENCE[1].


C’est que je te hais d’une haine de frère.
Al. Dumas, Don Juan de Marana.

I

Il y avait autrefois à Florence une femme d’environ soixante ans que l’on appelait Beatricia ; elle habitait dans le quartier le plus misérable de la ville, et ses seuls moyens de vivre se réduisaient à dire la bonne aventure aux grands seigneurs, et à vendre quelques drogues à ses voisins pauvres, lorsqu’ils étaient malades. La mendicité complétait ses revenus.

Elle avait dû être grande dame dans sa jeunesse, mais alors elle était si voûtée qu’on lui voyait à peine la figure ; ses traits étaient irréguliers, elle avait un grand nez aquilin, de petits yeux noirs, un menton allongé, et une large bouche, d’où sortaient deux ou trois dents longues, jaunes et chancelantes, répandait sans cesse de la salive sur sa lèvre inférieure. Son costume avait quelque chose de bizarre et d’étrange : son jupon était bleu et sa camisole noire ; quant à ses chaussures, elle marchait toujours nu-pieds en s’appuyant sur un bâton plus haut qu’elle.

Joignez à cela une magnifique chevelure blanche qui lui couvrait les épaules et le dos et qui tombait des deux côtés de son visage sans ordre et sans soin, car elle n’avait pas même un simple bandeau pour les retenir.

Le jour et une partie de la nuit, elle se promenait dans les rues de Florence, mais le soir elle rentrait chez elle pour manger et pour dire la bonne aventure à ceux qui n’avaient pas voulu s’arrêter en public devant une pareille femme et qui avaient honte de leur superstition.

Un jour donc elle fut accostée par deux jeunes gens de distinction qui lui ordonnèrent de les conduire chez elle ; elle obéit et se mit à marcher devant eux.

Pendant la route, et en traversant les rues sombres et tortueuses du vieux quartier de la ville, le plus jeune des deux témoignait ses craintes à l’autre et lui reprochait l’envie démesurée qu’il avait de se faire dire son avenir.

— Quelle singulière idée as-tu, lui disait-il, de vouloir aller chez cette femme ? cela est-il sensé ? Songe que maintenant il est près de huit heures, que le jour baisse ; songe encore qu’en allant dans ce sale quartier de la plus vile populace, nos riches épées, les plumes de nos feutres et nos fraises de dentelles peuvent faire supposer qu’il y a de l’or.

— Oh ! tu es fou, Garcia, interrompit François, quel lâche tu fais !

— Mais, enfin, cette femme, la connais-tu ? Sais-tu son nom ?

— Oui, c’est Beatricia.

Ce mot produisit un singulier effet sur le jeune homme et l’arrêta tout court, d’autant plus que la devineresse, entendant prononcer son nom, s’était retournée ; et cette pâle figure, avec ses longs cheveux blancs que le vent agitait légèrement, le fit tressaillir.

Garcia comprima sa crainte et continua de marcher silencieusement, mais se rapprochant de plus en plus de son frère François.

Enfin, au bout d’une demi-heure de marche, ils arrivèrent devant une longue allée qu’il fallait traverser avant d’arriver chez Beatricia.

— Tu peux faire tes opérations ici, lui dit Garcia en s’adressant à la vieille femme.

— Impossible. Attendez encore quelques instants, nous voici arrivés.

Et elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier tortueux et en bois de chêne. Après avoir monté bien des marches, Beatricia ouvrit une autre porte ; c’était celle de son cabinet, éclairé par une lampe suspendue au plafond, mais sa pâle lumière éclairait si peu que l’obscurité était presque complète. Pourtant, avec quelque soin et comme l’appartement était bas et petit, on voyait dans l’ombre quelques têtes de morts, et si la main par hasard tâtonnait sur une grande table ronde qui se trouvait là, elle rencontrait aussitôt des herbes mouillées et de longs cheveux encore tout sanglants.

— Vite, dépêche-toi, dit François.

