La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 22

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 231-238).


CHAPITRE XXII.

Qu’est-c’ qui passe ici si tard ?…


Arthur Clennam avait entrepris son inutile voyage à Calais au milieu d’un surcroît de besogne. Certain gouvernement barbaresque, qui possédait de précieux domaines sur la mappemonde, avait besoin des services d’un ou deux ingénieurs, inventifs et résolus ; de gens pratiques, capables de fabriquer, avec les meilleurs éléments qu’ils trouveraient sous la main, les ouvriers et les engins dont ils pourraient avoir besoin ; capables de déployer autant de hardiesse et de ressources ingénieuses dans l’application de ces éléments à leurs projets, qu’ils en avaient montré dans la conception même du plan. Comme cette puissance n’était qu’une puissance barbaresque, elle n’eut pas seulement l’idée d’enterrer ce grand projet national dans les bureaux d’un ministère des Circonlocutions, où l’on cache au fond d’une cave tout vin capiteux jusqu’à ce qu’il soit tout à fait éventé et que les travailleurs qui ont cultivé la vigne ou pressé les grappes pour le faire, soient réduits en poussière. Avec une ignorance digne de ces gens-là, elle prit les mesures les plus efficaces et les plus énergiques pour arriver au résultat voulu, sans témoigner le moindre respect pour le grand art politique de tout entraver. Au contraire, voyez un peu ce que c’est que des barbares, elle ne savait que porter des coups mortels à cette science mystérieuse, dans la personne des sujets éclairés qui se seraient avisés de la pratiquer chez elle.

On commença donc par chercher et par trouver les hommes dont on avait besoin : ce qui, soit dit en passant, était déjà un procédé barbare et irrégulier. Puis, lorsqu’on eut mis la main sur ces hommes, on leur témoigna beaucoup de confiance et de respect (nouvelle preuve d’une complète ignorance des règles de la politique), et on les invita à venir tout de suite se mettre à l’œuvre. Bref, on les traita comme des hommes qui sont bien décidés à accomplir leur promesse et à exiger de ceux qu’ils emploient qu’ils en fassent autant de leur côté.

Daniel Doyce était un des ingénieurs en question. On ne pouvait guère prévoir s’il serait obligé de s’absenter pendant des mois ou pendant des années. Les préparatifs de départ, l’exposé consciencieux des résultats détaillés de l’association que Clennam crut devoir lui soumettre, avaient nécessité un travail constant et rapide qui avait occupé Arthur nuit et jour. Il avait profité du premier moment de loisir pour traverser la Manche, et s’était empressé de revenir faire ses adieux à son associé.

Il exposa alors à Daniel Doyce, avec beaucoup de soin et de précision, l’état des profits et des pertes, des déboursés à faire et des rentrées sur lesquelles on pouvait compter. Le mécanicien suivit tous ces détails avec sa patience habituelle, admira beaucoup l’ordre dans lequel on les lui présentait. Il éprouvait, à voir cette usurpation des comptes, le même intérêt que s’il avait rencontré là un mécanisme plus ingénieux qu’aucun de ceux qu’il avait inventés, et tout était fini qu’il les regardait encore, soulevant son chapeau sur sa tête par les bords, comme absorbé dans la contemplation d’une invention magnifique.

« Tout cela est d’un ordre et d’une régularité admirables, Clennam. Rien ne saurait être plus clair ni mieux tenu.

— Je suis heureux de votre approbation, Doyce. Maintenant, quant à l’emploi de nos fonds pendant votre absence et à la conversion des capitaux que nous pourrons avoir besoin de faire de temps à autre… »

Son associé l’interrompit.

« Quant à cela et à toutes les autres questions de ce genre, c’est votre affaire. Vous continuerez d’agir pour nous deux, ainsi que vous l’avez fait jusqu’à présent, et à me soulager d’un fardeau qui me pesait beaucoup.

— Et pourtant, comme je vous le répète souvent, vous avez tort de déprécier vos talents d’administrateur.

— Peut-être bien, répondit Doyce en riant, mais aussi peut-être que non. J’ai une autre vocation que j’ai mieux cultivée que celle-là et pour laquelle je me crois plus d’aptitude. J’ai pleine et entière confiance en mon associé, et je suis convaincu que tout ce qu’il fait est pour le mieux. Je n’ai de préjugé, en ce qui concerne l’argent et les chiffres, que sur un point, continua Doyce posant sur le collet d’Arthur son pouce plastique, c’est contre la spéculation. Je ne m’en connais pas d’autre. Et encore peut-être que ce préjugé provient de ce que je n’ai jamais mûrement réfléchi là-dessus.