Beatricia lui prit la main, et l’ayant amené sous la lampe, elle lui dit :

— Tiens, vois-tu ces trois lignes en forme d’M ? cela est signe de bonheur ; les autres lignes qui s’entrecroisent et s’entrelacent vers le pouce indiquent qu’il y aura des discordes, des trahisons ; ta famille, toi-même, tu mourras par la trahison d’un de tes proches, mais, je te le dis, tu verras bientôt réussir tes projets.

— À moi, dit Garcia d’une voix tremblante.

Beatricia lui prit sa main droite, elle était brûlante.

— Ta vie sera entremêlée de biens et de maux, mais le cancer de l’envie et de la haine te rongera le cœur, le glaive du meurtre sera dans ta main et tu trouveras dans le sang de ta victime l’expiation des humiliations de ta vie. Va !

— Adieu, femme de l’enfer ! dit Garcia en lui jetant une pièce d’or qui roula sur les pavés et alla frapper un crâne, adieu, femme de Babylone ! que la malédiction du ciel tombe sur ta maison et sur ta science et fasse que d’autres ne se laissent point prendre à tes discours !

Ils sortirent aussitôt, et l’escalier résonnait encore du bruit de leurs pas que Beatricia contemplait, par sa fenêtre, les étoiles qui brillaient au ciel et la lune qui argentait les toits de Florence.

II

Rentré chez Cosme, son père, Garcia ne put fermer l’œil de la nuit ; il se leva, n’en pouvant plus, car la fièvre battait avec violence dans ses artères, et il rêva toute la nuit à la prédiction de Beatricia.

Je ne sais si, comme moi, vous êtes superstitieux, mais il faut avouer qu’il y avait dans cette vieille femme aux longs cheveux blancs, dans son costume, dans toute sa personne, dans ses paroles sinistres, dans cet appareil lugubre qui décorait son appartement avec des crânes humains et avec des cheveux d’exécutés, quelque chose de fantastique, de triste, et même d’effrayant qui devait, au xviie siècle, en Italie, à Florence, et la nuit, effrayer un homme tel que Garcia de Médicis.

Il avait alors vingt ans, c’est-à-dire que depuis vingt ans il était en proie aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa famille. En effet, c’était un homme méchant, traître et haineux que Garcia de Médicis, mais qui dit que cette méchanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie qui tourmentèrent ses Jours, ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer ?

Il était faible et maladif, François était fort et robuste ; Garcia était laid, gauche, il était mou, sans énergie, sans esprit ; François était un beau cavalier aux belles manières, c’était un galant homme, il maniait habilement un cheval et forçait le cerf aussi aisément que le meilleur chasseur des États du pape.

C’était donc l’aîné, le chéri de la famille : à lui tous les honneurs, les gloires, les titres et les dignités ; au pauvre Garcia, l’obscurité et le mépris.

Cosme chérissait son fils aîné, il avait demandé pour lui le cardinalat, il était sur le point de l’obtenir, tandis que le cadet était resté simple lieutenant dans les troupes de son père.

Il y avait déjà longtemps que la haine de Garcia couvait lentement dans son cœur, mais la prédiction de la vieille compléta l’œuvre que l’orgueil avait commencée. Depuis qu’il savait que son frère allait être cardinal, cette idée-là lui faisait mal ; dans sa haine il souhaitait la mort de François.

« Oh ! comment, se disait-il à lui-même en pleurant de rage et la tête dans ses mains, oh ! comment ! cet homme que je déteste sera Monseigneur le cardinal François ! plus qu’un duc ! qu’un roi ! presque le pape ! et moi… Ah ! moi, son frére, toujours pauvre et obscur, comme le valet d’un bourgeois ! Quand on verra dans les rues de Florence la voiture de Monseigneur qui courra sur les dalles, si quelque enfant ignorant des choses de ce monde demande à sa mère : Quels sont ces hommes rouges derrière le cardinal ? — Ses valets. — Et cet autre qui le suit à cheval, habillé de noir ? — Son frère. — Son frère, qui le suit à cheval ! Ah ! dérision et pitié ! Et dire qu’il faudra respecter ce cardinal, qu’il faudra l’appeler Monseigneur et se prosterner à ses pieds ! Ah ! quand j’étais jeune et pur, quand je croyais encore à l’avenir, au bonheur, à Dieu, je méprisais les sarcasmes de l’impie ; Ah ! je comprends maintenant les joies du sang, les délices de la vengeance et l’athéisme et l’impureté ! »

Et il sanglotait.

Le jour était déjà venu, quand on vit de loin accourir un courrier aux armes du pape. Il se dirigea vers le palais ducal ; Garcia le vit, et il pleura amèrement.

III

C’était par une folle nuit d’Italie, au mois d’août, a Florence ; le palais ducal était illuminé, le peuple dansait sur les places publiques ; partout c’était des danses, des rires et du bruit, et pourtant la peste avait exercé ses ravages sur Florence et avait décimé ses habitants.

Au palais aussi c’était des danses, des rires et du bruit, mais non de joie, car la peste, la aussi, avait fait ses ravages dans le cœur d’un homme, l’avait comprimé et l’avait endurci, mais une autre peste que la contagion ; le malheur qui étreignait Garcia dans ses serres cruelles le serra si fort qu’il le broya comme le verre du festin entre les mains d’un homme ivre.

Or c’était Cosme de Médicis qui donnait toutes ces réjouissances publiques parce que son fils chéri, François de Médicis, était nommé cardinal ; c’était sans doute pour distraire le peuple des événements sinistres qui le préoccupaient. Pauvre peuple ! que l’on amuse avec du fard et des costumes de théâtre, tandis qu’il agonise. Oh ! c’est que souvent un rire cache une larme ! Peut-être qu’au milieu de la danse, dans le salon du duc, quelqu’un des danseurs allait tomber sur le parquet et se convulsionner, à la lueur des lustres et des glaces. Qui dit que cette jeune femme ne va pas s’évanouir tout à coup ? peut-être son délire commence-t-il ? Tenez, voyez-vous ses mains qui se crispent, ses pieds qui trépignent, ses dents qui claquent ? elle agonise, elle râle, ses mains défaillantes errent sur sa robe de satin, et elle expire dans sa parure de bal.

La fête était resplendissante et belle, Cosme avait appelé tous les savants et les artistes de l’Italie, le cardinal François était au comble de la gloire et des honneurs ; on lui jetait des couronnes, des fleurs, des odes, des vers ; c’était des louanges, des flatteries, des adulations.

Dans un coin de la salle on voyait, à un des groupes les plus considérables, un homme dont le maintien sérieux annonçait sans doute quelque profession savante, vêtu de noir ; c’était le docteur Roderigo, le médecin et l’ami des Médicis.

C’était un singulier homme que le docteur Roderigo. Alchimiste assez distingué pour son époque, il était peu versé dans la science qui le faisait vivre, et savait bien mieux celle dont il ne s’occupait que comme passe-temps. L’étude des livres et celle des hommes avaient imprimé sur sa figure un certain sourire sceptique et moqueur qui effaçait légèrement les rides sombres de son front. Dans sa jeunesse il avait beaucoup étudié, surtout la philosophie et la théologie, mais au fond, n’y ayant trouvé que doute et dégoût, il avait abandonné l’hypothèse pour la réalité et le livre pour le monde, autre livre aussi, où il y a tant a lire !

Il était alors à s’entretenir avec le comte Salfieri et le duc de Florence. Il aimait particulièrement l’entretien de ce dernier, parce qu’il trouvait là quelqu’un qui écoutait tous ses discours sans objection et qui répondait toujours par un oui approbatif, et lorsqu’on a une opinion hasardeuse, un système nouveau, on préfère l’exposer à un homme supérieur à vous par le sang et inférieur par les moyens ; voilà pourquoi le docteur Roderigo, qui était un homme de beaucoup d’esprit, aimait assez la société de Cosme II de Médicis, qui n’en avait guère.

Il y avait déjà près de deux heures qu’il tenait le duc dans une dissertation sur les miracles de l’Ancien Testament, et déjà plusieurs Fois Cosme s’était avoué vaincu, car à sa religion simple et naïve Roderigo opposait de puissantes objections et une logique vive et pressante.

— Rangez-vous donc, lui dit Safieri, vous empêchez cette jeune fille de danser ; allons autre part, ici nous gênons. Voulez-vous une partie de dés ?