— Mais il ne faut pas appeler cela un préjugé, mon cher Doyce, c’est au contraire une grande preuve de bon sens.

— Je suis enchanté que ce soit votre opinion, répliqua Daniel avec son œil gris plein de douceur et de bonhomie.

— Une demi-heure avant que vous fussiez descendu je faisais justement la même remarque à Pancks, qui est monté me dire bonjour en passant. Nous sommes convenus que la manie des placements aléatoires est la plus dangereuse, comme aussi la plus commune de ces folies qui souvent mériteraient plutôt le nom de vices.

— Pancks ? dit Doyce soulevant son chapeau par derrière et faisant un signe de tête qui dénotait une grande confiance dans le remorqueur de M. Casby. Oui, oui ! c’est un homme prudent que Pancks.

— Un homme très-prudent, un modèle de prudence. »

La prudence de M. Pancks parut causer aux deux associés une satisfaction dont leur conversation n’expliquait pas très-clairement les motifs.

« Et maintenant, mon digne associé, ajouta Daniel après avoir consulté sa montre, puisque le vent et la marée n’attendent personne, et que je suis prêt à me mettre en route avec armes et bagages, un dernier mot. J’ai une prière à vous adresser.

— Tout ce que vous pourrez me demander… pourvu (Clennam se dépêcha de formuler son exception, que lui avait suggérée tout de suite la physionomie de son associé) qu’il ne s’agisse pas d’abandonner votre invention.

— C’est justement ce que j’allais vous prier de faire, et vous le savez fort bien.

— Dans ce cas, je vous dirai Non, mille fois Non. À présent que j’ai commencé, il faut que j’obtienne de ces gens-là une raison nette et claire, un rapport officiel, quelque chose, enfin, qui ressemble à une réponse catégorique.

— Vous n’obtiendrez jamais cela, répliqua Doyce secouant la tête. Croyez-en mon expérience. Jamais !

— J’aurai toujours essayé. Cela ne peut pas faire de mal.

— Je ne sais pas trop, répondit Doyce, posant la main sur l’épaule de son associé d’une façon persuasive. Cela m’a fait du mal, à moi, mon ami. Ils m’ont vieilli, fatigué, tracassé, découragé. Cela ne fait de bien à personne, de voir user sa patience et de se croire victime d’une injustice. Quelquefois même je me figure que les délais et les fins de non-recevoir de ces messieurs vous ont déjà enlevé de votre élasticité.

— Des inquiétudes personnelles ont pu produire cet effet pour le moment ; mais les tracasseries officielles n’y sont pour rien. Pas encore. Je suis encore intact de ce côté-là.

— Alors, vous ne voulez pas accéder à ma demande ?

— Non, décidément. Je rougirais de lâcher pied sitôt, lorsqu’un homme plus âgé, beaucoup plus intéressé que moi dans la question, a résisté avec fermeté pendant tant d’années. »

Voyant qu’il n’y avait pas moyen d’ébranler la résolution d’Arthur, Daniel Doyce accepta cordialement sa poignée de main, et, jetant un coup d’œil d’adieu tout autour du petit bureau, descendit avec son compagnon. Doyce devait commencer par se rendre à Southampton pour rejoindre le petit état-major avec lequel il allait voyager. Un fiacre bien rempli et bien chargé stationnait devant la porte, tout prêt à emporter le mécanicien. Des ouvriers s’étaient rassemblés pour souhaiter bon voyage à leur patron, dont ils paraissaient très-fiers.

« Bonne chance, monsieur Doyce ! cria l’un d’eux.

— Les gens chez qui vous allez pourront toujours se vanter d’avoir un homme parmi eux, un homme qui connaît ses outils et que ses outils connaissent, un homme prêt à faire la besogne et qui sait la faire… et si ce n’est pas là un homme, c’est qu’il n’y a plus d’homme, » dit un autre.

Ce discours, prononcé par un improvisateur enroué, placé au dernier rang, qu’on n’avait jamais soupçonné de dispositions oratoires, fut accueilli par trois salves d’applaudissements, et, à partir de ce moment, il compta parmi ses camarades comme un personnage distingué. Dans l’intervalle de ce triple hourra, Daniel leur adressa à tous un cordial : « Adieu, mes amis, » et la voiture disparut comme si une machine pneumatique l’eût aspiré de la cour du Cœur-Saignant.