— Volontiers, répondit le médecin, saisissant cette occasion de finir la conversation, car il avait quelquefois peur d’humilier le complaisant prince.

Quant à celui-ci, après chaque entretien qu’il avait eu avec son médecin, il s’en allait toujours avec une croyance de moins, une illusion détruite et un vide de plus dans l’âme ; il le quittait en disant tout bas : « Ce diable de Roderigo, il est bien instruit, il est bien habile, mais, Dieu me pardonne si ce n’est pas péché de croire un pareil homme ! pourtant ce qu’il dit est vrai ! »

Et le lendemain il courait entamer avec lui quelque discussion philosophique.

Sa magnificence s’était largement déployée dans la fête de ce jour, et rarement on en avait vu de pareille. Tout était beau, digne et somptueux ; c’était riche, c’était grandiose. Mais au milieu de toutes ces · figures, où le luxe et la richesse éclataient, au milieu de ces femmes parées de perles, de fleurs et de diamants, entre les lustres, les glaces, au bruit du bolero qui bondissait, au milieu du bourdonnement de la fête, au retentissement de l’or sur les tables, au milieu donc de tout ce qu’il y avait d’enivrant dans le bal, d’entraînant dans la danse, d’enchanteur dans cette longue suite d’hommes et de femmes richement parés, où il n’y avait que doux sourires, galantes paroles, on voyait apparaître là, au milieu du bal, comme le spectre de Banco, la haute figure de Garcia, sombre et pâle.

Il était venu là aussi, lui, tout comme un autre, apporter au milieu des rires et de la joie, sa blessure saignante et son profond chagrin ; il contemplait tout cela d’un œil morne et triste, comme quelqu’un d’indifférent aux petites joies factices de la vie, comme le mourant regarde le soleil sur son grabat d’agonie.

À peine si, depuis le commencement du bal, quelqu’un lui avait adressé la parole ; il était seul au milieu de tant de monde, seul avec son chagrin qui le rongeait, et le bruit de la danse lui faisait mal, la vue de son frère l’irritait à un tel point que quelquefois, en regardant toute cette foule joyeuse et en pensant à lui-même, à lui désespéré et misérable sous son habit de courtisan, il touchait à la garde de son épée, et il était tenté de déchirer avec ses ongles la femme dont la robe l’effleurait en passant, l’homme qui dansait devant lui, pour narguer la fête et pour nuire aux heureux.

Son frère s’aperçut qu’il était malade et vint à lui d’un air bienveillant.

— Qu’as-tu, Garcia ? lui dit-il, qu’as-tu ? ta main crève ton gant, tu tourmentes la garde de ton épée.

— Moi ? Oh ! je n’ai rien, monseigneur.

— Tu es fier, Garcia.

— Oh ! oui, je suis fier, bien fier, plus fier que toi peut-être ; c’est la fierté du mendiant qui insulte le grand seigneur dont le cheval l’éclabousse.

Et il accompagna ces derniers mots d’un rire forcé.

Le cardinal lui avait tourné le dos, haussant les épaules, et il alla recevoir les félicitations du duc de Bellamonte, qui arrivait alors suivi d’un nombreux cortège.

Un homme venait de s’évanouir sur une banquette, le premier valet qui passait par là le prit dans ses bras et l’emmena hors de la salle, personne ne s’informa de cet homme.

C’était Garcia.

IV

Quelques archers, rangés en ordre dans la cour, attendaient l’arrivée des seigneurs pour partir ; car leurs chevaux étaient impatients et ils piaffaient tous, désireux qu’ils étaient de courir dans la plaine. Les chiens, que chaque cavalier tenait en laisse, aboyaient autour d’eux en leur mordant les jambes, et déjà plus d’un juron, plus d’un coup de cravache avaient calmé l’ardeur de quelques-uns.

Le duc et sa famille étaient prêts et n’attendaient plus que quelques dames et le bon docteur Roderigo, qui arriva monté sur une superbe mule noire.

La grande porte s’ouvrit et l’on se mit en route, les hommes montés sur des chevaux, la carabine sur l’épaule et le couteau de chasse au côté gauche ; quant aux dames, elles suivaient par derrière, montées sur des haquenées et le faucon au poing.

Cosme et le cardinal ouvraient la marche ; en passant sous la porte, la jument de ce dernier eut peur de la toque rouge d’une des sentinelles et fit un bond qui faillit renverser son cavalier.

— Mauvais présage, grommela le duc.

— Bah ! est-ce que vous croyez à ces niaiseries-là ? Vous plaisantez, sans doute ? dit Roderigo.

Cosme se tut et enfonça l’éperon dans le flanc de son cheval qui partit au trot ; on le suivit.

Le bruit des chevaux sur le pavé, celui des épées qui battaient sur la selle firent mettre tous les habitants aux fenêtres pour voir passer le cortège de monseigneur le duc Cosme II de Médicis, qui allait à la chasse avec son fils le cardinal.

Arrivée sur une grande place, la compagnie se divisa en trois bandes différentes, le premier piqueur donna du cor et les cavaliers partirent au galop dans les rues de Florence.

Cosme était avec Roderigo, Garcia avec François, et Bellamonte, avec les dames et les archers, devait forcer le gibier.

Le temps était sombre et disposé à l’orage, l’air était étouffant et les chevaux étaient déjà blancs d’écume.

Il fait beau dans les bois, on y respire un air frais et pur ; alors on était en plein midi, et chacun éprouvait la douce sensation que procure l’ombrage lorsqu’on voit au loin passer quelque rayon du soleil à travers les branches, car il faut vous dire que l’on était alors dans la forêt.

Garcia, vêtu de noir, sombre et pensif, avait suivi machinalement son frère qui s’était écarté pour aller à la piste du cerf, dont il venait tout à l’heure de perdre les traces. Ils se trouvèrent bientôt isolés et seuls dans un endroit où, le bois devenant de plus en plus épais, il leur fut impossible d’avancer ; ils s’arrêtèrent, descendirent de cheval et s’assirent sur l’herbe.

— Te voilà donc cardinal, dit vivement Garcia, qui jusqu’alors avait été silencieux et triste ; ah ! te voilà cardinal.

II tira son épée.

— Un cardinal !

Et il rit de son rire forcé et éclatant, dont le timbre avait quelque chose de cruel et de féroce.

— Cela t’étonne, Garcia ?

— Oh ! non. Te souviens-tu de la prédiction de Beatricia ?

— Oui, eh bien ?

— Te souviens-tu de la chambre où il y avait des cheveux d’exécutés et des crânes humains ? te souviens-tu de ses longs cheveux blancs ? N’est-ce pas, hein, mon cardinal, n’est-ce pas que cette femme avait quelque chose de satanique dans sa personne et d’infernal dans son regard ?

Et ses yeux brillaient avec une expression qui lit frémir François.

— Où veux-tu en venir avec cette femme ?

— Te souvient-il de sa prédiction ? te souvient-il qu’elle t’avait dit que tes projets réussiraient ? Oui, n’est-ce pas ? Tu vois que j’ai la mémoire bonne, quoiqu’il y ait deux jours et que ces deux jours aient été pour moi aussi longs que des siècles ! Ah ! il y a dans la vie des jours qui laissent le soir plus d’une ride au front !

Et des larmes roulaient dans ses yeux.

— Tu m’ennuies, Garcia, lui dit brusquement son frère.

— Je t’ennuie ! Ah ! eh bien, tes projets ont réussi, la prédiction s’est accomplie, mais oublies-tu qu’elle avait dit que le cancer de la jalousie et de la rage m’abîmerait l’âme ? oublies-tu qu’elle avait dit ne le sang serait mon breuvage, et un crime la joie de ma vie ? Oublies-tu cela ? Va ! la prédiction est juste. Vois-tu la trace des larmes que j’ai versées depuis deux jours ? Vois-tu les places de ma tête où manquent les cheveux ? Vois-tu les marques rouges de mes joues ? Vois-tu comme ma vue est cassée et affaiblie ? car j’ai arraché mes cheveux de colère, je me suis déchiré le visage avec les ongles et j’ai passé les nuits à crier de rage et de désespoir.