Le sieur Baptiste, ce brave petit homme, plein de reconnaissance, qui, à raison du poste de confiance qu’il occupait dans la maison, se trouvait parmi les ouvriers, avait poussé des hourras aussi énergiques que la nature permet à un pauvre diable d’étranger de le faire. Car, à vrai dire, il n’est pas de nation au monde qui sache acclamer comme les Anglais ; quand ils s’excitent et s’encouragent les uns les autres par leurs bravos, on croirait entendre passer toute l’histoire d’Angleterre et voir se déployer tous les étendards anciens et modernes depuis Alfred le Saxon jusqu’à nos jours. M. Baptiste avait pour ainsi dire été emporté dans le mouvement général ; il était en train de reprendre haleine, car il n’en pouvait plus, lorsque Clennam lui fit signe de remonter avec lui au bureau pour l’aider à remettre les registres à leur place.

Dans le calme plat qui suit un départ, dans ce premier vide que cause une séparation passagère, l’avant-coureur de la grande séparation qui plane sur tous les mortels, Arthur, assis à son bureau, rêvait en suivant de l’œil un rayon de soleil. Mais son attention, dégagée de toute autre préoccupation, ne tarda pas à revenir au sujet qui tenait la première place dans sa pensée, et il commença, pour la centième fois, à repasser dans son esprit toutes les circonstances qui l’avaient si fortement ému pendant cette nuit mystérieuse où il avait rencontré Blandois chez sa mère. Il se sentait encore bousculé par cet homme à l’entrée de la rue tortueuse qu’habitait Mme  Clennam ; il le suivait et le perdait de vue pour le retrouver dans la cour, les yeux levés vers les deux fenêtres éclairées ; il le suivait de nouveau et se tenait à côté de lui devant la porte de la vieille maison :

Qu’est-c’ qui passe ici si tard ?
Compagnons de la Marjolaine ;
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?

Ce n’était pas la première fois, loin de là, qu’il s’était rappelé cette ronde d’enfant ; il avait entendu l’étranger fredonner ce couplet tandis qu’il attendait avec lui devant la porte ; mais il ne se doutait guère qu’il venait de le répéter tout haut sans y prendre garde ; aussi tressaillit-il en entendant le second couplet :

C’est le chevalier du roi,
Compagnons de la Marjolaine ;
C’est le chevalier du roi,
Dessus le quai.

C’était Cavalletto qui l’avait entonné pour rappeler respectueusement à son patron les paroles et la musique, croyant que celui-ci s’était arrêté faute de mémoire.

« Tiens ! vous connaissez cette chanson, Cavalletto ?

— Per Bacco ! si je la connais, monsieur ! Tout le monde la connaît en France. C’est une ronde d’enfants que j’ai entendue bien des fois. Lorsque la dernière fois je l’ai entendu chanter, répondit M. Baptiste, ci-devant Cavalletto, qui construisait ordinairement ses phrases à la mode italienne, quand sa mémoire le rapprochait de sa patrie, c’était par une bien douce petite voix, une petite voix bien jolie, bien innocente. Altro !

— Eh bien ! la dernière fois que je l’ai entendu chanter, répondit Arthur, c’était par une voix qui n’avait rien de joli, rien d’innocent… bien au contraire. » Il avait l’air de se parler à lui-même plutôt que d’adresser la parole à son compagnon, et il ajouta sur le même ton, répétant les paroles de Blandois : « Mort de ma vie monsieur, il est dans mon caractère d’être impatient !

— Eh ! s’écria Cavalletto, abasourdi et devenu très-pâle tout à coup.

— Qu’avez-vous donc ?

— Monsieur ! vous savez où j’ai entendu cette chanson la dernière fois ? »

Puis, avec la vivacité des gens de sa nation, il décrivit un grand nez aquilin, ramena ses yeux plus près l’un de l’autre, ébouriffa ses cheveux, gonfla sa lèvre supérieure pour représenter une épaisse moustache, et jeta par-dessus ses épaules l’extrémité d’un manteau imaginaire. Tandis qu’il exécutait cette pantomime avec une rapidité incroyable pour quiconque n’a jamais observé un paysan italien, il imita un sourire remarquable et sinistre. Toute cette pantomime ne dura guère plus longtemps qu’un éclair, et déjà Cavalletto, redevenu lui-même, se tenait pâle et surpris devant son protecteur.

« Au nom du ciel ! qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Clennam. Est-ce que vous connaîtriez un homme du nom de Blandois ?

— Non ! répondit Cavalletto secouant la tête.

— L’homme que vous venez de me décrire est bien celui qui était présent lorsque vous avez entendu cette chanson, n’est-il pas vrai ?

— Oui ! fit M. Baptiste.

— Et il ne se nommait pas Blandois ?

— Non ! Altro, altro, altro, altro ! »

M. Baptiste semblait ne pas pouvoir mettre assez d’énergie dans cette dénégation, bien que sa tête et l’index de sa main droite le répétassent à la fois.