II sanglotait et on eût dit que le sang allait sortir de ses veines.

— Tu es fou, Garcia, dit le cardinal en se levant effrayé.

— Fou ? oh ! oui, fou ! assassin ? peut-être ! Écoute, monseigneur le cardinal François, nommé par le pape, écoute — c’était un duel terrible, à mort, mais un duel à outrage dont le récit fait frémir d’horreur — tu as eu l’avantage jusqu’alors, la société t’a protégé, tout est juste et bien fait ; tu m’as supplicié toute ma vie, je t’égorge maintenant.

Et il l’avait renversé d’un bras furieux et tenait son épée sur sa poitrine.

— Oh ! pardon, pardon, Garcia, disait François d’une voix tremblante, que t’ai-je fait ?

— Ce que tu m’as fait ? tiens !

Et il lui cracha au visage.

— Je te rends injure pour injure, mépris pour mépris ; tu es cardinal, j’insulte ta dignité de cardinal ; tu es beau, fort et puissant, j’insulte ta force, ta beauté et ta puissance, car je te tiens sous moi, tu palpites de crainte sous mon genou. Ah ! tu trembles ? Tremble donc et souffre comme j’ai tremblé et souffert. Tu ne savais pas, toi dont la sagesse est si vantée, combien un homme ressemble au démon, quand l’injustice l’a rendu bête féroce. Ah ! je souffre de te voir vivre, tiens !

 

Et un cri perçant partit de dessous le feuillage et fit envoler un nid de chouettes.

Garcia remonta sur son cheval et partit au galop, il avait des taches de sang sur sa fraise de dentelles.

Les bons habitants de Florence furent réveillés vers minuit par un grand bruit de chevaux et de cavaliers qui traversaient les rues avec des torches et des flambeaux.

C’était monseigneur le duc qui revenait de la chasse.

Plus loin suivaient silencieusement quatre valets portant une litière ; ils avaient l’air de vouloir passer inaperçus et ils marchaient à petits pas. À côté d’eux il y avait un homme qui paraissait leur chef, il était triste, enveloppé de son manteau, et, la tête baissée sur sa poitrine, il semblait vouloir comprimer des larmes.

Quand on arriva au château du duc, une femme courut au-devant des chasseurs en demandant où était le cardinal. Quand elle aperçut la litière, elle demanda au duc son mari :

— Qu’y a-t-il là dedans ?

L’homme au manteau lança à Garcia un regard sévère et froid, puis, hésitant quelques secondes, il dit avec un accent qui faisait mal à entendre :

— Un cadavre.

V

Un demi-jour éclairait l’appartement, et les rideaux bien fermés n’y laissaient entrer qu’une lumière douce et paisible. Un homme s’y promenait à grands pas. C’était un vieillard, il paraissait avoir des pensées qui lui remuaient fortement l’âme, il allait à sa table et y prenait une épée nue, qu’il examinait avec répugnance ; tantôt il allait vers le fond, où était tendu un large rideau noir autour duquel venaient bourdonner les mouches.

Il faisait frais dans cette chambre et l’on y sentait même quelque chose d’humide et de sépulcral, semblable à l’odeur d’un amphithéâtre de dissection.

Enfin il s’arrêta tout à coup et frappant du pied avec colère :

— Oh ! oui, oui, que justice se fasse ! Il le faut, le sang du juste crie vengeance vers nous ; en bien, vengeance !

Et il ordonna à un de ses valets d’appeler Garcia.

Ses lèvres étaient blanches et ridées comme quelqu’un qui sort d’un accès de fièvre.

Garcia arriva bientôt, et ses cheveux noirs, rejetés en arrière, laissaient voir un front pâle où la malédiction de Dieu semblait empreinte.

— Vous m’avez demandé, mon père ? dit-il en entrant.

— Oui. Ah ! tu es déjà en toilette ? tu as changé d’habit ? ce ne sont pas ceux que tu portais hier ; les taches se font bien voir sur un vêtement noir, n’est-ce pas, Garcia ? Tes doigts sont humides ; oh ! tu as bien lavé tes mains, tu t’es parfumé les cheveux.