« Attendez ! s’écria Clennam, dépliant une affiche et l’étendant sur son bureau. N’était-ce pas cet homme-là ? Vous pourrez comprendre ce que je vais vous lire tout haut ?

— Très-bien. Parfaitement.

— Mais, tenez, lisez en même temps. Venez ici et regardez pendant que je lirai à haute voix. »

M. Baptiste s’approcha, suivit chaque mot avec des yeux pleins de vivacité, écouta jusqu’au bout avec beaucoup d’impatience, puis posa les deux mains à plat sur l’imprimé comme pour écraser avec une joie féroce un animal nuisible, et s’écria en regardant Arthur :

« C’est bien lui. C’est lui !

— Cette découverts est plus importante pour moi que vous ne sauriez le croire, dit Clennam d’une voix agitée. Dites-moi tout ce que vous savez de cet homme. »

M. Baptiste, lâchant l’affiche lentement, et d’un air déconcerté, recula de quelques pas, s’épousseta les mains, et répondit comme à contre-cœur :

« À Marsiglia… Marseille.

— Que faisait-il ?

— Prisonnier, et… altro !… je crois bien que c’était un… (M. Baptiste se rapprocha avant d’ajouter tout bas) : un assassin ! »

Clennam recula comme s’il venait de recevoir un coup, tant il fut effrayé de songer que sa mère avait des rapports avec cet homme. Cavalletto se laissa tomber sur un genou et le supplia, avec force gesticulations, d’écouter comment il se faisait qu’il s’était trouvé en si mauvaise compagnie.

Il raconta avec beaucoup de sincérité comment c’était à la suite d’une tentative de contrebande de sa part ; comment, après avoir recouvré sa liberté, il avait rompu avec ses antécédents ; comment, dans une auberge de Châlon-sur-Saône, Au Point du Jour, il avait été réveillé par ce même assassin, qui prenait alors le nom de Lagnier, bien qu’auparavant il se fût appelé Rigaud ; comment l’assassin lui avait proposé de s’associer avec lui ; mais il le craignait et le détestait tant, qu’il s’était enfui de l’auberge avant le jour, tremblant toujours depuis de voir apparaître l’assassin qui pourrait venir le réclamer pour son ami. Tandis qu’il achevait ce récit avec beaucoup de vivacité, et en appuyant d’une façon tout italienne sur le mot assassin (ce qui ne contribuait pas à le rendre moins terrible pour Clennam), il se redressa tout à coup, se jeta de nouveau sur l’affiche, et répéta avec une véhémence qu’on eût prise pour de la folie chez un homme du Nord :

« C’est bien ce même assassin. C’est lui ! »

Dans cet élan d’indignation, il avait d’abord oublié qu’il avait récemment aperçu l’assassin à Londres même. Lorsqu’il se rappela ce fait, Arthur espéra d’abord que c’était un fait postérieur à la dernière visite que Blandois ou Lagnier ou Rigaud avait rendue à Mme  Clennam ; mais Cavalletto donna des renseignements trop précis sur l’époque et le lieu de cette rencontre pour lui laisser le moindre espoir à ce sujet.

« Écoutez, dit Arthur d’un ton très-grave. Cet homme, ainsi que nous venons de le lire, a disparu…

— Tant mieux ! s’écria Cavalletto, les yeux levés au ciel. Grâces à Dieu ! Maudit assassin !

— Non pas… car, à moins d’apprendre ce qu’il est devenu, je ne saurais avoir un instant de repos.

— En ce cas, cher bienfaiteur, c’est autre chose. Un million de pardons !

— Or, Cavalletto, ajouta Clennam, qui prit l’Italien par le bras et le fit tourner doucement jusqu’à ce qu’ils fussent bien en face l’un de l’autre, je suis convaincu que vous êtes aussi reconnaissant qu’homme au monde du peu que j’ai pu faire pour vous.

— Je le jure !

— Je le sais, Cavalletto. Si vous pouviez trouver cet homme, ou découvrir ce qu’il est devenu, ou obtenir un renseignement quelconque à son sujet, vous me rendriez le plus grand service, et je deviendrais (avec mille fois plus de raison) aussi reconnaissant envers vous que vous l’êtes envers moi.

— Je ne sais où le chercher, s’écria le petit Italien, qui baisa avec effusion la main d’Arthur. Je ne sais par où commencer. Je ne sais où aller. Mais, courage ! Cela suffit ! Peu importe ! J’y vais à l’instant même !

— Pas un mot de tout ceci à personne qu’à moi.

— Altro ! » s’écria Cavalletto, tandis qu’il s’éloignait en courant.