— Mais pourquoi ces questions, mon père ?

— Pourquoi ? Ah Garcia, mon fils !… N’est-ce pas, sur mon honneur, que la chasse est un royal plaisir ? mais quelquefois on oublie son gibier, et s’il ne se trouvait pas quelqu’un assez complaisant pour le ramasser…

Il prit son épée, et amenant Garcia au fond de la salle, il ouvrit le rideau de la main gauche et détournant les yeux :

— Vois et contemple !!!

Étendu sur un lit, le cadavre était nu, et le sang suintait encore de ses blessures ; la figure était horriblement contractée, ses yeux étaient ouverts et tournés du côté de Garcia, et ce regard morne et terne de cadavre lui fit claquer des dents ; la bouche était entr’ouverte, et quelques mouches à viande venaient bourdonner jusque sur ses dents, il y en avait alors cinq ou six qui restèrent collées dans du sang figé qu’il avait sur la joue ; puis il y avait ce teint livide de la peau, cette blancheur des ongles et quelques meurtrissures sur les bras et sur les genoux.

Garcia resta muet de stupeur et d’étonnement, il tomba à genoux, froid et immobile comme le cadavre du cardinal.

Quelque chose siffla dans l’air, l’on entendit le bruit d’un corps pesant qui tombait sur le parquet, et un râle horrible, un râle de forcené, un râle d’enfer retentit sous les voûtes.

VI

Florence était en deuil, ses enfants mouraient par la peste ; depuis un mois elle régnait en souveraine dans la ville, mais depuis deux jours surtout sa fureur avait augmenté. Le peuple mourait en maudissant Dieu et ses ministres, il blasphémait dans son délire, et sur son lit d’angoisse et de douleur, s’il lui restait un mot à dire, c’était une malédiction. Et puisqu’il était sur de sa fin prochaine, il se vautrait, en riant stupidement, dans la débauche et dans toute la boue du vice.

C’est qu’il est dans l’existence d’un homme de tels malheurs, des douleurs si vives, des désespoirs si poignants, que l’on abandonne, pour le plaisir d’insulter celui qui nous fait souffrir, et que l’on jette avec mépris sa dignité d’homme comme un masque de théâtre, et l’on se livre à ce que la débauche a de plus sale, le vice de plus dégradant, et on expire en buvant et au son de la musique. C’est l’exécuté qui s’enivre avant son supplice.

C’est alors que les philosophes devraient considérer l’homme, quand ils parlent de sa dignité et de l’esprit des masses !

Un événement important était pourtant venu distraire Florence plongée au milieu de ses cris de désespoir, de ses prières et de ses vœux ridicules : c’était la mort des deux fils de Cosme de Médicis, que le fléau n’avait pas plus épargnés que le dernier laquais du dernier bourgeois.

C’était ce jour-là qu’on faisait leurs obsèques, et le peuple pour un instant s’était soulevé de son matelas, avait ouvert sa fenêtre de ses mains défaillantes et moites de sueur, pour avoir la joie de contempler deux grands seigneurs que l’on portait en terre.

Le convoi passait, triste et recueilli dans son deuil pompeux, au milieu de Florence ; les corps de Garcia et de François étaient étendus sur des brancards tirés par des mules noires. Tout était calme et paisible et l’on n’entendait que le pas lent des mules sur le pavé, le bruit du brancard dont les timons craquaient à chaque mouvement, puis les chants de mort qui gémissaient à l’entour de ces deux cadavres, et dans le lointain, de divers côtés, on entendait, comme un chant de tristesse, le glas funèbre de la cloche qui gémissait de sa forte voix d’airain.

À côté des brancards marchaient le docteur Roderigo, le duc de Bellamonte, le comte de Salfieri.

— Est-il possible, dit ce dernier en s’adressant au médecin, est-il possible qu’un homme tué de la peste ait de si larges balafres ?

Et il lui montrait les blessures de Garcia.

— Oui… quelquefois… ce sont des ventouses.

Et l’on n’entendait que le chant des morts et le glas funébre des cloches qui gémissaient par les airs.

FIN.
moralité.

Car à toutes choses il en faut.

  1. Septembre 1836.